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AccueilNuméros2012-3Marches tangéroises

Marches tangéroises

(Paul Bowles, Brion Gysin, William Burroughs, Driss Ben Hamed Charhadi)
Marc Kober
p. 17-33

Résumés

La « carte » ne s’accorde pas toujours avec la fiction urbaine. C’est ce que montre l’étude de quelques romans du xxe siècle écrits dans la ville frontière de Tanger. Ces derniers sont des portraits référentiels, comme une « carte », un « roman de la route », une « architecture » et dans le même temps une déconstruction de toute référence, jusqu’à ce que la ville atteigne le vide. L’image de la ville est construite à travers ses toponymes, en suivant un parcours de mémoire. Le portrait de cette ville est en fin de compte réflexif. Il superpose aux formes urbaines certains éléments du sujet lui-même. Nous essaierons, à partir de ces éléments de la littérature de Tanger, de mettre en œuvre une lecture moderne de la ville.

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Mots-clés :

ville, carte, Tanger, fiction, parcours

Keywords:

town, map, Tangier, fiction, course
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Texte intégral

1À l’exception de Driss Ben Hamed Charhadi, les auteurs évoqués ici appartiennent à la bohème nord-américaine, mais seul William Burroughs n’a pas manifesté de réelle empathie pour l’univers marocain. Il a au contraire cultivé une indifférence volontaire. Les deux autres écrivains ont ressenti et partagé en profondeur certains éléments de la culture marocaine, en laissant de côté l’inévitable malentendu culturel et politique de leur situation. Ils se plaisent tous à vivre, plus ou moins longuement, dans une marche de l’Empire, au sens d’un territoire-frontière, la « zone internationale », devenue avec l’un d’entre eux une « interzone ». Pour le seul écrivain d’origine marocaine, cet espace est celui de la rencontre avec les étrangers, un désert désespérant qui contient un centre secourable où il peut espérer survivre. Driss Ben Hamed Charhadi connaît une gloire internationale grâce à la transcription de son récit par Paul Bowles, suivant un mécanisme qui a fonctionné pour d’autres écrivains marocains, comme Mohamed Mrabet. Ces quatre auteurs ont vécu presque dans la même temporalité et dans le même espace. Pour autant, ils ­n’appartiennent pas au même monde, même s’il a pu leur arriver de se rencontrer. Une activité commune les réunit, outre l’écriture. Tous se déplacent physiquement dans un espace urbain agrandi aux dimensions du Rif et aux différents lieux du littoral proche. Pourtant, l’immobilité physique d’un Burroughs, compensée par une extrême agilité mentale décuplée par l’usage de la drogue, ou les rares déplacements des deux autres américains, contrastent fortement avec les marches forcées de l’éternel migrant de l’intérieur qu’est Driss Ben Hamed Charhadi. La sédentarité urbaine est l’affaire des nantis et des riches parvenus. Le marocain pauvre, qui survit d’emplois on ne peut plus précaires, transcende sa pauvreté par l’inscription textuelle de ses déplacements en un récit magnifique. La dynamique de sa survie physique (que manger ? où dormir ? comment se chauffer ?) détermine le caractère particulièrement vivant de son texte. Certains passages des récits de ces quatre auteurs permettent de deviner ce que représente Tanger, et la nature du rapport créatif qu’ils entretiennent avec cette ville. Comment la ville s’intègre-t-elle à la trame narrative ? À partir des coordonnées inévitables de tout récit urbain, la « carte » et le « parcours », comment chacun d’entre eux élabore-t-il une expression de la ville utile et même nécessaire à titre personnel ? Voilà des questions que nous aimerions poser à ces œuvres réunies par le génie d’un lieu en partant de quelques citations.

Tanger, ville de rêve (Paul Bowles)

  • 1  Paul Bowles, Mémoires d’un nomade [Without stopping, 1972], trad. Marc Gibot, Paris, Quai Voltaire (...)

Si je dis que Tanger me frappa comme une ville de rêve, il faut prendre l’expression dans son sens littéral. Sa topographie était riche de scènes typiquement oniriques : des rues couvertes semblables à des couloirs avec, de chaque côté, des portes ouvrant sur des pièces, des terrasses cachées dominant la mer, des rues qui n’étaient que des escaliers, des impasses sombres, des petites places aménagées dans des endroits pentus, si bien qu’on aurait dit les décors d’un ballet dessinés au mépris des lois de la perspective, avec des ruelles partant dans toutes les directions. On y trouvait aussi des tunnels, des remparts, des ruines, des donjons et des falaises, autant de lieux classiques de l’univers onirique1.

  • 2  Le terme «  porte  » est ambivalent. En effet, la «  porte  » ouvre sur l’intérieur d’une maison. (...)

2Tanger, vue en 1931, est associée à cette belle description topographique et métaphorique. Paul Bowles voit le Maroc comme un « spectacle permanent » et Tanger comme une « ville de rêve » (dans un sens littéral : la ville produit le rêve). Le comparant général est un labyrinthe ou une maison avec des « portes2 », « ouvrant sur des pièces, des terrasses cachées dominant la mer ». Des rues qui n’étaient que des « escaliers ». L’élément comparé, ce sont les « rues », les « places », ou des « ruelles », qui « partent dans toutes les directions ».

  • 3  Henri Garric, Portraits de villes. Marches et cartes  : la représentation urbaine dans les discour (...)

3Les places sont aussi comparées aux « décors d’un ballet ». Le référent est déréalisé au profit d’un monde artificiel. De quel référent s’agit-il ici ? Probablement, la médina de Tanger, qui est la ville essentiellement arabe, autochtone, tandis que les Européens choisissaient plutôt de vivre sur les hauteurs entourant la ville. Paul Bowles utilise les mots « scènes » et « pièces » : la ville est un lieu de représentation théâtrale, le support de « scènes » qui pourraient être filmiques. Tout autant pourrait-on dire que Tanger est la scène d’un rêve éveillé, dont le contenu manifeste serait la ville de Tanger. Le contenu latent resterait à dire, par un travail d’analyse jamais effectué par le créateur, parce qu’il craindrait sans doute de tarir la source même de son œuvre. Cette riche description suggère plusieurs idées par rapport à la représentation : une théâtralisation transforme la ville en « spectacle », ce qui suppose un spectateur situé face à elle, à une certaine distance. La synthèse urbaine est présentée en vue frontale, de façon synthétique, avec les perspectives intérieures, comme un vrai « portrait de ville ». Cette expression appartient à l’histoire occidentale de la représentation urbaine, notamment la tradition picturale du Moyen Âge. Mais ce tableau, parfois synthétique, devient dans l’âge moderne, une fragmentation de la réalité. Au fond, l’écrivain américain, après avoir désigné la ville en « attribution urbaine3 » sous le nom de « Tanger », reprend la tradition de « l’éloge de la ville », où l’énumération des lieux, et leur amplification par multiplication des points de vue, est de toute première importance. L’énumération est la grande figure par laquelle procède l’écriture onirique de la réalité géographique de Tanger.

  • 4  Paul Bowles, Un thé au Sahara [The Sheltering Sky, 1949], trad. Henri Robillot et Simone ­Martin-C (...)

4Pourtant, ce portrait suppose un « parcours » et une « carte », ce que suggère le mot « topographie ». Une expérience physique de l’espace urbain a eu lieu. On se situe en 1931 par le souvenir, mais le livre est publié presque un demi-siècle plus tard. C’est une ville mémoire, recomposée avec des souvenirs. La fascination pour la « carte » (même si celle-ci est « imaginaire ») implique le déplacement et expliquerait ce texte. Regarder la carte suffit pour induire le déplacement. Comme le héros d’Un thé au Sahara (The Sheltering Sky) : « Il lui suffisait de voir une carte pour se mettre à l’étudier avec passion4. » La lecture de la carte fonctionne comme un substitut de déplacement ou comme un déclencheur.

  • 5  Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, «  Le travail de condensation  », trad. I. Meyerson, Pa (...)
  • 6Ibid., p. 243.
  • 7Ibid.

5Comme dans le passage de la pensée du rêve au rêve proprement dit, le travail de condensation joue un rôle essentiel5. C’est un empilement ­architectural suggéré par les mots qui indique son caractère infini. Par son style, la phrase est une concaténation, une énumération de substantifs, avec peu de verbes, des participes présents ou des adjectifs. On ne trouve pas de verbes d’action, mais des verbes d’état. Cela n’est pas un « récit-parcours » en train d’être effectué, mais la mémoire des « parcours » anciens. Un grand nombre de réalités urbaines sont énumérées : « rues » « portes », « terrasses », « impasses », « petites places », « ruelles », « tunnels », « remparts », « ruines », « donjons », « falaises ». On trouve au moins douze éléments qui s’emboîtent. Cet emboîtement se met au service d’un organisme urbain, un « corps » métaphorique, dont les vaisseaux sont les rues. Tanger est une ville qui doit être « ouverte », « dépliée », comme les poupées russes, dans une mise en abîme, de la ville dans la ville, de la rue dans la rue. En fait, la question de « l’amoncellement » est commune au rêve et à la ville ancienne, au noyau historique qui empile rues, habitations, mais aussi strates historiques de peuplement du site. L’analyse tire de chacun des éléments du contenu du rêve un « amoncellement d’idées6 ». Et l’inventeur de la psychanalyse, s’il pose la question de savoir si ces idées sont bien toutes contenues dans le rêve, ou bien sont le résultat de « nouvelles liaisons d’idées » nées de l’analyse, conclut malgré tout à une liaison entre ces idées dans les pensées du rêve7. C’est précisément cette multitude de liaisons possibles entre les différentes parties de la ville, et plus largement de l’espace urbain, qui est fascinante pour le narrateur, et ce d’autant plus qu’elle renvoie un miroir du fonctionnement de l’esprit dans sa partie inconsciente. La ville regardée renvoie, comme un rêve constitué en dehors de lui, aux pensées de son rêve personnel. Une coïncidence naît entre les secrets de l’esprit et le monde qui s’étale au grand air, à l’extérieur de lui.

  • 8  Le principe de non-contradiction a été établi par Freud, notamment dans L’Interprétation des rêves(...)

6Cette situation correspond peut-être à un aveu d’impuissance descriptive. Le « lecteur » de la ville est condamné à la métonymie. Il ne peut dire qu’un syntagme, et non la syntaxe des éléments qui la composent. Le point de vue narratif surplombant, ou panoramique, semble impossible. C’est aussi l’admiration qui s’exprime, la part de séduction qui est dite, sous forme d’un éloge qui reprend une tradition rhétorique ancienne pour dire la ville. Une caractéristique frappante de cette description est la coïncidence du « fermé » et de « l’ouvert » en un seul lieu, des qualités a priori antithétiques. Cette ville accole des qualités contraires, comme une chimère ou un collage. Tanger fusionne les réalités en une seule image composite. Par exemple, les rues couvertes sont des « couloirs », un espace de circulation interne et externe à la fois. Le point de vue narratif est situé à la fois « en dessous » et « au-dessus », dans une vision souterraine et aérienne de la ville. Le principe de non-contradiction du rêve est de nouveau à l’œuvre dans cette citation8.

7Globalement, la ville ancienne, le noyau urbanistique de Tanger, qui est devenu ensuite la médina, se présente comme un espace de fermeture pour le nouveau venu en raison du mode de construction et de la topographie du lieu. C’est un resserrement urbain qui contraste avec l’ouverture sur la mer. Celle-ci est évidemment centrale dans la perception de Tanger et dans son vécu, car elle est autant ouverture sur un infini que clôture. L’invitation à l’expansion urbaine se heurte aux « remparts » ou aux « falaises », et seule reste l’ouverture du regard. La verticalité du lieu, dans un mouvement ascendant, semble l’emporter, comme si un combat titanesque mettait aux prises le vertical et l’horizontal.

8Pour terminer, l’encadrement de la description urbaine par un équivalent de l’affirmation classique du dormeur qui s’éveille (« ce n’était qu’un rêve ») est très sec et tranchant. Le passage entre réalité extérieure et réalité intérieure ne se fait pas de façon graduelle. À l’intérieur, on observe pourtant des déplacements curieux de termes, par exemple « ruines » et « donjons ». Cela pourrait correspondre à une prise de conscience historique de la ville. Mais quel est le référent exact de ces « lieux » que Paul Bowles présente comme « référentiels » et, dans le même temps, oniriques ?

  • 9  La traduction française ne laisse pourtant pas de doute quant à la propriété des mots utilisés dan (...)
  • 10  «  À Tanger, l’hiver, le café Hafa se transforme en un observatoire des rêves et de leurs conséque (...)

9Le dernier aspect frappant de cette évocation est qu’elle met en place un désert humain. Pas une seule mention n’est faite des habitants de la ville, comme s’il s’agissait d’un no man’s land, alors qu’il s’agit de la zone la plus densément peuplée, et précisément, cette médina ne ressemble pas aux autres dans ses artères principales, puisqu’elle instaure un vis-à-vis sur l’intimité des intérieurs, par le dispositif européen des fenêtres ouvertes dans les façades. C’est un rêve minéral, une vision purement architecturale, mais l’entrée dans le monde de l’aventure médiévale, ou dans celui du conte de fées, est-il un effet de traduction ? Traduction des mots, mais aussi traduction du réel9 ? Le lexique utilisé pour reproduire avec des mots la vision architecturale appartient à un univers culturel universel, présent notamment dans les contes merveilleux, mais Bowles va plus loin en ­affirmant la nature proprement onirique du lieu. Tanger semble posséder des lieux propices à la rêverie, sinon appartenir à un rêve vécu par ses habitants comme s’il s’agissait de la vie réelle. La dimension onirique de la ville, facilitant les apparitions sur l’écran mental de l’imagination, est soulignée par ailleurs chez Tahar Ben Jelloun, en particulier si le promeneur se soumet à l’expérience hallucinogène du Café Hafa, le café de la falaise10.

  • 11  Marie-Haude Caraës et Jean Fernandez, «  Mythologies tangéroises  », Qantara, no 67, 2008, p. 37-4 (...)
  • 12  Bernardo Bertolucci, Un thé au Sahara, 1990. Paul Bowles apparaît deux fois au cours du film.
  • 13  Marie-Haude Caraës et Jean Fernandez, Tanger ou la dérive littéraire, Paris, Publisud, 2003, p. 48

10L’humain ne prend pas place dans son expérience de Tanger, et c’est l’un des reproches majeurs que l’on a pu lui faire : une certaine méconnaissance du vécu tangérois et marocain, au niveau le plus humble. Seul le mot « ballet » pourrait renvoyer à des « danseurs » invisibles. Ce qui contredit l’idée d’une dramatisation des idées propre aux rêves. Nulle situation particulière n’est décrite ici, mais ce sera la fonction réservée des récits inspirés par l’expérience de Tanger. Ce fait peut expliquer le reproche d’indifférence ou de froideur adressé à l’écrivain américain. L’autre serait neutralisé ou mis à l’écart, et Paul Bowles aurait intégré en lui, d’entrée de jeu, un décor praticable11 pour toutes sortes de scènes à venir. Le Maroc est pour lui spectaculaire, et la ville est la scène majeure de ce spectacle auquel il assiste pendant un demi-siècle, sans se lasser. Une scène du film de Bertolucci, Un thé au Sahara, montre bien le même homme, un vieux monsieur au regard lumineux, qui est Paul Bowles lui-même assis dans son café favori, comme un élément de Tanger, avide de saisir chaque instant12. Il est face à un « spectacle », où les Marocains jouent leur rôle. L’écrivain trouve qu’il s’agit d’un « spectacle permanent13 ».

  • 14  François Pouillon, «  Vu d’une fenêtre  », Qantara, no 67, 2008, p. 33.

11Tout au moins l’auteur échappe-t-il au travers de la « couleur locale », de la « scène typique de la vie indigène ». Pas de marché ou de description monumentale. Il n’est pas trop « exotisant » ni « orientaliste », pas tout à fait exempt de « pittoresque » toutefois, car Paul Bowles perçoit une ville fantastique et digne d’être décrite, mais il le fait autrement que le firent les peintres orientalistes venus à Tanger, comme Delacroix ou Matisse14.

12La description de la ville comme rêve s’inspire sans doute de sentiments très personnels et constitue un complexe psychique, un désir réalisé qui permet à l’auteur de continuer à dormir, ou à vivre dans un singulier décalage par rapport à la réalité. Un étonnement similaire devant le lacis des rues et des ruelles semble habiter un autre écrivain devenu l’un des hôtes les plus célèbres de la ville ancienne.

Tanger, centre nerveux de la mémoire (William Burroughs)

  • 15  William Burroughs, Interzone [1989], Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 119.

Tanger semble se déployer simultanément dans diverses directions. L’on y découvre sans cesse des rues, des places, des parcs que l’on n’y avait jamais vus15.

  • 16  James Grauerholz, préface à William Burroughs, Interzone, op. cit., p. 12.

13La « lecture » de la ville en dit long sur le « lecteur ». Pourquoi un labyrinthe ? Tanger est une ville-prison où le destin se paralyse. William Burroughs arrive à Tanger en 1954, et superpose un espace imaginaire à l’espace urbain réel, en une « interzone » métamorphosée par la drogue. Concrètement, il fréquente un espace précis, certaines parties du Socco Chico, qui est autant la zone internationale que le cœur du Tanger indigène. En effet, cette petite place intérieure est invisible depuis l’extérieur de la médina. Elle appartient pleinement à celle-ci, mais comporte un ensemble de cafés en terrasse qui sont européens et qui jouent même le rôle de consulats, de légations étrangères et de postes restantes pour les grandes puissances coloniales. L’écrivain américain est indifférent à sa situation dans le monde, tout comme son compatriote Brion Gysin, aussi à l’aise dans le « village international » que dans une chambre de l’hôtel surnommé Beat Hôtel, au 9, rue Gît-le-Cœur, à deux pas de la place Saint-Michel à Paris. Pourtant, il éprouve une angoisse d’enfermement et développe une « métaphore carcérale16 », en même temps qu’il savoure l’abri d’un sanctuaire. William Burroughs utilise les images d’une salle d’attente ou d’une colonie pénitentiaire. C’est un monde fait de permutations qui se replie sur un ombilic, le Café central, lieu emblématique de Tanger, plaque tournante de toutes les (fausses) identités. William Burroughs a choisi de vivre dans le dédoublement, à la marge du quartier indigène, et plutôt dans la société hispanique, qu’il décrit sous le signe d’une trilogie funeste (« crasse », « misère », « maladie »). Sa situation frontalière se complique en raison de la contamination de l’espace-temps par la drogue. L’écoulement du temps s’accomplit différemment, et l’espace perd de son importance. C’est une durée perturbée qui s’impose. Cette simultanéité affecte le psychisme, mais aussi l’espace qui se déréalise, comme l’indique bien la citation plus haut. Il est vrai, l’expérience du promeneur, désorienté par la circularité infiniment recommencée des rues en boucle et du réseau des ruelles de la médina qui se raccordent les unes aux autres, autorise une expérience de retour sur ses propres pas qui frôle l’anamnèse. L’écrivain américain décrit une forme de cut-up de la page urbaine.

  • 17  William Burroughs, dans Gérard-Georges Lemaire (dir.), Le Colloque de Tanger II, Paris, Christian (...)

14William Burroughs admire la peinture de Brion Gysin et y voit une image analogique de la ville de Tanger elle-même. La ville de Tanger, superposée à cette peinture, nous montre « ce que nous ignorons savoir17 ». Cet art suggère à ses yeux ce qui se passe réellement dans le système nerveux de l’homme. C’est un espace mental, du temps considéré du point de vue de l’espace. Burroughs superpose la « photographie » d’une rue de Tanger à la surface de la toile de son ami peintre.

  • 18  William Burroughs, dans Gérard-Georges Lemaire (dir.), Le Colloque de Tanger I, Paris, Christian B (...)

Que voyez-vous quand vous marchez dans une rue familière ? La rue telle qu’elle est dans votre mémoire, voiture fantomale, garçon jailli d’un passé lointain sur une bicyclette, d’autres rues et d’autres voitures et d’autres gens, une coupe transversale du temps jadis. Cette superposition de souvenirs et d’associations est un parcours incessant. Nous sommes tous des voyageurs du temps, que nous le sachions ou non18.

  • 19  William Burroughs, «  Text on Brion Gysin’s painting  », dans Brion Gysin : calligraphies, permuta (...)
  • 20  Gladys C. Fabre, «  I am that I am ? Entre cristal et fumée  », dans Brion Gysin…, op. cit., p. 15

15Pour exprimer l’originalité du travail du peintre, Burroughs évoque « la vision du temps de l’œil spatial », ce qui se dépose sur la toile comme temps étendu, soit une « section de temps19 », et ce temps se matérialise en faubourg de Marrakech, aussi bien qu’en rues tangéroises. Ce peintre étonnant a vécu au Maroc, en particulier dans le village international de Tanger. Ses lavis de marchés marocains visent au plein, contrairement aux vues du désert, marquées par le dépouillement, en une opposition du vide au grouillement du vieux centre urbain. Son œuvre pourrait se condenser en cet objectif métaphysique : « prolonger le ravissement présent, même si ce n’est possible que dans la fragmentation du temps, telle est l’obsession de Brion Gysin20 ».

16Suite aux discussions entre les deux artistes de ce tandem célèbre, il s’avère que la peinture est allée beaucoup plus loin dans la maîtrise de nouveaux moyens pour exprimer la complexité du réel. Si tel est le cas, il est d’autant plus intéressant de constater que le peintre subtil de l’espace-temps a également pratiqué l’écriture romanesque.

Tanger, ville de parcours (Brion Gysin)

Quand on y débarque pour la première fois, on risque fort d’être angoissé à la vue de la Médina, de ses dédales, de coins et de recoins et de son peuple de fous. Mais on peut finir par s’y sentir chez soi. Je me suis donc jeté dans la foule tête baissée, histoire de passer inaperçu. J’ai dû me faufiler dans les venelles et m’aplatir dans les portes cochères pour laisser passer les porteurs et leurs ânes courbés sous le faix. L’astuce suprême là-bas, c’est de passer d’un côté à l’autre du Socco Chico, sans toutefois le traverser à la vue et à la merci des rabatteurs et autres racoleurs. Mon itinéraire à moi (c’est d’Hamid que je le tiens) prend entre le vieil Hôtel Satan, et la Casa Delirium, ancien bordel. Ce chemin détourné permet d’éviter outre le Socco Chico, la rue Siaghine, ses bazars éclairés au néon, ses touristes et ses mendiants, pour réémerger plus haut. J’aurais voulu passer à la Bibliothèque Américaine, en passant par le Boulevard de la Ville Nouvelle, mais, rencontrant mon image dans une vitrine, j’ai changé d’avis. Je me suis efforcé de reprendre figure humaine avant d’arriver place de France ; près du Café de Paris, j’avais souvenance d’un minable bouquiniste, spécialiste de vieux guides français, tout cornés et de cartes Michelin d’Afrique du Nord.

J’étais déjà penché sur l’éventaire quand je pris soudain conscience d’être l’objet de l’intérêt passionné de tout le parterre de petits blancs américains et anglais installés comme toujours derrière leurs journaux à la terrasse du Café de Paris. Sans vergogne, ils m’ont littéralement déshabillé du regard, pendant que je troquais un dirham contre une carte introuvable. J’ai regagné à toutes jambes le Socco Chico pour appeler Hamid au Café-fumerie qui lui sert de repaire et lui enjoindre de venir se faire dispenser mes lumières.

  • 21  Brion Gysin, Désert dévorant [The Process, 1969], trad. Livia Standersi, Paris, Flammarion, 1975, (...)

Le plein soleil de midi écrase la place de France. La circulation se resserre autour de moi, sur le boulevard, comme une véritable toile d’araignée. Si je regarde le paysage par-dessus mes lunettes noires, Tanja perd un peu de ses couleurs, mais rien de son éclat ! Ébloui par ces myriades de bluettes acidulées dansant dans la lumière, je regarde ma montre à travers mes lunettes. Il est midi à peine passé, et je me retrouve à la terrasse du Café de Paris, sans un sou en poche, au coin du boulevard baptisé par hasard le cap de Bonne-Espérance21.

  • 22  «  Entretien Brion Gysin et Gérard-Georges Lemaire  », dans Gérard-Georges Lemaire (dir.), Le Coll (...)

17La description de la médina par Brion Gysin est représentative de l’invasion de la « carte » par le « parcours » et de l’utilisation massive du toponyme. Cette description débouche sur celle du Café de Paris et de la place de France, qui encadre le récit après une longue errance dans le désert, anticipée et rêvée sous la forme d’un dromadaire sur une vieille carte Michelin. Cette carte devient dans le roman une carte métaphorique, déjà imprégnée par une dynamique du mouvement de la méharée. La description reproduite ci-dessus semble se référer au vécu de l’auteur, venu à l’invitation de son ami Paul Bowles à Tanger, en 1950. Il y restera vingt-trois ans. En 1975, Brion Gysin témoigne encore de son enthousiasme : « oui, c’était le paradis terrestre, tous les romans d’aventures roulés en une seule boule. » Il insiste sur le caractère irréel de Tanger, ville associée au « nulle part », au « suspens » et à « l’aventure 24 h sur 24 ». Tanger est déjà en soi une ville fictionnelle. Il affirme enfin : « on a vécu jusqu’en 1956 dans un rêve. Un rêve éveillé22. »

18Dans le roman, le « portrait de ville » de Brion Gysin participe d’une description précise autant que d’une vision générale. Le voyage relaté est circulaire, comme celui d’Un thé au Sahara : il reconduit à Tanger, après une échappée hors de la ville. Tout commence par un « parcours » articulé à une « carte ». À noter que la vision d’ensemble est bien celle d’un labyrinthe, avec en particulier le mot « dédales », mais aussi un espace souterrain, et enfin un univers mental à part (« peuple de fous », idée reprise par Daisy, dans Let it come down, « un monde d’aliénés »). En revanche, c’est un espace peuplé par des catégories génériques (porteurs, ânes, rabatteurs, racoleurs, touristes, mendiants) présentées sous forme d’énumération, mais où, comme chez Paul Bowles, l’individu n’existe pas, en dehors d’Hamid.

  • 23  L’expression est utilisée par le romancier peu avant le passage étudié ici. Les connotations de ce (...)
  • 24  Paul Bowles, Un thé au Sahara, op. cit., p. 21.

19Une grande importance est accordée à un itinéraire qui ne suit pas les repères notoires (le Socco Chico, la rue Siaghine), mais procède à leur évitement. C’est le propre d’un peintre qui dit s’être senti toujours comme l’auteur d’une œuvre « décrochée », depuis un vernissage malheureux avec les surréalistes en 1935, mais aussi par la position de son œuvre, en dehors du « main stream ». L’itinéraire est marginal, et contourne le connu pour aborder d’autres lieux imaginaires (Vieil Hôtel Satan, Casa Delirium). La juxtaposition de toponymes authentiques et de noms imaginaires indique une appropriation personnelle de la médina, par un effet-miroir produit par les lieux. En même temps, ces toponymes, insérés dans un parcours, font entrer le héros dans « l’âge des monstres », titre de la troisième partie du roman de Paul Bowles, Let it come down. Ils ont un sens symbolique. À cet égard, l’émergence du marcheur plus haut correspond à son retour dans le monde des humains. Le portrait de la ville est dédoublé. Le héros reprend sa figure normale et entre dans un autre espace, proche, et contradictoire avec la médina : la place de France, symbole de la ville européenne. Il portait donc un masque (de Minotaure)23, comme la foule des promeneurs dans les rues où déambule Port, au début d’Un thé au Sahara : « Leurs figures sont des masques24 ». L’itinéraire aboutit à une carte géographique, achetée près du Café de Paris. Ces lieux coïncident avec le monde conscient et rationnel. Cette nouvelle réalité est celle de la colonie anglo-saxonne qui épie le héros. Ce dernier ne se sent bien que lorsqu’il baigne dans le liquide amniotique de la médina et de son ombilic, le Socco Chico, qui est comme l’œil spatial de la ville.

20Dans un second mouvement, où le parcours devient un résumé, le héros, nommé Hanson, se réfugie dans la médina, espace de réclusion, mais aussi abri sécurisant, associé à son ami Hamid et au keif. La perception de la ville par Brion Gysin inverse donc la perception européenne et touristique de la ville indigène : loin d’être angoissante, la médina apaise, tandis que la ville européenne devient un repoussoir. La place de France est le passage obligé pour obtenir un sésame (une carte géographique) et sortir de l’enfermement de la médina. Rappelons que la situation était exactement inverse quelques décennies plus tôt, quand le Socco Chico était le lieu le plus européen, relié à l’Europe par les postes et les services diplomatiques. Si Burroughs s’associe à la communauté hispanique, Brion Gysin semble plus proche du monde indigène. La fin du roman reconduit à la place de France. Deux notations dominent la perception de Tanger, nommé « Tanja », par refus du mode de désignation extérieur, par le personnage : l’une est celle du peintre et de l’homme libre sensible au bleu du ciel ; l’autre est celle de celui qui sent un piège se refermer sur lui. La circulation est comparée à une toile d’araignée. La place est cet espace de circulation, ce nouvel échangeur du récit, et l’occasion d’un dénouement par les vertus du toponyme, puisque le héros est assis au coin du boulevard baptisé le « Cap de Bonne Espérance ». L’arrivée providentielle d’une Rolls avec Hamid à bord le sauve de la banqueroute.

21Pour reprendre les réflexions sur le « portrait de ville », le portrait statique de Tanger, perçu comme une image figée, mais globale, la synthèse de la « carte » est dépassée par la logique dynamique du « parcours ». Le point de vue du personnage est mobile. Le « parcours » entre dans la « carte ». Si le parcours est ce qui fait passer du mythe de Tanger à la ville réelle, le personnage reconstruit pourtant une dimension mythologique à usage personnel au fur et à mesure de son parcours. Ce « parcours » trace la limite extérieure de la ville et se sert de la rue comme d’une césure intérieure. Ici, le Socco Chico, la place intérieure de la médina, sépare deux espaces. La description devient un équivalent textuel de la « carte », tandis que le récit devient un équivalent du « parcours ». Autrement dit, les passages descriptifs correspondent au report de l’espace vécu sur la carte quand les passages d’action narrative se superposent à l’activité piétonnière, formant un parcours dynamique. « Carte » et « parcours » ont leur équivalence dans l’alternance, naturelle dans un récit, entre pauses descriptives et moments d’action. Cette équivalence est pourtant largement contredite par la représentation de l’espace (plein) de la ville de Tanger comme un espace gagné par le vide, « troué », une carte déchirée, quand le « parcours » devient chute, et remontée des trous. Une connaissance par les gouffres de la vie ordinaire.

Tanger, espace troué (Driss Ben Hamed Charhadi)

J’ai donc repris la route et je l’ai suivie ; j’ai marché, marché jusqu’à ce que j’arrive à un souq, dans la campagne, nommé El Arba. Une fois arrivé là-bas, je ne pouvais plus marcher. J’avais faim et j’étais fatigué, et j’avais mal aux pieds d’avoir marché sans sandales, et le soleil brûlant m’avait tapé sur la tête toute la journée. Je suis tombé par terre au milieu du marché, sans pouvoir me relever.

  • 25  Driss Ben Hamed Charhadi, Une vie pleine de trous, trad. Céline Zins, Paris, Gallimard, 1965, p. 2 (...)

J’avais cru que j’allais rester à Ménarbiyya, mais je savais maintenant qu’il fallait que je retourne à Tanja avec ma mère. Je me suis apprêté à partir. Ainsi, nous sommes allés jusqu’à Béni Ahmed. Là, nous avons dîné, ensuite nous avons préparé du raïf pour emporter avec nous et manger pendant le voyage. Le raïf terminé, nous en avons mangé un peu, puis nous nous sommes couchés et nous avons dormi jusqu’à l’heure du fjer. Alors ma mère a dit à mon grand-père : « Il faut que je parte. » Elle m’a réveillé25.

  • 26  «  Si les immigrés inquiètent si fort les gens installés, c’est peut-être d’abord parce qu’ils dém (...)
  • 27  Souad Bahéchar, Ni fleurs ni couronnes, Casablanca, Le Fennec, 2002.

22Si l’espace est défini comme l’animation d’un lieu, qui devient dès lors « existentiel », support de l’expérience de relation au monde d’un ou plusieurs êtres « en rapport avec un milieu », les récits, dans un tel contexte, seraient le travail de transformation des lieux en espaces, suivant une dynamique créatrice qui fait de la littérature une activité presque démiurgique : les lieux évoqués prennent vie. Un tel travail se retrouve notamment dans le roman de Driss Ben Hamed Charhadi, par un privilège accordé au parcours sur l’état, dans une continuelle traversée des lieux, et dans leur modification en espaces de relation. Il existe tout d’abord un lieu de naissance, qui est constitutif de l’identité et d’une stabilité minimale. Une vie pleine de trous suit des itinéraires qui conduisent d’un lieu vers un autre. Ce récit va enchaîner le compte rendu de marches associées à des noms de lieux. Ce sont des récits de parcours. Par opposition aux lieux de mémoire, associés au souvenir de la mère et de l’enfance du narrateur, les « non-lieux » sont liés à une expérience de solitude (la cabane de plage en hiver, à Merkala, non loin de Tanger). Au fond, Ahmed est un immigré de l’intérieur, une altérité endogène, qui vient menacer les « gens installés26 ». Le récit de Charhadi illustre bien les relations endogènes entre ville et campagne au Maroc dans les années 1940-1950. Ce thème du « trou », au sens d’un lieu dénué d’intérêt ou d’animation, est très présent dans l’appréhension de Tanger comme ville-repoussoir, qui ne peut s’opposer qu’à un « loin », pour reprendre le titre du film d’André Téchiné. L’auteur, qui ne cesse de décrire sa moderne « aliénation » dans la région de Tanger, finit par quitter ce lieu négatif pour entrer dans l’altérité de Paul Bowles. Charhadi reste caractéristique de Tanger, ville frontière, lieu d’échange ou de brassage. La ville internationale, celle des harraga, est aussi la ville littorale du Nord qui reçoit un continuel transfert de population venue de l’arrière-pays. C’est une ville qui sert d’exutoire, ou de transit pour une population pauvre venue des environs et de l’intérieur du Rif. Ce flux intérieur, doublé d’un exil urbain, est parfaitement décrit dans le roman de Souad Bahéchar, Ni fleurs ni couronnes27.

  • 28  Marie-Haude Caraës et Jean Fernandez, «  Mythologies tangéroises  », op. cit., p. 40.
  • 29Ibid. Inversement, Elias Canetti, dans un des récits les plus fascinants du volume Les Voix de Mar (...)
  • 30  Juan Goytisolo, «  Les splendeurs paradoxales  », Qantara, no 67, 2008, p. 48-50. À propos de Moha (...)

23Cette réalité de la région tangéroise s’appuie néanmoins sur une autre construction, une mythologie urbaine, sauf qu’il ne s’agit pas tout à fait de la même que celle construite par les écrivains étrangers résidant à Tanger. Néanmoins, en suivant les itinéraires du héros de Charhadi, on perçoit bien la ville et sa région comme un lieu clos, où le héros éprouve la fatalité malheureuse du travail, quand ce n’est pas la véritable prison. Elle est aussi un « lieu sans dehors ni dedans28 », espace indéfini, pris dans une temporalité difficile à mesurer. Tanger est un « trou perdu », ou bien le trou de la perte, si ce n’est, toujours dans une langue argotique, le « trou » de la prison. Les différents trajets du héros semblent dessiner une stratégie d’évitement, une façon de contourner le trou, mais ils décrivent tout autant une chute. Une « vie pleine de trous », pour reprendre le titre, ce sont les hauts et les bas d’une lutte pour la vie qui commence presque chaque matin. Ce trait descriptif est commun aux auteurs marocains et européens, réunis par un même sentiment de vide existentiel, et cette sensation psychologique serait reliée à l’expérience géographique de Tanger. Cette image du « trou » est sans doute une métaphore différente pour les uns et pour les autres : déchirure dans le décor, qui vient rappeler l’inanité d’un « lieu oublié », d’une ville en déréliction sous le maquillage : « au trop-plein de la course au plaisir, du cosmopolitisme, de la jouissance du spectacle et du rêve absolu vient, en son cœur même, se profiler un vide. Tanger captive par défaut29 ». Ni Paul Bowles, qui voit un rêve urbain en lieu et place d’une vie réelle, et des porteurs de masque au lieu de véritables personnes, ni William Burroughs, qui décide de vivre de façon virtuelle dans une « interzone » nourrie de stupéfiants, ni même Brion Gysin, qui porte un masque et évite le contact visuel avec les habitants de Tanger par d’habiles raccourcis, ne semblent souffrir de cette insuffisance du réel à Tanger. Cette analyse, qui renvoie au mode de vie de la colonie européenne, est paradoxalement aussi valable pour les natifs de la région, comme Driss Ben Hamed Charhadi. À la différence près que ce dernier ne vit pas de façon euphorique cet effacement du réel. Au contraire, son héros souffre d’un manque à vivre, d’un manque à gagner. Il a le sentiment d’être privé de sa vie à travers l’expérience d’espaces inconsistants où il est amené à se fixer, presque malgré lui. À moins que le jeu d’évitement, ou d’enfermement avec la zone vide, avec le « trou » de Tanger, soit le même par contagion ? Ou par fatalité géographique ? Le titre Une vie pleine de trous est significatif à cet égard. Voici une vie faite d’abandon familial, de faim et d’analphabétisme, comme celle décrite par Mohamed Choukri avec Le Pain nu. Dans le pur respect des faits, dans toute leur horreur triste30. Le titre peut encore se comprendre comme la quête (malheureuse) d’une plénitude. Le roman se situe plutôt à la périphérie de Tanger, ou dans la campagne, plus que dans la ville elle-même. La ville de Tanger est représentée par allusion, souvent réduite à un lieu d’habitation, une chambre inhospitalière, ou bien un coin pour dormir sur le lieu même de son travail, à côté du four à pain. Le narrateur trouve un asile au cœur de la ville qu’il n’a jamais le temps d’apprécier. Au café de Mustapha, le narrateur se réjouit d’avoir au moins une paillasse pour dormir. En un sens, c’est un espace à la fois situé et non situé, déréalisé et universel à force d’être peu décrit. L’économie de moyens dans la description, la nature non littéraire du texte, accentuent cette impression du lecteur.

24Par ailleurs, le nomadisme professionnel de ce héros picaresque brouille l’identité de cet espace. Les expériences se répètent, et le récit est rythmé par les changements de lieux et d’employeurs, jusqu’à provoquer un vertige. Le neuvième chapitre, intitulé « Le Voyage à Tanja », indique bien un double mouvement centrifuge et centripète. « Tanja » est le centre dérobé de tant d’histoires. Le lieu d’où tout part et où l’on revient. À partir de cet échangeur, le récit se redistribue en fonction des aléas professionnels et psychologiques du héros.

Tanger : désorientation du héros (Bowles et Charhadi)

Cette fois Dyar avait l’intention de noter les détours du chemin et les escaliers, pour pouvoir y aller seul après le dîner, sans s’égarer. D’abord, une courte artère très passante, en haut à gauche, une petite rue très raide bordée d’étalages de fruits et de légumes qui débouche sur une place triangulaire, avec, en face, une grande arcade blanche et verte ; continuer à monter, prendre à droite une rue sombre et de niveau, tourner une seconde fois à gauche dans une ruelle très étroite qui devient un tunnel puis un raidillon ; au sommet, tourner cette fois sur la droite, aller tout droit sans s’occuper des levées et culs-de-sac – ils ne mènent nulle part – redescendre jusqu’à une grande place avec une énorme prise d’eau, une fontaine au centre, et des cafés tout autour (prendre garde que la nuit ils peuvent être fermés et ressemblent alors à n’importe quel autre magasin dont le rideau de fer est baissé) ; après avoir traversé une place, prendre la ruelle pas éclairée, bifurquer au bout, à gauche dans une rue noire comme de la poix… La tête lui tournait. Trop de détails différents à se rappeler. Maintenant, il gravissait dans l’obscurité, un escalier interminable aux marches de pierre. Quand ils entrèrent au Bar Lucifer, Mme Papaconstante reposait sa masse sur le bar et se curait les dents avec volupté.

  • 31  Paul Bowles, Après toi le déluge [Let it Come Down, 1952], trad. Marie Viton, Paris, Gallimard, 19 (...)

[…] Dehors, Dyar essaya de mettre bout à bout les tronçons variés de l’itinéraire, mais ils avaient dû prendre un raccourci, il ne reconnaissait aucun point de repère. Soudain ils débouchèrent sur les fumées du Zocco de Fuera31.

25Le roman de Paul Bowles, Let it come down, développe sur une centaine de pages un portrait de la zone internationale de Tanger en tant que système de signes. Le héros, Nelson Dyar, commence par ne rien comprendre à cette ville, avant d’y pressentir une forme de destin. La ville permet de rendre lisible un ensemble de signes visuels et textuels. Le roman est saturé d’images urbaines et se constitue pourtant en tant qu’objet littéraire unique au contact de cette ville. L’espace décrit obéit au découpage opéré par un marcheur souvent désorienté dans sa pratique urbaine. L’espace urbain est discontinu et fragmentaire. Il finira par éclater en une ouverture marine en direction de l’est, vers l’enclave espagnole de Ceuta (Sebta). Comme dans Un thé au Sahara, où l’on passait de la sécurité illusoire du quartier européen de Tanger à l’ailleurs absolu (une ville subsaharienne), ici Nelson Dyar se retrouve dans un espace non urbain, une zone de montagnes désertes très inhospitalières. La déconstruction thématisée de Tanger autorise cependant, sinon la construction du sujet, du moins l’exercice d’une liberté. Nelson Dyar, employé interchangeable, dépourvu de tout horizon, atteint à Tanger une existence, alors qu’il débarque sur le port sans désir et sans identité véritable. Le « portrait de ville » impose une forte réflexivité : l’individu, le « je » de Nelson Dyar, subit à Tanger une déconstruction radicale, à la mesure d’une ville singulière, que son « point de vue », depuis « l’entrée dans la ville », permet de découvrir.

26À cet égard, le roman ne donne pas à voir la totalité picturale de la ville, résumée en une image (une « carte »), mais un entrecroisement de « parcours ». Le roman devient un « parcours-récit », au même titre que le récit de Driss Ben Hamed Charhadi, et non un simple catalogue de lieux ou de rues. Paul Bowles s’inscrit dans une référentialité qui passe par un ensemble de lieux communs de la ville. Elle est incompréhensible, folle et repliée sur elle-même. Tout se sait à l’intérieur de la ville, en particulier l’étendue et le détail des trafics divers d’information, de marchandises et d’argent.

  • 32  Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan [Under the Volcano, 1947], trad. Stephen Spriel, Paris, Gallim (...)

27L’articulation entre le destin du personnage Nelson Dyar et la représentation urbaine se constitue à travers le parcours qui relie des lieux juxtaposés, en un « récit de la ville » qui organise les quartiers anciens (médina, kasbah) et la ville moderne, voire une région partielle. De façon plus vaste, la représentation urbaine passe, en ce qui concerne Driss Ben Hamed Charhadi, par un parcours coordonné entre plusieurs villes de la région, allant de Tétouan à Tanger, via diverses localités. Ainsi, Ahmed sature l’espace autour de Tanger par la multiplication de ses parcours et de ses marches, tandis que Nelson Dyar sature la zone internationale en tant que « point focal » en charge de voir la ville au travers de son action principale : se déplacer. Une vue synthétique de la ville est rendue quasi impossible dans la mesure où la représentation urbaine reste soumise au cours de l’action, à savoir le destin du personnage. Le parcours dit l’accomplissement d’un destin personnel. La marche devient une métaphore réflexive, et le parcours est la métaphore de ce destin. Le destin prend souvent la forme d’une possibilité (ou non) d’avoir accès à certains lieux. Ainsi, Hadija est associée au bar Lucifer, où elle travaille, et à l’hôtel Métropole, où elle vient dormir dans la chambre d’Eunice Goode. La surdétermination des lieux par un symbolisme métaphysique semble particulier à une génération d’auteurs européens confrontés à un autre monde, le Maroc ici, mais aussi bien le Mexique pour le roman de Malcolm Lowry32. Pour revenir au parcours de Tanger, aucun des lieux convoités n’est accessible pour Nelson Dyar, quand il s’efforce d’y aller seul. Il lui manque un guide, Thami Bedaoui, qui est l’intermédiaire parfait entre la haute société et le monde interlope de Tanger. En particulier, le bar Lucifer, parce qu’il représente la possibilité de l’amour, est l’objet d’une quête nocturne infructueuse.

28Pour prendre un autre exemple, Ahmed, enfant livré à lui-même, se perd sur les boulevards de Tanger, et la police le reconduit à Tétouan, d’où ses parents viennent de déménager. Pour lui, Tétouan reste le seul lieu possible. Par la suite, il ne cessera de réclamer à ses parents le droit de revenir étudier à Tétouan, dans le fondouk qui l’a recueilli. Il est arraché à Tétouan par ses parents, mais il fera à pied le chemin de Tanger à Tétouan. Toute son existence sera gâchée selon lui parce que sa vie studieuse à Tétouan a été interrompue par sa famille. S’il gravite autour de Tanger, il y séjourne moins que dans les alentours, sans doute parce que c’est pour lui une ville-repoussoir, et l’origine de sa destinée malheureuse de miséreux, employé aux plus vils métiers, et souvent enfermé en prison.

29Nelson Dyar organise en quelques minutes son évasion hors de la « zone internationale » dont il a pu mesurer les ambitions médiocres, et l’ennui. Il rejoint l’enclave de Ceuta après avoir arpenté le premier lieu en tous sens, à la recherche de son propre désir. Le parcours permet de signifier de façon dynamique le rapport d’un individu avec une ville. Nelson Dyar se déplace des États-Unis à Tanger, avant de finir à Ceuta. Ahmed s’établit toujours à distance de Tanger, où il reste en relation épisodique avec sa mère, et évite son beau-père hostile et mesquin. Le parcours du personnage dans la ville, ou entre les villes, est en relation directe avec sa biographie et prend une valeur spirituelle : il devient quête de soi, ou Bildungs roman, le récit d’une formation à travers une expérience vécue, ce qu’illustre parfaitement Une vie pleine de trous, mais aussi d’autres récits de Paul Bowles, comme « L’Éducation de Malika » ou « Mejdoub », dans Réveillon à Tanger. Nul enracinement dans la ville n’est possible pour ces personnages, parce que la ville en question est aussi peu unifiée que le personnage. Elle est chaotique et segmentée, et le style de Charhadi, naturellement syncopé, en restitue rythmiquement l’image.

30À partir de récits de marches dans la région de Tanger, le lecteur voit se dérouler les étapes de quelques destinées littéraires ou fictives. Ce sont des histoires de dépossession, de perte, et d’allégement de la destinée que racontent Bowles, Charhadi, Burroughs, Gysin, ou encore Souad Bahéchar, qui aurait pu compléter le corpus de cette étude. Le lecteur est contraint de suivre la volonté du personnage, dans sa marche sans repères qui conduit vers (ou hors) de Tanger. Le parcours du lecteur dans le livre, sa lecture, coïncide avec une marche. Le lecteur marche dans la ville comme dans un livre, tandis que le narrateur construit son livre en épousant la forme d’une ville. La marche, si présente dans les récits de ces auteurs, permet d’organiser le texte, et en constitue la métaphore.

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Notes

1  Paul Bowles, Mémoires d’un nomade [Without stopping, 1972], trad. Marc Gibot, Paris, Quai Voltaire, 1989, p. 167-170.

2  Le terme «  porte  » est ambivalent. En effet, la «  porte  » ouvre sur l’intérieur d’une maison. Ici, la médina de Tanger comporte des points d’accès qui sont les portes, ouvrant vers l’intérieur d’un labyrinthe de rues, mais aussi (dans l’autre sens) sur le ciel et sur la mer. La porte n’est pas un sas fermé, mais un encadrement vide qui renvoie le marcheur à son monde intérieur.

3  Henri Garric, Portraits de villes. Marches et cartes  : la représentation urbaine dans les discours contemporains, Paris, Champion, 2007, p. 31.

4  Paul Bowles, Un thé au Sahara [The Sheltering Sky, 1949], trad. Henri Robillot et Simone ­Martin-Chauffier, Paris, Gallimard, 1988, p. 13.

5  Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, «  Le travail de condensation  », trad. I. Meyerson, Paris, PUF, 1987, p. 242 et suiv.

6Ibid., p. 243.

7Ibid.

8  Le principe de non-contradiction a été établi par Freud, notamment dans L’Interprétation des rêves, op. cit., p. 274  : «  La manière dont le rêve exprime les catégories de l’opposition et de la contradiction est particulièrement frappante  : il ne les exprime pas, il paraît ignorer le “non”. Il excelle à réunir les contraires et à les représenter en un seul objet.  » Ici, une rue extérieure n’est pas contradictoire avec un couloir interne à un édifice. D’autres exemples de non-contradiction architecturale sont ainsi énumérés par l’auteur américain, formant la structure onirique de l’édifice urbain connu sous le nom de médina.

9  La traduction française ne laisse pourtant pas de doute quant à la propriété des mots utilisés dans le texte original  : c’est bien de «  rêve  » et d’«  univers onirique  » dont il est question à propos de la médina.

10  «  À Tanger, l’hiver, le café Hafa se transforme en un observatoire des rêves et de leurs conséquences.  » (Tahar Ben Jelloun, Partir, Paris, Gallimard, 2006, p. 11.) Cet «  observatoire des rêves  » est limité et tourné vers l’écran marin du désir quand le romancier américain avoue une faculté de déréaliser n’importe quel élément de la réalité tangéroise, voire marocaine, ce qui ne facilite pas la rencontre avec le réel, ni avec les personnes. Du moins la rencontre se situe-t-elle sur un autre plan que le réel.

11  Marie-Haude Caraës et Jean Fernandez, «  Mythologies tangéroises  », Qantara, no 67, 2008, p. 37-40. Les auteurs considèrent que les éléments du passé, l’histoire du lieu, sont partie prenante du «  mythe  » et de la «  légende  », lesquels se cristallisent en un «  décor  » attirant pour la cohorte des écrivains occidentaux arrivés à Tanger.

12  Bernardo Bertolucci, Un thé au Sahara, 1990. Paul Bowles apparaît deux fois au cours du film.

13  Marie-Haude Caraës et Jean Fernandez, Tanger ou la dérive littéraire, Paris, Publisud, 2003, p. 48.

14  François Pouillon, «  Vu d’une fenêtre  », Qantara, no 67, 2008, p. 33.

15  William Burroughs, Interzone [1989], Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 119.

16  James Grauerholz, préface à William Burroughs, Interzone, op. cit., p. 12.

17  William Burroughs, dans Gérard-Georges Lemaire (dir.), Le Colloque de Tanger II, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 35.

18  William Burroughs, dans Gérard-Georges Lemaire (dir.), Le Colloque de Tanger I, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 277.

19  William Burroughs, «  Text on Brion Gysin’s painting  », dans Brion Gysin : calligraphies, permutations, cut ups (exposition Paris, Galerie de France, 1986-1987), Paris, Galerie de France, 1987, p. 4.

20  Gladys C. Fabre, «  I am that I am ? Entre cristal et fumée  », dans Brion Gysin…, op. cit., p. 15.

21  Brion Gysin, Désert dévorant [The Process, 1969], trad. Livia Standersi, Paris, Flammarion, 1975, p. 23-24, et p. 312 pour la seconde citation.

22  «  Entretien Brion Gysin et Gérard-Georges Lemaire  », dans Gérard-Georges Lemaire (dir.), Le Colloque de Tanger I, op. cit, p. 267.

23  L’expression est utilisée par le romancier peu avant le passage étudié ici. Les connotations de ce masque de Minotaure sont nombreuses. Le héros est angoissé par le regard des autres sur sa personne au point de se ménager un passage de quasi-invisibilité entre son lieu de résidence (la médina) et la ville européenne (place de France). Porter un masque permet de se soustraire au regard d’autrui. De plus, l’image du monstre mythologique est appelée par la nature de l’espace. Il est presque naturel de porter un tel masque dans une ville qui est qualifiée de «  labyrinthique  ».

24  Paul Bowles, Un thé au Sahara, op. cit., p. 21.

25  Driss Ben Hamed Charhadi, Une vie pleine de trous, trad. Céline Zins, Paris, Gallimard, 1965, p. 21, et p. 34 pour la seconde citation. Le titre de l’édition anglaise, parue en 1964, est A Life full of holes.

26  «  Si les immigrés inquiètent si fort les gens installés, c’est peut-être d’abord parce qu’ils démontrent la relativité des certitudes inscrites dans le sol.  » (Marc Augé, «  Des lieux aux non-lieux  », dans Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 148.)

27  Souad Bahéchar, Ni fleurs ni couronnes, Casablanca, Le Fennec, 2002.

28  Marie-Haude Caraës et Jean Fernandez, «  Mythologies tangéroises  », op. cit., p. 40.

29Ibid. Inversement, Elias Canetti, dans un des récits les plus fascinants du volume Les Voix de Marrakech (Paris, Le Livre de poche, 2005, p. 119), visite la grande place du centre-ville au moment où elle est vide et silencieuse, pour y retrouver la seule voix murmurée d’un mendiant autrement invisible, caché sous son vêtement sombre, qui semble un tas vide de toute présence humaine pendant la journée. Mais il reste ce murmure qui est une plénitude humaine dans le vide architectural.

30  Juan Goytisolo, «  Les splendeurs paradoxales  », Qantara, no 67, 2008, p. 48-50. À propos de Mohamed Choukri, il remarque le changement d’inspiration qui est aussi celui de Driss Ben Hamed Charhadi (p. 50)  : «  Dans un mouvement opposé à celui des orientalistes, il s’est servi du quotidien des plus démunis comme matière première pour façonner son regard sur la ville.  »

31  Paul Bowles, Après toi le déluge [Let it Come Down, 1952], trad. Marie Viton, Paris, Gallimard, 1988, p. 172-173.

32  Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan [Under the Volcano, 1947], trad. Stephen Spriel, Paris, Gallimard, 1984. Première édition française en 1959. D. H. Lawrence serait un autre bon exemple de cette échappée hors du matérialisme européen.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marc Kober, « Marches tangéroises »Itinéraires, 2012-3 | 2013, 17-33.

Référence électronique

Marc Kober, « Marches tangéroises »Itinéraires [En ligne], 2012-3 | 2013, mis en ligne le 01 décembre 2012, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/915 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.915

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Auteur

Marc Kober

Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité
Pléiade / CENEL

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