Navigation – Plan du site

AccueilNuméros3Grand entretienGrand entretien avec Jacques Lombard

Grand entretien

Grand entretien avec Jacques Lombard

Christian Papinot et Jacques Lombard

Texte intégral

1Jacques Lombard, né en 1942, est un anthropologue (directeur de recherche à l’IRD, Institut de recherche pour le développement, ex ORSTOM) et cinéaste français. Formé à l’ethnologie dans le cadre de l'EHESS, il se spécialise dans l'étude de Madagascar à partir de 1968 par des travaux au point de rencontre de l'anthropologie et de l'histoire sur la royauté sakalava du Menabe (région ouest) du XVIIe au XXe siècle. Il a analysé dans différentes études concernant cette question comment ce système politique va tout à la fois emprunter leurs formes d'organisation aux organisations sociales précédentes pour les réinterpréter et les utiliser à son seul bénéfice dans un nouveau « récit ». Chaque moment dominant du développement d'un ensemble politique correspondant ainsi à une réinterprétation stratégique de l'histoire qui va souvent jusqu'à l'effacement des mémoires précédentes dans l'enchevêtrement, tactiques ou imposées, des « assimilations ». Ses travaux les plus récents portent sur la place de l'image dans la recherche en sciences sociales (construction des faits et écriture de l'anthropologie) notamment à travers l'étude comparative des phénomènes religieux et sur l'approche des notions d'imaginaire partagé et de « sujet social ». Il a été rédacteur en chef de la revue Xoana-Images et sciences sociales de 1996 à 2002 et participe depuis son début au comité de rédaction de la revue L'Autre, clinique et société, consacré au nouveau champ de la psychiatrie, la psychologie et de la psychanalyse transculturelle.

Christian Papinot : Alors, tu as commencé à utiliser l’image très tôt dans ton travail d’ethnologue. Est-ce que tu peux nous raconter comment cela s’est passé ?

Jacques Lombard : En fait j’ai eu la chance de pouvoir utiliser l’image très tôt dès que j’ai été affecté à Madagascar en 1968 après avoir été recruté à l’ORSTOM (IRD actuel). Hubert Deschamps qui était à l’époque professeur d’Histoire de l’Afrique à Paris 5, et qui avait été administrateur à Madagascar, gérait avec Georges Balandier toutes les affectations. Il m’a reçu. J’avais alors le souhait de partir en Indonésie car j’étais fasciné par la culture javanaise découverte grâce au magnifique travail de Josselin de Jong, le grand précurseur de Lévi-Strauss. J’avais même commencé à prendre des cours de Malais aux LANGUES’O (INALCO). Il m’a simplement dit : « vous partez à Madagascar ». Il souhaitait en effet que je comble une lacune dans l’histoire de Madagascar à savoir l’histoire du Menabe (région ouest de l’ile) car dans le grand travail d’Alfred Grandidier (1865-70), une partie était restée en friche, les sakalava du Menabe. Il était donc question que je remplisse, en quelque sorte, cette case vide. J’ai fait, contre mauvaise fortune bon cœur et j’ai pris l’avion pour Madagascar en octobre 1968. J’avais formidablement envie de « faire du terrain », de plonger dans cette expérience personnelle, particulière et initiatique : le terrain. Je me suis donc retrouvé dans la Grande Ile pour engager ce travail d’ethnologue et d'historien tant il est vrai que l'un est inséparable de l'autre pour l'étude des périodes anciennes à Madagascar.

Dès le début je me suis battu pour avoir des moyens. Bon un appareil photo, j’en avais déjà un… Mais, obtenir une caméra, là c’était une autre histoire ! Imagine un peu dans l’institution à l’époque ! Nous étions en 1968, alors proposer l'achat d'une caméra dans cet univers académique où l'écriture représentait un rapport quasi sacré à la connaissance ! Disons-le, ma demande semblait parfaitement iconoclaste. J’ai expliqué que c’était inconcevable pour moi de m’engager sur un terrain sans pouvoir utiliser l’image comme un regard augmenté, si j'ose dire, sur le monde que je découvrais. A cette époque, une équipe de la télévision, l’OCORA réalisait des émissions à l’étranger notamment dans le cadre d'une série qui s’appelait « Des arts et des hommes ». Ils voulaient faire quelque chose sur Madagascar, sur les rituels funéraires. On avait entendu dire dans les « rédactions » que les Malgaches et leurs morts, c’était toute une histoire ! Un réalisateur Edmond Agabra cherchait un conseiller scientifique et à la suite de notre rencontre, nous avons décidé de faire un film ensemble (Fomba malagasy (coutumes malgaches) en 1970). Il en a tourné un autre avec Gérard Althabe sur les Hautes terres (Chants malgaches). Je l’ai accompagné avec l’équipe de tournage. Puis il m’a trouvé un billet d'avion pour assister au montage en France. À la suite de cela, on m'a confié une caméra et j’ai commencé à filmer... C’était une Paillard-Bolex16 mm avec une autonomie de 3 minutes.

Le premier apprentissage pour l'utilisation d'une caméra concerne tout d'abord la relation aux autres, la relation d'enquête sur le terrain. Introduire un tel engin dans des villages dépourvus de presque tous les objets appartenant au monde de la technologie moderne demandait de déployer de gros efforts de pédagogie pour faire comprendre quel était l'usage d'un tel outil. Mais surtout, une fois que l'idée de la capture et de l'enregistrement des images des personnes et des sites était plus ou moins intégrée, encore fallait-il que chacun comprenne bien en quoi le fait d'accepter « d'offrir » leur image constituait une forme particulière de témoignage s'agissant des différentes questions abordées. Une autre manière peut être plus naturelle, de raconter les choses. Plus je progressais dans l'apprentissage de la langue, dans l'approfondissement de relations personnalisées avec les uns ou les autres, dans la connaissance de la culture et de l'organisation sociale, plus mon quotidien devenait d'une certaine manière « transparent » et moins la caméra était en quelque sorte visible. Elle prenait place dans l'ensemble du dispositif qui accompagnait ma présence, habitudes alimentaires et manière de cuisiner, besoins naturels, costumes, maladies passagères telle une crise de paludisme...

Le problème principal dans la relation avec les personnes « enquêtées » est que chacun a bien conscience de donner à voir de plus en plus ce qu'il est sans toujours obtenir en échange une « prise » équivalente sur « l'enquêteur » qui échappe à l'évaluation du fait de sa situation d'étranger, repérable seulement dans son propre univers… Tout le monde était sensible à cette dissymétrie. La solution que je tentais alors de mettre en œuvre consistait à utiliser les propres logiques d'analyse que je découvrais dans mon travail d'ethnologue pour traduire dans les termes mêmes de ces logiques des éléments de mon propre espace social et psychologique. Ce besoin de savoir se suffisait-il à lui-même ou bien était-il porté par une double ambition si présente dans notre petit monde à l'époque, montrer d'une part que je pouvais participer avec force au renouvellement nécessaire des perspectives sur la compréhension des différents mondes sociaux mais aussi prendre une juste place de cette manière dans la niche institutionnelle de ma discipline mais la vie montrera plus tard que j'allais bien plutôt me laisser emporter par l'extraordinaire expérience que j'avais la chance de pouvoir faire où l'image, à défaut d'une expression littéraire, que je n'osais alors m'accorder, allait constituer mon bâton de pèlerin dans cette longue pérégrination. Mais aussi, après tout, je pouvais m'ennuyer, me sentir angoissé, avoir besoin d'un peu de tendresse... La caméra allait progressivement trouver sa place là...

Je me souviens encore, à l'issue d'une longue enquête sur les généalogies dynastiques et sur les modes de transmission du pouvoir, d'avoir développé auprès de mes interlocuteurs une analyse de la Révolution russe de 1917 en utilisant leurs propres concepts afin justement de tester mon propre apprentissage de leurs mécanismes de pensée. Cela n'a posé quasiment aucun problème d'interprétation alors que l'exercice du pouvoir dans ce type de société est fondé sur des institutions politiques (Possession royale) qui autorisent malgré les apparences bien des changements associés à une inépuisable reconstruction des légitimités en référence constante au passé, aux « ancêtres » et au prix de la survie de la communauté dans chaque période, au long des temps, de modernité. Peut-être ai-je mieux compris ce jour-là ce que signifiait pour moi de développer des interrogations anthropologiques !

De même, alors que je menais une recherche depuis de longs mois sur les principes les plus fins de la cosmologie avec un devin guérisseur devenu comme un ami, j'ai essayé d'expliquer en reprenant ses propres termes comment un américain avait pu marcher sur la lune (je menais l'enquête juste à ce moment-là) alors que cet astre est un élément clé du système cosmologique et qu'il semblait vraiment difficile de lui donner une signification aussi matérielle et triviale, un endroit comme un autre où l'on peut se déplacer ! De cette manière, j'ai pu tenter de traduire le rôle de l'image dans notre relation, fondée sur la réciprocité des interrogations, mais aussi sa signification profonde découvrant dans le même temps que pour mes amis malgaches toute image est simplement une fenêtre ouverte sur l'invisible, cet invisible qui commande partout à la vérité sur le monde, que toute image est par définition partage et reconnaissance mais aussi inépuisable dans les possibilités qu'elle ouvre et cette éducation particulière née de mon terrain et de l'utilisation de l'image n'a pas cessé de m'habiter jusqu'à maintenant.

Au fond, ce que l'on pourrait en dire aujourd’hui c’est qu'il fallait que je sache me départir de la culpabilité que j’avais à utiliser moi-même l’image tout en prenant du plaisir à faire ce que je faisais. Enfermé que j'étais le plus souvent du fait de cette macération dans tous les conditionnements scolastiques, je restais dans un rapport que l’on pourrait dire utilitariste aux images qui gommait au fond la créativité qui pouvait venir avec l’utilisation d’un tel outil. Il m’a fallu un certain temps pour considérer qu’il ne s’agissait pas simplement de consigner par exemple des éléments d’un processus rituel – sans réfléchir d’ailleurs aux conditions de cette consignation – que d’imaginer en définitive que l’image pouvait aider à établir une construction intellectuelle qui serait elle-même, à la façon d'un article, un élément d’explicitation des questions traitées, donc une véritable ouverture de l’objet ! Mais ça tu te rends compte, c’est presque seulement maintenant que je suis parvenu à m’en convaincre... C’est pourtant essentiel ! J'ai mis du temps à procéder de cette manière, alors que si l’on regarde bien le travail de Rouch c’est ce qu’il a fait dès le départ. Enfin, peut-être pas dès le départ mais quand même c’est ce qui fonde son travail. Confronté à une société différente de la tienne, dans le travail d’approche de cette réalité, infiniment complexe, l’image, le film t’offre une autre palette de traduction en quelque sorte. Certains diraient la possibilité d'une autre épistémologie.

CP : Dans ce numéro, il est question d’interroger l’usage de l’image dans la démarche de recherche et plus particulièrement la question de la relation d’enquête. Le statut de l’image est très différent à Madagascar. Peux-tu nous dire comment ça s’est passé pour toi sur le terrain à la fin des années soixante et ensuite ?

JL : L’histoire de l’image dans mon travail c’est, je dirai, l’histoire d’un apprentissage. Je n’avais pas en tête de forcer et donc de prendre des images sans demander l’autorisation aux personnes avec lesquelles je travaillais et en même temps, comme nous venons de le voir, ce n’est pas toujours facile à expliquer.

Je vais évoquer une anecdote à propos d’un film, Le divorce du tireur de pousse (1988). À l’époque le gardien pour notre maison, Mahavelo, d’origine tandroy, était tireur de pousse. Nous étions très liés. Il vivait avec sa compagne qui vendait quelques cacahuètes au coin de la rue et ils étaient très amoureux. Cela nous faisait grand plaisir à voir. Je le filmais dans son quotidien de tireur de pousse... Un jour son père l’appelle pour lui demander de venir s’expliquer au village, sur le fait qu’il n’avait pas d’enfant et qu’il n’envoyait pas d’argent. Il lui a rappelé que s’il était là comme tireur de pousse c’était bien pour aider sa famille, pour s’occuper du tombeau (familial) et de toutes ces choses auxquelles quand tu es un cadet dans cette société tandroy, tu n’échappais pas. Il nous a proposé de l’accompagner dans le Sud sans doute avec l’idée de se mettre un peu à l’abri... Un beau matin, on part tous là-bas en voiture. À peine arrivés, nous voilà plongés d'emblée dans un drame qui va constituer le thème du film. Je le revois assis, là. Son père lui parlait d'une manière solennelle, les frères ainés de son père l'entouraient. On sent alors tout le poids de l’autorité lignagère qui s’impose. Sa mère était présente aussi, très malheureuse de ce qui arrive mais elle ne peut pas s’y opposer.

Son père lui dit alors : maintenant ça suffit, je veux que tu divorces. Tu passes ton temps à te promener, tu vas même au cinéma, tu achètes des glaces et tu ne t’occupes plus de nous… c’est inadmissible ! … Donc tu choisis : ou tu divorces maintenant ou sinon je te chasse du tombeau familial ? Lui, est là accroupi sous l'auvent d'une maison tel un enfant morigéné, sa femme juste à côté, silencieuse et interdite. Il réfléchit longuement et puis il annonce qu’il va divorcer. Ils n’ont même pas eu le temps de se concerter, lui et sa femme ! Tu te rends compte !

Le divorce du tireur de pousse

Le divorce du tireur de pousse

Ils sont allés chercher un bélier, l'ont égorgé pour le rite du tsodrano, la bénédiction du père. Ensuite, la mère de Mahavelo et la mère de sa femme ont procédé au partage des biens communs, accroupies, face à face. Imagine ! Elles descendaient jusqu’à la petite cuillère. C’était comme un constat établi chez notaire mais qui se jouait en public, dont tout le monde était témoin. Avec Michèle (Fiéloux), on n’a pas voulu filmer d’abord parce qu’on était émus par tout ce qui se passait, émus par cette séparation, par la violence de la chose. Filmer aurait été sans doute très intéressant mais quelque part cela aurait été les trahir tous les deux. Il valait mieux se retirer, attendre que tout ce marchandage soit terminé. C’est ce que l’on a fait. Tout ça pour dire que tu dois comprendre à partir de quand dans une rencontre tu t’autorises ou pas à faire des images et en quoi elles sont nécessaires… C’est la qualité de la rencontre qui prime. L’ombiasa (devin-guérisseur) dont je viens de parler acceptait de se faire filmer ou photographie parce qu'il considérait que l’image pour ce qu'il en comprenait, constituait un élément supplémentaire qu’il était important pour lui d’apporter, que cela donnait une densité plus grande aux propos, comme si nous constituions une sorte de pacte mais aussi une archive. Pour moi, c'est une histoire de disponibilité et de rencontre qui prend son sens dans le fait que chacun est transformé par ce qu'il apprend de l'autre et que ce qui naît là, c'est bien de l’anthropologie !

Autre chose, quand il s’agit de filmer des rituels (on a souvent été confronté à cette question en filmant des rituels), il faut avoir présent à l’esprit que ce rapport à l’image va être l’occasion de favoriser des séquences spécifiques que tu ne maîtrises absolument pas, que tu ne vois pas arriver, par rapport auxquelles il faut être constamment en alerte, et qui sont évidemment très importantes à analyser pour comprendre les logiques sociales à l’œuvre. Dans la communauté de possédés que l’on a étudiée pendant deux ans et demi et qui a donné naissance au film Le prince charmant (1991), on voit bien que le film introduit un tiers supplémentaire, le spectateur de l’image et cette exposition publique est susceptible d'apporter des éléments de compréhension de l’objet. Clairette avait entièrement confiance en nous. La seule chose qu’elle ne voulait pas, c’est que le film soit projeté à Tuléar (ville où elle habite). C’est un peu comme si elle aurait dévoilé ainsi une double vie, comme si elle était transgenre. Elle est un peu transgenre d’ailleurs ! C’est comme si elle voulait garder une espèce de « bienséance bourgeoise ». Le film rend public des faits qui n’ont pas vocation à l’être ; pas véritablement de l’ordre du privé mais plutôt de l’ordre du semi-privé, semi-public comme souvent à Madagascar car le privé strict relève soit de l’ordre du pouvoir politique soit est susceptible d’être interprété comme de la sorcellerie.

Le prince charmant.

Le prince charmant.

En observant la société malgache dans la longue durée comme j’ai pu le faire, j'ai constaté l'apparition de nouveaux rapports à l’image qui accompagnaient les processus de transformation sociale. Par exemple des cadets qui demandaient à leur père leur part du troupeau pour pouvoir mettre en œuvre leur projet d’installation commerciale ou d’achat d’une grosse caisse pour leur orchestre... Les rituels de bilo (cultes lignagers de possession) dans le temps pouvaient durer une semaine, aujourd’hui c’est seulement une journée et parfois même ils sont associés à des circoncisions. On a aussi vu se développer tout un mouvement de mise en spectacle de ces rituels. Désormais, cette mise en images de la société malgache par la vidéo est étroitement associée avec l’essor du tourisme qui obéit à des motifs marchands et on s’est parfois retrouvés dans de véritables situations de concurrence avec ces nouveaux usages et modalités d’appropriation de l’image par les plus jeunes qui ont bien compris quels partis ils pouvaient en tirer par rapport à la demande touristique par exemple. Mais il s'agit aussi dans de nombreux cas d''une forme particulière de « patrimonialisation » des espaces lignagers, de mise en exergue qui se substitue progressivement aux démonstrations festives opérées autrefois avec sifflets et défilés des bêtes du troupeau !

Par rapport aux premiers moments de mon travail de terrain, je pense que cet usage marchand de l’image rentre maintenant en contradiction avec les images que l’on souhaite faire d’un point de vue scientifique. Faire des images risque en effet de nous obliger à une négociation permanente. En même temps il faut bien reconnaître que le contexte des années soixante était un contexte d’imposition, où la page coloniale venait tout juste de se refermer et où le regard occidental se croyait tout permis et je m'inclus bien sûr dans cette histoire moi qui inconsciemment était malgré tout à la recherche d'un scoop ethnographique... Bien des arguments scientifiques masquaient en fait des positions idéologiques plus ou moins conscientes voire même de simples ambitions professionnelles. De plus, les gens en milieu rural n’étaient à l'évidence pas avertis de tous les usages que l’on pouvait faire de leurs images. Ce qui n’est plus vrai maintenant. Des jeunes, comme nous venons de le rappeler, cherchent actuellement à s’inscrire dans un marché de la mise en scène de la société malgache. Si tu arrives avec le souhait de faire des images pour ta recherche, tu te trouves en rivalité avec ces gens-là. En Afrique et ailleurs, c’est la même chose. Mais cela est légitime puisqu’ils entendent dire quelque chose de leur société avec ce média et ils entendent aussi le dire d’une certaine manière et en masquer dans le même temps certains aspects. Par exemple, on a réalisé un film avec Michèle (Fiéloux) sur la société Lobi, Les mémoires de Binduté Da (1990), rituel de deuxièmes funérailles. À cette occasion toute la famille collaborait avec nous puisqu'il s'agissait de leur propre histoire. À un certain moment du rituel, les femmes participaient à la levée de deuil quand il s'agit de les séparer symboliquement du grenier à mil de leur mari, elles s’habillent alors comme autrefois à cette occasion c'est à dire dans le plus simple appareil portant une très jolie ceinture de fibres tressées assortie d'un bouquet de feuilles noué, devant et derrière. Quelques jeunes de la famille qui naturellement n’avaient pas été convié à donner leur avis sur ce film, ont voulu introduire leur avis par une provocation : « mais vous faites des images de nos mères et de nos grand-mères en voulant les montrer comme des sauvages ! » Bon alors gros débat !

Les mémoires de Binduté Da.

Les mémoires de Binduté Da.

Donc on s’est tous retrouvés dans une petite station de radio de la ville de Gaoua pour discuter. Les femmes sont venues. Les jeunes gens aussi, bien décidés à nous chercher querelle. Ils avaient trouvé là une bonne raison d’essayer de faire valoir leur point de vue, nous seuls sommes habilités à parler de notre société ! On demande alors aux femmes ce qu’elles en pensent. Et elles ont toutes dit : « mais non, ce qui serait incroyable, ce serait que l’on ait honte de la manière dont nos mères ou nos grand-mères étaient habillées ! » Nous nous sommes réconciliés sans problème. Les jeunes de cette famille étaient quand même contents que le débat ait pu avoir lieu et c’était très intéressant qu’ils aient pu le poser : « quelles images on veut donner de notre monde et de notre société ? » Cette question se posait avec d’autant plus d’acuité qu’ils faisaient partie de ces migrants Lobi qui revenaient de Côte d’Ivoire enrichis par l’argent de la migration et qu’ils revendiquaient des mises en image d’eux-mêmes très différentes par l’achat de motos et de maisons en dur, une certaine modernité lobi !

CP : Notre revue Images du travail, Travail des images a eu un précédent éditorial important dans les années 1990, c’est Xoana-Images et sciences sociales, à laquelle j’ai eu la chance de participer et dont tu étais le maitre d’œuvre. Est-ce que tu pourrais revenir sur cette aventure éditoriale ?

JL : L’aventure Xoana – en effet c’en était une ! – trouve ses origines à l’IMEREC, à la Vieille Charité à Marseille. L'un des artisans majeurs de tout cela était Pierre Jordan à l’époque. L’idée au départ était de faire dialoguer ensemble des chercheurs de sciences sociales qui s’intéressaient au film ethnologique comme Jean Pierre Olivier de Sardan ou Jean Rouch avec des chercheurs qui travaillaient sur la réception des œuvres artistiques comme Jean Claude Passeron avec des cinéastes comme Leacock et des artistes vidéastes. Dans le comité scientifique, on avait à l’époque la chance d’avoir des historiens comme Jean Pierre Vernant un des spécialistes les plus originaux de l’étude des images. Pierre Jordan a organisé à plusieurs reprises un festival de deux ou trois jours où dialoguaient ensemble des gens avec des héritages intellectuels les plus variés. L’ambition de tout cela était de confronter des expérimentations sur des formes d’expression très différentes. Cette expérience unique dans l'espace académique français, un peu à la manière de l'Université de Stanford où les disciplines très variées dialoguent et travaillent sur des programmes communs, a constitué un lieu d’effervescence fantastique qui va durer plus de 6 ans. Xoana était au cœur de l'expérience...

En 1996, j’ai pris la direction de Xoana à la suite de Sébastien Darbon. L’ambition au départ était énorme et en même temps la proposition bénéficiait, je dirai aujourd’hui, de conditions très favorables parce que tout était pris en charge par le centre des Lettres et les Éditions Jean-Michel Place. Je pense qu’il y avait aussi une subvention du CNRS. Nous poursuivions une véritable mission d’expérimentation et la première idée était d'offrir à nos collègues une plateforme d’expression apportant une possibilité réelle de jouer sur les rapports de l’image et du texte, de réfléchir sur la question de l'écriture dans les sciences sociales et humaines, d’introduire de façon dynamique la question de l’esthétique comme un élément revendiqué de notre expression (cf. présentation dans ce même numéro du projet de la revue en avant-propos de la republication de l’article de Jean Pierre Olivier de Sardan paru dans le n° 2 de Xoana).

S'il me fallait définir en quelques mots le point de focalisation actuel de mes recherches sur l'image qui éclaire tous mes travaux les plus récents et que l'on peut situer dans l'héritage du parcours ainsi évoqué, je dirai que chaque être humain est fabriqué dans sa culture et sa société à travers des images qui fondent son regard et sa relation aux autres, avec et au-delà du langage. Chaque image qui nourrit l'imaginaire de toute personne n'existe jamais que dans l'échange pour éclore comme sens, comme partage et création. Ces images qui naissent dans le simple mouvement de la vie et de l'histoire, dans l'infinité des possibles, inédites et réelles sont au cœur des mobilisations humaines, dans la profondeur de chaque société et définissent des espaces collectifs fictifs et temporaires, d'action, d'innovation et de destruction. Les outils actuels dont dispose le faiseur d'images et de sons offrent des possibilités fantastiques d'explorer le monde bien au-delà des seules images qu'il nous présente d'emblée en développant toujours plus de fictions du réel. Fictions subversives qui utilisent les images qui nous permettent de voir pour mieux voir et comprendre. Je voudrais revendiquer cette subversion comme une véritable ouverture des conceptions à l'exact point de rencontre des raisonnements et des goûts...

Ajoutons en conclusion que la bataille de l’image est encore loin d’être gagnée mais au fond la résistance de l’institution, telle que j’ai pu la connaître pendant toute ma carrière, me semble être en train de céder, tout simplement par un effet mécanique qui est celui du renouvellement des générations et de la plus grande banalisation d’usage de l’image dans les plus jeunes générations par le biais du numérique.

Haut de page

Bibliographie

Publications récentes sur l’image

Jacques Lombard (2006), « Droit à la parole et résistance des peuples face à la globalization », Études rurales 2/2, n° 178.

Jacques Lombard (2006) (avec Michèle Fiéloux), « Explorer et écrire avec l'image », Communication. Filmer, chercher, n° 80.

Jacques Lombard (2007) (avec Sophie Goedefroit), Andolo L'art funéraire à Madagascar, Adam Biro éditeur.

Jacques Lombard (2009), « Dire la tradition ou la tentation de l'universel », L'Autre, vol. 10, n° 1.

Jacques Lombard (2010), « Images et imaginaire. Quelles images au fondement de la culture malgache », Études Océan Indien, n° 44.

Jacques Lombard (2014) (avec Michèle Fiéloux), « Chronique familiale quotidienne avec Personnages. Le sujet et l'imaginaire social à Madagascar », Études Océan Indien, n° 51-52

Jacques Lombard (2014), « L'Autre est ma part d'invisible », L'Autre, vol. 15, n° 3.

Filmographie

Jacques Lombard (1969), Bilo, 16mm, noir et blanc, 15' : réalisateur : J. Lombard/producteurs : Orstom/Radio Télévision Malgache.

Jacques Lombard (1969), Lalao Fahiny, 16mm, couleurs, 30' : réalisateurs : J. Lombard et N. Rahamefy/producteurs : Orstom/Radio Télévision Malgache.

Jacques Lombard (1970), Fomba Malagasy, « coutumes malgaches », 16 mm, couleurs, 20'. Réalisateur : E. Agabra/auteur : J. Lombard/producteurs : ORTF/DAEC – Diffusé sur Antenne 2.

Jacques Lombard (1980), Fitampoha ou Le bain des reliques des anciens rois du Menabe, 16 mm, couleurs, 74' : réalisateurs : J. Lombard et J.C. Rahaga/producteurs : Ministère de la Coopération et Université de Madagascar – Diffusé sur la Télévision Malagasy et TV5 International – Présenté au Festival de Cannes au Marché du Film.

Jacques Lombard (1985), Sarodrano, vidéo U-Matic, couleurs : réalisateurs : J.P. Emphoux et J. Lombard/producteurs : Orstom/Mrstd.

Jacques Lombard (1986), Omby, vidéo U-Matic, couleurs, 29' : réalisateur : J. Lombard/producteurs : Orstom/Mrstd.

Jacques Lombard (1987), Histoire d'une Femme ou La Maladie Du Bilo, vidéo U-Matic couleurs, 28' : réalisateur : M. Fiéloux et J. Lombard/producteurs : Orstom-Mrstd.

Jacques Lombard (1988), Le départ du taureau, Vidéo U-Matic couleurs, 20' : réalisateur : J. Lombard/producteurs : Orstom-Mrstd.

Jacques Lombard (1988), Le divorce d'un tireur de pousse, vidéo U-Matic, couleurs, 23' : réalisateurs : M. Fiéloux, J. Lombard/producteurs : Orstom-Mrstd – Premier prix au Festival de Royan 1989. Diffusé en 1990 par TF1, émission « Sirocco ».

Jacques Lombard (1989), Aloalo, vidéo U-Matic, couleurs, 8' : réalisateur : J. Lombard/producteur : Orstom.

Jacques Lombard (1990), Les Mémoires de Bindute Da, 16mm, couleurs, 52' : réalisateurs : Michèle Fiéloux, Jacques Lombard/producteurs : La Sept, Orstom – Premier prix au Festival International du film ethnographique de Manchester 1990 ; des mentions spéciales pour sa contribution au cinéma anthropologique au festival du film scientifique de Palaiseau et au Festival du film sociologique et ethnographique de Saintes 1990. À également été sélectionné par le Festival du Réel (1990), Le Festival dei Popoli (Florence, 1990), le festival du court-métrage à Clermont-Ferrand (1991), la 12ème conférence du film ethnographique d’Oslo (1991), le Fespaco à Ouagadougou (1993), Le Musée d’ethnographie d’Osaka au Japon (2003), le festival du film ethnographique de Taïwan (2005), le mois du documentaire en France (2007). Il a été diffusé par la Sept et par FR3 en 1990, par le Musée de la Villette (Cinéma Louis Lumière), par le service Intermédia du Ministère des Affaires Etrangères en 1991, par la RTBF (Radio Télévision Belge) et par Arte en 1992, en 1993 par Planète des Hommes, cycle de films documentaires, organisé par J.P. Colleyn au Centre G. Pompidou. Un ouvrage intitulé Les Mémoires de Binduté Da publié par l’EHESS dans la collection Anthropologie Visuelle dirigée par M.Augé et J.P. Colleyn, est consacré à l’étude de la construction du film et au rite funéraire (1998).

Jacques Lombard (1991), Le Prince charmant, vidéo Beta SP, couleurs, 44' : réalisateurs : M. Fiéloux et J. Lombard/producteur : Orstom – À obtenu une mention au Festival de Ronda en Espagne en 1992 et le deuxième prix au Festival international de Nuoro en Sardaigne (1996) consacré à Magie et Médecine.

Jacques Lombard (1994), Houssen, Martyr de Kerbela, Vidéo, couleurs, 7' : réalisateur : J. Lombard/producteur : IRD.

Jacques Lombard (2006), Le voyage de Sib : réalisateurs : M. Fiéloux et J. Lombard/producteur : IRD – Sélectionné au Bilan du Film ethnographique de 2006 ; au Festival du film ethnographique de Belgrade 2007 et pour Le Mois du documentaire en France, ENS Lyon, 2007.

Jacques Lombard (2007), Pourquoi tu pleures ?: réalisateurs : M. Fiéloux et J. Lombard/producteur : IRD.

Jacques Lombard (2011), Histoire sans fin, 85’ : réalisateurs : M. Fiéloux et J. Lombard/producteur : IRD CNRS – Troisième prix au Festival de film de chercheurs, Nancy (6-8 mai 2010).

Jacques Lombard (2011), À visage découvert, 57’ : réalisateurs : M. Fiéloux et J. Lombard/producteur : Ird/Cnrs.

Jacques Lombard (2012), La vie au grand air, 40' : réalisateurs : J. Lombard/producteur : Les films du cabraton.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Christian Papinot et Jacques Lombard, « Grand entretien avec Jacques Lombard »Images du travail, travail des images [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 01 février 2017, consulté le 11 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/1131 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.1131

Haut de page

Auteurs

Christian Papinot

Christian Papinot, sociologue du travail, est professeur à l’université de Poitiers et directeur du GRESCO (Groupe de recherches sociologiques sur les sociétés contemporaines ; EA 3815). Ses travaux de recherches portent principalement depuis une quinzaine d’années sur les mutations du travail et de l’emploi dans le contexte contemporain d’effritement de la société salariale. Ses recherches actuelles interrogent plus particulièrement les effets des politiques d’externalisation sur les collectifs de travail, en particulier dans les professions ouvrières de l’industrie. Il s’intéresse également depuis une vingtaine d’années aux questions d’épistémologie de la démarche de recherche en sciences sociales et à l’usage de l’image comme outil d’investigation. Il est un des membres fondateurs de la revue Images du travail, travail des images.

Articles du même auteur

Jacques Lombard

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search