1Pour commencer la réflexion par un sourire, on peut imaginer, à l’aube de la division du travail, alors que la spécialisation des activités commence à peine à bourgeonner, une première forme de mise en images d’un (futur) groupe professionnel par lui-même. Si l’on suit Weber, la plus vieille des professions serait celle des chamanes, des « magiciens professionnels », ceux qui maîtrisent l’art de la transe.
« ..la croyance aux esprits […] a été grandement favorisée par le fait que les charismes « magiques » ne sont possédés que par ceux qui ont une qualification particulière. C’est là le fondement de la plus vieille de toutes les « professions », celle du magicien professionnel. Par opposition avec le charisme ordinaire, le « profane » au sens magique du terme, le magicien est l’homme dont la qualification charismatique est permanente. Il a pris à bail en tant qu’objet d’une « entreprise » la persistance dans un état qui représente ou médiatise spécifiquement le charisme, à savoir l’extase. »
Max Weber, 1971, p. 147-148
2Or, certaines des œuvres les plus remarquables de l’art pariétal magdalénien ont été interprétées comme des productions du chamanisme paléolithique, précisément peintes dans le cadre de cultes fondés sur la transe, et représentant un chamane dans une des phases de son rituel. Les figures thérianthropiques de la grotte des Trois-Frères, dans l’Ariège (Fig.1), en sont des exemples connus, mais pas uniques (Clottes et Williams, 2006). Troublante concordance : le premier groupe professionnel se représentant lui-même dans les premières formes d’art.
Figure 1. Le chamane (reconstitution artistique
Grotte des Trois-Frères
3Notre propos n’est cependant pas de revisiter les controverses que soulève l’hypothèse du chamanisme paléolithique. Revenons plus près de notre époque en suivant simplement le chemin de la rationalisation de la magie en religion, indiqué par Weber. Nous trouverons effectivement dans l’art du Moyen-Orient ancien, où émergèrent les villes et l’écriture, de nombreuses images de prêtres, la profession-souche dont dérivent les autres selon Spencer (1910). La routinisation de la religion nous conduit vers une autre figure professionnelle de lettrés un peu religieux, un peu bureaucrates, celle des scribes, eux aussi bien présents et identifiés dans l’art Mésopotamien, comme l’atteste le paisible Dudu, dont il existe plusieurs représentations (Fig.2). Mais c’est surtout l’Egypte qui abonde en images de scribes, suggérant que ces derniers avaient un fort penchant à se faire représenter, voire à se représenter directement eux-mêmes : sur les papyrus, sur les parois des tombes, sur leur propre sarcophage, le nombre d’images de scribes est impressionnant. Dans une des fresques de la tombe de Menna, « Scribe des champs du seigneur du Double-pays », une armée de ses confrères surveille et enregistre la récolte, plus nombreuse que les paysans occupés à la rentrer.
Figure 2. Dudu. Scribe et prêtre de Lagash (2900-2450 av JC)
Musée de Bagdad
- 1 Toutefois, les scribes se définissent par leur formation en école et leur statut de lettrés, alors (...)
4Les scribes égyptiens offrent la double caractéristique d’être eux -mêmes capables de se représenter, puisque « l’art du contour » fait partie, pour certains d’entre eux, de leurs compétences1, et de posséder une culture professionnelle bien affirmée, qui ne va pas sans une certaine propension du groupe à l’auto-promotion (Piacentini, 1997). A côté de textes comme la Satire des métiers (Matthieu, 2001), dans laquelle un scribe chante les louanges de sa profession (tout en dénigrant les métiers manuels), on trouve, notamment sous la forme de graffiti sur les monuments, nombre d’inscriptions dans lesquelles les scribes évoquent de manière élogieuse leur métier (Ragazzoli, 2010), dans certains cas accompagnées d’un autoportrait (fig. 4).
Figure 3. La récolte. Fresque, tombe de Menna (XVIIIe dynastie, 1401-1390 av JC)
Figure 4. Auto-portrait de scribe dans la tombe d’Antefiquer (Regazzoli, 2011)
5Il y a donc dès l’Antiquité égyptienne des traces éclatantes du souci de certains groupes professionnels de fournir une image visuelle d’eux-mêmes. Il serait vain de songer à en reconstituer toutes les modalités historiques. Nous nous proposons simplement d’en recueillir certaines formes et d’avancer l’hypothèse qu’il existe un genre iconographique particulier, un langage visuel arrimé à cette configuration sociale particulière que constituent les groupes professionnels. Les codes sur lesquels il repose peuvent garder une valeur indexicale sur une longue période de temps, parfois plusieurs millénaires. Leur fonctionnement est basé sur le fait que les outils maniés par les professionnels, ou certains de leurs attributs caractéristiques, possèdent souvent une forme typique qui peut être stylisée tout en restant reconnaissable à travers la variation des époques et des cultures. En outre, la représentation de ces outils est dotée d’une valeur métonymique : en montrant simplement une image de l’outil, c’est le professionnel et même l’ensemble du groupe social formé par les professionnels du même métier qu’on peut évoquer. Nous appellerons ce langage visuel « idiome figuratif » et nous tenterons d’en baliser les dimensions à travers divers exemples.
6Avant d’aller plus loin dans cette voie, qui reste, rappelons-le, très prospective, il convient de prendre la mesure de quelques-uns des obstacles qui se dressent sur le chemin de la connaissance iconographique des groupes professionnels. Nous poserons ensuite quelques jalons nécessaires à la réflexion, en particulier pour préciser dans quel sens nous parlons ici de groupes professionnels et pour situer le rôle des images dans la vie et le fonctionnement de ces êtres collectifs, et nous entrerons enfin dans l’exploration des formes de cet idiome figuratif et de quelques clefs de ses contenus. Nous nous intéressons ici à la manière dont les professionnels se représentent (ou se font représenter) eux-mêmes, mais ces codes visuels qui permettent de reconnaître un métier sont tout autant identifiables et utilisables dans le cadre de la représentation des professionnels par autrui, ce qui fera l’objet d’une étude ultérieure.
7En dépit du gisement immense de matériaux qu’elle pourrait mobiliser, l’iconographie des groupes professionnels reste particulièrement peu développée dans la sociologie française. Les travaux demeurent extrêmement rares, et ce sont la plupart du temps des historiens ou des ethnologues qui alimentent la recherche. Une dynamique s’est lancée autour du festival « Filmer le travail », mais elle concerne pour l’instant le travail dans un sens large et non les groupes professionnels en tant que domaine spécifique. Sans doute les raisons de ce retard tiennent-elles aux résistances auxquelles se heurte classiquement la sociologie visuelle (Terrenoire, 1985 ; Maresca, 1996). Ces réticences ont fait l’objet d’analyses suffisamment approfondies pour qu’il ne soit pas nécessaire de les répéter (Géhin et Stevens, 2012). Elles semblent céder du terrain et laissent s‘épanouir de nouvelles perspectives de développement, aussi bien dans l’enseignement (Maresca et Meyer, 2013) que dans la recherche et dans les réflexions épistémologiques sur l’usage des images (Papinot, 2014).
8Il reste cependant à franchir d’autres étapes pour parvenir à mieux tirer parti des potentialités de connaissances qu’offre l’analyse des représentations iconiques. La plupart du temps, elles sont abordées comme des formes visuelles définies uniquement par leurs propriétés plastiques, et fonctionnant selon le présupposé que la relation signifiant/signifié peut se déchiffrer de manière neutre et univoque. En somme, les images sont traitées comme des équivalents de mots, comme des signes reflétant ou imitant le réel, alors qu’elles ne se réduisent nullement à cela. Il faut en effet se souvenir que toute image est une épiphanie de l’imaginaire. Elle est à la fois le produit et le support de l’activité imageante, qui fait inévitablement intervenir l’imagination. Une image « dit » toujours plus que ce qu’elle montre, mais cette dimension n’est habituellement pas prise en compte.
9Avant de revenir sur cette question, il faut signaler d’autres obstacles qui tiennent cette fois au statut de la sociologie des groupes professionnels en France. Si la sociologie visuelle fait l’objet d’une reconnaissance tardive et encore timide, la sociologie des groupes professionnels sort, quant à elle, d’une longue période d’ignorance. En dépit de brillants débuts, sous l’égide de Durkheim, les groupes professionnels sont tombés dans l’oubli et, lorsque la sociologie française entame sa « refondation » dans les années 1950 (Chapoulie, 1991), elle le fait en s’inspirant fortement du marxisme et en se tournant vers le travail et les ouvriers. La sociologie des professions qui s’est développée en Angleterre et aux Etats-Unis reste marginalisée, ayant le double tort de s’intéresser à des « bourgeois » et de provenir de la sociologie américaine en ces temps de guerre froide. Les quelques recherches qui se tournent vers elle au cours des années 1960, en particulier autour de la sociologie des cadres (Gadéa, 2003), seront balayées par la nouvelle vague de marxisme qui déferle au cours des années 1970, et ce ne sera que dans les années 1980 et 1990, à la faveur de la montée de l’interactionnisme (et après l’effondrement du bloc soviétique, qui entraîne le discrédit des formes dogmatiques du marxisme), que l’intérêt pour les professions se développera de nouveau, avec une grande vitalité, il est vrai. Encore faut-il noter que cette sociologie des professions, calée sur une vision du monde social qui fait référence au développement historique des professionals, catégorie sociale qui n’existe pas en France, comporte une part d’ethnocentrisme. Elle peine à prendre pleinement en compte l’ensemble des groupes professionnels, très différents du modèle de la profession anglo-américaine dans leur immense majorité. Cette catégorie n’en représentant, en réalité, qu’un cas-limite.
10La perspective interactionniste devenue dominante invite à aborder de la même manière les « professions prestigieuses et les métiers humbles » (Hughes, 1996) et à ne pas considérer la notion de profession comme un concept sociologique mais comme un folk-concept (Becker, 2006), mais elle reste habitée par la conception socio-américaine de la profession. Un mouvement se dessine pour adopter une perspective pleinement ouverte à l’infinie diversité des groupes professionnels (Demazière et Gadéa, 2009). Cela suppose de construire une conceptualisation originale des groupes professionnels qui s’émancipe du modèle de la profession. Ce vaste chantier n’en est qu’à ses balbutiements. Nous nous contenterons ici d’indiquer quelques éléments de base concernant la manière dont nous abordons les groupes professionnels.
- 2 Cependant, ces dimensions ne variaient pas nécessairement ensemble. Ainsi, Cerruti (1990) montre qu (...)
11Nous désignons par ce terme des groupements humains de formes et de consistances très variables, fondés sur une modalité particulière de lien social : le lien qui se tisse entre les individus qui occupent une position similaire dans la division du travail et qui exercent des activités analogues. Il y a dans tout groupe professionnel deux dimensions fondamentales. L’une renvoie aux caractéristiques du conglomérat social qui façonne le groupe en tant que corps (le nombre d’individus, leurs origines et propriétés sociales du point de vue du genre, de l’âge, de l’origine sociale, etc…, la cohésion du groupe, ses formes d’organisation, son histoire et sa culture, le type de relation qu’entretiennent ses membres…). L’autre concerne le lien qui s’établit entre le groupe et son espace professionnel. Cette relation repose en général sur des savoirs plus ou moins exclusifs et spécifiques qui justifient l’appropriation par le groupe d’un territoire particulier dans la division du travail. Elle peut inclure des formes très puissantes de monopole protégé par la loi, mais elle peut rester beaucoup plus précaire et incertaine comme le sont beaucoup de « petits métiers » par lesquels des millions de personnes gagnent leur vie dans le monde. Ces deux dimensions, la forme du groupe et la manière dont il occupe son territoire, sont souvent étroitement articulées l’une à l’autre. Par exemple, les statuts des corporations de l’Ancien régime concernaient aussi bien la manière dont les membres devaient se comporter les uns envers les autres que les façons de travailler et de réguler la concurrence2, mais il convient de les distinguer analytiquement pour avoir à l’esprit la grande variété de configurations qui peut résulter de leur combinaison.
12Dans cette perspective, les groupes professionnels se définissent comme une modalité du lien social, articulée à d’autres, entrelacée avec elles. Dans la mesure où ce lien atteint quelque consistance, il fait naître à des sentiments d’appartenance, des valeurs partagées, des formes d’identité collective, mais aussi des intérêts communs. Il donne lieu à une forme d’expression symbolique qui forge la cohésion de la communauté, ainsi qu’à des valorisations du groupe et des efforts de légitimation de sa position sociale réelle ou revendiquée. Les images contribuent à la construction et l’entretien de la conscience sociale du groupe (Strauss, 1991), elles fixent les traits d’une figure idéalisée, immortalisent les évènements fondateurs, cristallisent les émotions et favorisent les identifications, offrent des emblèmes unificateurs et des signaux de ralliement. Elles peuvent aussi contribuer à la transmission des connaissances et constituer des codes techniques, à travers les plans, les croquis, les signes conventionnels propres à un métier, comme les marques des charpentiers (Epaud, 2007) ou les signes lapidaires des tailleurs de pierre (Esquieu & Hartmann-Virnich, 2007).
13Pour prendre en compte toute la richesse des images, il faut, disions-nous, les considérer comme des épiphanies de l’imaginaire, des déclencheurs qui mettent en mouvement la « faculté de déformer les images », pour le dire dans les termes de Bachelard :
« On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. Il y a perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. La valeur d’une image se mesure à son auréole imaginaire »
(Bachelard, 1990, p. 10-11)
14Le rapport entre le signifiant et le signifié de l’image n’est pas fixe et conventionnel, il relève du symbolique, d’un sens qui n’est pas donné en entier dans la forme, mais qui suppose un travail d’interprétation. Le signe iconique est une chose qui représente une autre chose, comme le suggère Peirce, il reste pure potentialité tant qu’il n’a pas été interprété.
15Certes, l’interprétation suppose une culture commune, un partage de codes, mais le propre de l’image est qu’elle est en quelque sorte re-produite par la lecture de l’observateur, elle donne naissance à d’autres images, qui peuvent ne pas avoir été prévues par l’auteur. Le « lecteur » ne se contente pas de déchiffrer du sens, il le recrée, en partie par ce qu’il doit combler le décalage inévitable qui s’instaure entre le signifiant et le signifié.
[le sens du symbole] « ne suppose pas une entière adéquation du signifiant et du signifié ; il y a entre les deux un décalage véritablement interne au symbole. C’est ce qu’exprime la notion d’analogie » (Ledrut, 1984, p. 78).
16Ce processus n’est pas une simple opération cognitive, l’image se caractérise également par la participation émotive qu’elle suscite, par le retentissement affectif qui accompagne la mise en mouvement de l’imaginaire. De ce fait, elle est souvent utilisée pour frapper l’esprit, pour marquer la mémoire en gardant la trace de l’émotion.
17D’autre part, les groupes professionnels sont producteurs d’images, pas nécessairement au sens de formes iconiques, mais au sens plus large de scènes, de situations qui se prêtent à la picturalisationou qui frappent le spectateur. Certains métiers, notamment dans la métallurgie, sont particulièrement spectaculaires en raison du cadre dans lequel ils s’effectuent, et ont inspiré nombre de scènes de romans ou de tableaux de peintres. D’autres au contraire, sont chargés d’une telle intensité dramatique que les profanes ne peuvent en supporter la vision : les chirurgiens qui invitent les profanes à assister à une opération escomptent avec un certain amusement qu’ils vont tourner de l’œil à la vue du sang qui gicle et des chairs ouvertes (Gadéa & Cleau, 2013). Il y a en effet une scénographie dans le travail des professionnels, une « représentation » au sens goffmanien, dans laquelle le professionnel se met en scène en présence d’autres individus, « public » ou autres professionnels, auprès desquels il aura à jouer son personnage, à recevoir leur réplique et à obtenir de leur part une confirmation de sa propre capacité à s’acquitter du rôle qui lui échoit. Tous les ingrédients de la « métaphore dramaturgique » sont présents dans les lieux du travail : décor, façade personnelle, et même coulisses. La division du travail équivaut à une distribution des rôles et implique une répartition inégale du « relief dramatique », les uns tenant le devant de la scène pendant que d’autres sont relégués dans l’ombre. La mise en scène est si importante dans la construction de l’image publique du groupe professionnel que lorsque les débutants, qui ont choisi leur métier en adhérant aux figures idéalisées que véhiculent les stéréotypes profanes, découvrent la réalité prosaïque des coulisses, ils s’en trouvent souvent très perturbés et peuvent éprouver de véritables crises de vocation (Davis, 1966).
18Dans son analyse de cette scénographie qu’il appelle « drame social du travail », Hughes (1996) souligne qu’il existe un décalage émotionnel entre le professionnel et le client, car les problèmes pour lesquels l’intervention du professionnel est sollicitée présentent la plupart du temps pour lui un aspect prévisible et routinier, alors qu’ils apparaissent pour le client comme particuliers, intenses et générateurs d’inquiétudes. Ces transactions subjectives sont souvent formatées par les prescriptions professionnelles obligeant à se livrer à un « travail émotionnel » (Hoschild, 2003) pour donner à voir les sentiments attendus dans le cadre de son métier : l’hôtesse de l’air et le stewart doivent garder le sourire sans rien laisser paraître de tout ce que leur métier a de fatiguant, à commencer par la relation avec les passagers (Barnier, 1997), l’agent des pompes funèbres doit faire preuve de compassion mais avec tact (J. Bernard, 2007), la caissière doit savoir encaisser l’agressivité des clients et la pression de la hiérarchie (S. Bernard, 2014).
19On pourrait distinguer, à partir de cette notion de « drame social du travail », deux scènes où les professionnels sont amenés à produire une image d’eux-mêmes. La première est celle des interactions avec les clients, les usagers, les profanes. Elle peut constituer une véritable composition de personnage, expressément destinée à impressionner le profane :
« Quels que soient les moyens employés, les huissiers s’accordent généralement à considérer que leurs prestations face aux débiteurs s’apparentent à de véritables mises en scène [Goffman, 1973] : « (Enquêteur) – Est-ce qu’on peut dire qu’il y a une gestion des émotions chez l’huissier ? (L’huissier) – Absolument. (L’enquêteur) – ... Un calcul complet de la relation... (L’huissier) – Calcul et comédie... Ça c’est clair, il y a une comédie permanente... le but ultime, c’est de rapprocher son comportement réel du comportement visible du débiteur ; vous arrivez, vous êtes naturel, le débiteur comprend le message, c’est difficile, il faut arriver à trouver un juste milieu entre, d’une part, son comportement personnel, à essayer de rapprocher au maximum les deux pour que ça devienne naturel, qu’on voie pas que c’est une comédie ». Ainsi, attentifs à l’image qu’ils vont donner d’eux-mêmes, la plupart des huissiers vont porter une grande attention à leur tenue vestimentaire, à leur niveau de discours – i.e. hyper- ou hypo-correction linguistique –, à leurs mimiques – e.g. sourire ou visage grave, ton sec ou doux, etc. – : « Il y a un aspect qui recouvre un petit peu tout, c’est l’image de l’huissier... pour les gens quels qu’ils soient... Il y a un fait symptomatique, c’est que j’ai quasiment jamais besoin de sortir ma carte professionnelle, et ça, tous les professionnels vous le diront... mais on n’a pas besoin de justifier notre qualité de... Les gens, même s’ils ne nous connaissent pas, par le discours, par l’attitude, par la sacoche, la cravate... Beaucoup de confrères n’en mettent pas. Moi, j’estime que l’aspect décorant, c’est important. C’est très important, vous arrivez en jean, pull-over, cool comme ça [i.e. comme l’enquêteur], vous avez déjà perdu la première manche. Le premier contact, il est visuel, et il faut instaurer un certain respect, une certaine distance. » Si d’autres, au contraire, se montrent réticents à l’idée d’afficher « une certaine distance » par l’habillement ou, plus généralement, par leurs comportements, préférant « ne pas marquer la différence de classe [sociale] », tous demeurent soucieux de l’image qu’ils produisent auprès du débiteur, car ils savent que c’est en partie d’elle que dépend l’issue de leur relation. (Matthieu-Fritz, 2005, p. 494).
20Le rôle du « costume », c’est-à-dire de la tenue de travail, blouse, uniforme est très important, et on aurait tort de le réduire à une apparence. Il constitue plutôt un attribut du métier qui fonctionne comme une présomption d’attributions.
« On notera qu’à l’origine l’habit ne désignait pas n’importe quel vêtement mais une forme typique, une sorte d’uniforme : habit du moine, habit de chevalier, équipement du soldat, etc. Il s’agissait d’une apparence établie donnant à voir de quelles fonctions le porteur était, dans tous les sens du terme, investi, et l’autorisant à agir conformément à ces fonctions. Ce qui explique pour une part le lien avec la notion d’habitude. La liaison habitude/habit trouvera plus tard, par le biais d’un emprunt à l’italien, un parallèle sémantique remarquable dans le double coutume/costume, comme l’avait d’ailleurs relevé Goblot.[…] Pas plus que l’habit, le costume n’est un vêtement ordinaire. C’est la fixation sur l’individu d’une forme typée, ou si l’on préfère, d’un habitus collectif objectivé » (Héran, 1989, p. 389).
21On passe ainsi vers le deuxième niveau du drame social du travail, qui ne concerne plus seulement l’interaction directe lors du travail entre le professionnel et le profane mais la dimension collective. L’ensemble du groupe professionnel entre en représentation devant le public, ses membres étant pris comme représentants de l’être collectif auquel ils appartiennent. On pourrait reprendre à ce propos le terme d’audience utilisé par Abbott (1988) pour évoquer ces arènes publiques ou les groupes professionnels jouent leur légitimité aux yeux de l’Etat, des médias, des autres professionnels…, mais il faudrait l’élargir pour inclure l’idée de présentation de soi collective destinée à étaler l’honneur du groupe, à lui permettre de montrer sa dignité, sa respectabilité, son opulence.
22On se souviendra combien les corps de métier de l’Ancien régime attachaient d’importance au rang qui leur était attribué dans les processions et les cérémonies. Le « rôle des estats et métiers », la liste des métiers reconnus d’une ville reflétait la hiérarchie, le prestige, la puissance des corporations. De nos jours, c’est aux médias, aux plans de communication qu’échoit ce rôle, voire, nous y reviendrons plus tard, aux mises en scène dramatisées de la profession lors de manifestations de rue destinées à produire des images frappantes afin que les photographes et les caméras les diffusent.
23Lorsque ces mises en scène donnent lieu à la production d’images au sens iconographique, quelle que soit leur nature, elles sont susceptibles de mettre en œuvre les ressorts sémiotiques de l’idiome figuratif des groupes professionnels. Cette expression est inspirée d’une part de « l’idiome corporatif » dont parle Sewell à propos des ouvriers de métier et des artisans (1983), d’autre part de « l’idiome rituel » évoqué par Goffman à propos des ritualisations de la féminité.
24A Sewell, nous empruntons la conception large du langage : « non seulement les propos tenus par les ouvriers ou les discours théoriques sur le travail, mais également l’ensemble global des arrangements institutionnels, des gestes rituels, des méthodes de travail, des formes de lutte, des coutumes et des actions qui confèrent une forme intelligible au monde ouvrier » (1983 p. 30). En somme, il s’agit des formes d’expression langagière mais également des codes sociaux qui expriment la culture des artisans des corporations et qui manifestent sa persistance latente dans la culture ouvrière jusqu’au milieu du XIXe siècle. Cette idée rejoint celle de Goffman, qui a pour objet les représentations des hommes et des femmes, régies par un ensemble de codes visuels obéissant à des règles tacites mais connues des interactants et véhiculant à travers des formes différentes le même schème de domination masculine. Dans les deux cas, on retrouve le principe d’une variation des formes à travers lesquelles s’exprime un même corps de pensées, croyances ou savoirs, formulés selon des codes qui n’ont pas besoin d’être formalisés mais se laissent aisément comprendre par les membres de groupes sociaux dans lesquels ont cours ces énoncés.
25Par analogie avec ces deux auteurs, nous définirons l’idiome figuratif des groupes professionnels comme un ensemble de codes visuels qui permet de désigner un métier par des conventions de représentation qui donnent à voir les outils ou un certain nombre d’attributs caractéristiques de ce métier : la truelle permet d’identifier le maçon, la hache le bûcheron, l’enclume le forgeron, la robe l’avocat, etc. Ce principe de représentation est tacite, et il possède une étonnante longévité, mais aussi une grande ubiquité, car il peut se retrouver à travers des cultures et des époques très différentes. Les formes techniques sont en effet, comme l’a noté Leroi-Gourhan (1971), des réponses pratiques à des problèmes d’action sur la matière que les humains ont eu à se poser pendant des millénaires et qui ont pu passer par des solutions semblables, du moins suffisamment ressemblantes pour être reconnues par des individus appartenant à des cultures différentes, et les systèmes techniques peuvent réintégrer et conserver pendant des siècles des outils et méthodes issus des systèmes antérieurs (Gille, 1978).
Figure 5. Tour de potier
Leroi Gourhan, 1971
26Prenons l’exemple du potier : son outil emblématique est le tour, qui se représente aisément par un disque posé sur un axe, souvent entraîné par un volant actionné avec les pieds (fig. 5). Il est frappant de constater combien non seulement l’outil, mais la position du corps et les gestes sont similaires entre la photo prise par Kollar dans les années 1930 et la plaque corinthienne du VIe siècle avant JC conservée au Musée du Louvre. La plage de temps sur laquelle s’étend l’usage du tour de potier est telle que l’observation ethnographique de certains groupes contemporains reste une méthode pertinente d’étude de la spécialisation artisanale au néolithique (Roux, 1998). Certes, il aurait été plus difficile de faire le rapprochement s’il s’agissait de représentations montrant le potier au four et non au tour, mais nous voulons montrer que ces éléments de langage iconique permettant l’identification existent, sans prétendre qu’ils constituent des formes exclusives de représentation. C’est d’ailleurs une question très intéressante et importante que soulève la différenciation du pouvoir évocateur de certains outils plutôt que d’autres. Sans doute peut-on imaginer qu’une sélection des formes reconnaissables est faite à travers les époques et les cultures, et que ne survivent que celles qui continuent de « dire quelque chose » aux observateurs éloignés dans le temps ou dans la façon de voir le monde. Mais il est impossible de la traiter ici. Pour l’heure, nous n’en sommes qu’à esquisser les formes élémentaires de l’idiome figuratif.
Figure 6. Potier à son tour.
Photo de François Kollar (2000)
Figure 7. Potier à son tour, plaque corinthienne de Penteskouphia, 575-550 av.J.-C.
Musée du Louvre
27Comme un langage, cet idiome figuratif permet de combiner des éléments de base en unités dotées de signification et susceptibles de s’articuler ensemble pour exprimer des messages complexes. En nous inspirant de la sémiologie graphique de Bertin (1967) qui demeure un des fondements de la cartographie (Steinberg,2000), nous appellerons « graphèmes » les plus élémentaires de nos formes iconiques, disposées généralement de manière à constituer la représentation d’un outil ou un attribut professionnel, et « iconèmes » la combinaison de ces éléments en un ensemble qui permet de passer, par association d’idées métonymique, de l’outil au personnage du professionnel, ou au groupe professionnel dans son ensemble, voire à un agrégat professionnel plus large (les cheminots, les fonctionnaires, les cadres, etc. ). L’idiome figuratif peut donc se définir comme l’ensemble des combinaisons d’iconèmes propres à l’espace sémiotique des groupements en métiers.
28Prenons un autre exemple pour donner un aperçu de la richesse que peuvent prendre les combinaisons d’iconèmes.
Graphème 1.
Les images ci-dessous sont issues d’un catalogue en ligne d’outils à main. Leur forme reste proche de celle de la faucille de l’âge du bronze, plus veille de plus de trois mille ans.
Figure 7 et 8. Faucilles contemporaines à gauche et à droite faucille du chalcolithique
http://www.archeologie-et-patrimoine.com
Graphème 2
Figure 9 et 10. Marteaux contemporains à gauche et à droite marteau néolithique en bois de cerf (Musée Dobrée de Nantes)
29Tout aussi simple, le deuxième graphème (Fig.9) donne à voir un outil de percussion composé d’un manche et d’une masse de métal qu’on appelle un marteau, dont la forme reste elle aussi reconnaissable depuis des millénaires. Le fait qu’il s’agisse d’une masse destinée à frapper avec une certaine force a conduit au rapprochement avec le travailleur de force, l’ouvrier de l’industrie, le prolétaire, avec une connotation énergique et virile. La faucille symbolise le travail des champs, la figure du paysan. Sa forme plus fine et arrondie la fait souvent associer au féminin, comme le montrent de nombreuses affiches politiques de la République espagnole (Gomez Escarda, 2008) (Fig.11). L’iconème composé par combinaison de ces deux graphèmes est universellement connu (Fig.12).
Figure 11. Affiche de J. Antonio. Femme à la faucille
Figure 12. Faucille et marteau
30Choisis en 1918 par le Conseil des commissaires du peuple pour l’emblème de la jeune république soviétique symbolisant l’union des ouvriers et des paysans, et par extension l’ensemble des hommes et des femmes de la nouvelle société socialiste en construction, la faucille et le marteau entrecroisés sont devenus partout dans le monde le synonyme sémiotique du communisme. Ironie de l’histoire : alors que l’anarcho-syndicalisme, porté par des ouvriers de métier, est marginalisé dans le mouvement ouvrier, le marxisme vainqueur qui prône l’effacement des syndicats de métier dans la classe ouvrière, prend pour emblème ces marqueurs des métiers que sont les outils.
Figure 13. Affiche journée internationale du travail
Figure 14. Ouvrier et kolkhozienne, exposition universelle de Paris, 1937.
31A partir de là, se déploie un flot sans fin de discours sémiotiques brodant des significations supplémentaires sur ce canevas. On peut ajouter d’autres outils pour suggérer l’union de l’ensemble des travailleurs (Fig.13). On peut bien sûr exalter la puissance de cette union des travailleurs et des paysans, sous la forme d’une statue monumentale comme le groupe qui ornait le pavillon de l’URSS à l’exposition universelle de Paris en 1937 : à 25 mètres de hauteur, un ouvrier brandissant le marteau rejoint dans son geste par une kolkhozienne levant la faucille, tous deux en acier inoxydable, pas en avant, lancés dans la marche vers le communisme et annonçant la révolution mondiale (Fig.14). On peut ajouter des subtilités : la RDA, consciente de son avance technologique et économique sur les autres pays d’Europe de l’Est et de la qualification de sa main d’œuvre, adopte le compas plutôt que la faucille sur son drapeau. L’Autriche social-démocrate insère dans les serres de l’aigle de ses armoiries une faucille et un marteau couleur or, comme la couronne sur la tête de l’aigle, signifiant l’autorité du chef (fig.16). Mais on peut aussi imprimer la faucille et le marteau sur un coussin, pour faire comprendre qu’il est temps de s’asseoir sur les promesses du communisme (Fig.17)…
Figure 15 et 16. Drapeau de la RDA et armoiries de l’Autriche
Figure 17. Faucille et marteau sur un coussin
32Autre occurrence, plus étrange mais révélatrice de la puissance expressive du marteau en tant que symbole de métier : : Henri Schneider, grand capitaliste, se fait représenter en 1890 à la manière des artisans du Moyen-Age sur le vitrail de l’église Saint Henri dont il finance la construction. Agenouillé, en position d’orant, la main appuyée sur la tête d’un marteau posé sur une enclume, le descendant des maîtres des forges se rallie en effigie à la communauté des forgerons (fig. 18).
Figure 18. Vitrail d’Henri Schneider. Eglise de Saint Henri, Le Creusot. (1890)
33Prenons un autre exemple, qui nous ramène aux scribes. Le graphème est cette fois le principal outil du scribe, la palette avec ses deux godets pour la couleur, généralement l’un rouge, l’autre noir. Il est accompagné du calame, mince tige de roseau dont le bout mâchonné sert de pinceau (fig. 19)
Graphème 3
Figure 19. Palettes de scribe égyptien
Musée du Louvre
34De nombreux exemplaires de palettes ont été conservés et montrent que la forme était stable, parfaitement reconnaissable dans ses représentation dans les fresques et dessins.
35L’iconème issu de la combinaison avec d’autres graphèmes (les traits du personnage, sa coiffure, sa posture) est l’image du scribe lui-même, la palette à la main, avec le geste caractéristique du métier (Fig. 20).
Iconème 1
Fig. 20. La récolte (détail)
Fresque, tombe de Menna (XVIIIe dynastie, 1401-1390 av JC)
36La particularité de ce graphème est qu’il fait partie intégrante de l’écriture hiéroglyphique. On trouve en effet de nombreuses formes paléographiques représentant la palette du scribe et le calame (hiéroglyphe Y3 et Y4 dans la classification de Gardiner), attachés à une petite bourse servant à garder les couleurs. Cette écriture étant figurative, ce caractère signifie « écriture », et par extension, sert de déterminatif, en association avec le caractère représentant un homme assis pour désigner le scribe lui-même.
Y3 (palette, écriture) +A1 (homme assis, homme en général) = scribe
- 3 Source : Chaby & Gulden, 2014.
37Par définition, l’iconème ainsi formé se combine à d’autres hiéroglyphes et participe non plus à un idiome mais à un véritable langage3.
« scribe de l’offrande divine »
« scribe aux doigts excellents »
« scribe du trésor »
38Pour en finir avec ce très sommaire aperçu de la richesse du halo de significations visuelles qui entoure la figure du scribe, soulignons que la dimension imaginaire et émotionnelle de l’image revêt ici toute sa force, puisque cette écriture sacrée était réputée posséder des pouvoirs magiques.
39Pour tenter de comprendre le fonctionnement de cet idiome figuratif et la manière dont il permet de formuler des énoncés, il semble qu’on puisse regrouper les formes d’articulations entre le motif graphique et sa signification en trois grands registres sémiotiques.
40Le premier est celui de l’emblème : l’image est figurative et contient un motif qui évoque clairement l’activité du groupe professionnel. Il s’agit très souvent de l’outil principal qui permet de reconnaître le professionnel, mais cela peut être également l’objet du travail ou le produit. Un filon très riche de représentations emblématiques nous a été légué par les armoiries des anciennes corporations, condensation de leur quête de prestige, mais résultat aussi de leur implication dans la défense de la cité, car c’est par égard à leur fonction de milice assurant périodiquement la garde des remparts que les corporations furent autorisées à se doter d’armoiries, faisant accéder les artisans à une parcelle du prestige de la chevalerie. En ce domaine, l’Armorial général de France, réalisé à la fin du XVIIe par d’Hozier à la demande de Louis XIV, constitue une source extrêmement riche et aisément accessible via la BNF. Dans beaucoup de cas, le contenu des armoiries est simple et parfaitement explicite : celle des bouchers de Rouen se réduit à une tête de bœuf surmontée d’une « feuille » (Fig.21), le grand couteau des bouchers ; celle des charrons de la même ville de Rouen porte une doloire entourée de deux roues de charrette (Fig.22) ; les tailleurs de Paris se contentent d’une paire de ciseaux entrouverts (Fig.23).
Figure 21, 22 et 23. Bouchers de Rouen (Vieil Marché et Porte Beauvoisine) (à gauche), Charrons de Rouen (au centre), Tailleurs de Rouen (à droite).
41Le registre du symbole fait disparaître le lien de contiguïté visuelle entre le signifiant et le signifié. Il passe par la nécessité de faire intervenir un concept qui doit être connu du spectateur pour pouvoir retrouver la signification de l’image dont la forme paraît sans cela abstraite, arbitraire et obscure. Le déchiffrage se fait à la manière d’un rébus, en identifiant le sens des graphèmes un par un.
Figure 24. Caducée des médecins français
42Les professions intellectuelles, notamment celles qui concernent la santé, semblent avoir un penchant particulier pour ce type de représentation. Les médecins français utilisent ainsi un caducée formé par deux graphèmes : le bâton d’Esculape entouré d’un serpent, surmonté par un miroir, censé signifier la réflexion (Fig.24). Il faut donc passer par la mythologie gréco-romaine pour situer le personnage d’Asclépios (Fig.25), le culte dont il fit l’objet, vénéré sous la forme de serpents entretenus dans ses temples, avant de pouvoir faire le rapprochement avec le logo que les médecins collent sur le parebrise de leur véhicule.
Figure 25. Statue d’Esculape, trouvée à son sanctuaire d’Epidaure. Conservée au Musée d’Athènes
43De même, le caducée des pharmaciens ne peut-il comprendre sans faire appel à la figure d’Hygie, fille d’Asclépios, déesse de la santé, la propreté et l’hygiène, généralement représentée sous la forme d’une jeune portant un serpent enroulé sur son bras qui s’apprête à boire à la coupe qu’elle tient à la main (Fig.26). La coupe d’Hygie, censée synthétiser l’évocation du serpent par analogie à Asclépios et l’idée d’un traitement buvable administré au patient, constitue un choix tardif, adopté en 1942 par le Conseil national de la pharmacie (Fig.27).
Figure 26. Statue d’Hygie, trouvée à Ostie en 1797 et conservée au Los Angeles County Museum of Art.
Figure 27, 28 (de gauche à droite). Caducée des pharmaciens, Caducée des audioprothésistes
44Là encore, l’iconème de base avec le motif du serpent se conjugue à d’autres graphèmes. Par exemple, en remplaçant la coupe par un diapason, il devient le caducée des audioprothésistes (Fig.28). La dominance des médecins sur les professions paramédicales (Freidson, 1970) s’étend jusqu’au domaine iconique : les infirmières et nombre d’autres groupes professionnels imitent avec des variations stylisées celui des médecins, et sont obligés d’ajouter le nom de leur profession pour éviter les confusions.
45Plus dépourvue encore de toute ressemblance avec son objet, la croix verte des pharmacies serait due à l’interdiction d’utiliser le symbole de la Croix-Rouge, édictée en 1913, mais qui n’aurait que très progressivement été respectée. Il existe par ailleurs nombre de détournements humoristiques du caducée des médecins qui prennent appui sur l’iconème de base pour produire un gag visuel en l’associant à une clef pour les mécaniciens (Fig.29), à un lavabo pour les plombiers (Fig.30), etc.
Figure 29 et 30. Détournement de caducée avec à droite les outils du mécanicien, utilisé comme avatar d’un intervenant dans un forum de mécanique et à gauche détournement par les plombiers
46Un troisième cas de registre figuratif englobe des productions au statut un peu intermédiaire, qui tient du caractère arbitraire et obscur du symbole, mais qui offre tout de même des indices pour deviner le référent auquel il est fait allusion. Nous l’appellerons « registre de la signature », par analogie à cette vieille forme de botanique médicinale qui attribuait aux plantes des propriétés identifiables au moyen d’une « marque », un indice visible à leur forme, leur couleur, à quelque détail de leur aspect, qui entretenait une affinité avec cette propriété cachée : la pulmonaire aux feuilles marbrées était supposée guérir les maux des poumons, la carotte orangée soignait la jaunisse, etc. (Cf. Foucault, 1967, Denizot, 2007). Comme pour le symbole, il faut déchiffrer les indices du rébus.
Figure 31. Drapeau syndical des délaineurs de Mazamet (détail)
Figure 32, 33, 34 et 35. Blasons des cordonniers (de gauche à droite) de Pont l’Abbé, de Hazebrouck, de Dôle puis de Valenciennes.
47Les délaineurs de Mazamet (Fig. 31) ne représentent pas leurs outils sur leur drapeau syndical, ils nous mettent cependant sur la voie en montrant de la laine sous la forme d’un mouton sur pied (Cazals, 2008). Une vaste réserve d’exemples est fournie de nouveau par les blasons des corporations, en particulier lorsqu’ils font référence aux épisodes les plus significatifs de la vie de leurs Saints patrons. Il est possible ainsi de reconstituer toute une gamme d’iconèmes, qui vont de la représentation classique (emblématique) des outils ou du produit, par exemple dans le blason des cordonniers de Pont-L’Abbé (Fig.32), à des allusions à des personnages plus mystérieux. Sur le blason des cordonniers de Hazebrouck, un homme vêtu d’une longue robe à la manière des romains tient une palme d’une main, un couteau à demi-lune dans l’autre. Il représente Saint Crépin, évangélisateur de Soissons, qui était cordonnier, comme le confirme l’escarpin dessiné à son côté (fig. 33). Les cordonniers de Dôle vont jusqu’à installer non pas un mais deux Saints sur le blason, Saint Crépin et Saint Crépinien, tous deux au travail dans l’atelier, surmontés d’une vierge à l’enfant qui les attend dans son nuage (Fig.34). Mais ceux de Valenciennes optent pour un épisode différent de la vie des deux Saints, celui de leur martyre dans une marmite de plomb fondu, dont ils sortirent indemnes dit la légende. On voit donc deux étranges individus qui semblent prendre tranquillement un bain dans une marmite léchée par les flammes (Fig.35), sans plus aucun lien apparent avec les cordonniers. Il faut remonter le fil à partir de la légende –qui devait être familière aux citadins du Moyen-Age pour retrouver la corporation dont il s’agit.
48Si l’on passe à présent des structures du langage aux pratiques langagières, au « texte » visuel qu’il permet d’articuler, on distinguera, à titre exploratoire, quelques usages de l’idiome figuratif qui semblent centraux, et qui contribuent à le caractériser en tant que phénomène social. Dans la réserve sans doute immense de contextes socio-historiques dans lesquels il s’insère et d’enjeux dont ce langage visuel est rendu porteur, trois lignes directrices semblent guider les mises en images.
49En premier lieu, le langage visuel peut servir à affirmer l’existence du groupe professionnel, ou la présence d’un de ses membres. Il ne s’agit pas de simple signalétique mais de la marque d’une volonté d’accéder à l’existence, une affirmation de soi du groupe, qui a son pendant au niveau individuel, en tant que revendication d’appartenance. Une des formes les plus connues en est la tradition suivie pendant des siècles par les compagnons qui signaient par un graffiti leur passage en des lieux dotés d’une valeur particulière sur le chemin du Tour de France, comme le pont du Gard, ou l’escalier à vis de l’abbaye de Saint-Gilles du Gard. En gravant la trace de leur passage (leur nom de compagnon, l’année, souvent un outil : polka, équerre), ils s’inscrivaient dans la lignée de ceux qui les avaient précédés dans le métier. De façon générale, ce désir d’affirmation doit être considéré à l’aune des siècles de mépris qui ont frappé le travail tout court, puis le travail manuel plus spécifiquement, dans la culture occidentale et dans beaucoup d’autres. On a pu voir chez les scribes s’afficher une certaine satisfaction collective de soi accompagnée de condescendance envers les métiers manuels. L’Antiquité gréco-romaine ne réserve pas un meilleur traitement aux artisans, même si de sérieuses nuances sont à apporter (Ferdière, 2001 ; Feyer, 2006 ; Valdes Guia, 2005). C’est avec la conscience de faire partie de couches sociales infériorisées que les artisans ont à produire une image d’eux-mêmes, aussi l’iconographie agit-elle comme un précieux révélateur de la manière dont ils tentent de surmonter cette dévalorisation, ou même d’afficher une certaine fierté, une revendication de dignité.
Figure 36. Autel votif de Delos évoqué par Hauvette Besnault
Image tirée de Jockey, 1998
50Il existe depuis le XIXe siècle une tradition d’iconographie de l’artisanat antique, dans laquelle on peut puiser des éléments de corpus pour extraire les images produites ou commanditées par les hommes de métier. Certains métiers sont bien placés, en effet, pour produire des images d’eux-mêmes susceptibles de se conserver : les peintres des vases grecs, les artisans de la pierre de l’Antiquité, les enlumineurs des parchemins, les verriers des cathédrales, les graveurs, les « peintres et tailleurs d’images » du Moyen-Age, etc. Dès 1882, fouillant à Délos près du temple d’Isis, Hauvette-Besnault signale un bas-relief trouvé sur un autel votif, dans lequel deux maçons se penchent sur ce qui semble être un monument en construction, l’un deux tenant un niveau en A (fig. 36) « il ne nous paraît pas douteux que ce ne soient deux ouvriers, occupés à la construction d’un autel. Comme le bas-relief est un monument votif, on peut croire que les deux jeunes-gens ont à la fois construit l’autel et consacré le souvenir de ce travail, en se représentant eux-mêmes sur le bas-relief » (1882, p. 311). Mais on peut accéder à une palette beaucoup plus large de métiers en puisant à la source des scènes de métier représentées sur les monuments funéraires et commanditées par les artisans, ce qui permet de saisir des variations chargées de significations sociologiques. Pour le seul cas du niveau en A, utilisé par les maçons, les charpentiers, les tailleurs de pierre, Déonna (1932) identifie à Delos plusieurs centaines d’occurrences, même s’il observe qu’en certain cas, il est utilisé en tant que symbole de l’égalité de tous devant la mort et non en tant qu’outil d’un défunt artisan. De même, Couchoud et Audin (1952) montrent que la présence d’une ascia, sorte de hache ou de hoyau utilisé pour creuser la terre, très fréquente sur les constructions funéraires de la Gaule Belgique ne doit pas toujours être prise pour une indication du métier du défunt car elle est utilisée également comme symbole protecteur destiné à rappeler l’inviolabilité du tombeau et la malédiction appelée sur ceux qui le profaneraient.
Figure 37. Façade du coffre funéraire d’un maçon trouvé à Igel
Béal, 2000, p. 176
51Il faut donc avancer prudemment et tenir compte des contextes culturels et historiques. Ce faisant, il semble néanmoins possible de distinguer certaines variations significatives, comme celle qui apparaît entre la représentation des artisans de la Gaule romaine sur leurs monuments funéraires et celle des artisans d’Italie. Ces derniers, plus soumis à l’influence des systèmes de représentation latins, n’étaient guère portés à se faire représenter avec leurs outils, comme s’ils ne tenaient pas à ce que l’image qui serait conservée d’eux soit trop proche du monde du travail dont ils étaient issus. Ils se contentaient donc éventuellement de faire figurer leurs outils, sans associer leur personne. En Gaule, nombre d’artisans suivaient les mêmes normes (Fig.37), mais certains, plus éloignés de la capitale et de ses modes et usages, semblaient avoir plus de latitude pour exprimer leur satisfaction d’avoir atteint grâce à leur travail ou leur entreprise une certaine fortune, et se faisaient volontiers représenter maniant leurs outils, ou, du moins, faisaient figurer en entier les ouvriers de leur entreprise, lorsqu’ils étaient plus entrepreneurs qu’hommes de l’art.
« Pour l’essentiel, le milieu artisanal qui apparaît sur les reliefs du corpus que nous avons rassemblé, est plutôt constitué d’hommes libres affirmant une dignité de possesseurs d’outils inconnue en Italie, et à côté desquels quelques investisseurs multiples manifestent qu’ils ont dans l’artisanat une source de leurs profits. Les uns et les autres proclament que l’artisanat est un des domaines dans lesquels ils s’impliquent, ce qui pour autant ne veut pas dire qu’ils soient toujours eux-mêmes les ouvriers de cette activité. De plus, dans quelques cas, ils ont associé aux revenus de l’artisanat ceux de la possession de la terre où ils sont inhumés, et, au contraire des Romains, ils n’ont pas craint d’en faire état » (Beal, 2000 p. 169.)
52Les monuments funéraires (mais aussi les représentations votives) attestent avec évidence que la quête de dignité ne peut se séparer de la quête du salut post-mortem (Fig.38). Deuxième grand axe du discours iconographique des hommes de métier, la piété et la foi affichées font d’autant plus partie de leur image d’eux-mêmes qu’elles plongent dans les soubassements de la communauté de métier : la plupart du temps, la confrérie religieuse se superpose à la corporation professionnelle, et les activités culturelles soudent le lien communautaire. Dans les guildes, confréries ou corporations médiévales, la solidarité et la fraternité s’expriment par la vénération du Saint patron, les messes pour les défunts, la garantie qu’elles apportent d’un enterrement dans les formes et de la présence des pairs pour prier. Même lorsque les compagnons organisent leurs propres confréries, séparées de celles des maîtres, ils leur conservent un caractère religieux et reprennent les rituels des corporations des maîtres, avec le cas échéant quelques traits de parodie. La forme religieuse étant la seule autorisée, elle sert souvent de paravent aux activités clandestines de défense de leurs intérêts face aux maîtres (Sewell, 1983).
Figure 38. Stèle funéraire de Nuits Saint-Georges. Forgeron avec ses outils
Beal, 2000 ,p.175
53On ne s’étonnera donc pas de retrouver les corporations de métier parmi les donateurs des vitraux des cathédrales gothiques. Elles reçoivent en échange le privilège de figurer dans ces grandes compositions lumineuses, où leurs membres apparaissent aux côtés des Saints et des anges, comme dans un avant-goût du paradis. Ils n’ont bien souvent droit qu’aux verrières basses, comme leur place dans la société, mais ils sont là, bien reconnaissables, avec leurs outils, ou d’autres attributs d’une emblématique plus subtile qu’ils négocient avec les chanoines (Male, 1898). Les vitraux deviennent une sorte de registre visuel des métiers de la ville, un reflet de la place que les artisans ont prise dans la société d’ordres et de leur capacité d’infléchir le programme iconographique des promoteurs de l’édifice (Williams, 1993). Dans la cathédrale de Chartres, les vitraux narratifs donnent à voir une grosse trentaine de corps de métier, sur les panneaux consacrés à leurs Saints et parfois leurs reliques (Kurmann-Schwartz et Lautier, 2003). Loin d’être réservée aux grandes corporations, comme celle des drapiers, la présence sur les vitraux est assez largement partagée : nombre de métiers réprouvés à divers titres par l’Eglise (Le Goff, 1977) y trouvent leur place : les changeurs, exposés à la tentation de servir l’argent plutôt que Dieu, les bouchers, qui versent le sang, les marchands de vin qui poussent au vice, les tanneurs et mégissiers qui manient des matières impures etc. Les porteurs d’eau, corporation modeste, ne sont pas exclus pour autant. Ils se sont associés, il est vrai, avec les étuviers, certainement plus riches, mais périodiquement accusés de favoriser l’indécence. Les vitraux narratifs de Chartres (Fig.39) suggèrent que les métiers sont parvenus, à des degrés inégaux, à la respectabilité urbaine, ils sont intégrés dans la ville du XIIe siècle et dans la citoyenneté qu’elle offre, et ils la font vivre, la construisent, l’approvisionnent, l’animent (Chassagnes-Brouquet, 2014). En s’intégrant à la cité, les métiers deviennent partie prenante de ses enjeux politico-économiques et de ses luttes de pouvoir. Ils gagnent progressivement en considération et, parallèlement, en force de représentation, dans tous les sens du terme, à mesure que certaines corporations, comme les drapiers, se changent en influents réseaux de notables et que leurs familles s’élèvent dans le patriciat. Au XVIIe siècle, les maîtres des corporations de Beauvais au XVIIe sont « représentés » parmi les électeurs et les candidats possibles aux fonctions d’échevin, de maire, de conseiller (Goubert, 2013). Les corps de métier sont aussi chargés de « représenter » la ville, c’est-à-dire d’incarner l’image d’elle qu’elle souhaite donner à voir, lorsqu’elle reçoit la visite des princes et des monarques. Signe de l’ascendant conquis par les corporations, à Turin, « à partir du début du XVIIe siècle les formes des cérémonies et des rituels urbains se transforment de manière radicale. On retrouve certes, les grands corps de l’armée, les magistratures et le clergé mais, à présent, la population urbaine est fractionnée en une myriade de petits groupes correspondant chacun à un corps de métier, aux associations de maîtres, des apprentis et des compagnons. La ville même est partagée en quartiers professionnels que l’on décore avec les enseignes et les symboles propres à chaque corps » (Cerruti, 1990, p. 27).
Figure 39. Cathédrale de Chartres. Vitrail de Saint Pierre, les changeurs au travail
54Le lien social professionnel s’enroule autour du lien politique et institutionnel et l’enserre comme une branche de lierre. Une troisième dimension de l’idiome figuratif se dessine, celle de la représentation polémique de soi, des images par lesquelles le groupe s’exalte, se glorifie, proclame ses convictions (n’oublions pas que profession vient de professer) et s’engage pour défendre ses intérêts ou des causes qu’il situe au-dessus d’eux. Il semble, mais cela reste à vérifier de manière plus systématique, que dans la version étroite (corporatiste) comme dans la version large (engagement dans une cause qui transcende les intérêts stricts du groupe), le langage visuel de cet engagement est similaire, nous retrouvons nos graphèmes et nos iconèmes. La différenciation principale se fait entre deux versants, étroitement intriqués mais qu’il faut distinguer analytiquement.
55D’un côté, le groupe professionnel se livre à sa célébration. Il entretient et fortifie le sentiment d’appartenance en exhibant ses images fédératives, en honorant ces marqueurs majeurs de son identité que sont ses outils et emblèmes. L’exemple-type de ces mises en image qui se rapproche tout particulièrement de la représentation au sens goffmanien est le défilé, la procession, le cérémonial où l’on doit tenir son rang. Si les professionnels ne sont pas les auteurs des images produites à cette occasion, ce sont néanmoins eux qui composent très consciemment et volontairement le tableau vivant dont d’autres enregistreront l’image, à l’exemple de toiles peintes par Van Alsloot sur à la célébration de l’Ommegang (fig. 40), dans lesquelles on voit défiler les corporations de Bruxelles, chacune derrière un bâton portant l’emblème du métier, en un long serpent humain se déroulant à travers les rues de la ville. Cette fête du Ommegang qui commémore la visite de l’archiduchesse Isabelle en 1615, est célébrée tous les ans, et donne rituellement lieu, encore de nos jours, à un défilé des habitants en costume des métiers d’autrefois, transformée en attraction touristique. D’autres villes, comme Londres, avec son Lord Mayor Show, ou Preston avec sa Guild trades procession, continuent de manière plus ou moins carnavalisée la tradition des défilés de corporations, avec leurs chars de parade lourdement décorés (fig. 41). Ce sont là des points culminants de l’auto-glorification des groupes professionnels dans lesquels la dimension de lutte se ramène à une surenchère de faste, une compétition ostentatoire dont l’enjeu est le prestige local.
Figure 40. Denis Van Alsloot, défilé des guildes à l’Ommengang de Bruxelles, 1616.
Figure 41. Chars des guildes des chasseurs, des jardiniers, des marins, des tonneliers de Vienne, 1879
(Illustred Sporting and Dramatic News, 1979)
- 4 Ce document est présenté et analysé par Laurent Bastard sur le site du Centre de recherches sur la (...)
- 5 Du point de vue iconographique, on peut assimiler à cette catégorie des images proclamant les mérit (...)
56Glorification du métier également et, plus largement de la société compagnonnique, que ces portraits aux couleurs fraîches que commandaient les compagnons au début du XIXe pour commémorer leur réception. Le personnage qui trône au centre de celle qui est reproduite ici (fig. 42), « Languedoc le victorieux », compagnon du Devoir de Dieu et de Sainte Catherine, porte à sa boutonnière les « couleurs » de sa société4. Il est surmonté du compas, de l’équerre et de la plane, outils emblématiques du charron. Deux anges, tenant l’un une hache, l’autre une herminette, entourent Sainte Catherine, patronne des charrons, flanquée de la roue dentée, instrument de son supplice. Même le chien, symbole de fidélité opposé au renard, aspirant ou professionnel du métier non affilié, à un devoir chez les charpentiers, ou au loup, son homologue chez les couvreurs, a une valeur symbolique. Si les anges à la trompette propagent la renommée de ce compagnon redoutable au combat lorsqu’il empoigne sa canne, la scène de rixe du sommet de l’image trahit également le caractère sectaire et violent de ces sociétés compagnonniques, enclines à la bataille dès que deux compagnons de sociétés rivales venaient à se croiser. Les images compagnonniques renferment une immense réserve d’œuvres d’un symbolisme pléthorique. A côté de la belle étude de Laurent Bastard (2010) consacrée à une série de dessins ou lithographies, il resterait des dizaines de volumes à écrire pour rendre compte de la masse de productions visuelles générées par le compagnonnage, qui avait tendance à charger de symboles tous les objets de son environnement. La canne, le costume, le chapeau, la coiffure des compagnons, les signes de reconnaissance, les chants, les rituels, le décor de la cayenne, les légendes qui entourent la figure de Sainte Marie-Madeleine, font partie de son « idiome corporatif » (Sewell, 1983). Ce dernier ne se déploie pas seulement sous forme d’images ou de sculptures, mais également à travers les graffiti, les objets votifs, les marques lapidaires et signatures des compagnons. Le modèle réduit soigneusement confectionné pour être présenté comme chef d’œuvre (Adell, 2013), la manière de porter les couleurs, les tampons qu’elles portent des « villes de devoir » ou la marque honorifique que confère le pèlerinage à La Baume (Adell-Gombert, 2006) condensent eux aussi des symbolisations dont l’inventaire général reste à faire.5
Figure 42. « Languedoc le victorieux » souvenir du tour de France.
Aquarelle sur papier. 1828
57Incapables d’intégrer à leur univers de pensée la montée d’un mouvement ouvrier où s’affirmait l’union des travailleurs dans la lutte des classes, les compagnonnages se sont marginalisés et ont laissé place à d’autres représentations et d’autres symboles. Le deuxième versant de la dimension polémique de la mise en images est celui de la mobilisation autour de la cause du travail et de l’association des ouvriers de métier, du socialisme, de la révolution, voire plus simplement, comme on le verra plus loin, autour de revendications corporatistes. Mis en sommeil pendant la Révolution française, les corps de métier reprennent un rôle central dans le mouvement ouvrier du XIXe siècle (Lequin, 1997 ; Moss 1989, Sewell, 1983). C’est par métiers que se rassemblent d’abord les ouvriers qui défilent ou qui hérissent Paris de barricades en 1830 et surtout en 1848. « Voici désormais le peuple des travailleurs, celui qu’on va retrouver tout un printemps à battre le pavé de la ville, et le 16 mars notamment, où ils seront cent mille, peut être deux cent mille. Et qui s’ordonne désormais à la seule profession : c’est le métier qui fonde les cellules élémentaires du corps social, ces petites républiques du travail… » (Lequin, 1997, p. 3351). Mais l’iconographie ne permet pas toujours de distinguer les métiers des ouvriers dans les gravures d’époque. Le 21 mai 1848, les chars des corporations défilent au Champ de mars dans une grandiose Fête de la Concorde, mais ils sont accompagnés d’hommes en habit et haut de forme. L’illustration la plus éloquente de cette primauté des communautés de métiers est certainement la lithographie dessinée par Wattier célébrant la Commission du Luxembourg, assemblée à laquelle les corps professionnels envoient des représentants pour échafauder le rêve d’une nation fondée sur la coopération harmonieuse des travailleurs de tous les métiers (fig. 43). Le portrait de Louis Blanc, initiateur de ces Etats généraux du travail, au centre, s’entoure d’une guirlande d’outils, de symboles et de bandeaux arborent des noms de métiers : la faux et une gerbe pour les agriculteurs, une équerre et une hache pour les charpentiers, la truelle et une auge pour les maçons, une brouette et une pelle pour les terrassiers, etc. Dans les coins figurent des évocations de la science, des arts, du commerce et de l’industrie. En haut, une allégorie de la fraternité pose ses mains sur les épaules d’un ouvrier en blouse et du dieu Mercure, symbolisant le commerce. L’image résume bien l’idéal de société auquel adhéraient ces partisans du socialisme naissant :
« les ouvriers voyaient dans la future République sociale et démocratique une version macrocosmique des républiques microcosmiques qu’ils avaient instituées [en élisant leurs délégués aux Etats généraux du travail] dans leurs professions. Composée de sociétés ouvrières et démocratiques, incorporant et organisant tout le travail productif de la nation, soudée par ces mêmes sentiments de fraternité et ces mêmes règles de gouvernement républicain qui unissaient les ouvriers dans leurs corporations respectives, coiffée d’une assemblée délibérative, constituée de représentants de tous les métiers et chargée d’organiser le travail de l’ensemble de la nation – telle était la république à laquelle aspiraient les ouvriers organisés de Paris et qu’ils tentaient de faire naître dans et autour de la Commission du Luxembourg au cours du printemps 1848 » (Sewell, 1983, p. 355).
Figure 43. Lithographie des Etats généraux du travail 1848
58Dès le mois de juin, le rêve du printemps fut noyé dans le sang, mais le mouvement ouvrier était lancé, et les métiers ont continué d’y jouer un rôle central, y compris après les violentes répressions qui suivirent le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte et le massacre des insurgés de la Commune de Paris. Le syndicalisme révolutionnaire, les grèves de la fin du XIXe siècle (Perrot, 2001) en gardent la marque. Ainsi se forge une imagerie dans laquelle le casque, la lampe ou le pic des mineurs, la truelle du maçon (Fig.44), le marteau du cordonnier (Fig.45) deviennent des armes brandies, que rejoindront la faucille et le marteau dans les affiches de propagande et les drapeaux rouges ou noirs. Les outils de travail s’associent à la symbolisation des luttes ouvrières et des revendications révolutionnaires, accompagnant le changement de répertoire de l’action collective que Tilly (1984) situe précisément autour de 1848, et qui fait notamment de la manifestation de masse une des formes typiques d’expression des revendications.
Figure 44. Affiche de Melendreras, République espagnole, 1937. Ouvriers de la construction, engagez-vous dans les bataillons de fortification
Figure 45. Affiche Almanach du Père peinard 1899
59Difficile de distinguer dans cette vaste iconographie entre l’image produite par les gens de métier et l’image produite pour eux, c’est-à-dire pour les mobiliser, les enrôler, les conduire là où ils n’iraient pas forcément d’eux-mêmes. La représentation est souvent le fait de ceux qui parlent en leur nom, ceux qui tiennent le crayon du dessinateur ou de l’intellectuel (Fig.46), et qui les invitent à prendre le fusil du combattant ou à s’identifier à lui (Fig.47), à redoubler d’efforts en tant que paysan ou travailleur pour soutenir par leur production la lutte du soldat de la révolution sur le front. Néanmoins, il est des cas où les professionnels se revêtent de leurs attributs pour manifester publiquement leur adhésion, en tant qu’être collectif, à la cause révolutionnaire. Par exemple, une photo de David Seymour montre les infirmières défilant en blouse blanche et bannières de la Croix-Rouge au vent, dans les rues de Barcelone, le 8 novembre 1936, pour fêter le 19e anniversaire de la Révolution russe (Fig.48).
Figure 46 et 47. Affiche de Fontseré pour le POUM, République espagnole 1936. Union, discipline pour le socialisme (à gauche), Pour les milices. Affiche de Obiols pour la CNT, République espagnole 1937 (à droite)
Figure 48 et 49. Affiche d’appel à la solidarité avec les salariés des transports collectif en grève, Melbourne, 1990 (à gauche) et Logo du site Property is theft ! (à droite)
60Le changement technique, la révolution industrielle, le taylorisme ont eu raison de nombre des métiers artisanaux du XIXe siècle, et ont tari la source de leaders qu’ils fournissaient au mouvement ouvrier, mais ils en ont fait naître d’autres, qui deviennent eux aussi des « communautés pertinentes de l’action collective » (Segrestin, 1980), suscitent de nouvelles luttes. De nouvelles machines, de nouveaux objets de travail arrivent sur les affiches ou les tracts et clament leurs appels à la solidarité : le tramway (Fig.48), les centres d’appel, la restauration rapide, la sacoche du facteur, et même la cravate des cadres se voient à leur tour emblématisés et invités à rejoindre la clef anglaise des ouvriers (Fig.49). Il est vrai que la diffusion du taylorisme et l’intellectualisation du travail appauvrissent le répertoire visuel : rien ne ressemble plus à un salarié administratif qu’un autre salarié administratif, et l’ordinateur utilisé par tous ne symbolise plus aucun groupe professionnel particulier. Malgré la créativité qui s’épanouit sur les murs, l’ouvrier-masse, l’OS de mai 68 n’a pas vraiment de métier et dispose de peu de moyens de représentation autres que la clef ou le décor stylisé de la cheminée d’usine (Fig.50, Fig.51). En fait, les instruments de travail ou attributs professionnels les plus fréquemment représentés en mai 68 seront certainement la matraque, le casque ou les chiens des policiers et gendarmes (Fig.52, Fig.53).
Figure 50 et 51. Nous-sommes-le-pouvoir, mai 1968 (à gauche), A bas les cadences infernales 1968(à droite)
Figure 52 et 53. CRS SS (1968) (à gauche) La police vous parle tous les soirs à 20h (1968) (à droite)
61Que l’on se rassure, l’idiome figuratif n’est guère menacé pour autant de devenir une langue morte. L’actualité offre des exemples frappants de sa vitalité. Les récentes révolutions arabes ont produit leur lot d’appels à l’union des diverses composantes du peuple aspirant à la démocratie, représentées à travers les symboles de métier. En Tunisie, les professionnels de médias, emblématiques de la période actuelle, diffusent des images d’appel à la grève générale, poing levé serrant un micro, un téléphone mobile ou un crayon (Fig.54).
Figure 54. Appel à la grève générale dans les médias.
Tunisie, septembre 2013
62Les villes françaises ont également offert le spectacle d’une reprise de l’idiome figuratif dans le cadre de luttes menées par des groupes professionnels qu’il n’était guère habituel de voir crier dans la rue. Certes, ce n’est pas la première fois que des manifestations de droite battent le pavé, mais cela reste nettement plus rare chez les professions libérales (Tartakowski, 1997). Peu coutumières du langage et des formes d’action classiquement hérités du mouvement ouvrier et associées aux groupes socio-professionnels réputés de gauche, les associations et syndicats de médecins, d’avocats, de notaires, huissiers, greffiers, etc., semblent avoir suivi les recettes de « La manif pour tous », ce « mai 68 conservateur » (Brustier, 2014) pour exprimer le refus de la loi Macron. Elles reprennent le répertoire d’action et la tonalité festive des mouvements étudiants, ou plus largement post-soixante-huitards, et pour mieux frapper les esprits et faire relayer par les médias leurs revendications corporatistes. Elles ne manquent pas de recourir aux symboles de leurs métiers : à côté des huissiers de justice qui défilent en levant le poing comme les ouvriers du Front populaire (Fig.55), les avocats et magistrats brandissent le code civil comme le faisaient les maoïstes avec le petit livre rouge (Fig.56), les pharmaciens en blouse blanche plantent de grandes croix vertes (Fig.57), les notaires promènent le cercueil de leur profession surmonté du panonceau frappé de l’effigie de la République (Fig.58), les greffiers élèvent de véritables barricades de codes civils sur les marches du palais de justice. L’idiome figuratif se prête donc à des pratiques iconiques qui peuvent se voir mises à contribution pour servir des causes très diverses à l’intérieur de ce canevas général de la mobilisation cristallisée par un motif professionnel.
Figure 55. Manifestation d’huissiers de justice contre la loi Macron. Paris, septembre 2014
Figure 56. Manifestation d’avocats, Paris, 2014.
Photo MaxPPP sur Boursier.com
Figure 57. Manifestation des pharmaciens à Nice, septembre 2014
Photo Richard Ray, Nice Matin, site de La Croix.
Figure 58. Manifestation de notaires à Paris, septembre 2014.
Photo BoursedesCredits.com
Figure 60. Manifestation de greffiers à Rouen, juin 2014.
Twitter Aurélie Linck normandie-actu.fr
63Dans l’ensemble, la ligne générale que nous avons adopté en abordant les trois grands thèmes du « texte » visuel, l’affirmation de soi, la quête du salut, et la mobilisation soit à des fins d’autoglorification, soit pour formuler des revendications ou des convictions, semble pertinente et féconde : les trois thèmes peuvent être considérés comme des réponses au fond de dévalorisation sociale sur lequel s’édifie l’image du travail dans la tradition occidentale. Le premier et le dernier s’y rattachent par antithèse de façon évidente, le second se comprend à la lumière de la sociologie des religions de Weber, qui souligne que les groupes « négativement privilégiés » sont plus enclins à se tourner vers les religions du salut. Les groupes professionnels ont sans doute constitué historiquement les meilleurs remparts contre ce mépris général, construisant des foyers de valorisation de soi et de soutien mutuel, à la fois moral, social, économique et symbolique dont les productions iconiques produites ou commanditées par eux portent la trace. Il reste cependant beaucoup à faire pour étayer ces hypothèses, et pour leur apporter les nuances et contre-exemples nécessaires. D’autre part, les pistes avancées au sujet du fonctionnement sémiotique de l’idiome figuratif ne représentent qu’une première tentative de défrichage de ce vaste champ iconographique si peu investi à l’heure actuelle. Un des prolongements qu’elles appellent consiste à lancer quelques coups de sonde sur l’autre face de l’idiome figuratif, celle qui concerne la manière dont les groupes professionnels sont représentés par autrui, notamment pour retrouver des formes du mépris du travail, des inflexions et mises en cause de cette dévalorisation et des entreprises de réhabilitation. Elle fera l’objet d’un prochain chantier de recherches mais ce ne sera encore que le début du chemin, il restera à comprendre comment s’articulent les images produites par les professionnels et celles qui sont élaborées par d’autres, mais qui souvent, à la manière des effets de labelling (Becker 2012), contribuent à façonner la manière dont les professionnels se perçoivent eux-mêmes, ou souhaitent être perçus. C’est un ensemble complexe de relations qu’il s’agit ainsi de clarifier : relations entre les représentations individuelles par lesquelles passe l’identification à une profession et l’image collective que le groupe professionnel tente de donner de lui-même, relations entre les images véhiculées par les divisions hiérarchiques internes au groupe professionnel et par ses divers segments, entre les images mises en avant par les diverses organisations professionnelles et leurs porte-parole. Il deviendra nécessaire pour cela de recourir à des méthodes plus rigoureuses de construction et analyse des corpus et de contextualisation des images analysées. L’effervescence des premiers pas dans un espace nouveau, qui excusera, nous l’espérons le caractère rapide et sommaire des traits esquissés ici, s’atténuera et les exigences de la science normale feront valoir leurs droits.