1Le métier de boucher consiste à tuer et découper un animal domestique (ovin ou bovin) puis à vendre la viande au consommateur. La mise à mort est un des gestes professionnels du boucher abattant. Le sang est lié à l’activité bouchère. Pourtant, le sang est le plus souvent occulté des représentations figuratives du boucher. Si l’on prend l’ensemble des images représentant des bouchers en France depuis le Moyen Âge (vitraux, gravures, tableaux, dessins, photographies), le sang et la mort de l’animal sont souvent occultés ou atténués. Il faut attendre certaines photographies réalistes du XXe siècle (le plus souvent des reportages sur les abattoirs de La Villette) pour que le sang et la crue réalité de l’abattage soient clairement fixés sur des images. Cette occultation volontaire du sang dans les images marque la volonté des bouchers de construire une image d’honorabilité. Cette recherche de la respectabilité apparait clairement dans les costumes de fête portés par les bouchers lors des cérémonies civiles ou religieuses. Ce décalage entre la réalité du métier et sa représentation pose question. Pourquoi les caricaturistes qui dénoncent les travers de la profession (cupidité, férocité, concupiscence) omettent-ils le sang sur leurs dessins ? La blancheur immaculée du tablier ne reflète sans doute pas uniquement une volonté d’euphémisation de la dure réalité de la tuerie et de la découpe des chairs. Quand le métier de boucher se spécialise au XIXe siècle (séparation entre le boucher abattant et le boucher détaillant), un véritable code vestimentaire se construit chez les bouchers détaillants autour du tablier blanc. Ce code vestimentaire « moderne » semble assez vite être revendiqué comme un symbole de fierté communautaire. Dans les années 1930 et 1940 notamment, le tablier blanc est clairement utilisé par les patrons bouchers détaillants comme un symbole de l’identité artisanale corporative des bouchers, avec une connotation politique conservatrice ouvertement assumée sous Vichy.
- 1 G. Chelma, Les ventres de Paris, Grenoble, Glénat, 1994. P. Gascar, Les bouchers, Paris, Delpire, 1 (...)
- 2 S. Leteux, « De l’étal à l’église : l’Union Professionnelle Catholique de la Boucherie (1930-1980) (...)
2Le corpus d’images analysé est surtout tiré d’ouvrages généralistes publiés en France, complété par une recherche iconographique rapide effectuée dans des fonds documentaires parisiens (cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale de France, cabinet des Arts graphiques du musée Carnavalet, iconothèque du musée des Arts et Traditions Populaires, base d’images en ligne de la Parisienne de photographie)1. Les archives jésuites de Vanves nous ont fourni une série de 20 clichés inédits portant sur l’Union professionnelle catholique de la Boucherie (1930-1980), que nous étudierons séparément à la fin de l’article2. Le corpus comprend 130 images, dont 70 portent sur l’époque contemporaine (XIXe et XXe siècles). Nous avons volontairement exclu de l’étude les représentations antérieures au XIIIe siècle, car le matériel iconographique est rare avant la période des XIIe-XIIIe siècles, pendant laquelle les corporations sont suffisamment structurées et puissantes pour financer des vitraux. Hormis quelques images produites en Allemagne ou en Italie, l’essentiel de la production est française. La cohérence du corpus provient du sujet traité: scènes d’abattage ou de vente de la viande, représentation (réaliste ou fantasmée) de la catégorie sociale des bouchers. Notons que les bouchers ne sont pas les producteurs des images étudiées, sauf à de rares exceptions où ils en sont les commanditaires, comme dans le cas des vitraux médiévaux ou des photographies du XXe siècle à visée publicitaire.
3Au moment de l’abattage, le boucher donne la mort et verse le sang. La réalité morbide de l’abattage (animal dépecé, sang versé, boyaux retirés) est rarement représentée dans les images. Sur les vitraux médiévaux, les scènes d’abattage montrent l’animal vivant et le boucher avec la hache au-dessus de la tête, juste avant la mise à mort. Cette scène classique d’abattage, bel exemple d’iconème (pour reprendre la terminologie de Charles Gadéa), existe notamment à Bourges (verrière de la Passion, XIIIe), à Chartes (vitrail d’Ezéchiel, XIIIe) et à Semur-en-Auxois (vitrail des bouchers, XVe).
Figure 1 : Scène d’abattage, Verrière de la Passion, Cathédrale de Bourges, XIIIe.
4Cette représentation du moment précédent la mise à mort peut aussi bien être interprétée comme une euphémisation de la mort ou comme un moyen simple de suggérer un mouvement. Ce geste du bras relevé avec la hache devant le bovin se retrouve sur des gravures allemandes du XVIe siècle ("Le Boucher", Jost Amman et Hans Sachs, Ständebuch, 1568; "Boucher tuant une vache" par Marcus Geeraerts) et sur la planche illustrant l’article "Boucher" de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (figure 2). Notons que la posture représentée au XVIe dans le Ständebuch est reprise à l’identique en arrière-plan d’une gravure allégorique allemande de 1730 (figure 8).
Figure 2 : Article "Boucher", Diderot et D’Alembert,
Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772).
5Dans les images du XVe siècle (vitraux et miniatures), une scène apparait assez souvent: le travail de découpe de la viande par le boucher devant son étal, soit seul soit en présence de clients. Le vitrail des bouchers de la collégiale Notre-Dame de Semur-en-Auxois montre un boucher en train de découper des morceaux de viande avec une feuille (couteau large): on ne voit aucune trace de sang, ni sur le tablier ni sur l’étal.
Figure 3 : Boucher à son étal, Vitrail des bouchers, Collégiale de Semur-en-Auxois, XVe.
6Sur les miniatures du Tacuinum sanitatis (XVe), alors que toute trace de sang est absente de certaines scènes de vente de viande aux clients sur l’étal (BNF, Manuscrits, Latin 9333, folio 71 v), le sang apparait clairement sur d’autres images: têtes de caprins entourées de sang sur un étal de boucherie caprine (BNF, Manuscrits, Latin 9333, folio 24), nombreuses traces de sang sur un étal d’abats (BNF, Manuscrits, Latin 9333, folio 75), sang qui coule d’une carcasse de bœuf éventrée par un boucher (BNF, Manuscrits, Latin 9333, folio 79 v), sang qui coule d’une carcasse de chèvre (BNF, Manuscrits, Latin 9333, folio 71).
7Sur une enluminure de 1500 représentant la dépouille d’un cochon, le sang est clairement présent (sur l’étal et sur la bête) mais le tablier blanc du « cuisinier-traiteur » est immaculé, détail assez curieux alors que la saignée a déjà eu lieu (on voit clairement posée une bassine remplie de sang sur une table).
Figure 4 : Dépouille d’un cochon, Heures à l’usage de Tours, vers 1500.
BNF, Manuscrits, Latin 886 folio 9 v.
8Cette absence de sang sur le tablier se retrouve dans les diverses scènes de boucherie peintes par Annibale Carracci vers 1580 (figure 19). Ces scènes de "boucherie italienne" sont très réalistes, avec le détail des carcasses ouvertes, les pièces de viande accrochées, les différents couteaux du boucher (ce qu’on appelle "la boutique"). Pourtant, tous les tabliers des bouchers sont parfaitement blancs, sans aucune trace de sang alors que la dépouille de l’animal est terminée.
9En 1857-1858, au moment où le statut de la boucherie parisienne est discuté par les parlementaires (pour aboutir en 1858 à la proclamation de la liberté du commerce de la boucherie à Paris), Daumier réalise plusieurs dessins consacrés aux bouchers (figure 5). L’atmosphère y est sordide, avec des pièces de viande mal identifiables et des visages de bouchers grimaçants ou menaçants, mais le tablier reste immaculé.
Figure 5 : Mea culpa du boucher, Daumier, 1858.
Musée Carnavalet, Cabinet des Arts graphiques, Daumier 9/6, G 3294.
10Bien sûr, il existe des images où la réalité sanglante du métier est montrée (mise à mort, sang répandu, tablier maculé de sang). Le documentaire de Franju sur les abattoirs de Paris (Le sang des bêtes, 1949) constitue sans doute l’exemple le plus célèbre du réalisme le plus cru concernant l’abattage: aucun des gestes sanglants n’y est occulté. Diverses photographies du XXe siècle, tirées le plus souvent de reportages sur les abattoirs de La Villette, montrent également des ouvriers d’abattoir (les « tueurs » dans le jargon professionnel) de façon très réaliste, avec le tablier couvert de sang. Malgré la pose artificielle prise par les personnages, la photographie d’une brigade d’abatteurs de la Villette en 1914 montre des tabliers maculés de sang et divers détails réalistes: le tueur tient un merlin dans ses mains, le bœuf porte son masque d’abattage, plusieurs ouvriers portent la « boutique » (boite en bois où sont rangés les couteaux) et le fusil d’un des ouvriers est accroché à l’anneau mis dans le nez des taureaux (figure 6).
Figure 6 : Une brigade des abattoirs de la Villette vers 1914.
11Il faut bien admettre que la plupart des images traitant des bouchers omettent ou atténuent tous les aspects les plus choquants du geste professionnel. Cette occultation de la mort et cette euphémisation de la violence bouchère, notamment cet effacement fréquent du sang, ne sont pas surprenants. Quand on lit les travaux de François Poplin ou de Noëlie Vialles, on comprend vite que le consommateur a besoin d’occulter la réalité de l’abattage pour accepter moralement de consommer de la viande. La distinction entre zoophagie et sarcophagie a bien été étudiée par la philosophe Noëlie Vialles. Quant à l’anthropozoologue François Poplin, il a livré une analyse très pertinente des formes d’occultation de l’animal pour pouvoir commercialiser la viande.
- 3 S. Leteux, Libéralisme et corporatisme chez les bouchers parisiens (1776-1944), Thèse d'Histoire, L (...)
12Un rappel historique est nécessaire pour comprendre pourquoi le tablier du boucher détaillant devient immaculé au XXe siècle alors que celui du boucher abattant demeure rouge de sang. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la loi française imposait au boucher d’acheter, d’abattre et de vendre lui-même les bestiaux, dans un souci de suivi sanitaire et de contrôle des prix (en évitant la multiplication des intermédiaires commerciaux). Avec la libéralisation du commerce de la viande (notamment à Paris en 1858) et la disparition des tueries particulières (regroupement de l’abattage dans de grands abattoirs communaux), la profession de boucher s’est progressivement divisée en deux métiers distincts: le boucher abattant (chevillard) qui pratique l’abattage (la boucherie de gros) et le boucher détaillant qui découpe et vend la viande au consommateur (la boucherie de détail)3. Dans les campagnes, le boucher demeure polyvalent au moins jusqu’au milieu du XXe siècle (« boucher à deux mains »). Mais dans les villes, à la fin du XIXe siècle, les deux branches d’activité sont clairement distinctes. Cela signifie que le tablier sanglant du boucher abattant est réservé au monde clos des abattoirs alors que la propreté du costume professionnel du détaillant va prendre une importance nouvelle car le contact avec la clientèle impose une présentation impeccable. D’ailleurs, les manuels pratiques de boucherie soulignent que « le patron et le personnel qui participent à la vente doivent être tenus impeccablement : vêtements de travail immaculés, cheveux bien peignés, etc » (Chaudieu, 1959, 163). Comme le détaillant urbain ne pratique plus l’abattage ni la grosse découpe, il doit veiller à porter un tablier « immaculé », alors que le travailleur des abattoirs, loin des regards, continue à avoir son vêtement maculé de sang chaque jour.
- 4 Pascal Bastien, « La mandragore et le lys : l’infamie du bourreau dans la France de l’époque modern (...)
13Le boucher verse le sang, donne la mort et tire du profit de cette activité commerciale. À ce titre, il n’est guère étonnant que dans de nombreuses civilisations et à de nombreuses époques, le boucher souffre d’un statut social inférieur, en tant que commerçant et en tant que « tueur ». Le boucher ne subit pas le même ostracisme que le bourreau, mais certaines vexations rapprochent ces deux métiers mortifères4. En Europe, au Moyen Âge, la boucherie est considérée comme une profession infamante. Georges Duby (1980, 260-261) explique que malgré leur richesse et leur puissance, les bouchers pratiquent un « métier considéré comme vil, souillé par le sang impur des bêtes, figurant en bonne part dans la liste des « métiers deshonnêtes » (inhonesta mercimonia) que l’Église dresse à partir des tabous vétéro-testamentaires et d’un système de valeurs hérité du temps pré-urbain du haut Moyen Âge ». Ce préjugé négatif persiste longtemps. De plus, les bouchers possèdent des armes, instruments potentiels de la violence, et sont réputés pour leur forte corpulence et leur force physique. Leur participation récurrente aux émeutes urbaines alimente la méfiance des pouvoirs publics (révolte cabochienne de 1413, agitation de la Ligue au XVIe siècle, violences révolutionnaires, actes antisémites des années 1890).
- 5 Charles Baudelaire, « L'héautontimorouménos », Les Fleurs du mal, 1857.
14La réputation peu flatteuse des bouchers est transmise notamment par Louis-Sébastien Mercier (1994, I-125) au XVIIIe siècle : « Ces bouchers sont des hommes dont la figure porte une empreinte féroce et sanguinaire ; les bras nus, le col gonflé, l’œil rouge, les jambes sales, le tablier ensanglanté ; un bâton noueux et massif arme leurs mains pesantes et toujours prêtes à des rixes dont elles sont avides. On les punit plus sévèrement que dans d’autres professions, pour réprimer leur férocité ; et l’expérience prouve qu’on a raison. Le sang qu’ils répandent, semble allumer leurs visages et leurs tempéraments. Une luxure grossière et furieuse les distingue, et il y a des rues près des boucheries, d’où s’exhale une odeur cadavéreuse, où de viles prostituées, assises sur des bornes en plein midi, affichent publiquement leur débauche ». Outre les caricatures de Daumier (figure 5) ou celle d’Alfred le Petit (figure 11), un lavis d’encre de Chine de Greuze (figure 7), Le vendeur de saucisses (1757-1759), illustre bien cette figure éternelle du boucher sanguin et menaçant, au regard impitoyable et âpre au gain. Selon les artistes, la « férocité » du boucher est soulignée soit par la posture, soit par le regard, soit par l’utilisation du couteau, soit par l’attitude du chien qui accompagne son maître. On est bien loin de la vision de Charles Baudelaire, qui écrit dans Spleen et idéal « Je te frapperai sans colère et sans haine, comme un boucher5 ».
Figure 7 : Greuze, Le vendeur de saucisses, 1757-1759.
Collection particulière (Paris)
15La présence d’un chien est très fréquente sur les images représentant un boucher. Certes, sur certaines d’entre elles, l’attitude du chien est tout à fait neutre (aucune trace de férocité), comme celle du chien qui assiste à l’abattage du bœuf représenté sur le vitrail d’Ezéchiel de la cathédrale de Chartes (XIIIe) ou du chien présent sur le Tacuinum Sanitatis du XVe siècle (miniature représentant une scène de découpe des abats, BNF, Manuscrits, Latin 9333, folio 75). Un portait allégorique allemand de 1730 montre un chien qui n’est pas féroce, mais qui se permet d’attraper une des pièces de viande portée par la bouchère (figure 8: gravure à l’aquarelle d’après une étude sur les métiers de Martin Engelbrecht).
Figure 8 : La bouchère en costume allégorique, Augsbourg, 1730.
16Sur une image populaire française du début du XXe siècle, le chien n’est pas agressif mais il cherche à lécher la carcasse de bœuf suspendue qui est en train d’être découpée par le boucher (Le Boucher, chromolithographie, Musée des arts et traditions populaires, 41.7.5.C). Une toile de Beryl Cook de 1982 représente un chien à l’intérieur d’une boucherie (ce qui est peu conforme aux normes d’hygiène modernes), mais sans aucune forme d’agressivité (figure 9). Sur les photographies de devantures des boucheries parisiennes de la Belle Époque, les chiens sont parfois présents, sans aucune connotation négative (figure 23).
Figure 9 : Dans une boucherie, tableau de Beryl Cook, 1982
17Par contre, il existe aussi certaines images où le chien sert clairement à illustrer la férocité du boucher. Une gravure française du XVIIe montre le chien comme seul personnage agressif, car la cliente est souriante et le boucher plutôt placide (figure 20). Une scène de 1825 présente une bouchère dans sa boutique sans aucune trace d’animosité sur son visage, mais la présence à ses côtés d’un chien énorme et menaçant suggère très clairement le sentiment de férocité que le dessinateur attribue aux bouchers (figure 10). Le chien féroce renforce l’attitude peu avenante du boucher sur le seuil de sa boutique caricaturé par Alfred le Petit en 1870 (figure 11). L’association entre le chien et la férocité du boucher n’est pas fortuite. À Paris, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, quand les combats d’animaux étaient organisés à la barrière du Combat (actuelle place du Colonel Fabien), les garçons bouchers fournissaient souvent les chiens féroces qui affrontaient toute sorte d’adversaires (loups, ours, taureaux, mulets, ânes, sangliers). Cette arène pour les combats d’animaux, où certains notables venaient s’encanailler au contact des garçons bouchers, a fonctionné entre 1778 et 1833, année où ils ont été définitivement interdits à Paris (Agulhon, 1981, 84). Le molosse présent sur la figure 10 illustre bien le genre de chien qui participait à ces combats très violents en vogue à l’époque romantique.
Figure 10 : La bouchère, 1825
Musée Carnavalet, Cabinet des Arts graphiques, Mœurs 4/2.
- 6 L'échaudoir est le lieu de l'abattage, séparé de l'étal, le lieu de la vente au client.
18Émile de la Bédollière (1842, 84) évoque deux défauts classiques attribués aux bouchers: la férocité et l’embonpoint. Malgré leur aspect outrancier, ces propos sur la « férocité native » des bouchers méritent d’être cités: « Sans cesse occupés à tuer, à déchirer des membres palpitants, les garçons d’échaudoir contractent l’habitude de verser le sang6. Ils ne sont point cruels, car ils ne torturent pas sans nécessité et n’obéissent point à un instinct barbare ; mais nés près des abattoirs, endurcis à des scènes de carnage, ils exercent sans répugnance leur métier. Tuer un bœuf, le saigner, le souffler, sont pour eux des actions naturelles. Une longue pratique du meurtre produit en eux les mêmes effets qu’une férocité native, et les législateurs anciens l’avaient tellement compris, que le Code romain forçait quiconque embrassait la profession de boucher à la suivre héréditairement ».
- 7 Allégorie de décembre: l'abattage du porc, gravure sur cuivre de Wolfgang Kilian, Augsbourg.
19L’embonpoint, qui fait également partie des lieux communs sur les bouchers, est ainsi évoqué par Émile de la Bédollière (1842, 84): « Les émanations animales au milieu desquelles vivent les bouchers, leur donnent une vigueur et un embonpoint peu communs. On ne rencontre guère que parmi eux des natures analogues à celle du boucher anglais Jacques Powell, né à Stebbing, dans la province d’Essex, et qui mourut à Londres, le 6 octobre 1754, âgé de 39 ans seulement, et ne pesant pas moins de 480 livres. La compagne du boucher est encore plus replète que son mari. C’est une beauté turque, grasse, fraîche, regorgeant de santé, semblable, quand elle est encadrée dans son comptoir, aux figures en cire de la régente Christine ou de la Sultane Favorite ». Cet embonpoint du boucher se retrouve sur le dessin de Greuze (figure 7), sur le tableau de Beryl Cook (figure 9) mais aussi sur une gravure allemande77 du XVIIe, sur des images populaires allemandes de 1730 (figure 8) et sur diverses caricatures françaises du XIXe siècle.
Figure 11 : Détail du Siège de Paris, Alfred le Petit, supplément du journal La Charge, 1870.
- 8 Habit de boucher, Nicolas de Larmessin, Les costumes grotesques et les métiers, 1695.
- 9 Le boucher et la bouchère en costume allégorique, gravures à l'aquarelle d'après une étude sur les (...)
20Si les dessins de Greuze, de Daumier et d’Alfred le Petit insistent sur l’attitude menaçante du boucher, la figure allégorique du Bœuf gras (figure 12) préfère dénoncer la richesse du boucher par un embonpoint exagéré et un détournement burlesque des attributs symboliques du métier. La dénonciation de la cupidité du boucher est tout à fait explicite dans la série de caricatures de Daumier (figure 5) car ce mea culpa est lié au fait que les bouchers parisiens ont perdu leur privilège commercial en 1858 à cause de la cherté de la viande. Le dessinateur de la figure 12 ne dénonce pas l’âpreté au gain des bouchers mais simplement leur opulence indécente. Pour se faire, il détourne les allégories classiques du boucher que l’on trouve en France8 ou en Allemagne9 (figure 8).
Figure 12 : Figure allégorique du Bœuf gras (XVIIIe)
Musée Carnavalet, Cabinet des Arts graphiques
21L’embonpoint du boucher est un thème très présent dans les multiples images traitant de la cérémonie du Bœuf gras, défilé festif qui a lieu le jeudi gras, avant l’entrée dans le Carême, à Paris mais aussi dans diverses villes de province. Les diverses descriptions et illustrations du cortège du bœuf gras dont nous disposons signalent la magnificence et la richesse des costumes portés par les bouchers pour ce défilé urbain. Les garçons bouchers qui accompagnent le Bœuf gras portent de riches vêtements, des déguisements exotiques ou « historiques » la plupart du temps. Le cortège de 1739 a été décrit par Boucher d’Argis (1752): le bœuf est recouvert d’un tapis et porte sur la tête, au lieu d’aigrette, une grosse branche de laurier. « Ce bœuf paré comme les victimes des anciens sacrifices, portait sur son dos un enfant décoré d’un ruban bleu passé en sautoir, tenant à la main un sceptre et, dans l’autre main, une épée : cet enfant était censé représenter le roi des bouchers. Une quinzaine de garçons bouchers vêtus de casaques rouges, coiffés de turbans ou de toques rouges bordées de blanc accompagnaient le bœuf gras, et deux d’entre eux le tenaient par les cornes. Cette marche était précédée, selon l’usage, par des violons, des fifres et des tambours. Ils parcoururent, en cet équipage, plusieurs quartiers de Paris, se rendirent aux maisons de plusieurs magistrats… ». Un vitrail de Bar-sur-Seine illustre bien cette richesse des costumes des bouchers lors de la promenade du Bœuf gras (figure 13).
Figure 13 : Promenade du Bœuf gras, vitrail de Bar-sur-Seine, XVIe.
22Les costumes décrits par Émile de la Bédollière (1842, 87) sont tout aussi chatoyants que ceux du XVIIIe siècle : « À la tête du cortège, s’avancent des tambours, des musiciens, et le boucher propriétaire de la bête, monté sur son plus beau coursier; des gardes municipaux le suivent, et après eux deux files de garçons bouchers, à cheval et masqués, chevaliers au casque de carton, turcs à la veste pailletée, poletais au chapeau ciré, débardeurs, hussards, enfin toutes les grotesques figures de la saison. Au milieu de la cavalcade, chemine le bœuf en grande toilette, escorté de sauvages au maillot couleur de chair, aux massues de carton peint, aux barbes postiches, à la tête empanachée, tels que les voyageurs véridiques nous peignent les sauvages ». Alors qu’Émile de la Bédollière s’intéresse au luxe des costumes de carnaval, le caricaturiste du journal La Mode (figure 14) préfère insister sur l’aspect ridicule des bouchers qui escortent le Bœuf gras et le commentaire met l’accent sur leur cupidité.
Figure 14: Cortège du bœuf gras, La Mode, 5 février 1842.
Figure 15: Carnaval de Paris - Promenade du bœuf gras, dessin de Gustave Doré, 1856.
Musée Carnavalet, Cabinet des Arts graphiques
- 10 Georges Chaudieu fait une erreur car Guillaume II de Hohenzollern (1859-1941) est roi de Prusse et (...)
- 11 Information tirée du « journal de mission du capitaine Des Vallières, qui faisait partie de la miss (...)
23Dans un dessin de 1856, Gustave Doré reprend les codes classiques de la représentation du défilé (richesse des costumes, embonpoint des personnages), mais c’est surtout la fierté de la corporation des bouchers qui transparait au milieu de l’exubérance du carnaval. Le dessin de Gustave Doré n’évoque ni la cupidité, ni l’opulence, ni la férocité des bouchers, mais insiste sur la satisfaction orgueilleuse des professionnels. Cette recherche de la reconnaissance publique a été bien exprimée par Georges Chaudieu (1980, 112), boucher parisien et chantre de la boucherie artisanale au XXe siècle, qui affirme que « la gloire a plus souvent intéressé les bouchers que l’argent, et ils l’ont recherchée orgueilleusement. En 1905, au mariage du Kronprinz d’Allemagne qui devait devenir empereur sous le nom de Guillaume II10, en tête du cortège et en vertu d’un très ancien privilège, deux cents bouchers de Berlin ouvrent la marche, tous en habit et revêtus de plastrons armoriés, montés sur des chevaux superbes11… ».
- 12 Dans la Ballade de l’appel, François Villon (1431-1463) écrit : « Se feusse des hoirs Hue Cappel, Q (...)
24Il est vrai que les bouchers aiment à rappeler la place importante qu’ils ont tenu dans l’Histoire de France, au moment du soulèvement des Cabochiens (1413) ou de la Révolution française (avec le boucher Legendre). La profession revendique un patronage ancestral sur la dynastie royale française, Hugues Capet étant soi-disant petit-fils de boucher. Les bouchers sont fiers de cette généalogie légendaire, qui alimente une chanson de geste du XIVe siècle et transmise par Dante et Villon12. À Limoges, les bouchers affirment avec fierté que leur confrérie, dédiée à St-Aurélien, est la plus ancienne de la ville (car elle aurait été fondée en 930) et ils défendent avec jalousie le privilège qui est le leur de remettre les clefs de la ville au roi ou au président de la République lors des visites officielles.
- 13 Aclocque, 1967, 44-45.
- 14 Le sarrau est une blouse à manches, faite de grosse toile et que l’on revêt par-dessus les vêtement (...)
- 15 Cette remarque sur le droit de vote a une grande importance à une époque où le vote est censitaire (...)
25Connaissant leur mauvaise réputation ancestrale (violence, férocité, cupidité, sexualité débridée), les bouchers cherchent à donner une image « saine » de la profession. Sous l’Ancien Régime, les règlements corporatifs fixent des conditions de moralité strictes. À Chartres, par exemple, « dès la fin du XVIIe et jusqu’à l’abolition du régime corporatif, on demanda au récipiendaire de prouver sa catholicité, d’être certifié bon chrétien par le curé de sa paroisse. De plus, dans la boucherie, aux conditions précédentes, on ajoutait celle d’avoir l’aptitude physique nécessaire pour exercer le métier, de ne pas être atteint d’une affection contagieuse, ni même sujet aux maladies13 ». Même si les règlements corporatifs ne le précisent pas, la tenue vestimentaire du boucher participe à l’image « propre » que la profession revendique auprès du public. La recherche de la respectabilité est un des traits majeurs de la profession. La Bédollière (1842, 82) note que les bouchers de Paris « ont quitté leurs sarraus bleus d’autrefois14, leurs chapeaux cirés, leurs guêtres épaisses, pour se vêtir comme vous et moi, peut-être même mieux que vous et moi. Ils sont électeurs, quelques éligibles15, mettent des gants jaunes et vont à l’Opéra ». Malheureusement, nous n’avons trouvé aucune image pour illustrer la première description donnée par La Bédollière (avec les sarraus bleus et les guêtres épaisses). Assez curieusement, il a choisi un dessin très classique pour illustrer sa rubrique "boucher" (figure 16). Il montre le boucher dans son costume professionnel classique, constitué d’un grand tablier blanc.
Figure 16: Le boucher, dessin d’Henry Monnier utilisé pour illustrer l’ouvrage d’Émile de la Bédollière, Les industriels: métiers et professions en France, 1842.
Figure 17: Le marché de Poissy au début du XIXe siècle
- 16 Poissy et Sceaux constituent les deux principaux marchés aux bestiaux auxquels les bouchers parisie (...)
- 17 Emmanuel Vingtrinier, La vie lyonnaise : autrefois, aujourd’hui, Lyon, A. Rey, 1898, p. 103.
- 18 Témoignage oral (1997) de Pierre Haddad, patron chevillard à la Villette (1945-1974).
26L’indication de La Bédollière sur le costume des bouchers est intéressante car elle montre le souci des bouchers de se vêtir comme n’importe quel autre bourgeois de son époque. La bouchère représentée dans sa boutique en 1825 est vêtue en citadine bourgeoise aisée (figure 10). Diverses gravures du XIXe siècle représentant le marché de Poissy montrent les bouchers habillés d’un long manteau et coiffés d’un haut de forme alors que les conducteurs de bestiaux portent la blouse (figure 17)16. Sur un dessin de Jean Coulon représentant le marché aux bestiaux de Vaise à Lyon en 1898, les personnages sont facilement identifiables par le costume et la coiffe : le boucher porte un manteau et un gibus, le marchand de bestiaux la blouse et le canotier, et le garçon vacher une casquette17. Les photos de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle montrent les bouchers parisiens habillés en veste et en canotier quand ils vont acheter leurs bêtes aux abattoirs de la Villette (Les bouchers de la Villette sur la place St-Vincent-de-Paul, BNF, Estampes, VA 288 FOL). D’après le témoignage de Pierre Haddad, chevillard à la Villette de 1945 à 1974, l’abatteur qui vend les carcasses porte une blouse mais les bouchers détaillants qui viennent acheter sont tous en costume de ville. En effet, les détaillants n’ont nul besoin de porter un tablier de protection car le chargement des carcasses dans les voitures est effectué par les employés de l’échaudoir ou par l’entreprise de transport de viande18. Ces images montrent bien que les bouchers recherchent l’honorabilité à travers le costume bourgeois qu’ils arborent.
27Quand il évoque les bouchers lyonnais à la fin du XIXe siècle, Michel Boyer (1985, 347) a bien exprimé le « besoin d’honorabilité » très marqué dans la profession. Les bouchers lyonnais « partagent les idéaux de la société de leur temps, ils refusent la violence en politique, ils sont républicains, conformistes à tous les points de vue, et ils adhèrent aux valeurs de la bourgeoisie, dont ils portent le costume. Mais ils le font avec l’ostentation et l’obstination de ceux qui cherchent à effacer une mauvaise réputation. La volonté de respectabilité des bouchers correspond en effet à ce sentiment d’être en quelque sorte les « boucs émissaires » de la société, chargés de toute la frayeur et de tout le dégoût qui se trouvent, au moins inconsciemment, attachés au meurtre et au dépeçage d’un être vivant. Plus encore, il leur faut faire oublier leur tablier taché de sang et le couteau qu’ils portent en permanence ». Le portrait allégorique d’Arsène Symphorien Sauvage (1877) illustre parfaitement cette « volonté de respectabilité » évoquée par Michel Boyer (figure 18).
Figure 18: Le Boucher, huile sur toile d’Arsène Symphorien Sauvage, 1877.
Musée des Arts et Traditions Populaires, Paris, 59.26.1.
28Si les bouchers se sont souvent attachés à donner une image positive d’eux-mêmes, il n’en demeure pas moins que les images montrant des « bouchers honorables » sont finalement assez rares. Dans notre corpus, les caricatures sont nombreuses à dénoncer tel travers de la profession (violence, férocité, cupidité). Les images « réalistes » ou plutôt naturalistes aiment montrer des détails anatomiques des carcasses ou le sang qui recouvre le sol des abattoirs. Les planches descriptives s’attachent à détailler les divers couteaux et tranchoirs et le costume des bouchers (sabots, tabliers, coiffes). Par contre, les images montrant l’honorabilité des bouchers sont rares, car elles ne correspondent sans doute pas à la représentation mentale majoritaire de la société.
- 19 Pierre François Godard, Le monde renversé : le bœuf faisant le boucher, 1817. Musée National des Ar (...)
29Le tablier blanc mérite qu’on s’y attarde car il est sans conteste le meilleur marqueur visuel qui permet d’identifier un boucher au travail sur une image. Le couteau ne peut prétendre à cette fonction car il n’est pas le seul instrument présent. Sur les images, les bouchers peuvent avoir en main divers outils: la hache, la masse, le merlin, la feuille, le hachoir, le couteau ou le fusil. Pour reprendre la terminologie de Charles Gadéa, le graphème des bouchers n’est pas fixé. Par contre, le tablier blanc constitue le signe distinctif par excellence du boucher. Quand un illustrateur veut déguiser un bœuf en boucher, il utilise le couteau et le tablier comme attributs professionnels. Sur une estampe du XVIIe siècle, tirée du Monde à rebours, qui représente un bœuf dépeçant un boucher, l’animal porte un tablier à la ceinture et un hachoir à la main. La même remarque s’applique à une gravure de 181719.
- 20 Il est difficile de savoir quelle portée donner à cette observation (tout comme à la connotation né (...)
- 21 Colette Manhes-Deremble, Vitraux narratifs de la cathédrale de Chartres : étude iconographique (Thè (...)
- 22 Le Tacuinum Sanitatis qui, en latin médiéval, signifie « tableau de santé », dérive d'un ouvrage ar (...)
- 23 Tacuinum Sanitatis, XVe siècle. BNF, Manuscrits, Latin 9333, f° 24, 71 et 73.
30L’usage du tablier blanc est sans doute ancien, mais il est difficile de dater précisément son apparition. Dans la cathédrale de Bourges, la verrière de la Passion (début du XIIIe siècle) présente un boucher à tunique verte abattant un bovin et un boucher à tunique marron tuant un porc : le tablier n’a pas été représenté (figure 1). Sur le vitrail d’Ezéchiel de la cathédrale de Chartres, du XIIIe siècle, un boucher en train d’abattre un bovidé ne porte de tablier mais une superbe tunique verte20. Sur le vitrail des miracles de Notre-Dame de Chartres, les bouchers donateurs, représentés en train de tuer un animal et de couper de la viande, ne portent pas de tablier21. Le même sujet est traité vers 1460 sur un vitrail de la collégiale de Semur-en-Auxois : les bouchers abattant et détaillant portent nettement un tablier blanc (figure 3). Dans la plupart des illustrations provenant d’un Tacuinum Sanitatis du XVe siècle, conservé à la BNF22, le boucher abattant porte un tablier, alors que le boucher étalier n’en porte pas lors de la vente au client23. Dans les scènes italiennes de découpe et de pesée de la viande peintes par Carracci vers 1580, tous les bouchers portent un tablier blanc, sans bavette (figure 19). Sur une gravure française du XVIIe siècle, on voit clairement le boucher arborer un tablier sans bavette, derrière son étal, c’est-à-dire en contact avec la clientèle (figure 20).
Figure 19: Boucherie italienne, peinture à l’huile sur bois d’Annibale Carracci, vers 1580.
Kimbel Art Museum, Forth Worth, Texas
Figure 20: Une boucherie au XVIIe siècle
Musée Carnavalet, Cabinet des Arts graphiques, PC Guérard G4787.
31Jusqu’à la Révolution, le « costume » du boucher mêle des éléments civils (tunique, veston) et l’attribut professionnel par excellence, le tablier. Au XIXe siècle, sur la plupart des images disponibles, les éléments « civils » disparaissent et le costume devient tout entier professionnel, avec une superposition de tablier : le boucher se trouve alors tout de blanc vêtu. Les images les plus anciennes montrant un grand tablier blanc (tablier avec bavette), qui protège l’ensemble du devant du corps, datent de la fin du XVIIIe siècle. Il s’agit de la planche de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (figure 2) et d’une gravure révolutionnaire de 1790 (figure 21). La fixation des costumes (militaires, religieux, professionnels) au XIXe siècle n’est sans doute étrangère à cette normalisation de l’habit professionnel du boucher, qui est attestée tant à Paris qu’en province, tant en ville qu’à la campagne, sans doute avec des décalages chronologiques difficiles à mesurer.
Figure 21: "Tremblez aristocrates, voilà les bouchers!",
Dessin de Duchemin gravé par Hurard, 1790. Eau-forte de la collection De Vinck (BNF).
- 24 Pierre Haddad, Les chevillards de la Villette. Naissance, Vie et Mort d'une corporation (1829-1974)(...)
32L’usage du blanc peut s’expliquer par une facilité de l’entretien (pour le blanchissage), mais on peut y voir aussi peut-être une valeur symbolique, le blanc étant la couleur de la pureté. Les abattoirs de la Villette sont touchés par un vague d’antisémitisme et de nationalisme dans les années 189024. Evoquant l’abattage casher, un journaliste d’extrême-droite, Maurice Talmeyr (1901, 63-64) dénonce « l’atroce longueur du supplice juif, où l’animal doit expirer peu à peu, avec la lenteur rituelle », avant de décrire précisément le déroulement de « l’horrible torture ». Le bœuf est maintenu par des câbles. « Alors, le sacrificateur paraît, et je vois venir un homme petit et replet, les bras courts, au type biblique, avec un tablier de couleur sombre, et une calotte d’homme de bureau. Il a comme une physionomie de laboratoire, toute sa barbe, un sourire, tient un large et long couteau, et j’ai comme déjà vu quelque chose de sa figure dans les vieux tableaux hollandais ». Il n’est sans doute pas anodin que le sacrificateur juif porte un « tablier de couleur sombre », alors que les chevillards chrétiens portent tous des tabliers blancs. La seule image de « boucherie israélite » à notre disposition vient contredire ce témoignage partisan: le sacrificateur porte bien une barbe, mais tous les ouvriers qui l’entourent ont un tablier blanc à bavette tout à fait classique (figure 22).
Figure 22: La boucherie israélite au XIXe siècle
Musée Carnavalet, Cabinet des Arts graphiques.
- 25 Le bourgeron est une courte blouse de toile.
- 26 Ces éléments sur la boucherie de détail proviennent du témoignage oral (1996) de Louis Plasman, bou (...)
33Chez le boucher détaillant, la tenue « classique », telle qu’elle se fixe à Paris à la Belle Époque, est constituée d’une veste, souvent à carreaux bleus (remplacée par un bourgeron pour les apprentis25), et de trois tabliers blancs, que l’on fait tourner chaque jour, en remplaçant à chaque fois le plus sale par un plus propre, de façon à ce que le tablier de devant, celui que le client voit, soit toujours le plus blanc. Le tablier de côté devient ainsi le tablier de bavette, qui passe tablier de dessous. Chaque jour, un des trois tabliers, le plus sale, est changé, après avoir achevé la rotation. Le boucher peut également porter un tablier de protection sous la veste : c’est un tablier en coton très serré et épais, qui descend jusqu’au genou. Ce genre de tablier a du apparaître pendant l’entre-deux-guerres, sans aucune certitude chronologique26.
Figure 23: La boucherie Georges Lazard en 1904 (Grande Boucherie du Bon Marché)
Collection particulière
34La photographie d’une boucherie parisienne en 1904 montre à quel point certaines nuances du costume professionnel peuvent refléter la hiérarchie existant au sein des boucheries de détail dans les villes françaises à la Belle Époque (figure 23). Les trois jeunes apprentis sont identifiables car ils portent un bourgeron sous leur tablier. Le patron, qui porte un nœud papillon, trône au centre de la photo. Les tabliers sont propres et les employés portent la cravate, illustration de la « bonne présentation » préconisée dans les manuels techniques de boucherie.
- 27 Sylvain Leteux, « La boucherie parisienne, un exemple singulier de marché régulé à une époque réput (...)
- 28 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Pa (...)
35Avant 1858, à Paris, la boucherie est une activité strictement règlementée avec une corporation en situation de monopole commercial27. En 1858, le secteur est libéralisé. Dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les bouchers détaillants doivent affronter de nouvelles formes de concurrence (coopératives de consommation, magasins à succursales multiples). Etant devenu un commerçant soumis à toutes les règles de la libre-concurrence économique, le boucher doit s’adapter aux attentes de la clientèle et développer toutes les techniques possibles de la « bonne présentation », tant au niveau du soin apporté à l’étalage de la viande qu’à celui de l’apparence physique des vendeurs (la figure 23 est un bel exemple d’étalage soigné). Dans une enquête de 1893 sur l’alimentation parisienne, l’Office du Travail indique très clairement que « les étaliers sont délibérément choisis « jolis garçons », hardis dans leurs manières, beaux parleurs, car il leur faut toutes les supériorités diplomatiques dans ces débats quotidiens [avec la clientèle féminine], dont le résultat final doit être la disparition complète des viandes de l’étal28 ».
36Nous terminons par un moment assez particulier de l’histoire de la boucherie parisienne, les années 1936-1944, époque où le Syndicat de la Boucherie de Paris, dirigé par deux fortes personnalités, Georges Chaudieu et René Serre, va réagir avec fermeté aux lois sociales du Front Populaire, se placer à la tête du mouvement de défense des classes moyennes et utiliser les thèmes de l’artisanat, du corporatisme et de la défense du petit commerce pour affirmer un mouvement identitaire pro-fasciste qui va trouver son épanouissement naturel sous Vichy, avec la mise en place de la Charte du Travail. Lors des manifestations corporatives de la période 1936-1938, l’utilisation de costumes folkloriques n’est absolument pas à l’ordre du jour (on est bien loin des jurandes ou confréries « festives » qui se reconstituent à la fin du XXe siècle). Il s’agit d’une époque où le tablier blanc des bouchers est utilisé et mis en scène par la profession pour montrer son attachement aux valeurs catholiques et traditionnalistes, dans le cadre de l’UPCB (Union Professionnelle Catholique de la Boucherie).
37L’UPCB se forme en 1930 à Paris dans la mouvance de l’Action populaire catholique, dirigée par un aumônier jésuite, le père Petiteville. À partir du moment où René Serre devient président du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la Confédération Nationale de la Boucherie française, et l’un des principaux dirigeants de la « Confédération générale des syndicats des classes moyennes », les patrons bouchers affichent avec force leur identité catholique et soutiennent activement les activités de l’UPCB (messes, patronage, placement et vestiaire pour les apprentis). Le souci étant alors d’afficher l’identité propre au petit commerce, les bouchers vont se mettre à utiliser le tablier comme un symbole de leur situation sociale médiane entre les ouvriers (qui portent un bleu de travail) et les grands patrons (cols blancs). Le discours syndical patronal (celui de Georges Chaudieu notamment) s’articule autour de thèmes tels que l’honneur du métier, l’amour du travail bien fait, les vertus du travail manuel, autant d’idées qui seront mises en valeur par Pétain après 1940. Afficher des garçons bouchers en tablier blanc lors de fêtes corporatives est un moyen facile d’illustrer un tel discours.
Figure 24: Détail de la couverture du Petit Echo de la Boucherie, 1933.
- 29 Petit Echo de la Boucherie, 1937. Archives jésuites de Vanves, I Pa 805/4.
38Quand le père Petiteville crée en 1933 un bulletin trimestriel pour faire connaître les activités de l’UPCB, on voit distinctement un boucher en tablier sur la couverture, les bras tendus vers le Sacré-Cœur de Montmartre, où se déroule la messe annuelle des bouchers (figure 24). Dans le contexte d’une Action catholique spécialisée, la phrase de Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno de 1931 prend ici tout son sens : « Les apôtres des industriels et des commerçants seront des industriels et des commerçants ». Quand l’UPCB organise une « journée familiale de la Boucherie » en juillet 1937 avec une excursion à Évreux, une course cycliste se tient le matin et la « tenue en bourgeron est obligatoire29 ». Alors que l’Association sportive de la Boucherie existe depuis longtemps et que le syndicat parisien organise des courses pédestres et cyclistes depuis 1900, il faut attendre 1937 pour voir apparaître une telle bizarrerie. Le tablier est bien utilisé comme un symbole politique, ou du moins idéologique, par les bouchers catholiques, la plupart issus de l’Union des Anciens Combattants de la Boucherie, syndicat qui concurrence à droite le syndicat « officiel » entre 1928 et 1937.
Figure 25: Messe corporative des bouchers au Sacré-Cœur de Montmartre, 5 juin 1939.
Archives jésuites de Vanves, I Pa 805/2.
- 30 « Le pèlerinage annuel de la Boucherie au Sacré-Cœur de Montmartre », Revue commerciale de la bouch (...)
39Le père Petiteville note avec fierté qu’en juin 1938, deux garçons bouchers servent la messe en bourgeron lors de la grande cérémonie annuelle de l’UPCB à Montmartre. En 1939, ils sont 32 jeunes bouchers à servir la messe en tablier (figure 25). Cette innovation étant très appréciée par les fidèles assistant à la cérémonie, elle est conservée jusqu’en 1968. Faisant le compte-rendu de la messe des Bouchers à la basilique du Sacré Cœur de Montmartre en juin 1939, un boucher souligne la symbolique religieuse des couleurs portées par les garçons bouchers : « Sous la présidence de Mgr Crépin, la messe commence, l’immense nef est pleine à craquer, à l’autel le prêtre officie servi par deux garçons bouchers en tenue de travail, tout autour dans les stalles 30 de leurs camarades dans leur habit bleu et blanc, aux couleurs de la Vierge et de la boucherie, accompagnent la messe. Puis c’est le Père Dayné qui, du haut de la chaire, exalte le travail et l’âme de la boucherie française30 ». Le costume professionnel, tel qu’il existe à Paris depuis la Belle Époque, est clairement instrumentalisé par l’UPCB et les dirigeants patronaux après 1936.
40Cette instrumentalisation du tablier est consciente et assumée par l’aumônier de l’UPCB. Ainsi, en 1937, le père Petiteville se félicite du fait que la manifestation annuelle de l’UPCB à Montmartre frappe l’opinion. C’est un « des pèlerinages les plus à sensation, d’après les chapelains de Montmartre ». Il note que les bouchers sont « très sensibles à tout ce qui est spectaculaire ». C’est l’apparat du cérémonial religieux, les luminaires, les orgues, la maîtrise qui attirent autant de bouchers à l’église. Le caractère patronal et corporatiste de la cérémonie s’affirme de plus en plus. L’aumônier s’en réjouit : « L’élite de la profession se groupe à ces fêtes. Cette année M. Serre, président du Syndicat parisien, a tenu à venir lui-même ».
Figure 26: Messe de l’UPCB dans la chapelle des Otages, 21 juin 1943.
- 31 Les bouchers catholiques, n°21, 1942. Archives jésuites de Vanves, I Pa 805.
41Sous Vichy, la messe corporative annuelle des Bouchers se déroule dans la chapelle des Otages. En juin 1943, le cardinal Suhard, archevêque de Paris, vient en personne servir la messe des Bouchers. Plusieurs garçons boucher en tablier forment une haie d’honneur pour l’accueillir à la chapelle des Otages et l’entourent pendant l’office religieux, notamment lors de la sanctification (figure 26). Le discours prononcé par René Serre le 9 juin 1942 pendant la messe annuelle des Bouchers est très révélateur de ses choix réactionnaires. Le bulletin de l’UPCB indique que le discours de René Serre « soulève l’enthousiasme de l’assistance par une vibrante improvisation, véritable acte de foi dans les destinées de la Profession et de la France. Les malheurs de la Patrie, dit-il, sont dus, avant tout, à la déchristianisation et à la perte de toute mystique et de tout idéal. (...) La trilogie révolutionnaire de 1789 « Liberté, Égalité, Fraternité » a gonflé les cœurs d’espérance, mais dans notre monde capitaliste, la liberté économique n’a fait que consacrer la royauté de l’argent. La Révolution nationale actuelle se place sous la nouvelle trilogie de « Travail, Famille, Patrie ». Fervents disciples du maréchal Pétain, nous l’adoptons avec enthousiasme, et la cérémonie de ce jour se place sous son signe. Nous fêtons le travail en réunissant autour de l’autel nos amis en tabliers et en bourgerons. Nous fêtons la famille en communiant familialement dans une même foi. Nous fêtons la patrie en priant pour sa résurrection. Une nouvelle charte du travail s’élabore actuellement à Vichy. Elle nous permettra bientôt de réaliser une corporation où l’esprit communautaire prévaudra sur l’égoïsme individuel, et où nos ouvriers trouveront enfin la sécurité du lendemain31 ».
- 32 Toutes les photographies qui montrent la messe annuelle de l'UPCB sont conservées aux Archives jésu (...)
42Entre 1938 et 1968, les jeunes apprentis en tablier qui servent la messe des Bouchers chaque année sont issus de l’École Professionnelle de la Boucherie de Paris, dirigée entre 1949 et 1975 par Georges Chaudieu. Une vingtaine de photographies prises entre 1953 et 1967 montrent la messe annuelle des Bouchers, qui se déroule en grande pompe à l’église de La Madeleine à Paris entre 1947 et 196832. Loin de disparaitre avec le régime de Vichy, le cérémonial soigneusement organisé des apprentis en tabliers qui défilent au début de la messe corporative et qui entourent le prêtre pendant la célébration se développe dans les années 1950 et 1960 (figure 27). L’assistance nombreuse est très sensible à la richesse des costumes professionnels présents: le tablier des apprentis, la tenue d’apparat du suisse, les habits sacerdotaux du clergé.
Figure 27: Messe corporative des Bouchers à la Madeleine, 1956.
43À travers l’exemple des manifestations annuelles organisées par l’UPCB jusqu’en 1968, on voit bien que l’habit professionnel prend un rôle nouveau, qui n’existait pas avant 1936. Nous retenons donc que le tablier est un signe de la fierté professionnelle des bouchers et de leur souci de l’apparence, indissociable de l’activité commerciale qu’ils exercent. Marqueur fort d’une profession, le tablier blanc des bouchers s’expose avec fierté dans les églises françaises depuis les vitraux médiévaux jusqu’aux cérémonies corporatives du XXe siècle, avec des significations variables selon les intentions de l’auteur de l’image.
44Le corpus de 130 images représentant des bouchers entre le XIIIe et le XXe siècle nous permet d’observer quelques constantes. Les représentations naturalistes sont finalement assez minoritaires: traces de sang sur les tabliers de certaines miniatures du Tacuinum sanitatis (XVe), photographies réalistes prises dans les abattoirs parisiens de Vaugirard et de La Villette (XXe). Le geste de l’abattage (hache ou merlin levé devant l’animal), qui évoque la mise à mort tout en l’occultant, constitue un véritable iconème, avec la mise en action de l’outil et la ritualisation du métier. Ce mouvement idiomatique traverse les siècles, depuis les vitraux médiévaux jusqu’aux clichés naturalistes des brigades d’abatteurs. Une « convention figurative » existe donc depuis longtemps pour représenter le professionnel. De même, la connotation négative pesant sur ce métier étant ancienne (violence/férocité, cupidité, concupiscence), il est finalement assez logique que les artistes d’époques différentes utilisent souvent les mêmes procédés pour évoquer les « vices » des bouchers: embonpoint excessif, regard méchant, chien menaçant. Face à ce rejet social fort et persistant, la profession a toujours cherché à donner une image honorable d’elle-même. Malheureusement, les bouchers produisent rarement des images. L’euphémisation de la violence est patente quand ils sont les commanditaires des représentations, par exemple sur les vitraux (scènes d’abattage, défilés du Bœuf gras) ou sur les multiples photographies de boutiques avec l’ensemble du personnel de la Belle Epoque. Au XXe siècle, quand ils possèdent leurs propres organes de presse, les patrons bouchers détaillants utilisent la blancheur du tablier comme un instrument de revendication de leur identité professionnelle. Dans le contexte particulier de la lutte contre le Front populaire après 1936, l’usage public du tablier lors de cérémonies religieuses ou corporatives illustre une volonté politique de la part des dirigeants d’affirmer la fierté du métier et l’attachement à des valeurs traditionnalistes. Les photographies produites par les bouchers entre 1936 et 1968 sont des excellents exemples de la recherche de l’honorabilité par tous les moyens, tendance constatée avec une rare constance depuis plusieurs siècles.