Que disent au sociologue les photos mal-aimées ?
Texte intégral
1Cette image est un fragment d’une étude de sociologie photographique que j’ai menée au sein d’un couvent. Celui-ci a la particularité d’héberger, dans ses murs, un établissement de soins pour religieux et religieuses âgés dont la prise en charge est assurée par des professionnels laïcs.
2« Le parachute et ses couleurs vives, ce sera beau pour les photos, Cornelia va être contente ! » dit l’animatrice lorsque j’assiste aux activités d’animation ce jour-là. Pour la première fois de mon terrain, je ressens un grand malaise : je ne me sens pas à ma place, je n’ai pas envie de faire des photos, je ne sais pas quoi mettre en images, aucun cadre (au sens propre comme au sens figuré) ne s’impose à moi. Je cadre, j’appuie sur le déclencheur sans trop savoir pourquoi – peut-être pour faire plaisir à l’animatrice. Il en est de même la semaine suivante, lors d’une autre activité. Une fois le terrain terminé, je regarde les photos des activités d’animation, m’étonne de porter sur elles un jugement aussi peu sociologique que radical « je ne les aime pas », « elles ne sont bonnes à rien », puis je les jette dans ma corbeille numérique.
3Elles me travaillent, pourtant, ces photos mal-aimées, et une piste s’esquisse lors de l’écriture d’un article sur les évolutions récentes de la prise en charge des personnes âgées en maison de retraite. Aujourd’hui, la maison de retraite se doit d’être un lieu de vie (et non une salle d’attente de la mort), avec un projet institutionnel prenant soin des « projets de vie » individuels des résidents. Cette nouvelle conception a contribué à transformer la profession d’animateur dont le nouveau rôle consiste à soutenir ces projets de vie et à assurer une continuité avec la vie antérieure de chacun.
4La situation des deux animatrices laïques travaillant pour l’établissement de soin du couvent est, à cet égard, hors du commun. Au lieu d’être les porteuses d’un projet institutionnel qui se construit sur les projets de vie des résidents à leur arrivée dans l’institution, les animatrices doivent trouver leur place dans un projet qui dépasse les contours de l’établissement de soins (dont elles sont les employées), et même du couvent : l’ordre religieux des Ursulines. De la même façon, les religieuses et religieux n’ont pas de projet de vie à établir en entrant dans l’établissement de soin, puisque ce projet est préexistant et s’inscrit dans le temps : leur projet de vie a été scellé lors de leur entrée dans l’ordre.
5On peut poser l’hypothèse que les animatrices évoluent donc dans une espèce de flou institutionnel qui leur octroie à la fois des marges de manœuvre quant à la définition de leur pratique professionnelle au quotidien, mais aussi un inconfort quant à leur mission. De façon curieuse, les autres professionnelles laïques de l’établissement (les infirmières, en particulier) jouent un rôle plus important que les animatrices dans le soutien au projet de vie des résidents, la toilette du matin incluant, par exemple, la mise du voile.
6Le malaise que me provoquent les photos d’animation révélerait alors un déficit de sens des activités proposées, ce déficit faisant écho au flou de la mission d’animation dans ce contexte professionnel spécifique.
7Je ressors les photos de la corbeille.
Table des illustrations
Titre | Image 1 |
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Pour citer cet article
Référence électronique
Cornelia Hummel, « Que disent au sociologue les photos mal-aimées ? », Images du travail, travail des images [En ligne], 4 | 2017, mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 21 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/1032 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.1032
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