1Tout part d’un film visionné presque par hasard au début de la thèse que Françoise F. Laot a réalisé dans les années 1990 sur le « complexe de Nancy », ensemble institutionnel structurant -Cucés, Acucés, Infa- dans le champ de la formation des adultes durant les années 1960 tant en termes d’actions, de recherches que d’innovations pédagogiques ou organisationnelles. Il s’agit d’un film documentaire en noir et blanc de 1967, d’une durée de 45 mn, intitulé Retour à l’école. C’est le fruit de la collaboration de trois institutions importantes dans le développement de la formation des adultes, de la production audiovisuelle et plus spécifiquement de sa dimension pédagogique : le Cucés de Nancy qui lui a donné son contenu et ses objectifs (à la fois film de recherche et outil de formation de formateur) ; le Service de la recherche de l’Office de radio-télévision française (ORTF) qui a eu un rôle de pointe dans l’innovation audiovisuelle et qui en a assuré la réalisation ; la Délégation générale de la promotion sociale (DGPS), organisme gouvernemental en charge de la politique publique de formation des adultes, qui l’a financé.
Image 1. Un film comme source pour l’histoire de la formation des adultes hommes… et femmes. Retour à l’école ? (Nancy, 1966)
2N’ayant pas eu le temps et la possibilité de mobiliser cet objet filmique singulier pendant son travail de thèse, l’auteure décide de reprendre l’analyse et la sociohistoire de ce documentaire en lui consacrant une partie de son travail de recherche durant les cinq dernières années. Elle le considère comme une source exceptionnelle car il donne la parole au public de la formation des adultes, témoignage rare par le son et l’image de ceux que les sources écrites, documents administratifs ou travaux de recherche, laissent en général dans l’ombre. Retour à l’école donne à voir le monde de la formation des adultes avant le modèle de la formation professionnelle continue instaurée par l’accord interprofessionnel de 1969 et la loi de 1971 et, au delà, il nous laisse entrevoir un monde en train de disparaître, celui d’avant mai 1968, celui d’une France en pleine mutation économique et sociale.
3L’ambition de Françoise F. Laot est grande : elle ne se contente pas de décrire les conditions de fabrication de ce film, d’en analyser le contenu et d’en faire une sociohistoire. Dans une logique foucaldienne, elle le considère comme une « œuvre » traversée par un savoir, celui du monde de la formation des années 1960. Elle s’engage alors dans une démarche archéologique mobilisant d’autres sources et archives permettant d’approfondir les thèmes abordés par le film, notamment la promotion sociale et la promotion supérieur du travail, le statut des « auditeurs », le rôle des femmes, la formation de formateurs, la place du formateurs dans le process de formation… Est alors posée la question méthodologique de la mobilisation d’un film comme source dans une approche socio-historique. C’est sans doute la partie la plus intéressante et novatrice de cet ouvrage, d’autant plus que l’auteure adopte une démarche réflexive ne cachant pas les limites rencontrées, les échecs, ses doutes…
4Retour à l’école est appréhendé comme un « oxymore exceptionnel/normal » pour reprendre l’expression d’Edoardo Grendi car c’est un témoignage exceptionnel d’une réalité si normale, si banale qu’elle est en général tue. Le film s’appuie sur la parole et montre le quotidien dans le centre de formation, au travail, dans la famille… du public de la formation que les écrits laissent habituellement dans l’ombre et dans une position passive comme le soulignent les termes d’ « auditeurs » ou de « formés ». Le film leur donne des visages, des voix, des paroles qui les font exister.
5Comme tout objet filmique et pour reprendre l’analyse de François Niney, ce document audiovisuel nous donne à voir de la réalité filmée au moins deux aspects. D’abord, ce que les auteurs voire les acteurs interviewés ont voulu y mettre : ici en particulier, les responsables du Cucés en charge du film ont souhaité de manière explicite mettre en scène un certain nombre de conceptions pédagogiques et psychosociologiques sur la formation des adultes, faisant du « formé » l’acteur principal de sa formation et attribuant au formateur un rôle d’aide et de soutien. Mais aussi, ce qui s’y trouve de fait, de manière tout à fait involontaire ; ce réel qui passe comme en contrebande peut renvoyer à des détails anecdotiques qui sautent aux yeux du spectateur d’aujourd’hui comme les cigarettes des auditeurs en salle, la pipe de l’intervieweur ; il reflète souvent des caractéristiques centrales des rapports sociaux que l’écrit élude ou oublie parce « allant de soi ».
6Le principal intérêt de Retour à l’école ? tient à ce qu’il nous montre, comme par inadvertance, du monde de la formation des adultes des années 1960. Ce qu’il nous révèle ce sont surtout des absences : absence d’abord des formateurs dans un documentaire dont l’un des principaux objectifs est de servir de support à la formation des formateurs ; absence ensuite des femmes qui sont reléguées au statut d’épouse ; absence enfin des syndicats alors que la parole est donnée aux employeurs. Ces absences renvoient à un autre oubli, celui du film lui même qui n’a quasiment pas été projeté et n’a donc pas connu son public, comme le résume un des sous titres de la troisième partie de l’ouvrage : « sitôt monté, sitôt oublié » (p. 135).
7Ces absences et oublis, que Françoise F. Laot qualifie de lapsus, constituent le cœur de l’ouvrage, le fil directeur qui permet de s’interroger sur « les silences de l’histoire » ou, pour reprendre une formulation plus sociologique, « l’invisibilité des faits sociaux ». Il y a là une piste fructueuse de mobilisation de l’image, fixe comme animée, dans la recherche en histoire comme en sociologie que l’ouvrage entame et qui mérite d’être approfondie : « De manière non préméditée, ce sont les silences, l’oubli et l’absence qui se sont imposés comme porteurs de sens et ont finalement guidés cette recherche, bien plus que les images réelles et le contenu manifeste du film » (p. 177).
8Le film n’est plus alors au cœur de l’analyse, il n’est qu’un déclencheur, qu’un prétexte pour formuler de nouvelles questions, rechercher des éléments de réponses, ouvrir des pistes de réflexion, proposer des programmes de recherche. Le fil conducteur est ici l’absence ; dans d’autres cas, ce pourrait être des affirmations, des points de vue partagés et non discutés, des « évidences », des postures, des récurrences, des contradictions… Une telle démarche débouche alors sur une micro histoire ou sociologie du banal, du quotidien, du « allant de soi », de « l’infra ordinaire » pour reprendre la belle expression de Georges Pérec.
Image 2. Photogrammes issus de Retour à l’école. Couples
9Expérimentant cette méthode, l’auteure souligne que les différentes absences n’ont pas le même statut. L’absence des formateurs dans un film consacré à la formation des formateurs, pour étonnante qu’elle puisse nous paraître, est tout à fait voulue. Elle reflète les conceptions pédagogiques centrales du projet d’éducation permanente développé à Nancy, qui mettent l’accent sur la large diffusion de la formation dans l’entreprise, le quartier, le bassin d’emploi… Le formateur doit d’abord être issu du milieu et n’est pas censé faire carrière dans la formation : c’est par essaimage, démultiplication, « contamination » que l’éducation permanente peut se diffuser dans toute la société (Laot, 2001), rompant ainsi avec le modèle de la formation initiale et la figure traditionnelle de l’instituteur. Ce n’est pas le formateur qui forme, c’est l’adulte qui se forme. Le film, entièrement construit autour de ce principe, logiquement ne montre pas de formateur et laisse la parole aux formés.
10La deuxième absence, celle des femmes ou plus exactement des auditrices, fonctionne comme un lapsus révélateur. En effet si les femmes sont présentes dans le film, elles sont interviewées comme épouse et non comme auditrice, reflétant le caractère très majoritairement masculin du public des cours du soir de la promotion supérieure du travail dans les années 1960. Retour à l’école nous donne à voir une vision très datée du couple où l’épouse est présentée comme influençant le projet de formation (et de promotion sociale) de son mari, chef de famille, et jouant un rôle de frein ou d’aiguillon. Pour ce faire, de nombreux entretiens à domicile des épouses (voire des enfants) rythment le film. Le statut attribué par le film aux femmes frappe le spectateur d’aujourd’hui et incite au développement de recherche socio-historique sur la formation des femmes.
11La dernière absence, celle des syndicats, renvoie plutôt aux conditions de fabrication du film et au choix du Cucés de mettre l’accent sur un des aspects les moins innovants de ses activités, les cours du soir et la promotion sociale du travail. A l’époque, les grands syndicats de salariés refusaient les logiques individualistes de la formation promotionnelle et valorisaient les actions de formation collective qu’expérimentait le Cucès sur les bassins industriels lorrains en crise et en reconversion. Cependant, l’absence des syndicat frappe dans une activité, la formation des adultes, où le paritarisme est bien ancré et tranche avec la parole donnée aux patrons qui, il est vrai, n’ont guère le bon rôle dans le film : affirmations discutables, discours confus…
12Il faut enfin souligner une dernière absence, celle du film lui même qui n’a pas connu de diffusion et donc de public. Les raisons de cet oubli restent, de mon point de vue, assez confuses mais cela donne à la démarche de Françoise F. Laot une originalité supplémentaire : s’appuyer non pas sur un film ayant marqué son époque mais sur une production oubliée. Au total, c’est bien l’aspect méthodologique qui retient l’attention du lecteur. En prenant le film plus comme prétexte que comme objet, l’auteure nous propose de nombreuses pistes d’analyses sociologiques et historiques de la formation des adultes durant les années 1960.
13Certes, on peut lui reprocher de mobiliser très peu l’image (une photographie noir et blanc en couverture et neuf photographies de petit format en annexe) et de se cantonner ainsi aux normes de l’écrit scientifique traditionnel. Par ailleurs, dans la démonstration le lecteur reste un peu sur sa faim tant sur la formation des femmes, les conceptions pédagogiques dominantes à l’époque, le rôle des partenaires sociaux… L’ouvrage pose plus de questions qu’il ne fournit de réponses mais il présente le grand intérêt d’ouvrir des pistes d’analyses, des programmes de recherche, des outils méthodologiques qui méritent d’être explorés et approfondis.