- 1 Sophie Cassagnes-Brouquet, « Artiste », dans J.M. Guillouët et P. Charron (éd.), Dictionnaire d’his (...)
1Une division de la société établie depuis l’Antiquité, oppose au Moyen Âge, les arts libéraux, les activités intellectuelles, aux Arts mécaniques, les métiers manuels longtemps assimilés au travail de l’esclave. Seuls, les premiers sont nobles et consistent en sept matières littéraires et scientifiques (grammaire, rhétorique, logique, mathématiques, géométrie, astronomie et musique) qui ne sont pas considérées comme un travail, mais tiennent de l’ « otium », du loisir, et ne doivent pas être rémunérées1. Elles sont réservées aux clercs, moines, prêtres, et, plus tard, aux universitaires et aux humanistes. Les arts mécaniques, c’est-à-dire manuels, sont considérés comme inférieurs, voire méprisables et réservés au dernier ordre de la société, celui des laboratores.
2Cette conception cléricale ne tient pas compte de l’immense diversité des arts mécaniques, qui des laboureurs aux orfèvres, couvrent la quasi-totalité des activités économiques de la société médiévale. Avec l’essor des villes à partir du XIIe siècle et la création de métiers ou guildes organisés, une hiérarchie s’établit au sein des arts mécaniques. Elle ne s’appuie pas tant sur l’habileté des artisans que de la matière qu’ils travaillent. Ainsi, pour les activités artistiques, les orfèvres sont davantage considérés que les sculpteurs sur pierre qui le sont plus que les sculpteurs sur bois ou les peintres et les enlumineurs.
3Cependant, cette hiérarchie n’est pas toujours fondée sur la richesse ; d’autres critères sont revendiqués comme la noblesse du geste, celle de la matière travaillée, l’utilité du métier et aussi sa maîtrise ou son expertise, comme c’est le cas pour les architectes, les sculpteurs, les orfèvres ou encore les peintres.
- 2 Sophie Cassagnes-Brouquet, « Peintre», dans J.M. Guillouët et P. Charron (éd.), Dictionnaire d’hist (...)
4Ceux que nous qualifions aujourd’hui d’artistes ne forment cependant pas un groupe particulier. Leur petit nombre au sein des métiers urbains leur interdit souvent de former un métier particulier, ainsi les peintres sont à Paris comme à Londres d’abord affiliés à celui des fabricants de selles, avant de prendre leur indépendance au cours des deux derniers siècles du Moyen Âge2. Malgré la demande croissante d’images à partir du XIIIe siècle, les artistes restent considérés par les clercs comme d’habiles artisans. En 1323, l’universitaire Jean de Jandun (vers 1285-1328) rédige dans une louange consacrée à Paris un chapitre à propos de l’habileté de ses artisans et y présente une liste des métiers. Les peintres y sont rangés aux côtés des boulangers, des étameurs, des enlumineurs, des scribes et des relieurs.
5Cependant, les artistes eux-mêmes commencent à revendiquer un statut plus respectable. Ils ne manquent pas de trouver des références à leur habileté dans les textes de l’antiquité païenne ou biblique pour justifier leurs demandes. En effet, en dépit de son mépris pour le travail manuel, réservé aux esclaves, l’Antiquité a transmis au Moyen Âge des modèles bibliques et païens d’artistes réputés pour leur habileté, tel l’orfèvre Beséléel, créateur du tabernacle des Juifs dans l’Ancien Testament ou le peintre grec Zeuxis admiré pour son adresse à copier la réalité.
6Pour suivre pas à pas les manifestations de cette prise de conscience de « l’artiste », le médiéviste peut emprunter deux voies : celle de l’image et celle de l’écrit qu’il convient de mettre en rapport dans un premier temps.
- 3 Francesco Dell’Acqua, « Ursus « magester » : uno sculptore di età longobardo », dans E. Castelnuovo (...)
7Les représentations d’artistes sont assez nombreuses et anciennes. Le créateur s’y figure en plein travail ou présentant son œuvre à Dieu, prosterné et en prières. L’église San Pietro in Valle de Ferentillo, élevée grâce aux générosités du duc lombard de Spolète Ilderic entre 739 et 742, a conservé un bas-relief servant de devant d’autel dont une inscription évoque un certain maître Ursus, sculpteur, qui s’y montre sous la forme d’un orant, les bras levés, en prière, tenant dans sa dextre son ciseau de sculpteur. Ursus se désigne du terme de magister, maître, ce qui démontre une réelle conscience de sa dignité3. Il ne s’agit pas ici d’une revendication sociale, mais de s’associer à la gloire divine en lui offrant une œuvre remarquable.
Figure 1 : « Ursus magester »
Devant d’autel, bas-relief réalisé entre 739 et 742, Ferentillo, San Pietro in Valle.
- 4 Hans Belting, Image et culte, une histoire de l’art avant l’époque de l’art, Paris, Éditions du Cer (...)
8Le renom de l’artiste et son succès ne sont pas encore liés au début du Moyen Âge à sa réussite, mais au statut de l’œuvre d’art, au service d’une religion, d’un rite ou d’une fonction magiques. Hans Belting a d’ailleurs intitulé de façon très éclairante son ouvrage sur la création d’une grande partie de la période médiévale « une histoire de l’art avant l’époque de l’art. »4.
- 5 Georges Duby, L’art et la société au Moyen Age, Paris, Gallimard, 2002, p.86.
9En effet, il ne faut pas oublier la place que les clercs assignent dans la société des trois ordres, telle que l’a mise en lumière Georges Duby, à ceux qui travaillent5. Ils appartiennent au troisième ordre, le plus méprisé, celui des laboratores, dominé par les clercs et les guerriers. L’artiste rejoint l’artisan dans le mépris partagé pour les arts mécaniques ; malgré ses capacités, il occupe une place inférieure dans la société et demeure le plus souvent dans l’anonymat.
10Seuls les talents de l’esprit, les arts libéraux connaissent une réelle promotion au XIIe siècle. C’est pourquoi les architectes, que l’on appelle alors maîtres d’œuvres ou maîtres maçons, le terme d’origine grecque « architecte » n’apparaissant que dans l’Italie du XVe siècle sous la plume des humanistes, sont les seuls à pouvoir se détacher de cette condition inférieure car ils allient un savoir technique à une connaissance des mathématiques qui va croissante dans l’élaboration des cathédrales gothiques et à revendiquer la dignité de leur métier. Ils occupent ainsi une place intermédiaire entre les arts libéraux et mécaniques.
11À partir de la fin du XIIe siècle, la figure de l’architecte acquiert une position éminente dans la représentation des chantiers. Dans les labyrinthes insérés dans le pavage des cathédrales gothiques d’Amiens ou de Reims, il proclame à jamais sa dignité et sa science. Celui d’Amiens représente en pierre blanche sur la dalle noire les silhouettes du commanditaire l’évêque Évrard de Fouilloy et des trois maîtres maçons qui se sont succédé sur le chantier et évoquent leur mémoire :
Figure 2, Reims, cathédrale Notre-Dame, labyrinthe, 1300.
- 6 En l’An de Grace MIL IIC et XX (1220) fut l’œuvre de céans premièrement commencée premièrement adon (...)
EN L’AN DE GRACE MIL IIC ET XX FU LEWRE DE CHEENS (L’ŒUVRE DE CEANS) PREMIEREMENT ENCOMENCHIE ADONC YERT DE CHESTE EVESCHIE EVRART EVESQUES BENEIS (L’EVEQUE ETANT ALORS EVRART) ET ROY DE FRANCE LOYS QUI FUT FIZ PHELIPPE LE SAGE (LOUIS VIII) CHIL QUE MAISTRE YERT DE LOUVRAGE MAISTRE ROBERT ESTOIT NOMES ET DE LUZARCHES SURNOMES (ROBERT DE LUZARCHES 1E ARCHITECTE) MAISTRE THOMAS FU APRES LUY (THOMAS DE CORMONT 2E ARCHITECTE) ET SAPRES CESTOY SES FILS MAISTRE RENAUT (RENAUT DE CORMONT) QUI METTRE FIST A CHEST POINT CY CESTRE LETTRE QUE L’INCARNACION VALOIT XIIIC ANS EN FALOIT6.
12Il convient de noter que l’auteur de ce magnifique labyrinthe n’est autre que le dernier maître maçon du chantier, Renaud de Cormont qui souhaite célébrer tout autant que la figure de l’évêque commanditaire, celles des trois architectes dont son père qui se sont succédé sur le chantier de la cathédrale d’Amiens.
13La même époque voit une tendance à revaloriser les arts mécaniques et à les intégrer dans le système universel du savoir en les rapprochant de la science. Honorius Augustodunensis (mort vers 1137) évoque dans ses écrits les dix domaines du savoir, parmi lesquels il intègre de manière traditionnelle les sept arts libéraux, mais aussi la physique et la mécanique, qui comprend tous les arts, et l’économique. Ces savoirs forment un tout indivisible. Pour lui, les aptitudes théoriques ne doivent pas être dissociées de l’habileté manuelle et l’artiste doit recevoir une formation intellectuelle.
- 7 Sophie Cassagnes-Brouquet, « Artiste », dans J.M. Guillouët et P. Charron (éd.), Dictionnaire d’his (...)
14Dans son Didascalion, Hugues de Saint-Victor (1096-1141) présente la théorie médiévale la plus achevée des arts mécaniques. Selon lui, ces derniers, trop longtemps méprisés, doivent acquérir un statut de science. Il les qualifie de sciences mécaniques et les groupe par sept t comme les arts libéraux. Le deuxième ensemble s’appelle l’armatura ; il comprend l’architecture, la peinture, la sculpture et les arts mineurs. Dominique Gondissalvi (vers 1110-1181) dans son De divisione philosophiae va plus loin en soutenant l’égalité entre les arts libéraux et les arts mécaniques, car ils sont liés à la science des nombres, en particulier l’architecture, et partagent sa dignité7.
15Une nouvelle évolution voit le jour au XIII° siècle. Dans son Defensor Pacis, Marsile de Padoue (1274-1342) distingue au sein des arts mécaniques, ceux qui servent aux nécessités matérielles et ceux qui sont de l’ordre du plaisir et de l’agrément comme la peinture, la sculpture, l’architecture. Pour lui, ces derniers sont plus nobles et jouissent d’un statut intermédiaire entre les arts libéraux et mécaniques. C’est bien là l’une des premières manifestations d’une prise de conscience de la qualité particulière des créations artistiques.
- 8 Andrew Martindale , The rise of the artist in the Middle Ages and Early Renaissance, Londres, Thame (...)
16Si les philosophes discutent encore du statut des arts, les créateurs, quant à eux, s’intègrent pleinement dans la société urbaine. Ils sont désormais regroupés dans le cadre de métiers dotés de confréries, puis de guildes, qui développent des valeurs de solidarité et revendiquent leur place au sein de la société médiévale8.
- 9 Roberto Paolo Novello,«Giovanni Pisano :gli inizi dell’artista moderno», dans E. Castelnuovo (éd.), (...)
17Aux XIV° et XV° siècles, et d’abord en Italie, la figure de l’artiste en tant que génie créatif réapparaît avec la redécouverte par les premiers humanistes comme Dante, Pétrarque et Boccace des écrits de l’Antiquité et de ses figures d’artistes réputés comme les peintres Zeuxis et Apelle. Giovanni Pisano (vers 1240-1320) est l’un des premiers sculpteurs italiens à développer une conscience forte de ses capacités et de son talent comme le prouvent les inscriptions très personnelles qui émaillent ses œuvres. Il y insiste sur ses recherches figuratives et y exalte sa propre individualité et son sens de l’innovation9.
- 10 Miklós Boskovits, « Cennino Cennini, pittore nonconformista », Mitteilungen des Kunsthistorischen I (...)
- 11 Leone Battista Alberti, De Pictura (1435), De la Peinture, J.L Schefer (trad.), Paris, Macula, 1992
18Pour finir les artistes prennent eux-mêmes la parole. Dans son Libro dell’arte composé dans la première moitié du XIVe siècle, Cennino Cennini, peintre originaire de Colle di Val d’Elsa en Toscane, revendique pleinement la dignité de son métier10. La peinture a autant de valeur que la poésie et pour Cennino, le créateur doit allier habileté manuelle et imagination. Leone Battista Alberti (1404-1475) compose vers 1435 son De Pictura, le premier traité théorique écrit par un humaniste qui joint à la réflexion philosophique la pratique de l’architecture et de la peinture11. Son oeuvre va bien au-delà d’une simple compilation de recettes et présente une véritable réflexion sur l’acte créateur. En comparant la peinture à la poésie « ut pictura poesis », il confère au peintre une démarche intellectuelle qui dépasse le simple aspect artisanal.
19Cette prise de conscience italienne est rapidement suivie par les autres régions occidentales. Au début du XVIe siècle, on voit l’apparition en Allemagne comme en Flandre d’une nouvelle génération d’artistes revendiquant leur valeur. S’ils ne composent guère d’écrits, ils s’expriment par l’image. Les autoportraits des peintres flamands, souvent masqués sous les traits de Saint-Luc, témoignent de cette évolution. C’est au travers de ces représentations figurées, et non plus des écrits, que nous tenterons d’approcher cette revendication de la dignité par les peintres au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance.
- 12 Sophie Cassagnes-Brouquet, « Peintre», dans J.M. Guillouët et P. Charron (éd.), Dictionnaire d’hist (...)
20La légende selon laquelle l’évangéliste Luc aurait peint la Vierge apparaît au VIe siècle dans l’empire byzantin, puis elle se répand en Occident12. Quand les premières confréries de peintres se créent en Occident au XIVe siècle, elles se placent tout naturellement sous l’invocation du Saint et commandent des tableaux de dévotion pour leur chapelle figurant l’évangéliste faisant le portrait de la Vierge. L’association de ce métier, peu nombreux au sein de la population urbaine et bien moins idéalisé que de nos jours, à la figure de l’évangéliste lui permet de se créer un ancêtre hautement symbolique et de s’assimiler à lui pleinement sous la forme d’un autoportrait.
21Le premier de ces autoportraits en Saint-Luc a été peint par Rogier van der Weyden, vers 1435-1440. Il est aujourd’hui conservé au Musée des Beaux-Arts de Boston (huile sur bois, 137,5 x 110,8). Ce panneau peint est probablement l’un des premiers réalisé par Rogier van der Weyden après sa nomination comme peintre officiel de la ville de Bruxelles.
Figure 3. Rogier van der Weyden, Saint-Luc peignant la Vierge, vers 1435-1440.
Musée des Beaux-Arts de Boston (huile sur bois, 137,5 x 110,8 mm).
- 13 Colin Eisler, « Histoire d’un tableau : le Saint-Luc de Rogier van der Weyden », L’œil, 1963, n°100 (...)
22La Vierge allaitante est assise, non pas sur le trône surmonté d’un baldaquin damassé qui lui est destiné, mais sur son marchepied en signe d’humilité. L’espace central est prolongé par une autre pièce où l’on aperçoit le bœuf, symbole de l’évangéliste, et un livre ouvert posé sur un pupitre rappelle sa participation au Nouveau Testament. Au deuxième plan, une loggia ouverte donne accès à un jardin clos, l’ « hortus conclusus » symbole de la virginité de Marie. Saint-Luc fait face à la Vierge ; il dessine son visage sur une petite feuille de papier ou de parchemin à la pointe d’argent, une technique exigeante requérant du peintre qui l’emploie une véritable confiance en soi et une grande sûreté de trait. Saint-Luc n’est pas habillé comme un vulgaire artisan. Son ample manteau de drap rouge et son bonnet en forme de barette évoquent une position d’autorité13.
23Une tradition veut que ce Saint-Luc ne soit autre qu’un autoportrait de Rogier van der Weyden. Il serait d’ailleurs l’un des premiers exemples conservés de ce thème iconographique qui apparaît en Occident à la fin du Moyen Âge. Destiné à décorer la chapelle de la guilde des peintres de Bruxelles dans la collégiale Sainte-Gudule, il a sans aucun doute été admiré par un vaste public et largement imité comme en témoignent les trois copies réalisées dans la deuxième moitié du XVe siècle, conservées à Munich (Alte Pinakothek, vers 1483), Saint-Pétersbourg, (Musée de l’Ermitage,1475-1500) et à Bruges (Musée Groeninge, fin du XVe siècle).
24L’idée de donner ses traits au patron de la guilde des peintres, par le biais d’un éminent évangéliste et Saint universel, témoigne clairement de la volonté de cet artiste reconnu et admiré dans toute l’Europe de revendiquer une dignité nouvelle au sein de la société de son temps.
25L’image créée par Rogier van der Weyden est à l’origine d’une floraison de tableaux flamands tout au long des XVe, XVIe et XVIIe siècles qui adoptent le thème de Saint-Luc faisant le portrait de la Vierge, leur donnant l’occasion sans cesse renouvelée d’exprimer par l’image la revendication des corporations de peintres.
- 14 Sophie Cassagnes-Brouquet, D’art et d’argent. Les artistes et leurs clients dans l’Europe du Nord ( (...)
26Colin de Coter (1446-1538) réalise à son tour vers 1500 un beau tableau figurant le même thème iconographique14.
Figure 4. Colin de Coter, Saint-Luc peignant la Vierge, vers 1500, Vieure, Allier (huile sur bois, 135 x 108 mm).
- 15 Erwin Panofski, Les Primitifs flamands, Paris, Hazan, 1992, p. 641.
27Très inspiré par Rogier, il imite son tableau par sa taille et la proximité de sa composition, tout en lui donnant une atmosphère plus intime. Désormais, ce n’est plus le peintre qui se rend dans la maison de Marie, mais la Vierge qui pose dans l’atelier du peintre. La description soignée des outils de l’artistes, chevalet, palette, pinceaux, coquilles contenant les pigments avec les couleurs font de cette oeuvre un témoignage très précis du métier à la fin du XVe siècle. À l’arrière-plan, Saint Joseph, un autre artisan, est représenté en plein travail. La nette individualisation du visage du peintre laisse à penser qu’il s’agit bien d’un autoportrait de Colin de Coter. La signature sur le bord du manteau semble confirmer cette hypothèse. Ce serait Marie qui l’affirme : « Colin de Coter m’a peint »15.
28Apparue avec Rogier, cette idée de se représenter sous les traits de Saint-Luc est rapidement reprise par ses contemporains et successeurs le peintre et dramaturge suisse Niklaus Manuel Deutsch.
Figure 5. Niklaus Manuel Deutsch, Saint-Luc peignant la Vierge, 1515, Berne.
Musée des Beaux-Arts, (huile sur bois).
- 16 Charles D. Cutler, Northern Painting, from Pucelle to Bruegel, New York, Holt, Rinehart and Winston (...)
29Ce tableau était destiné à la chapelle de la guilde des peintres de Malines dans la cathédrale Saint-Rombaud. Gossaert a peint deux versions de ce sujet, l’autre étant conservée à Vienne16. Dans son œuvre, il fait toujours référence au Saint-Luc de Rogier van der Weyden en plaçant les figures selon le même axe et travaillant tout comme lui à la mine de métal, mais il confère une dignité nouvelle au peintre grâce à l’architecture monumentale qui l’entoure. L’atelier du peintre prend ici la dimension d’un temple antique.
Figure 6. Jan Gossaert dit Mabuse, Saint-Luc peignant la Vierge, 1515, Prague.
Galerie Narodni, (huile sur bois, 230 x 205).
- 17 Gwendoline Denhaene, « Blondeel, Lancelot », dans Dictionnaire des peintres belges : du xive siècle (...)
30Le flamand Lancelot Blondeel accentue encore ce caractère grandiose par son architecture maniériste et dorée dans son tableau de Saint-Luc peignant la Vierge de 154517. Destiné à la chapelle de la guilde des peintres de Bruges, alors en fort déclin par rapport à ses rivales de Bruxelles et d’Anvers, ce tableau devait refléter toute l’habileté et la modernité des artistes brugeois en matière de style.
Figure 7. Lancelot Blondeel, Saint-Luc peignant la Vierge, 1545, Bruges.
Musée Groeninge, (huile sur toile, 144,5 x 103mm).
- 18 François Bergot, Le dossier d’un tableau : Saint-Luc peignant la Vierge de Martin van Heemskerck , (...)
- 19 Claude Frontisi, « Vasariana. Un autoportrait inséré », Revue de l'Art, n°80, 1988, p. 30-36
31En 1532, sur le panneau peint par le hollandais Maerten Van Heemskerck, Saint-Luc est assis devant son chevalet, au milieu d'une salle peuplée de statues antiques ; le sol est jonché de livres grecs ; dans un coin, on aperçoit un astrolabe18. Ce décor majestueux assimile l'artiste à un humaniste versé dans les lettres et les sciences : son rôle n'est plus de copier humblement la réalité, mais de l'analyser à l'aide de tous outils scientifiques en sa possession et de la recomposer pour atteindre le Beau idéal. Cette interprétation abandonne le modèle d’origine fourni par Rogier. La pièce est close par un grand mur blanc sur lequel se détachent les figures de la Vierge et de l’Enfant sculptées par la lumière19. L’évangéliste travaille de nuit, à la lumière d’une torche. Le tableau a été peint pour la guilde de Saint-Luc de la petite ville de Haarlem et destiné à l’autel de sa chapelle dans l’église Saint-Bavon. Moins renommés que les Flamands et les Brabançons, les peintres hollandais d’Amsterdam et de Haarlem cherchent encore à se faire un nom dans la peinture du Nord. Ce tableau offre à la guilde de la petite ville l’occasion de témoigner de l’habileté de l’un de ses membres. La revendication du métier passe en effet dans ces Pays-Bas du Nord et du Sud par une intense émulation entre les guildes qui cherchent à s’attirer des commandes venues de toute l’Europe.
Figure 8. Maerten Van Heemskerck, Saint-Luc peignant la Vierge, 1532, Haarlem.
Musée Franz Hals, (huile sur bois, 168 x 235).
- 20 Otto Kurz et Ernst Kris, L’image de l’artiste : Légende, mythe et magie, Marseille, Rivages, 1987, (...)
32Si le thème iconographique de Saint-Luc peignant la Vierge est beaucoup moins présent et plus tardif en Italie que dans la peinture du Nord, il n’en est pas moins présent, mais en l’occurrence, il ne passe plus par la revendication collective, mais par celle d’un individu, revendiquant son génie20.
- 21 Giogio Vasari, Les vies des Meilleurs Peintres, Sculpteurs et Architectes, A. Chastel (éd.), Paris, (...)
33Il n’est guère étonnant que Giorgio Vasari (1511-1574), auteur des Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes (1560-1570)21, considérées comme l’un des livres qui a largement contribué à forger la légende de l’artiste de génie, ait souhaité peindre son autoportrait sous la forme de Saint-Luc. Persuadé de la dignité de sa condition, il joue un grand rôle pour sa promotion en participant activant à l’Académie de dessin de Florence au début des années 1560. Il n’est pas étonnant qu’il se soit intéressé à ce thème pictural qu’il décline après 1565 sur les murs de la chapelle dédiée à Saint-Luc dans l’église florentine de Santissma Annunziata. Artiste bien établi, ayant une haute conscience de sa valeur, il se peint sous les traits d’un Saint-Luc qui se hâte de transcrire sur la toile, avec une sorte d'ardeur héroïque, l'apparition de la Madone et de l'Enfant avec des anges, dont il est le témoin. Au fond, dans l'ouverture d'une porte, on aperçoit un compagnon broyant des couleurs ; cette besogne « mécanique » étant dorénavant indigne du peintre visionnaire et inspiré.
Figure 9. Giorgio Vasari, Saint-Luc peignant la Vierge, Santinissima Annunziata, après 1565.
- 22 Michelle Bianchini, «Les autoportraits de Sofosniba Anguissola, femme peintre de la Renaissance », (...)
34Sa contemporaine, la célèbre peintre Sofonisba Anguissola accentue cette revendication en se figurant en 1556 à la place du Saint. L’évangéliste n’apparaît plus, c’est elle qui fait le portrait de la Vierge. Saint-Luc n’est plus présent que sous la forme d’une référence implicite car l’artiste peut désormais se passer de cette caution légendaire pour affirmer sa dignité22. Femme, elle n’a pas le droit d’adhérer à une confrérie de Saint-Luc ou à une Académie, placée sous la tutelle du Saint et se libère ainsi de sa caution.
Figure 10. Sofosniba Anguissola, Autoportrait de l’artiste au chevalet, 1556, Lancut.
Musée Zamek, (huile sur toile, 660 x 570 mm).
- 23 Omar Calabrese, L’art de l’autoportrait, Paris, Citadelles-Mazenod, 2006, p. 220.
35À la même époque, en 1548, sa collègue flamande Catharina van Hemessen fait également son autoportrait sans ne plus chercher aucune caution, ni la Vierge, ni Saint-Luc, que son habileté. Elle n’a alors 20 ans comme elle le précise avec fierté sur l’inscription accompagnant sa signature. Vue à mi-corps, vêtue élégamment de brocard et de velours, des vêtements qui ne s’accordent pas à son activité de peintre mais revendiquent sa position sociale. Elle tient une brosse, se regarde dans un miroir et a tracé ses traits sur la toile qu’elle vient de commencer23.
Figure 11. Catharina van Hemessen, Autoportrait au chevalet, 1548, Bâle,
Collection Offentliche, (Huile sur toile, 308 x 244 mm).
36La liberté de ton de ces deux femmes peintres, très peu nombreuses alors, est sans doute à mettre en relation avec le fait qu’elles ne travaillent dans le cadre des guildes de peintres dont l’accès leur est interdit en raison de leur sexe, mais pour une clientèle d’amateurs. Paradoxalement, cette exclusion leur permet de revendiquer hautement leur individualité sans plus passer par une caution religieuse quelconque. Une revendication d’un talent qui passe uniquement et seulement par l’image.
37Si les femmes n’ont pas eu d’autres solutions que de s’affranchir de la tutelle religieuse, les peintres les ont rapidement suivies. Dès la fin du XVIe siècle, l’autoportrait devient un genre pictural, revendiqué en tant que tel. L’artiste s’y affirme en tant qu’individu au moment même où son œuvre est de plus en plus contrainte par l’encadrement des Académies et des guildes de Saint-Luc. Plus que le métier, c’est désormais le talent, voire le génie qui est revendiqué.