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La Vida perra de Juanita Narboni de Farida ­Benlyazid : une réécriture filmique postcoloniale ?

Véronique Bonnet
p. 81-94

Résumés

La réécriture filmique de l’œuvre littéraire d’Ángel Vázquez par la réalisatrice marocaine Farida Benlyasid fait de Tanger un élément central. En reconfigurant le monologue du personnage principal, Juanita Narboni, la cinéaste introduit dans son film des souvenirs de son enfance et révèle l’histoire tangéroise de la Seconde Guerre mondiale. L’analyse comparée du roman et du film fait ressortir la singularité de chacune de ces œuvres et nous permet de comprendre comment la réalisatrice propose, esthétiquement et idéologiquement, une vision différente de la réalité des subalternes, introduisant ainsi une perspective postcoloniale.

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Texte intégral

  • 1  Farida Benlyazid, « Le problème de la modernité hante ma vie », propos recueillis par Abdelssalam (...)
  • 2  Farida Benlyazid, La Vida perra de Juanita Narboni, Tingitania films, Zap Producciones, Maroc, Esp (...)
  • 3  Ángel Vázquez, La Chienne de vie de Juanita Narboni, trad. Selim Cherief, Lyon, Rouge Inside, 2009

1À la fin des années 1970, Ángel Vázquez offre son roman La Vida perra de Juanita Narboni à Farida Benlyazid. Alors étudiante à l’École supérieure des études cinématographiques de Paris, la jeune femme lit avidement ce récit qui, dit-elle, la « transporte […] au Tanger de [son] enfance avec sa multitude culturelle1 ». En 2005, le long-métrage La Vida perra de Juanita Narboni2 sort dans les salles de cinéma. Projeté dans divers festivals, ce film rencontre un vif succès. Cette double reconnaissance – de l’œuvre cinématographique et, partant, de l’œuvre littéraire d’un écrivain espagnol méconnu – est également favorisée par la traduction en français, en 2009, du roman de Vázquez3 et par l’essor culturel de la ville de Tanger à la fin du xxe siècle et au début du xxie siècle. Dotée d’un statut international entre 1923 et 1956, Tanger était alors une ville vivant « au quotidien dans un espace-temps très peu national » :

  • 4  Michel Peraldi, « Tanger transnationale », La pensée du midi, no 23, Tanger, ville frontière, 2008 (...)

Pour comprendre la différence, il faut préciser que l’international, c’est l’excès de la nation. Dans le Tanger des années 1930, toutes les puissances coloniales étaient là, tellement là et puissantes qu’elles avaient dû mettre en place un comité pour gérer la ville et veiller aux velléités d’hégémonie des unes ou des autres. Le transnational, c’est au contraire ce qui excède le national, le déborde4.

  • 5Ibid., p. 15.

2Se développent des événements culturels de grande ampleur comme le Salon international du livre de Tanger ou des lieux qui perpétuent la diffusion cinématographique d’antan comme la cinémathèque dirigée par l’artiste polyvalente Yto Barrada. Si Tanger décloisonne les arts, favorisant la rencontre entre littérature, cinéma et spectacle vivant, elle est aussi un objet social et culturel qui s’exporte et dont les œuvres, notamment cinématographiques, sont projetées dans de nombreux festivals en Europe et en Amérique hispanophone. Tanger transculturelle et transnationale s’accorde bien à l’esprit de notre temps dont elle est une sorte de miroir diffractant. Les œuvres littéraires et cinématographiques que nous nous proposons d’étudier, en nous focalisant sur certaines scènes révélatrices de l’histoire tangéroise de la Seconde Guerre mondiale et sur la déconstruction des clivages postcoloniaux, déclinent « cette ville aux allures de palimpseste5 » qui n’en finit pas de se construire et de se déconstruire, de se déployer et de se traduire.

Lire, écrire, reconfigurer

3Lire ne relève pas seulement d’une métaphore : il faut en effet garder à l’esprit que la création d’Ángel Vázquez et celle de Farida Benlyazid sont liées à des processus de lectures, d’écritures et de réécritures par lesquels le créateur participe de la production quasiment collective d’œuvres. Grand lecteur de la littérature dite universelle, le jeune Ángel Vázquez fréquente assidûment, à la fin des années 1940, les bibliothèques de Tanger. Lorsque, exilé à Madrid depuis 1965, il se lance dans l’aventure de La Vida perra de Juanita Narboni, il bénéficie de l’appui de son ami Emilio Sanz de Soto au sujet duquel Selim Cherief, le traducteur de l’œuvre en français, livre ce savoureux témoignage :

  • 6  Selim Cherief, « Emilio Sanz de Soto Chrysostome », postface à Ángel Vázquez, L’homme qui avait ét (...)

C’est grâce à cette profonde amitié que l’aîné [Sanz de Soto] réussit à arracher à Vázquez – page à page – son chef-d’œuvre : La chienne de vie de Juanita Narboni. Un curieux manège commença en effet : Vázquez apportait chaque jour quelques pages du roman en cours, qu’Emilio lui rétribuait un gin-tonic le feuillet… Juanita n’aurait sans doute jamais été achevé sans ce soutien de tous les instants, Vázquez sombrant peu à peu dans le désespoir. Emilio lisait, lisait, jusqu’à ce qu’il barre le manuscrit d’un long trait rouge, déclarant : « Jusqu’ici c’est le génie, après c’est l’alcool… » Manège qui reprenait dès le lendemain6

4Dédié à un groupe de femmes emblématiques de la société tangéroise – « En mémoire de ma mère et de son cercle d’amies, juives et chrétiennes, dont Juanita s’est approprié le langage-souvenir, m’obligeant à écrire ce livre » –, le roman de Vázquez s’inscrit d’emblée dans le mythe – évaporé et sans cesse ranimé – d’une communauté tangéroise où, nonobstant les frontières symboliques qui les séparent, les membres étaient liés. C’est sans doute la raison pour laquelle la première adaptation cinématographique du roman, réalisée dans l’esprit du cinéma expérimental, animée par un choix pour le moins paradoxal de ne pas montrer Tanger, passe à côté de l’essentiel et ne rencontre qu’un faible succès auprès du public. En effet, lorsqu’en 1982, Javier Aguirre porte à l’écran La Vida perra de Juanita Narboni, son scénario éclipse Tanger au profit d’une femme, Juanita, dont il privilégie la solitude et le monologue. Le désir d’universaliser Juanita au point de la rendre abstraite engloutit et désincarne l’œuvre de Vázquez et affaiblit la nouvelle création qui ne parvient ni à faire sortir de l’oubli le texte premier, ni à imposer le film sur la scène culturelle. En revanche, la réalisatrice marocaine procède à une tout autre lecture du texte fondateur.

  • 7  Alexie Tcheuyap, De l’écrit à l’écran. Les réécritures filmiques du roman francophone, Ottawa, Les (...)
  • 8Ibid., p. 22.
  • 9Ibid., p. 28.
  • 10  Expression de Jeanne Marie Clerc, Littérature et cinéma, Paris, Nathan, 1993, cité dans Alexie Tch (...)
  • 11Ibid.
  • 12Ibid., p. 30.

5Dans son ouvrage critique De l’écrit à l’écran. Les réécritures filmiques du roman africain francophone7, Alexie Tcheuyap confronte différentes théories afférentes à l’adaptation des œuvres littéraires au cinéma. L’auteur se distancie des approches jugées essentialistes selon lesquelles le film devrait restituer fidèlement les intentions originales de l’auteur pour leur préférer une théorie visant à « désacraliser le texte source et [à] prendre enfin le texte d’arrivée [le film] pour ce qu’il est et ce qu’il est seulement : un “autre” texte, c’est-à-dire un texte nécessairement “autre”8 ». Il choisit dès lors de se situer dans la perspective de l’esthétique de la réception proposée par les travaux de Hans Robert Jauss et de Jean-Pierre Esquenazi et de considérer, à l’instar de ce dernier, que « l’adaptation […] est d’abord lecture, accueil d’une œuvre initiatrice, interaction entre un texte et un lecteur9 ». Par conséquent, le concept de « réécriture », plus que celui d’« adaptation » lui semble apte à qualifier le processus de création du film comme œuvre à la fois seconde, dans la stricte acception chronologique, et intrinsèquement autre et nouvelle. Cette théorie qui lui permet l’analyse d’un vaste corpus de textes et de films africains francophones a le mérite de considérer l’œuvre seconde comme une œuvre à part entière, un autre « texte » et de se distancier des théories de la représentation en leur substituant des approches fondées sur l’intertextualité et la narratologie. Cependant, le système interprétatif d’Alexie Tcheuyap, en favorisant le film (l’hypertexte), en vient parfois à minimiser l’importance de l’œuvre littéraire (l’hypotexte) dans le mouvement de création, ou à la réduire à un objet : en privilégiant « l’aventure intérieure10 » sur laquelle se fonde la dynamique de la réécriture, il perçoit, sans doute abusivement, l’œuvre littéraire comme une « banque de données11 ». Il voit également dans le concept de réécriture l’établissement « [d’]un acte œdipien émancipateur par l’instauration effective de l’autonomie, de l’altérité, laquelle se fonde sur la répétition d’un acte de création12 ». La lecture conjointe du roman de Vázquez et du film de Farida Benlyazid, qui procédera délibérément en alternant les analyses de l’une et l’autre œuvre, ouvre sans doute d’autres perspectives rendant davantage perceptible la singularité de chaque œuvre et, plus spécifiquement, permettant d’appréhender comment, esthétiquement et idéologiquement, et sans jamais perdre de vue le roman, la réalisatrice crée un film d’époque.

  • 13  Michel Amarger, « Le Maroc regarde ses identités plurielles. Rencontre avec Farida Benlyazid », Af (...)

6Farida Benlyazid, ainsi que nous l’avons signalé, lit avec un profond intérêt l’œuvre de Vázquez qu’elle considère comme un « livre culte13 ». Lorsqu’elle la porte à l’écran, elle est animée par le souci de ne pas décevoir son public. Elle puise dans l’œuvre première l’élément moteur de son film : Tanger. Cette femme qui a choisi de rentrer au pays et de le redécouvrir, se trouve confrontée, selon ses dires, à la modernité et à la tradition et retrouve chez Vázquez des fragments de la réalité socioculturelle de son enfance :

  • 14Ibid.

[…] ça me rappelait mon enfance, l’univers de ma mère très hispanisante. Elle chantait du Carlos Gardel… C’est peut-être là où est ma nostalgie. J’ai eu une enfance enchantée. C’était la fête tout le temps. Il y avait une concurrence entre les différentes puissances mais c’était la fête, les défilés, les danses dans les rues. On entendait le flamenco. À Noël, les Espagnols sortaient et on faisait la fête. À Pourim, les enfants juifs se promenaient dans les maisons et offraient des gâteaux. À l’école, on avait des fêtes musulmanes, chrétiennes et pour les fêtes israélites il était permis de s’absenter14.

7À l’instar de nombreux cinéastes africains, la réalisatrice dispose de moyens matériels réduits, ce qui influe inévitablement sur ses choix esthétiques et structuraux. Face à la quantité de lectures et donc de réécritures qui s’offrent à elle, elle choisit de limiter le temps de la diégèse (des années 1930 au début des années 1970) et de se centrer sur la vie de femme de Juanita sans filmer d’images de l’enfance de cette dernière, ce qui lui permet d’incarner Juanita grâce à une seule actrice : Mariola Fuentes. Le temps du roman est pour sa part beaucoup plus ample : de 1914 jusqu’à un moment incertain au début des années 1970. Le récit est constitué de 54 unités réparties sur deux blocs comptant respectivement 21 et 33 unités. La temporalité apparaît à travers une série anachronique d’unités narratives présentant également des anachronies intérieures (analepses et prolepses). La structure du roman s’apparente déjà à un montage cinématographique. En dépit de la fragmentation du temps, les unités sont reliées entre elles par des échos et des correspondances, tout un système de répétitions qui garantit leur cohérence et la cohésion de l’ensemble. Les épisodes décisifs de la vie de Juanita se succèdent durant les 21 premières séquences alors que dans les 33 autres, Juanita est devenue une femme prématurément vieillie qui erre et survit dans les ruines de ce qui représentait un monde pour elle. Dans la première partie du récit, Vázquez traite, souvent sous forme d’analepses, des moments cruciaux de l’enfance de Juanita : un jour de 1914 où des aéroplanes atterrirent pour la première fois, une journée indéterminée de la première décennie du xxe siècle où se déroule le carnaval au théâtre Cervantes et durant lequel apparaît Adolfito, le premier « fiancé » de Juanita, déguisé en Pierrot, et Zorro, l’homme sexuellement dangereux. Grâce à ces scènes, le lecteur comprend combien le malaise du personnage et la folie qui le guette trouvent aussi leur origine dans ses expériences et traumatismes enfantins. La phobie des hommes et de leur corps renvoie ainsi à l’histoire, très freudienne, du petit radis en sucre qui suscite chez elle attraction et répulsion :

  • 15  Ángel Vázquez, La Chienne de vie de Juanita Narboni, op. cit., p. 35.

Qu’est-ce que ce fou peut bien m’offrir ? C’est dur, enveloppé dans du papier de soie rose, « Made in Gibraltar ». Je suis la femme marquée. Mais qu’est-ce que j’ai ? Je n’arrive pas à le déplier. Mes nerfs ! Un petit radis en sucre candi ? Se te caiga el mazal ! Et c’est supposé avoir un sens ? Ça pourrait difficilement être plus clair ! Ne t’échappe pas mon cœur15.

8D’autres scènes fondamentales – celle de l’enterrement de la mère, des gants maternels que Juanita sent comme des mains tentant de l’étrangler, de l’intrusion des troupes franquistes dans Tanger, de la fuite de sa sœur à Casablanca et de la mort du père – sont relatées dans la première partie. La seconde est essentiellement centrée sur un univers urbain de plus en plus hostile dans lequel le personnage perd ses repères. Tanger est devenu une fraction du royaume du Maroc. Les uns après les autres, les proches de Juanita s’effacent de la scène : Esther, son amie juive, quitte son amant musulman et rejoint sa famille au Canada, Dédé Trilby, éphémère compagnon d’une fin de vie, meurt assassiné – mort qui entretient des correspondances avec la mort de la mère dans la première partie – et Amrouche, que l’on pensait fidèle jusqu’à la mort, disparaît brusquement. Dans les dernières pages d’un roman semblable à une tragédie grecque où s’éclipseraient même les plus loyales servantes, Juanita meurt assommée par l’armoire dans laquelle elle cherchait fébrilement des traces du passé.

Dire la Seconde Guerre mondiale

  • 16  « […] la réécriture filmique d’un texte littéraire est activée d’abord par le principe de l’économ (...)
  • 17Ibid.
  • 18  Virginia Trueba, Introduction, « Tanger, espacio para una biografía », La Vida perra de Juanita Na (...)

9Guidée par le principe de l’économie16, la réécriture filmique opère des coupures dans le texte premier : les scènes de l’enfance sont condensées en brèves réminiscences ou en apparitions ponctuelles, parfois très poétiques, comme celle, à la fin du film, du Pierrot immaculé sur fond de rideau pourpre dansant gracieusement sur la scène tandis que passe une vieille femme, sa mère, ou comme celle d’une lumineuse table du repas de Shabbat dans la famille d’Esther. Le long-métrage est aussi régi par un mécanisme contraire, celui de l’augmentation17, qui transforme notamment certaines parties du monologue de Juanita en dialogues avec d’autres personnages tout en conservant le statut central du monologue sans lequel Juanita n’existerait pas. Dans les deux œuvres, selon des modalités distinctes, le monologue scande le déclin d’une femme et de Tanger, rythme la fin d’une époque et égrène les illusions perdues de sa protagoniste – amour, tendresse, bonheur, richesse. Le roman exclut tout dialogue effectif avec un personnage in praesentia et propose une sorte de « monodialogue18 ». Juanita dirige toujours ses paroles vers un autre, présent ou absent, dans l’espoir de fuir la solitude qui l’étreint ; l’interlocuteur est souvent la mère morte à laquelle sa fille aînée rend visite au cimetière de Bubana, mais il peut aussi s’agir de n’importe quel interlocuteur imaginaire, généralement disparu, dans la mort ou dans la fuite, avec lequel elle entretient une complicité factice ou poursuit quelque querelle. La protagoniste ne parvient jamais à communiquer avec les autres alors même qu’elle s’adresse ­fiévreusement à eux, sollicitant parfois nerveusement leurs réponses. Le microcosme tangérois est perçu par le biais de la sensibilité maladive de Juanita, de son orgueil de classe qui augmente à la mesure de son inexorable appauvrissement, de sa jalousie et de sa frustration. Tels des ombres, les personnages peuplent le monologue et l’esprit de Juanita, le surchargent et, in fine, la renvoient à ses questions sans réponses et à sa solitude. Dans le film, de nombreux personnages apparaissent – Elena, Amrouche, Esther, le père, Dédé – et bien que leur rôle reste moins important que celui de Juanita, ils acquièrent cependant une existence par la parole qui dévoile les multiples facettes de la ville de Tanger et de son histoire.

10Dans le roman, Juanita subit l’histoire contemporaine sans toujours la décoder et encore moins en comprendre les enjeux politiques. Les deux scènes du cimetière de Bubana répondent à la nécessité de récapituler les épisodes qui se sont déroulés depuis la dernière visite du lieu. Grâce au récit dont elle gratifie sa mère, Juanita informe également le lecteur du drame frappant Tanger en 1940. Lors de sa première visite au cimetière, elle mêle dans un même discours les faits que l’histoire retiendra comme événements, ceux qui rythment le quotidien d’une ménagère tangéroise et les menus incidents se déroulant dans le cimetière :

  • 19  Hymne des légionnaires (note du traducteur).
  • 20  Forteresse-prison voisine de Ceuta ; utilisée comme mouroir (pour les francs-maçons, les « rouges  (...)
  • 21  Ángel Vázquez, La Chienne de vie de Juanita Narboni, op. cit., p. 116-120.

Je suis là. Je n’ai pas pu venir avant. Tu as vu comme il a plu ces quinze derniers jours ? Regarde-moi ce géranium. Et la campagne a verdi d’un seul coup. Je suis venue avec elle. Amrouche, mi reina, dis quelque chose. Salaam aleikoum, très bien. Je l’ai amenée pour qu’elle aille me chercher de l’eau. […] Bon maman, qu’est-ce que tu veux que je te raconte ? On vient de sortir d’une guerre et on dirait qu’il y en a une autre qui se prépare. La ville s’est remplie de Polaques. Des Juifs. Ici, on les appelle les Polaques, mais ils viennent de toute l’Europe. Ils ouvrent des magasins. Il y en a un à côté de chez nous, ça s’appelle « La Buena Estrella », une épicerie. Les plus riches ont ouvert des bureaux. J’ai beaucoup de choses à te dire. Ça semble impossible que tant de choses se soient passées en si peu de temps. Oreste a casé notre melhoqa dans sa fabrique de spaghettis… Je suis désolée maman, je l’aime beaucoup, mais elle a des manières que je ne supporte pas. Elle est caissière dans un de ses magasins, elle prétend que c’est aussi bien que secrétaire mais bon, passons… […] Il paraît que ce pauvre Oreste va devoir partir à la guerre. On a déjà eu combien de guerres, maman ? […]
Amrouche, tu peux arracher ça ? Dieu te le rende. J’ai horreur des orties. Bon, comme je te le disais, je ne suis pas allée aux neuvaines de Saint-Antoine parce que j’étais trop fatiguée. Tu sais ce que c’est de tenir une maison, et en plus on a tout transformé.
Le 12, à onze heures, les troupes espagnoles sont entrées et ont pris le contrôle de la ville. J’étais dans la cuisine à nettoyer un pageot, aidée par cette melhoqa d’Amrouche, quand nous avons couru au balcon de la chambre. Au même moment, Elena était à la terrasse de l’hôtel de Bretagne avec Amanda et ses amies. Moi j’ai entendu « Soy el novio de la muerte19… » et ça m’a donné la chair de poule. J’ai pensé à toi, je sais comme tu aimais ce genre de choses. Tout s’est passé très vite : on ne savait pas si on devait rire ou pleurer. […]
Bon, eh bien maintenant ils se sont mis à arrêter tout le monde : le frère de Marinita Medina – il avait pourtant porté la chemise bleue et levé le bras pendant toute la guerre d’Espagne – eh bien, ils l’ont emmené à El Hacho20. Il avait été anarchiste avant la République, paraît-il et il n’avait pas fait baptiser ses enfants. Le mari de Magda s’en donne à cœur joie ; il dénonce des gens sans arrêt. À Tétouan, ils marquent les maisons des francs-maçons comme dans « Ali-Baba » et, à l’aube, ils viennent chercher les hommes pour les fusiller. La sœur de la Momi, la Quemada, a été fusillée comme espionne… Les Espagnols qui sont arrivés accusent les Juifs d’être soi-disant dans les services secrets, et ils les livrent aux Allemands. […] Un drôle de jeu, vraiment ! Caridad, ils l’ont tondue et ils lui ont fait boire de l’huile de ricin. Mais toutes ces scènes de terreur se déroulent sur notre toile de fond habituelle de joyeuse insouciance21.

11Résumé en un chapitre, cet épisode est marqué par le spectre, à la fois concret et abstrait, de la guerre : à la guerre civile espagnole, dont la conséquence immédiate pour Tanger est l’arrivée de réfugiés républicains et anarchistes, succèdent les répercussions de la Seconde Guerre mondiale – la venue de réfugiés juifs européens persécutés par les nazis – puis l’invasion de Tanger par les troupes franquistes appuyées par les troupes khalifiennes. Juanita détaille les bouleversements qui frappent Tanger, prend à partie sa mère et décrit l’atmosphère de délation, de vengeance et de mort par des images frappantes et précises. Elle s’émeut du traitement infligé aux Tangérois, nouveaux ou anciens, se distancie des accusations fallacieuses des bourreaux qui visent à justifier les violences envers leurs victimes : « il avait été anarchiste pendant la guerre paraît-il », « les Espagnols qui sont arrivés accusent les Juifs d’être soi-disant dans les services secrets ». Elle avoue cependant, avec une troublante spontanéité, sa sensibilité à l’hymne des légionnaires franquistes, « Soy el novio de la muerte », dont elle ne retient que la grandiloquence et qu’elle ne met pas en relation avec la brutalité intentionnelle des légionnaires pourtant décrite. Ainsi Tanger aux prises avec l’invasion franquiste et la persécution continue-t-elle, aux yeux de Juanita, de ressembler à un décor d’opérette, au carnaval de son enfance où le tragique se glisse au sein d’un gai quotidien. La vie familiale suit son cours, suscitant chez elle agacement et feinte résignation : lorsqu’elle donne des nouvelles de sa sœur cadette, Elena, c’est essentiellement pour rappeler que son immoralité lui est insupportable ; a contrario elle se dépeint comme une ménagère attentionnée et débordée. Si les pouvoirs se succèdent, si les violences s’enchaînent, les rôles sociaux semblent fixés dans un ordre immuable et Amrouche reçoit des ordres qu’elle exécute silencieusement. La subalterne reste figée, sans voix propre et sans possibilité réelle de rébellion sociale, laquelle ne fait d’ailleurs pas partie de son univers mental. Les activités triviales sont mises sur le même plan que la violence fasciste et les incidents familiaux.

  • 22  Georges Bensoussan souligne une donnée importante au cours des années 1930 : « la réceptivité arab (...)

12Farida Benlyazid reprend la plupart des faits présents dans cette scène très dense en les reconfigurant et en les situant différemment. À partir d’une seule scène, un bloc de monologue, elle en crée trois. Les deux premières sont situées dans la maison familiale. Un gros plan sur un pageot, indice présent dans la scène du cimetière, est sous-titré d’une date – le 14 juillet 1940 –, date présumée de l’invasion franquiste. Le spectateur, à l’instar d’Amrouche et de Juanita, observe cet événement de façon surplombante à partir du balcon du premier étage. Il assiste également à une dispute entre les deux sœurs : Elena vante la beauté des uniformes, Juanita, ici dotée d’une conscience politique, lui rappelle indignée qu’ils sont portés par des fascistes. La seconde scène, également inspirée d’un passage du monologue du cimetière, réunit dans une même pièce, de façon grave et cérémonieuse, le père et ses deux filles. Informé des dernières nouvelles par la BBC, le chef de famille leur résume la situation, affirme que les nouveaux maîtres de la ville ont des méthodes d’« assassins », de « fanatiques » et de « barbares ». Dans son discours, informé de l’intérieur et de l’extérieur, la ville de Tanger, symbole de liberté, apparaît comme une femme conquise et brutalisée par ses nouveaux maîtres. Enfin, la troisième scène reprend la plupart des termes du monologue, à l’exclusion de ceux déjà utilisés dans les deux premières. Elle inclut des paroles et des gestes d’Amrouche. Répondant à une injonction, cette dernière salue la morte. Elle mime aussi les paroles de sa maîtresse par un salut fasciste, ce que cette dernière lui reproche immédiatement. Rapidement esquissé, ce salut n’en est pas moins troublant : Amrouche manifeste-t-elle ainsi, furtivement, une certaine bienveillance à l’égard des occupants qui molestent ceux qui dominaient jusqu’alors ? Faut-il y déceler un signe renvoyant à la sympathie idéologique dont firent preuve, dans les pays arabes, nombre de colonisés musulmans à l’égard du fascisme et du nazisme ? Le signe est sans doute trop ténu pour permettre une telle interprétation mais, dans le roman comme dans le film, la catastrophe humaine charriée par le nazisme affecte essentiellement les Européens, les Juifs séfarades de Tanger et les Juifs ashkénazes réfugiés dans une ville qui devient un abri précaire, la majorité des musulmans étant quant à elle favorable aux forces de l’Axe22. Par ailleurs, ni le roman, ni le film n’évoquent un fait pourtant marquant : en mai 1941, un consulat allemand s’installe dans la Mendoubia.

13Les trois scènes du film n’apportent pas davantage de révélations politiques que le monologue mais reconfigurent certains faits et en élèvent d’autres au rang d’indices. Le contexte historique, grâce aux dialogues contradictoires et aux mises en scène, y est plus facilement compréhensible. Les commentaires des personnages – ceux de Juanita mais surtout de son père – témoignent d’une hostilité au franquisme et d’un attachement à la tradition d’hospitalité de Tanger. Le sens du politique est de ce fait plus affirmé dans le film postcolonial que dans le roman. L’on sait que Vázquez n’est pas un écrivain engagé, qu’il s’est tenu éloigné des théories sartriennes en vogue à son époque, restant essentiellement attaché aux valeurs cosmopolites du Tanger de son enfance qui garantissaient une réelle tradition humaniste. Il n’est âgé que d’une dizaine d’années lors de la Seconde Guerre mondiale et c’est plutôt l’indépendance du Maroc qui sera pour lui l’événement politique marquant un tournant dans sa vie et précipitant son exil. En revanche, Farida Benlyazid semble influencée par Emilio Sanz Soto, auquel elle dédie son film. Lucide analyste, il prend parti et écrit :

  • 23  Emilio Sanz de Soto, « Pièces détachées d’un possible portrait d’Ángel Vázquez », postface à Ángel (...)

Durant la Seconde Guerre mondiale, Tanger s’était ouvert aux réfugiés fuyant l’épouvantable enfer « organisé » (puisqu’il faut bien un mot…) par des pays qui se disaient civilisés. La ville fut un authentique havre pour eux tous, quelles qu’aient été leurs origines, leurs religions, leurs opinions, et notamment pour les Juifs qui tentaient d’échapper au délire nazi23.

Le surgissement d’une voix subalterne

  • 24  « Les problèmes de rétrodiction sont […] des problèmes de probabilité des causes ou, pour mieux di (...)

14Si la comparaison de scènes historiques importantes montre que le film de Farida Benlyazid se distancie de l’œuvre source en accordant un traitement plus conséquent aux faits historiques et politiques des années 1930 et 1940, il faut aussi signaler que le film fait un usage autre du fait colonial. En effet, le statut international de la ville, sans être totalement mythifié par Vázquez, est perçu à l’aune de l’indépendance du Maroc qui, comme le note Nathalie Sagnes Alem dans son article, signe la fin d’une période plutôt faste pour les ressortissants européens. Il marque aussi la fin de la domination des puissances occidentales sur Tanger et de la prééminence des Européens sur ceux qui étaient jusqu’alors des citoyens de seconde zone. Une lecture rétrodictive24 de la période internationale par un homme qui l’a vécue livre une analyse politique plus sévère :

  • 25  Edouardo Haro Tecglen, « La tolerància és intolerable », El Periódico, 19 juin 1998, p. 7, cité da (...)

Viviamos sobre una poblacíon autóchtona […] que estaba en la miseria. […]
De los moros, se habla poco ; son, como los indios en las películas del Oeste una especie de enemigos casi desconocidos, que amenazan continualmente la vida de los Europeos, su seguridad25.

  • 26  Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? [Can the Subaltern Speak ?, 198 (...)
  • 27Ibid., p. 25-26.
  • 28  À la fin de son essai, Gayatri Spivak affirme en effet : « La subalterne ne peut parler. Il n’y a (...)
  • 29  Priyamvada Gopal, « Lire l’histoire subalterne », dans Neil Lazarus (dir.), Penser le postcolonial (...)
  • 30Ibid., p. 238.
  • 31  Traduction personnelle : « Une vie va s’effondrer ».
  • 32  « Comprenons-nous vraiment l’usage métaphorique de mots qui sont comme minimalement métaphoriques  (...)

15Farida Benlyazid n’entend pas réaliser un film de dénonciation ; soucieuse de faire coïncider ses souvenirs d’une enfance plutôt enchantée avec la vision de Vázquez, elle n’éclaire jamais d’une lumière crue la condition sociale et politique de la population musulmane dont les membres, dans l’ensemble, restent dans l’ombre ou apparaissent fugitivement comme figurants de scènes du quotidien. Cependant, dans le film, Amrouche, la servante, bénéficie d’un traitement particulier : la réalisatrice lui accorde un langage, verbal et corporel, dont elle avait été spoliée. Alors que dans le roman, la parole d’Amrouche, comme celle des autres personnages, est engloutie par le monologue de Juanita qui dévore et s’approprie toute autre forme de discours, dans l’œuvre seconde, Amrouche accède, même faiblement, à la parole. La plupart du temps, comme dans la scène du cimetière, elle répond aux ordres de Juanita, se déplace quand cette dernière l’appelle, exécute les besognes qui lui sont confiées. Alors que le roman présentait la servante comme un personnage unique, deux figures cinématographiques d’Amrouche se dessinent : la première, dans la majeure partie du film, renvoie au personnage de la servante-confidente du théâtre classique, la seconde, plus énigmatique, fait écho à la question de Gayatri Spivak, théoricienne du postcolonialisme : « Les subalternes peuvent-elles parler26 ? » La première figure frôle la caricature comique, sert essentiellement de support psychologique et matériel à Juanita qui la cherche sans cesse, s’agace de ne pas la trouver là où elle souhaiterait qu’elle soit, lui intime l’ordre de chercher des souris dans son lit où seules quelques fourmis se sont égarées, s’effondre en larmes dans ses bras… Les scènes où un début de communication se noue entre les deux femmes indiquent combien sans Amrouche, Juanita se sent perdue. La servante est donc un personnage secondaire sans lequel le personnage principal ne peut exister mais l’existence de la seconde, subordonnée à celle de sa maîtresse, ne se manifeste pas par des actions autonomes, par une conscience de classe ou par ce que Spivak nomme agency (« agentivité »), une « capacité d’agir, de produire des effets, ou encore la puissance d’agir individuelle ou collective, en acte, entendue non pas comme la propriété personnelle d’un sujet souverain, mais comme l’effet de notre insertion dans des réseaux27 ». Les moments de dialogue ou de communication sont en effet vite interrompus par Juanita qui retrouve subitement son rôle de maîtresse et de mégère. Dans un des rares passages joyeux et primesautiers du film, Amrouche, qui est assise dans le patio et trie des haricots, est invitée par Juanita à danser sur un air oriental. La servante, sa maîtresse et Esther exécutent ensemble quelques pas et cette subite connivence s’achève aussi vite qu’elle a commencé. La vignette orientaliste qui se dessine est révélatrice de l’ambiguïté de la société coloniale. Elle montre une servante dans une situation extérieure, à l’écart, assise par terre sur une peau de mouton, n’accédant que de façon fugitive au cercle des dominantes et à leurs distractions, sans que ne soient remis en question son statut et son incapacité d’agir. La vignette orientaliste est donc transparente : elle reflète l’idéologie coloniale sans la subvertir directement. En ce sens et comme le fait Spivak28, il serait possible de répondre négativement à la question posée de façon lancinante par la théoricienne en affirmant à notre tour : les subalternes ne peuvent pas parler ! Cependant, si les conditions objectives d’une prise de parole par les subalternes ne sont pas réunies, c’est bien un portrait d’une colonisée qui tend vers l’émancipation qui émerge progressivement, à condition de prêter l’oreille à la « petite voix de l’histoire29 » qui, lancinante, s’élève, à condition aussi de « reconstruire l’histoire de l’action subalterne à travers les avertissements et les silences contenus dans [l]es textes30 ». Tout au long du film, une chansonnette prend valeur d’indice et préfigure sans doute les bouleversements de la fin. Lorsque Juanita, dans une des premières scènes, accompagne sa sœur au cinéma, dans le quartier du Petit Socco, elle casse un talon de ses chaussures et vacille. Une femme du peuple, apparemment démente, fredonne alors les paroles d’une chanson, Una vida va a caer31, qui seront reprises plus tard par Amrouche. Ces paroles reviendront à la fin du film. La chute, métaphorique et réelle de Juanita, est donc pressentie et précipitée par des personnages subalternes laissés dans l’ombre de la société coloniale tangéroise. Grâce à un système d’indices absents du roman et disséminés dans le film, l’on progresse vers le moment fatal du renversement des rôles, de l’éclipse de Juanita et de l’univers qu’elle incarne, c’est-à-dire vers de profonds bouleversements politiques. L’usage des langues en présence est aussi emblématique de ces changements. Polyglotte, la société coloniale distribue les langues de façon différentielle, affectant à chacune d’elles un rôle tout aussi précis que celui dévolu aux membres des classes sociales. Juanita et ses proches conversent en espagnol, font usage de la hakitia dans les moments plus intimes ou spontanés, à cet égard le poids symbolique de la hakitia est sans doute plus fort que son usage réel. Les personnages de la classe dominante utilisent également l’anglais et le français, langue d’une certaine élite cultivée qui, comme la sœur de Juanita, a étudié au lycée français de Tanger. Amrouche mêle l’espagnol et l’arabe, parlant ainsi un jargon que Juanita comprend. Elle déforme souvent les mots, ce qui fait d’elle un personnage comique qui suscite le rire de sa maîtresse. Sous ce vernis superficiellement cocasse, la domestique énonce finalement la « petite voix de l’histoire », c’est-à-dire des réalités nullement décodées. L’allusion à son fils vivant en Allemagne (« en Allemania » qu’elle prononce bizarrement « Animalia »), dont Juanita n’a jamais voulu entendre parler, précède immédiatement sa disparition. Un pan entier de la vie de la servante se dévoile et sort du silence : la présence d’une famille vivant dans un quartier périphérique de Tanger signifie qu’elle est insérée dans un réseau familial, en ce sens, elle fait preuve, peu ou prou, d’une « agentivité ». Tandis que Juanita, seule survivante, lui demande de venir vivre chez elle, Amrouche lève un pan de voile sur son intimité et refuse cette proposition, sous le prétexte qu’elle doit prier Allah durant la nuit. L’univers de Juanita, déjà fissuré par les disparitions de ses proches, son inexorable appauvrissement et la perte de ses repères linguistiques dans une ville qui devient essentiellement arabophone et francophone, bascule définitivement. Errante, elle quitte les quartiers familiers pour partir vainement à la recherche de sa servante. La voix des subalternes, jusqu’alors muette parce que jamais entendue32, se fait acerbe : un habitant du quartier indigène où demeure probablement Amrouche, reproche à Juanita de ne rien savoir de sa domestique alors que cette dernière a vécu quarante ans à ses côtés. Le vieil homme secoue la tête en signe de réprobation et Juanita, muette de douleur, perd sa dernière alliée. Cette scène, ajout du film par rapport au texte premier, sape radicalement les bases de la société coloniale tandis que résonnent les cris des enfants et la joie, aux allures quelque peu revanchardes, du peuple marocain, sur fond d’indépendance.

16Réécriture filmique d’un des romans les plus réussis du xxe siècle, La Vida perra de Juanita Narboni de Farida Benlyazid parvient à reconfigurer le texte premier en l’inscrivant dans une perspective postcoloniale attentive à la singularité de Tanger. Pour ce faire, la réalisatrice n’utilise pas cependant le texte source comme une simple « banque de données » ; en le prolongeant jusqu’à construire avec lui une œuvre collective, elle intègre la vision de Vázquez à sa propre vision en nourrissant et en détournant l’horizon d’attente des spectateurs et en leur donnant à entrevoir une autre facette de Tanger. Hier internationale, aujourd’hui transnationale, la ville fascine parce qu’elle échappe à l’emprise du national, questionnant ainsi nos aptitudes à construire et à déconstruire les frontières. En inscrivant ses propres perceptions dans le texte d’un monde qui se défait, Farida Benlyazid déborde la réflexion quelque peu compassée sur les atouts du multiculturalisme culturel et politique. Elle questionne l’histoire et le politique de deux périodes parmi les plus troubles du xxe siècle : la Seconde Guerre mondiale et ses terribles répercussions en Europe et dans un lieu situé aux portes de l’Europe, le processus d’indépendance des pays autrefois sous contrôle européen qui ouvre la possibilité pour les subalternes d’accéder à une parole créative.

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Notes

1  Farida Benlyazid, « Le problème de la modernité hante ma vie », propos recueillis par Abdelssalam Cheddali, Le magazine littéraire du Maroc, no 9, 2011, p. 25.

2  Farida Benlyazid, La Vida perra de Juanita Narboni, Tingitania films, Zap Producciones, Maroc, Espagne, Wanda vision, 2005, 101 min.

3  Ángel Vázquez, La Chienne de vie de Juanita Narboni, trad. Selim Cherief, Lyon, Rouge Inside, 2009.

4  Michel Peraldi, « Tanger transnationale », La pensée du midi, no 23, Tanger, ville frontière, 2008, p. 8-17, p. 8-9.

5Ibid., p. 15.

6  Selim Cherief, « Emilio Sanz de Soto Chrysostome », postface à Ángel Vázquez, L’homme qui avait été amoureux de Bette Davis, Lyon, Rouge Inside, 2011, p. 124.

7  Alexie Tcheuyap, De l’écrit à l’écran. Les réécritures filmiques du roman francophone, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2005.

8Ibid., p. 22.

9Ibid., p. 28.

10  Expression de Jeanne Marie Clerc, Littérature et cinéma, Paris, Nathan, 1993, cité dans Alexie Tcheuyap, op. cit., p. 27.

11Ibid.

12Ibid., p. 30.

13  Michel Amarger, « Le Maroc regarde ses identités plurielles. Rencontre avec Farida Benlyazid », Africine.org, Dossier 1, « Mémoire et reconstitution historique », juillet 2006, http://www.africine.org/?menu=art§no=6969 (consulté le 16 avril 2013).

14Ibid.

15  Ángel Vázquez, La Chienne de vie de Juanita Narboni, op. cit., p. 35.

16  « […] la réécriture filmique d’un texte littéraire est activée d’abord par le principe de l’économie. Celle-ci peut être financière du fait de la nécessité de tourner un film ayant une durée précise, ou narrative par l’impossibilité matérielle de tout restituer à l’écran. La réécriture est avant tout réduction, partition, coupe » (Alexie Tcheuyap, op. cit., p. 45).

17Ibid.

18  Virginia Trueba, Introduction, « Tanger, espacio para una biografía », La Vida perra de Juanita Narboni, Madrid, Cátedra, 2006, p. 44.

19  Hymne des légionnaires (note du traducteur).

20  Forteresse-prison voisine de Ceuta ; utilisée comme mouroir (pour les francs-maçons, les « rouges », les Juifs…) par les franquistes (note du traducteur).

21  Ángel Vázquez, La Chienne de vie de Juanita Narboni, op. cit., p. 116-120.

22  Georges Bensoussan souligne une donnée importante au cours des années 1930 : « la réceptivité arabe au nazisme comme la sympathie de la “rue arabe” pour l’Axe durant la guerre ». Il note également que « Tétouan et Tanger (Maroc espagnol) sont des plaques tournantes de [la] propagande [nazie] à destination de l’Afrique du Nord. À Tanger en 1932, Adolf Langenheim fait venir l’agitateur antisémite Karl Schlichting, membre de l’association pangermaniste Fichte Bund » (Juifs en pays arabes : le grand déracinement, 1850-1975, Paris, Tallandier, 2012, respectivement p. 521 et p. 585).

23  Emilio Sanz de Soto, « Pièces détachées d’un possible portrait d’Ángel Vázquez », postface à Ángel Vázquez, L’homme qui avait été amoureux de Bette Davis, op. cit., p. 107.

24  « Les problèmes de rétrodiction sont […] des problèmes de probabilité des causes ou, pour mieux dire, de probabilité des hypothèses : un événement étant déjà arrivé, quelle en est la bonne explication ? » (Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 195).

25  Edouardo Haro Tecglen, « La tolerància és intolerable », El Periódico, 19 juin 1998, p. 7, cité dans la préface de La Vida perra de Juanita Narboni, op. cit., p. 16. Traduction personnelle : « Nous vivions aux crochets d’une population autochtone […] qui était dans la misère. […] On parle peu des Arabes ; ils sont, comme les Indiens dans les films de Western, des ennemis d’un genre particulier, presque inconnus, qui menacent en permanence la vie des Européens, leur sécurité. »

26  Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? [Can the Subaltern Speak ?, 1988], trad. Jérome Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

27Ibid., p. 25-26.

28  À la fin de son essai, Gayatri Spivak affirme en effet : « La subalterne ne peut parler. Il n’y a aucune vertu à une liste globale incluant pieusement l’élément “femme”. La représentation n’a pas disparu [wither away]. L’intellectuelle femme, en tant qu’intellectuelle, a une tâche définie qu’elle ne doit pas désavouer d’un grand geste » (Ibid., p. 103).

29  Priyamvada Gopal, « Lire l’histoire subalterne », dans Neil Lazarus (dir.), Penser le postcolonial. Une introduction critique [2004], trad. Marianne Groulez, Christophe Jaquet et Hélène Quiniou, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 231.

30Ibid., p. 238.

31  Traduction personnelle : « Une vie va s’effondrer ».

32  « Comprenons-nous vraiment l’usage métaphorique de mots qui sont comme minimalement métaphoriques ? Quand on dit “ne peuvent pas parler”, cela signifie que, si “ parler” implique la parole et l’écoute, cette possibilité d’une réponse, la responsabilité, n’existe pas dans la sphère de la subalterne » (Gayatri Spivak, op. cit., p. 107).

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Pour citer cet article

Référence papier

Véronique Bonnet, « La Vida perra de Juanita Narboni de Farida ­Benlyazid : une réécriture filmique postcoloniale ? »Itinéraires, 2012-3 | 2013, 81-94.

Référence électronique

Véronique Bonnet, « La Vida perra de Juanita Narboni de Farida ­Benlyazid : une réécriture filmique postcoloniale ? »Itinéraires [En ligne], 2012-3 | 2013, mis en ligne le 01 décembre 2012, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/965 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.965

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Auteur

Véronique Bonnet

Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité
Pléiade / CENEL

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