- 1 Par exemple, L'Année sociologique, vol. 65, n° 1, « Sociologies visuelles », 2015.
1Produire et/ou utiliser des images dans les démarches de recherche sur les mondes du travail sont des techniques d’enquête qui se développent dans le champ des sciences sociales. Embrayant le pas des travaux américains en visual sociology, ces dernières années ont vu se multiplier en Europe et en France les initiatives académiques visant à discuter de l'intérêt des « méthodes visuelles » : colloques (Géhin et Stevens, 2012), numéros spéciaux de revues1, manuels de photographie ou de vidéo à destination des chercheurs (Mattioli, 2007 ; Faccioli et Losacco, 2010 ; Harper, 2012 ; Margolis et Pauwels, 2012 ; Maresca et Meyer, 2013), création de revues dédiées, dont celle-ci…
2Pour autant les débats contemporains en matière d’enquête avec des images ont été jusque-là plus prompts à en souligner les bienfaits méthodologiques intrinsèques (réels ou supposés) qu’à débattre de leurs implications épistémologiques sur les conditions de production des données de l’enquête. Entre un pôle minimaliste qui réduit l’image à une fonction d’« illustration » de l’objet – voire d’aide-mémoire à la description – et un pôle maximaliste de la pratique photographique comme « faciliteur inconditionnel » du travail de terrain (Collier, 1967), y a-t-il une juste place aujourd’hui pour un usage raisonné (donc critique) de l’image (fixe ou animée) dans la démarche de recherche ? Paradoxalement, dans ces deux pôles antithétiques, l’usage de l’image dans la démarche de recherche se trouve semblablement déconnecté des questions d’épistémologie générale, que ce soit par défaut ou par excès. Qu’elle soit supposée résoudre en soi les difficultés du terrain ou qu’elle soit réduite à la production d’images comme activité annexe à la démarche de recherche à des fins d’« illustration ». Ces apports méthodologiques, aussi essentiels soient-ils, laissent donc un certain nombre de points aveugles sur l’épistémologie de la démarche de recherche, sur le statut des données d’enquête ainsi produites, sur la relation d’enquête comme relation sociale, ou plus généralement sur les conditions de validité scientifique des analyses produites à partir des images comme données d’enquête.
3Ce troisième numéro de la revue Images du travail, Travail des Images aborde ces questions des choix méthodologiques et des enjeux épistémologiques concernant l’usage des images (fixes ou animées) dans les démarches de recherche en sciences sociales du travail. Le « travail des images » envisagé ici est alors entendu comme celui des chercheurs qui produisent des images comme outil d’enquête à différentes étapes d’une recherche. Cette instrumentalisation des moyens visuels au service de la recherche est évidemment facilitée par les technologies de l’image numérique, légères et discrètes, qui automatisent en partie les réglages techniques nécessaires aux prises de vue ou au partage des images. Ainsi les appareils photo compacts, mais aussi les téléphones portables et les tablettes numériques, offrent des opportunités nouvelles aux chercheurs en sciences sociales qui souhaitent utiliser les images dans leurs projets de connaissance sur le travail et les groupes professionnels, à condition bien sûr que cet usage ne soit pas déconnecté d’une réflexion méthodologique et épistémologique sur la démarche de recherche ainsi construite.
4Ce numéro consacré à l’usage des images dans la démarche de recherche sur les mondes du travail propose donc plusieurs exemples d’analyse réflexive des situations d’enquête produites avec l’utilisation des images fixes ou animées. La production d’images du travail relève de choix opérés par le preneur d’images relatifs aux sujets, moments, lieux de prises de vues…, qui induisent des effets de sens sur la réalité montrée. Ceux-ci, bien souvent, interrogent, interpellent, déconcertent mais aussi réjouissent, enthousiasment, ou plus rarement indiffèrent les personnes enquêtées ainsi filmées ou photographiées dans leurs activités de travail. Le caractère construit des images produites et/ou montrées, le corpus dans lequel elles sont insérées, le moment ou la manière dont elles sont montrées constituent autant de frottements aux « mondes » des enquêtés et autant de sources possibles de compréhension de l’objet pour peu que l’on soit un peu attentif à ce qui se joue dans les relations d’enquête.
5Alors qu'un nombre croissant de chercheurs produisent ou utilisent des images au cours de leurs recherches de terrain, très peu interrogent les effets de la fabrication ou de l’usage de ces « données visuelles » sur les situations d’enquête créées comme voie d’accès à la connaissance de l’objet. Une manière répandue d’utiliser les images en sciences sociales consiste à en faire un usage minimaliste. C’est le cas de la photographie utilisée comme moyen de prise de note. Cette pratique, considérée comme simple aide-mémoire, reproduit un rapport naturalisé avec l’opération de recherche qui consiste à mettre en images son terrain ou plus largement à y récolter des traces iconographiques. En cause, on peut à nouveau évoquer la facilité et la rapidité d’accès aux images numériques sur Internet, ou encore la simplicité de prise de vue avec des appareils miniaturisés, automatiques, dont les fonctionnalités encouragent précisément une spontanéité de la captation et du partage des images.
6Or, ces usages non contrôlés, en apparence bénins au milieu d’un modèle globalisé de l’« image conversationnelle » (Gunthert, 2014), ont sans doute participé à déligitimer les données visuelles aux yeux de nombreux chercheurs confirmés. Certains usages déjà existants sont ainsi maintenus en marge des pratiques d’enquête et fréquemment passés sous silence. Un tel impensé tient vraisemblablement (et sans doute à raison) dans un sentiment de faux pas méthodologique : cette récolte d’images, glanées sans trop y réfléchir, ne s’est pas faite selon des critères assez rigoureux. Le renoncement aux images comme matériau légitime ou leur renvoi au rang d’illustration sympathique est alors vu comme solution préférable, plutôt que risquer de faire face à un problème d’« impureté » des données d’enquête. « Comment faire » des images, autant que « Quoi faire ? » des images captées ou collectées sans anticiper leur emploi, sont aujourd’hui des questions qui préoccupent de nombreux chercheurs.
7Afin de sortir les images de l’impensé auquel elles sont fréquemment cantonnées, on peut esquisser ici une mise en perspective historique des pratiques d’enquête avec instrumentation visuelle en sciences sociales, afin d’en mieux comprendre la généalogie et ses répercussions contemporaines (Papinot, 2012). On peut identifier à cet égard deux inflexions majeures autour de la question centrale du rapport observateur/observés : une première autour de l’émergence de « l’observateur dans le champ de l’observation » et une deuxième avec l’introduction de perspectives d’analyse réflexive intégrant les conditions de production des données d’enquête à la compréhension de l’objet. La question des effets des interactions d’enquête et le soulignement de ce qu’il a été convenu d’appeler, de manière discutable, la « perturbation » de l'observateur (Papinot, 2013) a d’abord engendré différentes tentatives de neutralisation de la situation d’enquête : techniques ou tactiques, visant soit à l’éviter, soit à l’atténuer. Puis à cette logique d’action s’est substituée progressivement une logique de connaissance visant à évaluer la nature et le degré des effets de « perturbation » du dispositif d’observation par rapport à un référent réel antérieur à l’enquête. La deuxième inflexion majeure correspond à l’introduction des postures de recherche d’analyse réflexive des situations d’enquête qui présentent une rupture radicale avec les procédures précédentes de neutralisation des situations d’enquête en considérant que les « données » ne sont jamais tout à fait dissociables de la démarche de recherche (Schwartz, 1993 ; Papinot, 2014).
8Le premier temps épistémique est celui d’un usage positiviste des images, perçues et utilisées comme « fenêtres » sur le monde. La question de l’image comme outil de la recherche, quels que soient le moment et les modalités de son usage, appelle d’abord à la vigilance sur un des présupposés les plus anciens et les plus solidement ancrés de l’usage de l’image comme instrument d’enquête, à savoir, l’illusion de la transparence de l’image. Du fait de son statut d’image indiciaire, la photographie naît et se développe autour de l’idée de « calque de la nature », comme on la qualifie au XIXe siècle (Rouillé, 1982), de double, de copie conforme. Ce qui entretient la confusion, c'est que « ça ressemble à ». La convention qui fait l'image n'est en effet pas immédiatement perceptible. La photographie offre un « effet de réel » qui tend à en occulter le processus de production.
9Ce scientisme originel prend appui sur le présupposé d’« impartialité mécanique » des appareils de prise de vues ; présupposé qui connaît une certaine longévité puisqu’on le trouve encore au milieu du XXe siècle dans le manuel méthodologique de Marcel Griaule par exemple : « la photographie […] a tous les avantages et les inconvénients d'un enregistrement mécanique effectué en dehors de la personne de l'enquêteur » (Griaule, 1957, 76), « Le document photographique est une pièce authentique, un témoin indépendant dont la valeur est la conséquence des propriétés physiques et chimiques utilisées pour sa création. » (idem, 30-31)
10Ce présupposé de « témoin indépendant », ce statut de preuve indéniable des images, contribua à leur développement dans les pages de l'American Journal of Socioloy à la fin du XIXe siècle. Les articles s’y adossent à des illustrations photographiques au service d’un objectif général de dévoilement de la réalité sociale. Proche en cela des traditions de la photographie sociale et réformiste de Jacob Riis ou de Lewis Hine, il s’agit grâce aux images d’agir sur la visibilité de portions reléguées, indigentes ou simplement méconnues de la société. L’image permet alors de montrer comment cette autre moitié (de la société) vit (How the Other Half Lives, 1890).
11La « méthode photographique », qui, selon Marcel Mauss, doit servir un projet de description exhaustive (« on ne fera jamais trop de photos, à condition qu'elles soient toutes commentées et exactement situées » (Mauss, 1967, 19) laisse seulement apparaître quelques réserves sur la question de la pose photographique, qui, dès lors qu’elle n'était plus contrainte par la technique, fit l'objet d’une mise à l’index régulière : « tous les objets doivent être photographiés, de préférence sans pose » (Mauss, 1967, 19), la pose symbolisant sans doute alors le modèle paradigmatique de ce qu'il convenait d'éviter tant elle témoignait de la présence effective de l’observateur dans le champ de l’observation.
12Dans les premiers textes méthodologiques relatifs à l'usage d'une instrumentation visuelle, la question des incidences de la pratique de prises de vues sur la situation d’enquête apparaît sans objet tant le rapport de domination y était constitutif de la relation d’enquête. Si par exemple le Journal d’ethnographe de Bronislav Malinowski mentionne à plusieurs reprises qu’il n’ignorait rien de la situation coloniale dans laquelle son travail de terrain s’inscrivait (Malinowski, 1985 [1967], 29), pas un mot en revanche dans Les Argonautes du rapport de domination coloniale dans lequel prenait place sa démarche d’observation et ses prises de vues. La situation coloniale y constitue un écran à l’analyse des conditions d’enquête réelles produites. S’impose ce faisant un modèle d’objectivité, celui de l’« observateur invisible », extérieur à la scène observée, en apesanteur sociale. Le présupposé d’« impartialité mécanique » de l’instrumentation audiovisuelle va servir cette exigence de non-implication du sujet observant dans l'observation.
Image 1. Bronisław Malinowski among Trobriand tribe.
13L’émergence de « l’observateur dans le champ de l’observation » est au fond indissociable d’une prise de conscience politique de « l’ethnographie face au colonialisme » (Leiris, 1969 [1951]), dans le contexte de décolonisation qui caractérise la période d’après-seconde guerre mondiale. « Quand nous faisons une enquête ethnographique », écrit Michel Leiris dans ce texte pionnier, « ce sont toujours nos semblables que nous observons et nous ne pouvons adopter à leur égard l'indifférence de l'entomologiste » (Leiris, 1969 [1951], 85). À partir de cette prise de conscience politique, au sens large du terme, émerge progressivement la question du rapport d’enquête comme rapport asymétrique dans la pratique de terrain et donc des effets de la présence de l’observateur dans le champ de l’observation
14La question de l’influence de l'observateur sur ce qu’il observe a été régulièrement introduite ensuite à partir de ce qu’il a été convenu d’appeler – de manière discutable – la « perturbation » de l’observateur considérée comme principal obstacle à la connaissance des « faits authentiques ». L’imposition de ce pseudo-concept comme outil pour penser les relations d’enquête a d’abord engendré différentes tentatives de neutralisation de la situation d’enquête via des dispositifs techniques ou tactiques visant soit à l’éviter, soit à l’atténuer (Maget, 1953). Si on laisse de côté le cas particulier (quoique non marginal) du déni pur et simple de la relation d’enquête comme relation sociale, force est de constater l’étendue des réponses possibles au « paradoxe de l’observateur », depuis le contournement de la question par le recours au truc technique jusqu’à l’illusoire « oubli » de la présence de l’observateur dans le groupe dans la longue durée du terrain.
15Marcel Maget conseillait ainsi pour les photographies dites de « personnages » de recueillir les « attitudes habituelles au sujet, en évitant la pose qui amène une modification plus ou moins intentionnelle de l'attitude ou de l'expression » (Maget, 1953, 202). À cette fin, il préconisait de « simuler un déclenchement et (de) prendre la photo quand les patients se détendent (sic) » (idem). Un peu plus loin concernant ce qu’il appelait les « conditions psychologiques » de l'enregistrement cinématographique, il conseillait de « tourner, autant que possible, quand les acteurs ne s'en doutent pas » et de « recourir au téléobjectif » (idem). Dans les deux cas, le modèle de référence est celui de l'affût qui consiste à camoufler ses intentions aux personnes à observer dans le but d’atteindre des données plus « authentiques ».
Image 2. Cueillette des olives.
Mission Maget Provence nov. 1938.
16À l’autre extrémité du spectre se situent des considérations d’intégration/fusion de l’observateur dans le groupe qui renvoient à un des mythes récurrents de la démarche d’enquête en sciences sociales : l’ « indigénisation » du chercheur. D'autres chercheurs ont donc pareillement contourné l’analyse réflexive des situations d’enquête en avançant l’idée que les effets de sa présence sont en quelque sorte neutralisés par l’immersion dans le groupe. Il s’agit dès lors non plus de se cacher ou de cacher son appareil de prise de vues mais au contraire de s’en servir comme outil pour devenir « comme un membre du groupe ». La contribution importante de John Collier Jr au développement et à la banalisation de l’usage de la photographie en sciences sociales s’est ainsi construite à partir d’un contournement systématique du questionnement réflexif sur la relation d’enquête. Pour ce dernier, se servir d'un appareil photo sur le terrain offre au chercheur un rôle de « participant observer » (Collier, 1967, 10-16), rôle qu'il justifie en disant que l'observateur se trouve en position d'avoir quelque chose à faire au sein du groupe étudié. Dans ses observations sur les marins pêcheurs, le chercheur est présenté comme quelqu'un qui, tout comme eux, a un travail à accomplir et, pour lui, le délicat problème de sa place comme observateur se trouverait ainsi résolu. À partir de cette expérience de terrain, l’auteur développe l’idée selon laquelle la photographie sur le terrain fonctionne comme « can-opener » universel : facilité d’accès à l'information, implication, voire « coopération » avec les personnes observées, y compris pour surmonter la barrière de la langue (op. cit, 58)…
Image 3. Portuguese dory fishmen.
J. Collier Jr.
17On trouve aussi des propositions semblables pour l’usage de la caméra :
« je crois que parfois les gens se conduisent plus naturellement en étant filmés qu'en présence d'un observateur ordinaire. Un homme équipé d'une caméra a une occupation évidente, qui est de filmer. Ses sujets le comprennent et le laissent à son travail. Il est sans arrêt occupé, à moitié caché derrière son appareil, heureux d'être laissé tranquille, alors qu'un visiteur inoccupé, tout au contraire, devrait être pris en charge et diverti, soit comme hôte, soit comme ami.» (Mac Dougall, 1979, 94)
18La recherche de réponses au « paradoxe de l’observateur » n’a pas généré que des solutions techniques et tactiques. La reconnaissance de l’introduction d’un nouveau paramètre dans la scène à observer avec la présence de l’observateur a pu aussi susciter des réponses que l’on pourrait qualifier de cognitives, dans la mesure où il ne s’agit plus de chercher à agir sur la situation pour chercher à la neutraliser mais de mesurer les effets induits par la présence de l’observateur. Ce faisant, en passant des logiques d’action aux logiques de connaissance, est en quelque sorte entérinée l’idée que les effets de la situation d’enquête composent bien une conséquence normale de celle-ci. C’est dans cet esprit qu’ont été forgés dans le champ de l’anthropologie visuelle les leviers méthodologiques d'« auto mise en scène » ou de « profilmie » des personnes observées (de France, 1989, 373). Puisque l’introduction d’instrumentation audiovisuelle génère une modification de comportements filmés ou photographiés, le concept ici a été construit pour permettre de penser le décalage présumé avec la « même » scène observée sans procédure de prise de vue.
19Avec comme finalité annoncée d’« éviter un maximum d’erreurs et de biais dans l’acte photographique » (idem.), il s’agit ainsi par exemple pour Albert Piette « de mesurer le degré d’influence du photographe sur les sujets photographiés puisque l’irruption, voire l’intrusion de celui-ci dans une situation donnée est susceptible de modifier les comportements photographiables » (Piette, 1992, 136). Ce qui se dégage donc de la proposition d’Albert Piette, c’est cette idée que le chercheur pourrait avoir accès à la connaissance du degré de perturbation de l’observateur. Idée que l’on retrouve également chez Jean-Paul Terrenoire pour qui l'introduction d'une caméra ou d'un appareil photo pose la question de savoir, non pas « si le système d'enregistrement visuel se fait oublier ou non, mais si sa présence induit une modification significative sur les comportements qu'il se propose d'emmagasiner » (Terrenoire, 1985, 519-520).
20S’il est tentant de céder à une épistémologie selon laquelle le chercheur pourrait se comporter sur son terrain en pur observateur en réduisant un principe épistémologique de distanciation en position d’extériorité de celui-ci par rapport à son objet, une telle conception dans sa forme la plus radicale résiste difficilement aujourd’hui à l’exercice effectif de l’enquête. On peut cependant avancer l’idée d’une certaine persistance de celle-ci comme horizon des pratiques et idéal à atteindre. Ainsi, « être bien accepté » sur le terrain avec son appareil photo ou sa caméra ne devrait pas constituer l’horizon ultime de la réflexivité du sociologue sur son terrain, mais un paramètre parmi d’autres de la situation à objectiver... Ces différentes postures ont au fond comme point commun d’éluder la question de l’analyse des conditions réelles de l’enquête. Elles visent au fond par des moyens différents à « désituer socialement » l’observateur et à dénier la relation d’enquête comme relation sociale, uniquement envisagée sous l’angle d’une source de « biais » ou de « distorsions » dans la production des données d’enquête. Il s’agit au fond par des voies différentes de tendre vers – ou pour le moins de n’avoir pas complètement renoncé à – cet idéal à atteindre, de s’approcher au plus près d’une dimension supposée « naturelle » des faits observés. En définitive ces postures sont sous-tendues par une représentation d’un objet idéal préexistant à la démarche d’observation. Elles présupposent toutes qu'il existerait une quelconque « “vérité” des pratiques, des représentations, qui serait antérieure à la démarche d’observation » (Mauger, 1991, 129) et ne pensent les effets de la situation d’enquête que sous l’angle d’obstacles à la connaissance.
21Alors, quel dépassement possible du modèle positiviste jusqu’en ses déclinaisons contemporaines les plus subtiles ? Comment rompre, non seulement intellectuellement mais aussi empiriquement, avec le dogme de l’« immaculée conception » des données d’enquête (Bourdieu, 1988, 11) ? Que faire de la relation sociale d’enquête, sans la nier, en déplorer les effets, l’escamoter ou la réduire à un paramètre négligeable des conditions de production des données ? Comment éviter d’entrer dans le débat sans fin sur l’efficacité comparée des techniques de neutralisation des situations d’enquête ? Et quel statut pour les « données visuelles » d’enquête ainsi produites ?
22Il y a un parti de connaissance à tirer de l’analyse réflexive de la situation d’enquête. Il s’agit au fond de prendre celle-ci dans son acception pleine et entière car :
« la notion même de situation renvoie à la dynamique des rapports sociaux où rien n’est analysable sans s’y référer. Ce ne sont pas les mêmes propos qui sont tenus en compagnie d’un membre de la famille, d’un ami ou d’un visiteur ; sur le lieu de travail, au café ou lors d’une réunion de famille ; selon le sexe, l’âge, le milieu social des interlocuteurs. On doit abandonner l’idée, souvent implicite, d’une possible situation de neutralité, qui, de fait, serait la négation même de situation sociale.» (Combessie, 1996, 16)
23L’analyse réflexive des situations d’enquête conduit donc à interroger la pratique et l’usage des images dans la démarche d’enquête au même titre que les autres dimensions constitutives de celle-ci. Photographier ou filmer sur le terrain, tout comme montrer des images en entretien, n’est en effet ni neutre ni sans conséquence sur le mode de questionnement ou la dynamique de l’enquête.
24On peut donc identifier l’émergence contemporaine d’un troisième temps épistémique à partir des perspectives visant à intégrer les conditions de production des données d’enquête à l’analyse de l’objet (Papinot, 2014). Cette dernière inflexion majeure invite à l’analyse spécifique des situations d’enquête avec production ou usage d’images et à suivre ce qu’elle nous apprend des logiques sociales endogènes au groupe étudié. Elle présente alors une rupture radicale avec les procédures précédentes de neutralisation des effets des images, en considérant qu’aucune « donnée » n’est jamais tout à fait dissociable de la démarche de recherche (Schwartz, 1993).
25La pratique photographique ou filmique tend à visibiliser la posture d’observateur et ses intentions de connaissance sur le terrain, de même, comme le montrent Baptiste Buob, Natalie Schwarz et Michaël Meyer dans ce dossier, qu’elle introduit un tiers dans la relation d’enquête que sont les destinataires réels ou supposés des images produites. À ce titre, l’image peut constituer un catalyseur d’une dynamique d’échanges tout à fait féconde dans la relation d’enquête. De même son usage comme support d’entretien (« photo-elicitation interview »), ou autres formes de restitution ou visionnement en « feed-back », laisse voir un peu de l’intentionnalité du chercheur, ou des enquêtés s’il s’agit d’images endogènes comme celles d'auxiliaires de puériculture dans la recherche d’Irène Jonas ou celles d’ouvriers dans l’enquête de Christian Papinot. Ces situations d’enquête sont susceptibles de déclencher une confrontation de points de vue heuristiques sur l’objet comme le montrent bien tous les articles de ce dossier. L’attention portée à l’analyse réflexive des situations d’enquête permet alors d’instruire de façon substantielle sur le monde du travail enquêté, même dans le cas d’un usage « sauvage » des images, comme le montre Flora Bajard dans son article. La pratique photographique ou filmique peut contribuer indirectement ainsi à la compréhension de l’objet, comme les effets induits par l’introduction d’un dispositif de prise de vue, qui peuvent se révéler très riches d’enseignement sur le monde professionnel étudié.
26Les articles réunis dans ce dossier proposent tous d’entrer dans cette discussion sur ce que faire des images fait à l’enquête. Pour cela, ils interrogent différents moments et modalités de frottements aux « mondes du travail » enquêtés dans la temporalité de la démarche de recherche avec les images : lors de la phase de négociation et d’entrée sur le terrain ; dans les relations d’enquête nouées sur la durée entre chercheurs et travailleurs photographiés/filmés ; lors du montage des séquences filmées ; lors de l’analyse des données visuelles produites.
27Réunis dans ce numéro, ils participent au projet collectif de la revue d’interroger le « travail des images », afin de peu à peu faire émerger un savoir consolidé sur les expériences de recherche avec instrumentation visuelle dans les mondes du travail. Dans cet esprit, la republication de l’article de Jean Pierre Olivier de Sardan 20 ans après sa première publication dans Xoana, la première revue scientifique dédiée à la réflexion sur les images en sciences sociales, tout comme le grand entretien avec celui qui en fut le principal animateur pendant une dizaine d’années, Jacques Lombard, relèvent de cette mission nécessaire que se donne notre revue d’améliorer la cumulativité du savoir en la matière.
28Dans le même esprit, on peut aussi reprendre cette idée avancée par Howard Becker il y a déjà presque quarante ans que l’usage de l’image dans une démarche de recherche nous offre une occasion intéressante de déritualiser nos méthodologies « clés en main », de dépasser un mode d’usage mécanique de nos techniques d’enquête, en renouvelant notre manière de penser les questions d’épistémologie générale en sciences sociales. En cela l’usage de l’image comme outil de la recherche sociologique présente des opportunités intéressantes à saisir, à condition toutefois de ne pas faire l’impasse sur l’analyse réflexive des conditions de production des données d’enquête ainsi construites. À ce titre, le procès de production des images ne saurait se suffire à lui-même ni s’autonomiser de la démarche de recherche générale sans fragiliser le projet sociologique qui y préside. On le sait, l’assise scientifique de nos disciplines de sciences sociales est fragile. Prenons donc garde de ne pas qualifier nous-même de « sociologique » ou d’« ethnologique » tel reportage, voire telle série télévisée, au motif qu’il ou elle témoignerait d’une certaine plausibilité des rapports sociaux… Prenons garde de façon symétrique de ne pas lâcher la proie pour l’ombre dans la production des images sur le terrain. « Faire un film », « faire de la photographie », faut-il le rappeler, ne saurait constituer une fin en soi pour le sociologue, mais un moyen au service d’un projet de connaissance du monde social.