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Performances orales et fabrique des singularités sonores

Du flow binaire au flow polyrythmique, « de la rime scolaire à la rime rappeuse » : une histoire des performances formelles dans le rap en France de Chagrin d’amour à Ärsenik

From Binary Flow to Polyrhythmic Flow, “From School Rhyme to Rapping Rhyme”: A History of Formal Performances in Rap in France from Chagrin d’amour to Ärsenik
Idir Mahiou

Résumés

Le flow et la rime, les avatars les plus communs de la cadence de l’expression rappée, ont parcouru un long chemin en France depuis les imitations de rap américain de Sidney à l’orée de la décennie 1980. À partir des pratiques rapologiques de Chagrin d’amour, Dee Nasty, IAM et Ärsenik, représentatives de changements majeurs dans une part notable des performances enregistrées à leur époque, cet article propose une description compendieuse de cette évolution dans son historicité, une chronique synthétique des performances oratoires et rimiques dans le rap en France, de leur genèse à partir du rap américain dans les années 1980 jusqu’à la relative stabilisation de leurs avancées formelles au début des années 2000. Pendant ces deux décennies essentielles, le rap en France forge progressivement son identité formelle en se différenciant du modèle américain sur un fonds linguistique et culturel français, et passe par un « âge d’or » pendant lequel il développe des dispositifs rythmiques complexes et propres qui caractérisent la discipline jusqu’à aujourd’hui.

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Texte intégral

  • 1 Généralement compris ici en tant que cadence de la scansion, ses mouvements accentuels, en dehors d (...)

1Les performances rappées ont considérablement évolué depuis leur naissance américaine à l’orée de la décennie 1970. Quel que soit le lieu ou l’époque, un élément cependant les caractérise toujours : la contrainte primordiale de cadence, qui trouve son incarnation musicale dans le beat et ses manifestations rappées les plus communes dans la rime et le flow1, deux procédés étroitement corrélés ainsi que l’explique Christian Béthune pour qui « la rime, chez les rappeurs, est l’expression alphabétique du rythme oratoire » (2004 : 99). Considérés dans leur historicité, ces deux phénomènes rythmiques constituent donc de précieuses et éloquentes traces du développement formel de l’expression rappée.

2C’est l’objet de cet article : une description empirique de l’évolution des flows et des rimes dans le rap en France, par l’analyse poétique et rythmique d’extraits d’artistes représentatifs de changements stylistiques et linguistiques majeurs dans une part notable des performances enregistrées à leur époque – dans la limite raisonnable des exceptions et idiosyncrasies stylistiques, nombreuses et courantes à partir d’un certain point de l’histoire du rap.

3L’examen compendieux (et l’écoute préalable, bien sûr toujours recommandée) de quelques mesures représentatives de Chagrin d’amour, Dee Nasty, IAM et Ärsenik nous permettra de tracer schématiquement les contours et grandes lignes directrices des progrès oratoires et rimiques dans le rap en France, de sa genèse à partir de son aîné d’outre-Atlantique dans les années 1980 jusqu’à la relative consolidation des techniques de composition phonétique et d’interprétation oratoire au début des années 2000. Autrement dit, c’est durant ces deux décennies qu’a été développée la majorité des dispositifs formels mis en œuvre dans le rap postérieur et contemporain, ce qui rejoint et soutient « l’idée que le recours à l’histoire est la meilleure façon de renouveler notre compréhension actuelle du rap » (Hammou 2014 : 6).

4En outre, nous présenterons ponctuellement de brèves considérations comparatistes, choix orienté et légitimé par l’enjeu décisif qu’a constitué la différenciation formelle du rap en France de celui des États-Unis par l’appropriation graduelle de la langue et du patrimoine poétique français. Ce jeu de piste historiographique nous amènera à éclaircir et étoffer les fondements et modalités de l’idée de Julien Barret selon laquelle « on a vu en quelques années le rap évoluer de manière comparable à la poésie en quelques siècles : disparition progressive de la rime, dérèglement du rythme » (2008 : 67).

Chagrin d’amour et Dee Nasty : la genèse du rap en France, entre rap américain et chanson française

  • 2 La notion musicologique de binarité rythmique est ici interprétée dans une perspective linguistique (...)

5En 1979, la forme d’expression américaine devient genre musical et s’exporte : le rap connaît une première industrialisation puis un premier succès commercial, local et international, avec « Rapper’s Delight » du Sugarhill Gang. C’est aussi la première diffusion d’un morceau de rap en France, où le mode d’expression arrive donc déjà doté de certaines caractéristiques formelles récemment développées aux États-Unis, qui poseront les bases de la discipline partout où elle s’installera. Parmi les plus importantes, l’écriture avant l’oralisation, l’homéotéleute de fin de mesure et le flow binaire et régulier, aux accents calqués sur les temps forts du beat2.

6Des traits qui se retrouvent en France dès 1981 dans le morceau « Chacun fait (c’qui lui plaît) » du duo de variétés Chagrin d’amour, premier succès national d’un morceau rappé en français. Le flow marque une cadence binaire constante dans l’intégralité du morceau, ainsi qu’une pesanteur très accentuée sur les fins de mesures typique de la langue française, oxytonique : « alors que l’anglais donne l’impression de jouer continuellement sur l’opposition des accents forts et des accents faibles, le français offre une lente progression vers la finale accentuée qui, à première écoute, peut sembler monotone » (Béthune 2004 : 84).

7Le flow est ainsi parfaitement adapté à l’accentuation du français, mais suit un modèle prosodique très proche de la chanson : en effet, son débit tranquille est plus proche de la nonchalance de la chanson française réaliste que de la vivacité du rap américain de l’époque. L’effort de modulation mélodique sensible à presque chaque fin de mesure et quelquefois à l’intérieur – phénomène encore inédit dans la production rappée outre-Atlantique – marque lui aussi l’empreinte de la scansion du chant sur cette interprétation rappée.

8De même, les caractéristiques rimiques et métriques du morceau sont manifestement issues des codes de la chanson française plutôt que de ceux du rap américain, comme en témoignent la régularité des mesures et l’usage d’homéotéleutes suffisantes ou riches souvent finales, accompagnées plus rarement d’autres procédés assonantiques (« J’gare mon ondine sous ses comptines ») ou paronymiques (« Tout près d’une poste y a un p’tit bar / Je pousse la porte et je viens m’asseoir » et « Le lit qui craque et les volets claquent ») parfois équivoqués, c’est-à-dire portant sur plusieurs mots (« Une blonde platine sirote sa fine », « Pendant qu’Boulogne se sespère / J’ai d’quoi m’remplir un dernier verre » et « Elle m’dit : “Cinquante ?”, j’lui dis : “Ça m’tente” »).

9Les nombreuses sections rappées produites par l’industrie musicale française dans les années 1980 montreront les mêmes traits : flow au croisement du rap américain et de la chanson française, travail rimique hérité de celle-ci. Ces chanteurs, comme Jean-Baptiste Mondino avec La Danse des mots (1984) ou Annie Cordy, n’emploient que ponctuellement la forme rappée, et lui accolent ainsi des attributs poétiques et prosodiques provenant de leur activité de prédilection. La cadence de la scansion rappée, même binaire et régulière, suffit à apporter une variation efficace par rapport à leur interprétation habituelle. Ces artistes ont certes adapté le rap au français, mais en calquant ses modalités formelles sur la chanson ; les progrès formels propres à l’expression rappée ne viendront donc pas de ces artistes.

10Au début de la décennie 1980, des amateurs appréhendent la scansion rappée par l’imitation orale, exercice popularisé par l’animateur et musicien Sidney notamment. Il s’agit de rapper en anglais, même approximativement, jusqu’à la pratique du « yaourt », qui consiste à chanter ou rapper sans articuler, en produisant uniquement syllabes et onomatopées inintelligibles dans un mouvement oratoire entièrement tourné vers le signifiant. D’autres amateurs s’essaient au rap de langue française, comme Dee Nasty : « Sidney faisait du rap en yaourt. Du rap américain, […] et nous, ça nous énervait. Parce qu’ils rappaient en américain, mais mal » (Hammou 2014 : 62). Ce n’est pas la langue de l’interprétation qui est en cause, mais sa qualité : l’utilisation de la langue française a donc été motivé par un désir d’habileté oratoire et de facilité prosodique, et par le « souhait d’interpréter des paroles originales » (62).

  • 3 Rappeur américain actif dès la décennie 1970.

11Des velléités esthétiques qui ont exigé la mutation poétique d’une oralité purement illocutoire par l’entremise de l’écriture, processus bien illustré par Lionel D, un artiste proche de Dee Nasty : « J’ai appris un rap phonétiquement de Spoonie Gie3 et je l’ai déballé. Après, j’ai commencé à écrire des trucs en français. Je me disais que chaque langue a son rythme, donc qu’il y avait forcément une adaptation possible sans des rythmiques de phrasé américaines » (Béthune 2003 : 210).

  • 4 « [Les spécialistes du rap] se distinguent d’une part des interprètes de variétés empruntant ponctu (...)
  • 5 Même le refrain n’est autre qu’une transposition française de celui d’un morceau de Grandmaster Fla (...)

12En 1984 sort l’album Paname City Rappin’ de Dee Nasty, qui propose l’un des premiers raps francophones écrit et interprété par un spécialiste de la pratique4 avec le morceau éponyme « Paname City Rappin’ ». Celui-ci montre d’éloquentes similitudes rythmiques avec l’US rap du début des années 1980 : le travail phonétique s’en tient à l’imitation des mesures américaines avec des homéotéleutes pauvres ou suffisantes en fin de mesure, parfois au milieu, seulement conçues pour offrir un écheveau rythmique à la scansion. Une scansion elle aussi empreinte de mouvements prosodiques américains, dans l’accentuation comme dans la vitesse, et d’une cadence en quatre temps invariable tout au long du morceau. La langue est certes française, mais les dispositifs rimiques et prosodiques sont toujours new-yorkais5.

13Les rimes et les flows déployés dans « Paname City Rappin’ » révèlent donc des différences notables avec ceux de « Chacun fait (c’qui lui plaît) ». C’est que le rap de Dee Nasty procède par stricte adaptation des canons rythmiques du modèle américain, issus de la longue gestation d’une culture ancestrale et taillés pour la langue anglaise ; c’est un « rap francisé » (Lapassade et Rousselot 1998 : 121), qui révèle un « défaut de tradition » (123), d’une identité formelle propre. Tandis que le morceau de Chagrin d’amour ne reprend du modèle américain que la cadence oratoire, fondant l’expression rappée dans ses propres prérogatives formelles issues d’une lignée musico-poétique française dont l’identité linguistique et rythmique est déjà fermement établie.

  • 6 Sur le sujet de la relation entre rap et chanson française, le lecteur pourra se référer à Anthony (...)

14Par la suite, les spécialistes du rap en France suivront une voie alternative. Ils s’approprieront et réaménageront progressivement la prosodie et le patrimoine poétique français, façonnant ainsi peu à peu l’identité d’une pratique verbale distincte du rap américain comme de la chanson française – le rap français6 :

Même si l’Amérique fut, à l’origine, un point de mire obligé pour les rappeurs hexagonaux, […] les racines de la culture séculaire à partir desquelles le hip-hop s’était développé sur le sol américain leur restaient, pour une large part, étrangères. Afin que le rap français trouve son ton personnel, il lui fallait s’élaborer à partir d’éléments originaux et s’insérer dans une tradition déjà en place, quitte à en bousculer les habitudes. (Béthune 2003 : 212)

De Dee Nasty à IAM : le développement primitif d’une identité formelle

15L’élaboration d’une expression propre et autonome supplante alors graduellement la pratique de l’imitation et de l’adaptation : « on [Dee Nasty et ses collaborateurs] s’est dit : “On va faire des adaptations.” […] Et puis après on a commencé à écrire vraiment. Donc de l’adaptation on est passés à la création » (Hammou 2014 : 39).

  • 7 Ceci est encore à nuancer : Akhenaton du groupe IAM, l’un des derniers représentants notoires de la (...)

16La production enregistrée par des spécialistes du rap en France dans la deuxième moitié de la décennie 1980 n’est cependant pas très abondante et consiste majoritairement en des vinyles de 45-tours faisant figurer peu de pistes différentes, comme EGOïste de Destroy Man et Jhonygo en 1987, ou Je Rap’ de Nec + Ultra en 1989. La pratique du rap en langue française se popularise jusqu’à devenir norme standard7, pourtant les progrès oratoires et rimiques sont assez peu marqués par rapport à « Paname City Rappin’ ». La prosodie des flows est plus assurée et variée, mais ils adoptent le plus fréquemment une cadence sommaire en quatre temps. Les rimes aussi font montre d’une grande régularité métrique et s’en tiennent encore généralement à la figure classique de l’homéotéleute ; elles s’enrichissent néanmoins et se multiplient au milieu de la mesure.

  • 8 « Sans aucun doute le premier rappeur français à avoir placé l’exploitation des ressources phonétiq (...)

17Le développement du rap en France s’accentue significativement à l’aube des années 1990. Plusieurs événements cristallisent cette percée ; nous retiendrons surtout la sortie en 1991 des premiers albums de trois groupes et rappeurs d’une importance séminale dans l’histoire de la discipline : ceux d’IAM, Suprême NTM et MC Solaar. Ces disques représentent une transition essentielle dans l’évolution formelle du rap en France par plusieurs aspects corrélés, observables à divers degrés chez chacune des trois formations. Tous les paramètres prosodiques d’accentuation, d’intonation, d’articulation, de modulation ou de vitesse du flow font l’objet d’un net effort de perfectionnement, et les procédés rimiques sont ostensiblement plus nombreux et étoffés qu’auparavant, tout particulièrement chez MC Solaar8.

18Le groupe marseillais IAM est l’un des représentants les plus éminents de la trajectoire formelle du rap en France dans les années 1990. Entre le rap de MC Solaar ouvertement influencé par la culture poétique française et celui de NTM, performance vive faite pour la scène comme le raconte Joy Sorman (2007), ils proposent un spécimen intermédiaire et tout aussi éloquent. Leur production de 1991, confrontée à « Paname City Rappin’ » de Dee Nasty, offre une illustration éclatante de la progression oratoire et rimique précédemment décrite :

Le tempo ici, il est vraiment speedy
Bien sûr beaucoup moins qu’à New York City
Funky situation, c’est notre vie
Au coin des rues, il y a des frenchies zoulous
Et sur le funky zoulou beat on danse comme des fous
Il y a de quoi de s’éclater, dans cette grande cité
La grisaille est colorée, la merde oubliée

À Marseille, tu t’en fous, je te l’avoue pour nous c’est pareil
Un conseil, surtout veille, mec essaye
D’assimiler la balistique linguistique
Des phraséologistes, kamikazes mythologiques
Rimologistes, scientistes à la technologie du style
De rap avancé et prolixe
Viennent de la planète Mars et non d’ailleurs eh oui !
Ils symbolisent la revanche des enfants du soleil
Yo Shurik’n dis-moi si tu viens de Marseille

Le changement est notable : dans l’extrait de « Je viens de Marseille », le lexique et la syntaxe sont plus libres et inventifs, la rime bien plus riche et nombreuse, le flow beaucoup plus souple et agile. Dee Nasty fait certes montre d’un usage remarquable de la rime interne, mais elle est souvent régulière, induisant une mesure binaire qui rend l’oralité monotone de même que chez Chagrin d’amour, tandis que les MC marseillais poussent les sonorités et le flow dans des formes plus variées, comme cette structure de rimes riches agrémentées d’un effet global de paronymie qui donne lieu à une performance illocutoire extrêmement cadencée : « Des phraséologistes, kamikazes mythologiques / Rimologistes, scientistes à la technologie du style. »

19Les dispositifs formels de ces mesures se distinguent sensiblement de ceux de la production rappée en France jusqu’alors, qu’elle provienne de spécialistes ou d’artistes de variétés. L’homéotéleute est toujours dominante mais la prolifération de la rime, doublée du fléchissement des exigences syntaxiques orthodoxes, mine la régularité métrique et permet une accentuation diversement cadencée lors de l’interprétation orale, aboutissant à de multiples et puissants accents d’emphase plus forcément liés à la fin de la mesure, et donc à des variations de flow plus fréquentes au sein des morceaux. L’hégémonie de la cadence binaire en quatre temps s’en trouve bousculée et décroîtra encore dans les années suivantes.

20Comparé à « Paname City Rappin’ » ou à « Chacun fait (c’qui lui plaît) », ce morceau fait effectivement figure de « rap avancé ». Son exemple révèle la manière dont le rap en France s’est doté de ses premiers codes rimiques propres, inévitablement issus de son aîné américain, puis progressivement complétés et différenciés par une conception technique du travail poétique et une richesse de la rime caractéristiques d’un certain pan de la tradition littéraire et musicale française, dont l’ascendant sur les rappeurs hexagonaux fut plus ou moins prononcé et pas nécessairement conscient – il trouva néanmoins un foyer vraisemblablement fécond chez IAM, ces « rimologistes, scientistes à la technologie du style ».

21Cette formule, ainsi que le procédé phonétique employé pour la justifier, suggèrent en effet la rémanence marquée d’une posture emblématique d’une part de l’histoire poétique et musicale française, présente chez Chagrin d’amour, celle d’« artisan de la rime » telle qu’elle est nommée par J. Barret (2008). Notamment par cette posture et la poétique qu’elle implique, l’influence de la culture littéraire française se profile distinctement dans les œuvres de rap de l’année 1991. Un atavisme poétique annonceur d’une trajectoire formelle bientôt émancipée du patron américain : « sous l’influence distanciée d’une école férue de littérature, le rap français s’élabore sur un fonds de culture de bibliothèque, ouvrant la voie à une poétique scripturale autonome » (Béthune 2003 : 215).

  • 9 Selon une citation de C. Béthune (2011 : 188), Joey Starr du groupe NTM déclarait en 2002 : « Pour (...)

22Ces changements doivent cependant être nuancés : les rappeurs hexagonaux dénotent alors rarement une intention explicite de récupération du patrimoine poétique français. Ce phénomène d’acculturation est indirect, « distancié », conséquence d’un environnement culturel et scolaire propice ainsi que d’un désir systématique de virtuosité artistique9. De plus, l’affranchissement du modèle d’outre-Atlantique est tout relatif en 1991 : globalement, et malgré l’apparition des premiers signes de l’empreinte poétique française, les différences rimiques sont encore peu prononcées, et la démarcation oratoire reste à accomplir (une écoute du précédent morceau d’IAM vaudra mille discours : l’interprétation mime ostensiblement le flow des MC new-yorkais du milieu des années 1980).

IAM dans la décennie 1990 : l’appropriation formelle et stylistique de l’expression rappée

23La majorité des acteurs et observateurs du rap hexagonal s’accorde sur l’idée qu’il est passé par une phase d’intenses bouleversements formels et esthétiques, rétrospectivement appelée « âge d’or » et dont les limites temporelles fluctuent généralement entre 1990 et 2000. Pendant cette période, le flow se décomplexe et explore les possibilités offertes par la langue française, tandis que la rime se perfectionne grandement à mesure qu’elle devient un trait décidément capital de l’art du rappeur. Ainsi, ce propos de Paul Edwards sur l’âge d’or américain trouve aussi une forme de justesse en France (2015 : 151) :

Le flow est le terme utilisé pour décrire les techniques rimiques et rythmiques déployées dans le rap. Ces dernières sont passées par des développements drastiques et un accroissement de leur complexité à partir du début jusqu’à la fin de l’âge d’or.
[…] une fois que les mesures musicales étaient entièrement remplies de rimes, et que les schémas rimiques étaient devenus de plus en plus complexes, il y avait peu de place pour davantage d’innovations importantes. La plupart des techniques rimiques avaient atteint leur conclusion logique – d’un petit nombre de rimes très simples à des positions évidentes, elles sont passées à beaucoup de rimes complexes dans une variété de positions.

  • 10 Le lecteur pourra consulter l’affiche de la tournée de concerts intitulée « L’âge d’or du rap franç (...)

Pourtant, entre Rockin’ Squat du groupe Assassin présent sur la compilation Rapattitude en 1990 et Pit Baccardi qui a entre autres fait partie du célèbre collectif Time Bomb à la fin de la décennie, tous deux artistes de l’âge d’or si l’on en croit les concerts et compilations les regroupant sous cette appellation10, il y a une distance formelle flagrante qui nous conduit à repenser la conjoncture oratoire et rimique couverte par ce paradigme en France. Nous parlerons donc d’âge d’or du rap en France pour indiquer schématiquement un intervalle temporel d’une dizaine d’années entre les débuts des décennies 1990 et 2000, en gardant à l’esprit qu’il comporte deux stades d’évolution identifiables articulés autour de la fin des années 1990.

24Pendant cette première période, IAM se maintient comme l’un des groupes les plus avancés d’un point de vue rimique et oratoire. Leur pratique poétique montrait déjà une habileté phonétique certaine dans leur premier album… de la planète Mars, principalement par l’usage de nombreuses homéotéleutes, riches ou suffisantes, sur des fins de mots. Toutefois des dispositifs plus ingénieux y étaient ponctuellement utilisés, comme cet effet mêlant allitération et assonance au début du morceau « I A M Concept » : « En force, Asiatic attaque en rimes / Déclarant la nouvelle ère de panique » (1991).

25Les progrès formels sont manifestes dans le deuxième album d’IAM, Ombre est Lumière, sorti en 1993 et réédité en 1994. Le premier couplet du titre éponyme en offre un aperçu probant : « La théorie des couleurs disparaît du décor / L’absence de photons met tout le monde d’accord / La reine est déchue, une nouvelle prend le sceptre / Et l’ombre fait sa place en dévorant le spectre » (1994).

26La rime repose ici sur la relation paronymique des syntagmes « décor » et « d’accord » d’une part, « sceptre » et « spectre » d’autre part. Plus encore, les échos sonores sont habilement prolongés dans la deuxième paire de mesures, avec les correspondances équivoquées des groupes « prend le » et « dévorant le » – un effet d’une richesse alors rare, en France comme aux États-Unis. Le flow coule ; il est tranquille, lent, procède d’une accentuation saccadée et ternaire des groupes syntaxiques pour les deux premières mesures, distendue et binaire pour les deux suivantes, achevées par un appesantissement accentuel flagrant sur les groupes finaux, les groupes phonétiques, dans un mouvement prosodique ascendant français qui ne tente plus d’imiter les contraintes d’accent et d’intonation américaines mais en a retenu la labilité oratoire, se permettant l’emphase là où elle est estimée nécessaire.

27La rime et le flow s’épanouissent et se singularisent donc, s’affranchissant plus définitivement de l’hégémonie américaine au fur et à mesure de leur progression. Durant les années 1993 et 1994 sortiront les deuxièmes albums de la triade fondatrice et de la formation Ministère A.M.E.R, le premier du groupe Assassin et les projets originels de Fabe, autant d’acteurs au rôle essentiel dans l’évolution formelle d’un rap devenant effectivement français.

28L’année 1997 voit paraître nombre d’œuvres poursuivant cette impulsion, dont l’album L’École du micro d’argent d’IAM, sans doute l’un des plus célébrés et des plus influents de l’histoire du rap hexagonal. Shurik’n et Akhenaton, les deux MC historiques du groupe, y cultivent une individualité poétique et oratoire l’un par rapport à l’autre dont Ombre est Lumière signalait déjà les prémices, et développent tous les aspects de leur pratique du rap. Les flows y sont agiles et maîtrisés. Les rimes sont très nombreuses, plus recherchées et dispersées qu’auparavant, dans des proportions et genres distincts pour chacun des rappeurs, sensibles par exemple dans le morceau « Demain c’est loin ». En voici deux paires de quatre mesures prélevées chez Shurik’n et Akhenaton respectivement :

Chemin, chemin, y en a pas deux pour être un dieu
Frapper comme une enclume, pas tomber les yeux, l’envieux toujours en veut
Une route pour y entrer, deux pour s’en sortir,
Trois-quarts cuir, réussir, s’évanouir, devenir un souvenir

Musulmans respectueux, pères de famille humbles
Baffles qui blastent ma musique de la jungle
Entrées dévastées, carcasses de tires éclatées
Nuées de gosses qui viennent gratter

Les dispositifs phonétiques sont abondants : la dernière mesure de Shurik’n fait montre d’une saturation sonore notable, surtout générée par des homéotéleutes suffisantes. Mais les deux rappeurs font aussi un usage plus prononcé et inventif de la paronomase, plus forcément rattaché aux fins de mesures : « l’envieux toujours en veut », « Baffles qui blastent ». La figure est plus couramment mobilisée par les MC de cette époque, à l’instar du procédé d’équivoque et de la rime multi-syllabique, complémentaire au premier puisque consistant en des réseaux d’assonances groupées régulièrement étalés sur plusieurs mots (c’est le cas de l’homophonie vocalique entre « famille » et « Baffles qui »).

29Les mesures d’Akhenaton sont en outre plus brèves, plus condensées en échos phonétiques que celles de Shurik’n, pour un nombre analogue. Ceux-ci sont aussi plus prévisibles, souvent répartis selon une régularité binaire symptomatique de l’écriture versifiée française, qui aboutit à une performance oratoire opérant par une mise en relief attendue des récurrences phonétiques. À l’inverse, la rime de Shurik’n est ordonnée selon une métrique plus volatile et intriquée, donnant lieu à une interprétation leste et surprenante : ses flows se superposent à la binarité du beat sans la calquer absolument.

30En 1997, un nombre croissant de rappeurs hexagonaux use d’une grande variété de dispositifs rythmiques portés par des styles originaux (au sein même des formations musicales), avec des œuvres telles que les premiers albums de Rocca du groupe La Cliqua, de Passi, du Ministère A.M.E.R, du collectif Beat de Boul, le deuxième de Fabe, ou les premiers disques de La Rumeur, de la Mafia K’1 Fry et de Koma de la formation Scred Connexion. Les techniques d’interprétation oratoire et de composition phonétique ont considérablement évolué depuis 1991, mais elles subiront encore une phase décisive de perfectionnement, avec l’exploitation intensive du potentiel oratoire du rap servie par la généralisation d’écheveaux phonétiques de plus en plus denses et complexes – ce que Mathis Cornet appelle significativement le passage « de la rime scolaire à la rime rappeuse » (2015 : 121).

Ärsenik : l’exaltation de la performance rapologique

31À la fin des années 1990, « une nouvelle scène rap produite en labels indépendants redéfinit la façon dominante de rapper en France » (Hammou 2014 : 12). Elle est notamment composée des groupes et collectifs déjà cités La Cliqua, Time Bomb, Beat de Boul et Scred Connexion. Voici comment Cassidy du groupe X-Men résume l’apport poétique de Time Bomb : « On a fait exploser le français, […] on a cassé les codes traditionnels, le “sujet-verbe-complément” » (Genono 2014).

  • 11 « Seule une pratique de l’écriture spécifique du rap, une écriture oralisée, peut permettre de fair (...)

32Pendant quelques années, le rap français connaît une période de rupture marquée. Rupture avec les anciens codes rimiques du rap, ou plutôt leur dépassement : ses conventions et techniques, plus ou moins directement inspirées de la versification traditionnelle, se transforment radicalement et ostensiblement, dans la suite de leur progression antérieure puisque régies par la même logique de complexification des dispositifs phonétiques et prosodiques – par le même désir de virtuosité formelle. La rime « scolaire » se débride, s’adapte mieux à son art, devient proprement « rappeuse », c’est-à-dire conçue pour le flow11. C’est l’avènement d’une volonté commune de musicalité maximale, ne répondant qu’à la seule contrainte d’un rythme lui-même versatile.

33Plusieurs procédés phonétiques mentionnés plus haut cristallisent ce changement : la paronomase, la rime multi-syllabique et l’équivoque. Encore assez peu déployés par la génération précédente de MC, ces dispositifs sont progressivement imposés par celle de Time Bomb, jusqu’à supplanter l’homéotéleute consacrée.

Au commencement, […] la rime sonnait pour ainsi dire la fin de chaque mesure, régulièrement, de façon monotone. Non seulement la paronomase, par son caractère indéterminé, donne de la souplesse, brise la monotonie, crée des effets d’attente et de surprise dans l’écoulement du flow, mais c’est en outre une figure sonore plus efficace et virtuose que la rime de base. (Barret 2008 : 73)

Autant peut être dit de la rime multi-syllabique, qui offre un éventail de correspondances sonores souvent moins étroit et convenu que l’homéotéleute. Le strict carcan de l’homophonie totale est donc délaissé en faveur de la latitude conférée par la paronymie et l’assonance, et une nouvelle exigence poétique se fait jour dans la production de l’époque : en plus d’être riche et cadencée, la rime devra aussi être difficile, ingénieuse. Dans ce but, faire résonner les fins de mots ne suffit plus. Cet objectif transparaît sensiblement dans l’usage massif du procédé d’équivoque : « La rime équivoquée produit, selon elle [Jacqueline Cerquiglini-Toulet dans son article “L’éclat de la langue” (1997)], un effet d’éclatement, de “fragmentation” de la langue. Un même sentiment se produit à l’écoute des textes de rap : explosion, mise en pièces de la langue, éclats de sons épars » (Barret 2008 : 144).

34Auparavant observable chez MC Solaar et les Sages Poètes de la rue du collectif Beat de Boul notamment, cet effort de déconstruction des échos sonores prend toute son ampleur à la fin des années 1990 – des rappeurs de cette époque tels que Lino ou Booba sont passés maîtres dans l’art de la « mise en pièces » langagière. De fait, les impératifs syntaxiques et sémantiques orthodoxes, déjà malmenés depuis le début de la décennie, sont tout à fait abandonnés par une large part des MC français, comme les contraintes métriques traditionnelles : « le développement d’échos sonores tous azimuts, en détrônant la rime, a progressivement miné la régularité métrique qui caractérisait le rap à ses débuts » (Barret 2008 : 67). Et le changement métrique n’est jamais uniquement poétique : il est aussi oral. En effet, les rappeurs de cette génération se sont aussi distingués par leurs exceptionnelles performances oratoires.

Alors que le rappeur old school se contentait d’épouser les temps forts de la mesure binaire du rap – une mesure 4/4 dont les temps 1 et 3 sont soulignés par la grosse caisse et les temps 2 et 4 par la caisse claire – le MC new school construit des motifs rythmiques complexes et volatils, faits d’accélérations et de ralentissements, qui viennent se surimposer à la mesure jusqu’à la limite de la perte de repères. […] Leur capacité à surprendre et à se distinguer par leur flow tient autant de capacités d’écriture (manier et varier avec virtuosité les rimes ou encore les allitérations) que de prosodie. (Vettorato 2013)

  • 12 Là encore, une notion de musicologie détournée pour un usage linguistique et stylistique. La théori (...)

Shurik’n et plusieurs autres artistes l’annonçaient : la binarité des flows calquée sur les quatre temps du beat, norme constitutive du rap depuis ses origines, est plus largement remise en question au bénéfice de leur polyrythmie, autrement dit la superposition de cadences oratoires asymétriques par rapport à la régularité de la mesure musicale12. En outre, un grand nombre de phonostyles remarquables apparaissent à cette période, dans un spectre vocal et prosodique qui s’étend de la douceur mélancolique mais déterminée d’Oxmo Puccino à la sévérité caverneuse d’Ali.

  • 13 Concernant les modalités prosodiques et esthétiques de cette nouvelle manière de rapper, le lecteur (...)

35À la fin de la décennie, un cap semble franchi, « il n’est plus possible de rapper en 1999 comme on rappait en 1993 » (Hammou 2014 : 178) – dorénavant, une cadence versatile et un style marqué sont attendus de l’interprétation du MC. Plus encore, c’est véritablement dans l’artisanat du flow et de la rime qu’est le lieu de la performance et de la virtuosité formelle pour la nouvelle manière dominante de rapper. D’année en année, les tissus sonores se font de plus en plus épais et retors, transfigurés par des flows toujours plus labiles et imprévisibles13.

36Fait éloquent, se multiplient singulièrement à cette époque les occurrences d’egotrip, genre de rap consistant à s’exhiber à la première personne, le plus souvent pour faire l’étalage de son savoir-faire technique, sans trame thématique ou narrative précise. Déjà pratiqué depuis plusieurs années en France, par exemple dans « Je Rap » de NTM (1990) ou « Quartier Nord » de MC Solaar (1991), il trouve une pertinence et une force redoublées à la fin de la décennie.

37La trajectoire formelle de la « version française du rap » (Hammou 2014 : 261) se dissocie alors plus radicalement de celle de la version américaine, qui restera néanmoins une substantielle source d’inspiration. Si la nature et le nombre des figures sonores employées demeurent comparables, leurs modalités de richesse, de créativité et de structure se distinguent fermement : les rappeurs français montrent une tendance marquée à les concevoir aussi riches et ingénieuses que possible, ainsi qu’à les répartir symétriquement, de façon moins intriquée que leurs homologues américains, selon une régularité métrique typique de l’histoire poétique française. Bien qu’opérant le plus fréquemment par concordance des mouvements oratoires avec la cadence phonétique dans les deux pays, les flows témoignent également de différences rythmiques notables, naturellement dues à l’écart linguistique et culturel, mais aussi aux prérogatives stylistiques divergentes qui leur sont accordées par rapport à l’écriture, avec une nette prédilection des rappeurs américains pour l’exercice de la voltige oratoire (un vaste sujet sur lequel nous nous abstiendrons de digresser ici).

  • 14 Ainsi des reprises de K.Ommando Toxik, de Sofiane et Dosseh, et de Hayce Lemsi. Des réutilisations (...)

38En guise d’aperçu de la conjoncture formelle du rap français en 1998 suit une brève analyse d’un morceau écrit et interprété par Ärsenik, un groupe particulièrement emblématique de la transition du flow binaire au flow polyrythmique, « de la rime scolaire à la rime rappeuse » (Cornet 2015 : 121). Issu de son premier album sorti en 1998, Quelques gouttes suffisent…, « Boxe avec les mots » est considéré comme un classique du rap français et a exercé une profonde influence sur les MC postérieurs, comme en témoignent les nombreuses reprises et samples qu’il a suscités14.

  • 15 Le rappeur contemporain Kaaris déclarait en 2015 au journaliste Carl Guillet : « Quand j’écris, c’e (...)
  • 16 Le sens n’est pas absent pour autant ; il est seulement secondaire. C’est après tout dans le même m (...)

39Ce titre révèle une conception toute agonistique du rap, qui s’est durablement installée dans le paysage rapologique français15. Pour les deux frères d’Ärsenik, Calbo et Lino, sa pratique semble s’assimiler à une lutte, à un combat pour prouver sa supériorité technique. Et de même qu’un amateur de boxe ne cherche pas de sens au match auquel il assiste, un amateur de rap n’écoute pas ce qui constitue visiblement un egotrip pour y trouver une quelconque signification. Ils sont là pour la beauté du geste, physique ou verbal : pour apprécier la performance des belligérants. Une idée soutenue par l’association de la préposition « avec », qui indique un moyen, et du substantif « mots », suggérant que le discours se concentrera sur ses propres moyens de transmission, « les mots », qui représentent dès lors une fin en soi16. Pour illustrer et développer ces idées, voici un extrait de quatre mesures de Lino, tiré de la fin du troisième et dernier couplet :

Tueurs de clowns, cyclone, rap, chasseur de clones, et parano
Pousse AB, Calbo, et Tony Cerrano
Le capot tape, frappe au micro, brûle pas les étapes
Austère comme l’engin dans mon holster, tu peux y laisser ta peau

L’aspect phonétique de ces mesures finales est excessivement étoffé, résultant à l’orchestration d’un dispositif de musication tel qu’il est décrit par J. Barret, c’est-à-dire un effet de répétition phonétique tellement accentué qu’il dilue le sens du discours dans le son, dérobant le signifié au profit du signifiant. Comment interpréter, en effet, le sens de l’accumulation de syntagmes des deux premières mesures, de la proposition « Le capot tape » ou de la comparaison « Austère comme l’engin dans mon holster » ? C’est que le discours ne s’embarrasse pas des règles syntaxiques et grammaticales usuelles, il procède par images brutales dont la relation sémantique n’est qu’implicite, alors que ses correspondances rythmiques sont extrêmement prononcées. Lino use de violence lexicale et rhétorique pour dire la prééminence formelle de son style, mais s’attache surtout à la montrer par un intense travail de la langue, une lutte acharnée avec les mots, un artisanat consciencieux du flow et de la rime.

40Ainsi, le dispositif phonétique central de ces mesures est une assonance sur le phonème [o], autour de laquelle s’articulent et s’ajoutent une multitude d’autres figures : une correspondance équivoquée entre « Tueurs de clowns » et « chasseur de clones » appuyée par « cyclone » et « Tony », une légère résonance entre « rap » et « parano », ainsi qu’une paronomase liant « Austère » et « holster ».

41Mais tous ces effets, aussi habiles et nombreux soient-ils, sont presque secondaires face au mouvement phonétique double qui s’achève avec la création d’une rime très sophistiquée sur la fin des deux dernières mesures. La première paire de mesures affiche d’abord une rime riche entre « parano » et « Cerrano », appuyée par une rime multi-syllabique avec « Calbo » qui ouvre la voie à une profusion de résonances, souvent équivoquées – « capot », « frappe au », « étapes / Austère », « ta peau ». La liaison entre « étapes » et « Austère » est particulièrement adroite, parce qu’elle joue des frontières métriques avec une grande souplesse. Elle se traduit d’ailleurs à l’oral par une disparition totale de l’accentuation finale de l’avant-dernière mesure, déplacée au début de la suivante et qui permet au flow d’acquérir une cadence marquée mais très fluide.

42Cette liaison ingénieuse sert surtout la création de la rime finale mentionnée plus tôt, en mêlant la rime multi-syllabique sur les voyelles [a] et [o] au dernier écho phonétique restant, une rime intérieure de la troisième mesure entre « tape », « frappe » et « étapes », aboutissant à cette remarquable correspondance sur « étapes / Austère » et « laisser ta peau ».

43Les effets sonores sont complexes, mais aussi extraordinairement abondants. Dans ces quatre mesures, près des deux tiers des mots appuient un dispositif phonétique, de près ou de loin. Interprété avec sa verve usuelle, cet extrait est typique du style de Lino : c’est cette multiplication d’échos phonétiques riches, décomposés et étalés pêle-mêle dans la mesure, transformée par un flow cinglant et chirurgical presque systématiquement accentué sur l’intégralité de ces échos, qui confère à l’oralité de Lino sa singularité, ce style « kalachnikov ». Si sa scansion évoque le son produit par un fusil d’assaut, c’est par sa cadence élevée, la puissance et la précision de ses temps forts : c’est une rafale, dont chacun des coups correspond à l’une des maintes rimes et autres équivalences sonores élaborées en amont, lors du processus d’écriture.

  • 17 Kaaris une fois de plus, expliquait au site Booska-P en 2015 qu’il « essaie juste de pousser, […] d (...)

44« Boxe avec les mots » demeure en 2021 une performance édifiante de densité phonétique et d’agilité oratoire – en 1998, ce niveau de travail rythmique était quasiment inédit. Les rappeurs d’Ärsenik ont été de ceux qui ont ouvert et montré au rap hexagonal la voie de l’exploration forcenée du verbe, de ses sons et de ses accents ; ils sont pour ainsi dire des prototypes exacerbés d’une partie importante des MC français « modernes », postérieurs à l’âge d’or. En effet la boxe avec les mots, autrement dit leur conception du métier du rap, tournée vers son potentiel signifiant, faisant collaborer « un texte violent » (tel que Lino appelle celui du morceau dans le deuxième couplet) dont tous les aspects servent la musicalité poétique avec un flow habilement conçu pour à la fois le mettre en valeur et faire œuvre de performance en lui-même, relativement nouvelle dans la production de l’époque, deviendra par la suite l’une des postures stylistiques les plus courantes chez les rappeurs hexagonaux17.

45« Cependant, dès la fin de l’année 1999, certains médias annoncent la fin de l’“âge d’or” du rap » (Hammou 2014 : 240). Les considérations qui les amènent à ce constat sont essentiellement commerciales, mais il trouve aussi un bien-fondé formel. Les codes oratoires et surtout rimiques du rap français, sans être gravés dans la roche, se consolident et se systématisent ostensiblement au début de la décennie 2000. Des techniques comme la rime multi-syllabique ou le décalage inattendu de l’accent oratoire tel que nous l’avons vu chez Lino, qui relevaient encore de l’exception quelques années auparavant, deviennent normes admises et partagées par nombre de MC, amplifiant jusqu’en France la pertinence de ce commentaire de P. Edwards au sujet du golden age américain (2015 : 80) : « depuis la fin de l’âge d’or […] les rappeurs ont principalement employé différentes combinaisons des techniques maîtrisées pendant cette époque. […] Il est difficile de rapper sans utiliser quelque chose qu’ils ont soit inauguré, soit perfectionné ».

  • 18 Titre de deux pistes distinctes figurant dans les albums 1993, J’appuie sur la gâchette… et Temps m (...)

46De la « Nouvelle école » de NTM en 1993 à celle de Booba en 200218, l’âge d’or, période d’effervescence artistique du rap français, a laissé en héritage des procédés et conventions de composition phonétique et d’interprétation oratoire complexes. Devenus constitutifs de sa pratique, quoique jamais indispensables, ils sont observables dans des configurations raffinées dès le tournant du millénaire chez des artistes comme Sniper, Salif ou Sinik, et encore en 2021 dans l’œuvre de nombreux MC contemporains, de Kaaris à Vald en passant par Alpha Wann et Niro.

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Bibliographie

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Discographie

Ärsenik, 1998, Quelques gouttes suffisent, Hostile Records.

Artistes multiples, 1990, Rapattitude, Labelle Noir.

Artistes multiples, 2017, L’âge d’or du rap français, Warner Music France.

Booba, 2002, Temps mort, 45 Scientific.

Chagrin d’amour, 1981, Chacun fait (c’qui lui plaît), Barclay.

Dee Nasty, 1984, Paname City Rappin’, Funkzilla Records.

IAM, 1991, … de la planète Mars, Delabel.

IAM, 1994, Ombre est Lumière (Volume unique), Delabel.

IAM, 1997, L’École du micro d’argent, Delabel.

Grand Master Flash & The Furious Five, 1982, New York New York, Sugar Hill Records.

MC Solaar, 1991, Qui sème le vent récolte le tempo, Polydor.

Sugarhill Gang, 1979, Rapper’s Delight, Sugar Hill Records.

Suprême NTM, 1993, 1993, J’appuie sur la gâchette…, Epic.

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Notes

1 Généralement compris ici en tant que cadence de la scansion, ses mouvements accentuels, en dehors de ses nombreux autres paramètres prosodiques. De plus, le présent article s’intéressera au rap en tant que forme d’expression verbale et non en tant que genre musical, et s’en tiendra donc à ses aspects oratoires et poétiques en ne mentionnant de ses interactions avec la musique que ses rapports rythmiques.

2 La notion musicologique de binarité rythmique est ici interprétée dans une perspective linguistique et stylistique, et comprise au sens de commétricité.

3 Rappeur américain actif dès la décennie 1970.

4 « [Les spécialistes du rap] se distinguent d’une part des interprètes de variétés empruntant ponctuellement la forme rappée et d’autre part des amateurs de rap [le] pratiquant […] comme forme d’animation. Ils s’approprient le rap comme une technique de voix autonome et jettent les bases d’une spécialisation neuve dans les musiques populaires françaises : rappeur » (Hammou 2014 : 63).

5 Même le refrain n’est autre qu’une transposition française de celui d’un morceau de Grandmaster Flash & The Furious Five, « New York New York » (1982).

6 Sur le sujet de la relation entre rap et chanson française, le lecteur pourra se référer à Anthony Pecqueux (2003) ou Christophe Rubin (2004), le second défendant une thèse plus proche de la nôtre.

7 Ceci est encore à nuancer : Akhenaton du groupe IAM, l’un des derniers représentants notoires de la pratique anglophone du rap en France, rappait occasionnellement en anglais en 1991, comme dans le morceau « Wake Up ».

8 « Sans aucun doute le premier rappeur français à avoir placé l’exploitation des ressources phonétiques de la langue au centre de son écriture » selon J. Barret (2008 : 67), il n’est pas anodin qu’il résumât ainsi l’un des grands chantiers de sa génération en 1992 : « chaque pays a sa spécificité et ce qui plaît justement, c’est la différence. Donc essayons de créer quelque chose nous-mêmes, ici » (Bar-David).

9 Selon une citation de C. Béthune (2011 : 188), Joey Starr du groupe NTM déclarait en 2002 : « Pour moi, moins c’est littéraire, mieux c’est… Même si ça nous arrive aussi de chercher la belle formule. Il y a une tradition française de l’écrit à laquelle on n’a pas échappé, c’est en ça qu’on diffère du rap américain. »

10 Le lecteur pourra consulter l’affiche de la tournée de concerts intitulée « L’âge d’or du rap français » et la compilation du même nom, sorties en 2017.

11 « Seule une pratique de l’écriture spécifique du rap, une écriture oralisée, peut permettre de faire rimer – au sens large de faire correspondre dans une certaine jouissance élocutoire –, des mots qui ne riment pas pour les poètes aux papiers muets » (Cornet 2015 : 130).

12 Là encore, une notion de musicologie détournée pour un usage linguistique et stylistique. La théorie musicale parlerait plutôt de contramétricité.

13 Concernant les modalités prosodiques et esthétiques de cette nouvelle manière de rapper, le lecteur trouvera plus de détails chez Rémi Wallon (2012).

14 Ainsi des reprises de K.Ommando Toxik, de Sofiane et Dosseh, et de Hayce Lemsi. Des réutilisations de samples, ou échantillons, apparaissent dans « Embarquement (Intro) » de DJ Poska, « Marqué au fer (bleu, blanc,) rouge » de Scylla ou « Vrai Peura » de Kery James.

15 Le rappeur contemporain Kaaris déclarait en 2015 au journaliste Carl Guillet : « Quand j’écris, c’est comme si j’avais un mec en face de moi et que je le clashais en permanence. »

16 Le sens n’est pas absent pour autant ; il est seulement secondaire. C’est après tout dans le même morceau que se trouve la célèbre mesure « Qui prétend faire du rap sans prendre position ? ».

17 Kaaris une fois de plus, expliquait au site Booska-P en 2015 qu’il « essaie juste de pousser, […] de trouver la rime la plus difficile. Sans que ça devient incompréhensible [sic]. C’est tout ». Le même effort est sensible dans son intense travail du flow.

18 Titre de deux pistes distinctes figurant dans les albums 1993, J’appuie sur la gâchette… et Temps mort.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Idir Mahiou, « Du flow binaire au flow polyrythmique, « de la rime scolaire à la rime rappeuse » : une histoire des performances formelles dans le rap en France de Chagrin d’amour à Ärsenik »Itinéraires [En ligne], 2020-3 | 2021, mis en ligne le 09 décembre 2021, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/9222 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.9222

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