De la polonité selon Dorota Masłowska
Résumés
De son premier roman, Polococktail Party, au drame intitulé Vive le feu !, Dorota Masłowska engage progressivement son discours dans la déconstruction des mythes nationaux de manière à établir une vision actuelle de la polonité. Dans ses textes, la jeune romancière se sert implicitement d’une hiérarchie imaginaire des peuples et transgresse la signification des gentilés. De surcroît, l’œuvre de Masłowska est manifestement imprégnée par le complexe polonais, phénomène qui, selon Maria Janion, puiserait sa source dans l’histoire préchrétienne de la Pologne.
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Je suis affreusement polonais et en même temps affreusement révolté contre la Pologne, et ce petit univers polonais, puéril, de seconde main, calme, poli et pieux, m’a toujours énervé.
Witold Gombrowicz, Journal.
- 1 En vue de familiariser le lecteur français avec la notion de polonité, nous proposons de recourir (...)
- 2 La notion de polonité a été manipulée notamment lors de la période communiste. Voir les romans de (...)
1Vieille de plusieurs siècles d’histoire, la polonité1 constitue un ensemble complexe d’éléments historico-culturels déterminé par l’empreinte de plusieurs faits, ancrés dans l’inconscient social. Sous l’influence des changements sociohistoriques, ce concept a par ailleurs subi maintes fluctuations considérables, ainsi que des manipulations orchestrées par le pouvoir2. Les événements survenus durant les deux dernières décennies, dont l’entrée dans l’Union européenne est l’exemple le plus emblématique, ont de même laissé une trace singulière dans la mentalité polonaise, au point de bouleverser dans une certaine mesure l’attitude des Polonais à l’égard de leurs origines. Que la production littéraire, miroir de la vie publique, ait toujours constitué un excellent baromètre social, est une vérité incontestable, et certainement applicable à la littérature qui s’écrit aujourd’hui sur les bords de la Vistule. Aussi est-il utile d’explorer l’œuvre d’une auteure majeure de la jeune génération des écrivains polonais, Dorota Masłowska (née en 1983), pour mesurer à quel point les transformations de l’ère postcommuniste imprègnent l’identité polonaise et à déterminer comment la polonité est représentée par cette célèbre romancière et dramaturge d’à peine vingt-huit ans.
- 3 Cette qualification est présente notamment en France. Lors de la parution française de Polococktai (...)
- 4 C’est ainsi que le jury du prix Paszport Polityki motive son choix, en décernant cette récompense (...)
- 5 Masłowska a remporté ce prix pour le roman Tchatche ou crève [Paw królowej] en 2006.
- 6 Voir Kinga Dunin, « Est-il possible d’être autre ? Le cas de Dorota Masłowska : collaboration ou t (...)
2Appelée parfois la Françoise Sagan polonaise3, Masłowska publie son premier ouvrage Polococktail Party avant même son baccalauréat et marque ses débuts littéraires par « un regard personnel sur la réalité polonaise et une utilisation créative du langage populaire4 ». Son texte a connu un succès foudroyant tant auprès des critiques que des lecteurs, ouvrant la voie à une brillante carrière, couronnée par le prix littéraire le plus prestigieux en Pologne : Nike5. Sans éviter de parler des sujets difficiles, l’œuvre de Masłowska aborde entre autres la critique de la société polonaise d’aujourd’hui et brosse de la sorte un portrait original d’un peuple qui, face à d’importants changements politiques, cherche à redéfinir sa place dans le monde, en révisant son attitude envers l’identité nationale ; l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne en est incontestablement un stimulant supplémentaire. De son roman initial au drame paru en 2008, intitulé Vive le feu ! (On s’entend bien), Masłowska aime en effet à engager son écriture dans l’éternelle polémique concentrée autour des questions nationales, en réexaminant des mythes enracinés dans la conscience collective polonaise6. La production littéraire de la jeune auteure aborde ainsi des thèmes qui traitent de l’attitude de ses compatriotes envers l’Autre, de la position de leur pays dans le monde et d’un sentiment d’infériorité particulier, paradoxalement mêlé à une note de fierté identitaire. L’engouement de Masłowska pour ces problèmes s’intensifie en outre d’un texte à l’autre. À la lumière des événements récents propres à l’histoire de la Pologne, son œuvre semble revêtir la dimension d’un traité sur le conflit entre l’européisme et la polonité.
3Autre constatation non moins importante : le discours littéraire de l’écrivaine est manifestement marqué par le sceau du complexe polonais. Cette problématique a par ailleurs fait l’objet d’une publication, qui a fait date, de l’éminente chercheuse Maria Janion. Intitulé L’Incroyable Slavitude (Niesamowita słowiańszczyzna), l’ouvrage tente d’expliquer les problèmes de l’identité polonaise par le biais des théories postcoloniales, en particulier celle d’Edward Saïd. Censées illustrer les propos de l’auteure, de multiples références à des textes littéraires, ceux de Masłowska compris, constituent une richesse importante de l’essai. Force est de constater de surcroît qu’aucun autre essai n’explore aussi profondément l’attitude des Polonais à l’égard de l’Occident et de l’Orient. Contrairement à certaines critiques négatives adressées à l’ouvrage de Maria Janion, nous estimons que celui-ci apporte un point de vue pertinent et toujours d’actualité. Il est également à remarquer que les constatations exposées par la chercheuse s’appliquent parfaitement à la représentation de la polonité dans l’œuvre de Dorota Masłowska, l’écrivaine polonaise la plus lue de nos jours en Pologne. Étant donné que la littérature reste un reflet de la conscience sociale, la vision maslowskienne prouve sans doute la justesse de la position présentée dans L’Incroyable Slavitude.
- 7 La chercheuse constate en effet : « Peut-être, à l’instar de certains romantiques, il faut admettr (...)
- 8 Dariusz Skórczewski constate à ce propos : « L’orientalisation de l’Europe médiane et orientale n’ (...)
4Dans cet essai remarqué, Janion avance une thèse sur les conséquences de la christianisation de la Pologne médiévale par l’intermédiaire de l’Europe latine. Qualifié d’expérience de la colonisation, cet événement serait à l’origine d’un important trauma collectif, corollaire du déracinement originel. Nier ses racines païennes au profit d’une religion qui, tout en étant considérée comme supérieure, demeure étrangère, devoir s’adapter à une culture extérieure imposée par l’État feraient naître, selon Janion, le sentiment de l’auto-sous-estimation des Polonais et contribueraient par conséquent à développer le complexe de la polonité7. L’insupportable sensation d’infériorité s’aggraverait dans l’inconscient polonais au xviiie siècle, sous l’influence des écrits occidentaux visant à démontrer l’infirmité des prétendus « pays de l’Est8 ». D’autre part, les Polonais se trouvent involontairement supérieurs à l’égard des Russes dont l’État a subi une occidentalisation partielle, les rendant donc en quelque sorte moins civilisés. Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Janion établit la conclusion suivante :
- 9 Maria Janion, op. cit., p. 328.
En vrais Européens – latins, catholiques et méditerranéens – nous ne pouvons excessivement nous identifier à la slavitude, car cela nous approcherait de l’infériorité de la Russie. Or, en tant que pays postcolonial, nous ne sommes pourtant pas de vrais Européens, puisqu’en tant que Slaves, nous sommes secondaires à ces premiers, l’abâtardissement russo-slave s’étant répercuté sur nous. Nous fûmes en même temps un pays colonial, en colonisant nos frères slaves. Jusqu’à aujourd’hui, nous éprouvons de la supériorité vis-à-vis d’eux et à la fois une certaine parenté avec leur infériorité9.
5L’identité polonaise serait donc composée d’un singulier amalgame des deux sentiments apparemment contradictoires, la fierté et la honte, éprouvés en fonction du peuple auquel les Polonais voudraient se comparer. Leur inconscient collectif admet une échelle manifeste des pays, organisée conformément au degré de leur occidentalisation. Celui-ci équivaut, dans la mentalité polonaise, à l’ancienneté de l’application des principes chrétiens. Immanentes au paganisme, les origines slaves constitueraient une source instinctive de déshonneur, forgeant par conséquent le socle du complexe polonais.
- 10 Ibid., p. 242.
- 11 En analysant la représentation des relations russo-polonaises dans ce texte de Masłowska, Kinga Du (...)
6Ce raisonnement correspond parfaitement à la conception de Dorota Masłowska : dans son œuvre, l’origine d’un individu le place sur l’un des nombreux échelons de la hiérarchie sociale. En effet, pour cette auteure à succès, la nationalité s’avère être une donnée à caractère valorisant ou au contraire péjoratif. Cette utilisation particulière des gentilés apparaît dès son premier texte, Polococktail Party, dont le titre original signifie littéralement « La guerre polono-russe sous le drapeau blanc et rouge ». Masłowska s’y sert du mot « russe » pour désigner toute chose médiocre, hostile et digne de mépris. En appliquant la théorie de Maria Janion, il serait possible d’expliquer cette association négative par la haine inconsciente des Polonais envers un État qui incarne par excellence les principes de la « slavitude ». En analysant l’inscription des relations russo-polonaises dans Polococktail Party, Maria Janion constate en effet que « le complexe polonais de la secondarité face à l’Occident s’exprime à travers la conviction suivante : les Ruskoffs sont encore plus secondaires et pires que nous10 ». Sa grande voisine orientale affichant fièrement sa slavitude, la Pologne blâmerait à son insu cette attitude qui va à l’encontre de ses tentatives d’occidentalisation. Certes les expériences du communisme et des partages ont considérablement renforcé l’animosité du peuple polonais envers ses frères eurasiatiques, d’où l’association fréquente du mot « russe » à la notion d’ennemi dans Polococktail Party11. Or la double « colonisation » des terres polonaises par la Russie n’explique aucunement la supériorité avec laquelle les Polonais ont l’habitude de traiter les habitants de ce pays. Il semble alors que le recours à l’histoire plus ancienne, démarche proposée par Maria Janion, soit nécessaire pour appréhender entièrement les relations entre les deux nations, d’autant que celles-ci apparaissent comme la pièce manquante du puzzle pour comprendre le subconscient des Polonais contemporains, ainsi que leur complexe d’infériorité inavoué.
- 12 Dorota Masłowska, Polococktail Party [2002], trad. Zofia Bobowicz, Paris, Le Seuil, coll. « Points (...)
- 13 Dorota Masłowska, Wojna polsko-ruska pod flagą biało-czerwoną [2002], Varsovie, Lampa i Iskra Boża (...)
- 14 Dorota Masłowska, Polococktail Party, op. cit., p. 49.
7Le premier roman de Masłowska, publié il y a à peine dix ans, démontre combien ce dédain envers « les Ruskoffs » reste vivant au sein de la société polonaise d’aujourd’hui. Dans la théorie de Maria Janion, ce sentiment équivaut au mépris des origines slaves, si bien que cette problématique mérite certainement d’être soumise à un examen plus approfondi. Polococktail Party est effectivement parsemé des mots « russe » ou « Ruskoff ». En deux cent trente-cinq pages, ces expressions sont employées cent seize fois, évoquant invariablement l’idée de la médiocrité ou celle, mentionnée plus haut, d’une force adverse. Les personnages de Masłowska utilisent l’adjectif « russe » principalement pour désigner un article de mauvaise qualité, contrefait ou illicite. Ainsi, une fille « fume une clope achetée aux Ruskoffs […]. Au lieu de nicotine, c’est de la merde, des drogues non identifiées qu’il y a dedans12 ». De même, lorsque le Fort s’indigne après avoir remarqué une inscription publicitaire sur le stylo de sa compagne, cette dernière, ne sachant pas la raison de cette colère inopinée, qualifie machinalement cet objet de « russe » (« qu’est-ce qu’il y a ? il est russe ou quoi ? falsifié13 ? »). Posséder une chose produite chez le voisin de l’Est serait socialement désapprouvé, étant donné qu’une amie du Fort lui fait le reproche suivant : « On dit dans la cité qu’elle [la mère du héros – PH] a fait poser chez vous des panneaux de revêtement mural en plastoc achetés aux Ruskoff et que ce siding va pas tarder à se décoller14. » D’autre part, la désignation de cette nationalité signale implicitement la présence d’un élément extérieur qu’il faut éliminer. À cet effet, une imaginaire guerre polono-russe est menée à Wejherowo, tant l’existence de cette composante étrangère fait de la Pologne un endroit insupportable :
- 15 Ibid., p. 30.
Puisqu’il n’y a aucun avenir dans ce pays où notre amour ne peut même pas se développer car où que tu regardes, c’est la violence et la guerre, comme celle qui a lieu en ce moment chez nous, au point qu’on peut plus sortir dans la rue sans tomber sur ces dégénérés de Ruskoffs15.
- 16 Ibid., p. 75.
- 17 Dorota Masłowska, Wojna polsko-ruska pod flagą biało-czerwoną, op. cit., p. 100, ma traduction.
- 18 Voir Marek Zaleski, « Bajka raczej smutna », Res Publica Nowa, novembre 2002.
- 19 Dorota Masłowska, Polococktail Party, op. cit., p. 62.
- 20 « Elle chancelle dangereusement sous cette tape, lève de nouveau la main avec son petit drapeau bl (...)
8Bannir l’Étranger devient l’obsession de tous les personnages présents dans le roman de Masłowska. Le Fort rêve effectivement du moment où les Polonais seraient suffisamment riches pour purifier la société de l’impureté russe. Dans sa rêverie, ce jeune banlieusard voit « les gens finance[r] en douce le refoulement des Ruskoffs […] et donne[r] des dessous-de-table aux fonctionnaires pour rayer les Ruskoffs des listes des habitants, des banques de données personnelles16 ». De fait, sa conception manichéenne du monde n’admet que deux sortes de gens : « Soit on est Polonais, soit on est Russe. Ou pour dire la chose plus clairement, soit on est un homme, soit on est un connard17. » Cette opinion semble être partagée par toute la population du roman18, d’autant qu’elle s’apprête à fêter solennellement « la Journée sans Ruskoffs19 ». Malgré les moyens déployés, il n’est néanmoins plus possible d’échapper à cette présence accablante de l’Autre, car ce dernier a réussi à s’emparer de la vie des Polonais à tous les niveaux au point de produire leurs drapeaux blanc et rouge20 !
9Loin d’être un simple signe de xénophobie, cette attitude dévoile des vérités révélatrices à propos de la spécificité de l’identité polonaise. La lecture de Polococktail Party par le prisme de la théorie de Maria Janion démontre en effet que haïr les Russes équivaut à vouloir contester ses origines slavo-préchrétiennes pour s’approcher culturellement de l’Europe occidentale. Détester ses voisins orientaux symbolise donc un mépris inconscient de soi-même, sentiment qui, la parenté avec les Russes étant inhérente à l’identité polonaise, est d’autant plus désespérant qu’il est impossible de s’en défaire. Force est de constater à ce propos que la représentation des Allemands dans l’œuvre de Masłowska n’est guère marquée par cette optique dévalorisante, fait surprenant compte tenu de l’histoire difficile des relations entre la Pologne et l’Allemagne. En outre, cette inscription particulière de la thématique germanique fait certainement valoir la pertinence de la théorie de Maria Janion.
- 21 Dorota Masłowska, Deux pauvres Roumains parlant polonais, trad. Kinga Joucaviel, Toulouse, Presses (...)
- 22 Małgorzata Sugiera et Mateusz Borowski, « Portrait des Polonais “version étrangère” », dans Dorota (...)
10Significativement intitulé Deux pauvres Roumains parlant polonais (2006), l’ouvrage suivant de Masłowska, reprend de manière encore plus apparente le thème de la hiérarchisation des peuples. La pièce raconte l’histoire de Bâtard et de Gina qui, forcés de faire de l’auto-stop, se font passer pour des étrangers perdus au milieu de la Pologne, mensonge censé susciter un sentiment de compassion chez les automobilistes. Contrairement à l’intention de ces personnages, leur prétendue origine roumaine rend le trajet encore plus difficile. Faute d’avoir atteint l’objectif souhaité, Gina prononce des mots saisissants : « Nous ne sommes pas étudiants, nous sommes des Roumains parlant polonais, ou, si vous préférez, lesbiennes, pédés, Juifs, nous travaillons dans une agence de publicité21. » Il importe de relever à cette occasion l’omniprésente juxtaposition des deux adjectifs, polonais et roumain, d’autant qu’elle joue manifestement un rôle bien défini dans la vision suggérée par le texte. L’origine éponyme étant chargée de connotations négatives dans la Pologne postcommuniste, la combinaison quasi fusionnelle des deux nationalités contribue à faire ressortir l’aspect dévalorisant de la polonité. Ainsi, les péripéties des protagonistes concourent non seulement à accentuer « la xénophobie polonaise et la peur des étrangers, surtout des étrangers “inférieurs”22 », mais également à vilipender en quelque sorte le fait même d’être polonais. Il est effectivement possible d’interpréter l’expression « pauvres Roumains parlant polonais » comme une manière, volontaire ou fortuite, de faire fusionner l’origine polonaise avec une nationalité inconsciemment considérée par les Polonais comme subalterne, les précipitant par conséquent vers les échelons inférieurs de la hiérarchie des peuples.
- 23 Dorota Masłowska, Tchatche ou crève [Paw królowej], trad. Isabelle Jannès-Kalinowski, Lausanne, No (...)
- 24 Ibid., p. 24.
- 25 Pour Janion, le complexe polonais résulte du fait que la Pologne constitue « une structure tardive (...)
11Car, dans la perspective de la jeune romancière, ses compatriotes sont manifestement loin de tenir une place privilégiée sur cette échelle internationale imaginaire. Si, dans son premier roman, la nationalité polonaise évoque au premier degré certaines associations positives relevant de l’opposition entre la Pologne en tant que communauté socioculturelle et, d’autre part, une présence involontaire de l’Autre incarnée surtout par les trafiquants étrangers de cigarettes, cette conception change diamétralement avec le roman publié quatre ans plus tard : Tchatche ou crève (Paw królowej). Nul écho de fierté nationale, nulle affection pour la patrie n’y sont présents. Tachée par le spectre du chômage, de la violence et de la pauvreté, la Pologne incline au contraire à se poser des questions de nature ontologique, entièrement étrangères aux sentiments patriotiques. Celle formulée par Stanisław Retro en constitue un exemple emblématique. « Pourquoi c’est en Pologne et pas en Suède qu’il est né23 ? », se demande-t-il dans un moment de déprime. Une autre fois, saisi par une volonté de s’exiler, Stanisław rêvasse inopinément : « Ah, putain, tout plaquer, se barrer, ne serait-ce qu’en Allemagne, être là-bas un bon gros Allemand […]24. » Que ce personnage soit enclin à nier sans scrupules ses origines pour devenir allemand, n’est pas sans importance. Analogique aux éternels antagonismes avec la Russie, la difficile histoire des relations polono-allemandes est aussi longue que l’existence de la Pologne. Certes, à l’opposé des rapports avec sa sœur orientale, ceux avec l’Allemagne ne cessent de s’améliorer. Or ce fait n’explique pas entièrement la perception positive des Allemands dans l’idéologie de Masłowska. Aussi le recours à la théorie de Maria Janion est-il de nouveau souhaitable pour mieux appréhender la spécificité de cette thématique. Comme mentionné auparavant, la chercheuse voit les raisons de cette hiérarchisation dans la date de la christianisation d’un État donné25. Quelque controversée qu’elle soit, cette constatation correspond à la vision du monde de Masłowska et démontre dans une certaine mesure pourquoi ses personnages se trouvent inconsciemment prêts à se faire naturaliser allemands, tout en restant extrêmement mal disposés à l’égard des Russes.
- 26 Dorota Masłowska, Tchatche ou crève, op. cit., p. 11.
- 27 Ibid., p. 32.
12Analogique à nombre de créatures maslowskiennes, cette mauvaise disposition envers ses origines caractérise en outre l’attitude de la narratrice homodiégétique du roman honoré par le prix Nike 2006, Tchatche ou crève. Compte tenu de plusieurs similitudes avec la biographie de Masłowska, il est possible de considérer ce personnage comme la représentation de la romancière elle-même. Dans un rythme de hip-hop aisément repérable, elle dépeint sa nouvelle vie d’écrivain à succès, se rapportant de temps à autre à l’actuelle situation sociopolitique de son pays qui manifestement laisse encore à désirer : « Tu te dis que j’ai pas de fenêtre et que je vois pas ce qui se passe derrière, que je ne vois pas qu’il y a une question sociale en Pologne, que tout le monde habite en HLM et que le chômage explose26. » À l’instar de son personnage, Stanisław, Masłowska « aimerait bien oublier qu’elle vit dans un pays horrible qui porte l’étrange nom de Pologne, et dans lequel c’était comme si durait encore et toujours une sorte de guerre hors concours27 ».
- 28 Ibid., p. 63.
13Il semble néanmoins que l’entrée de la Pologne dans les structures européennes, date-césure du point de vue politique, social et culturel, promette un nouveau commencement et offre des possibilités jusqu’alors indiscernables. Cet événement entraîne avant tout l’arrivée d’énormes capitaux qui, suivant le concept artistique de Masłowska, aussi hyperbolique soit-il, financerait même la chanson qui fait l’objet du roman Tchatche ou crève : « Cette chanson est sponsorisée par les fonds de l’Union européenne28 », ne cesse de répéter avec une obstination quasi maniaque la narratrice.
- 29 Dorota Masłowska, Vive le feu ! on s’entend bien [Między nami dobrze jest, 2008], trad. Isabelle (...)
- 30 Ibid., p. 68.
14Le partenariat politico-économique de vingt-sept pays se répercuterait même sur les sentiments identitaires des Polonais. Effectivement, ceux-ci peuvent dès lors choisir la structure étatique à laquelle ils souhaitent s’identifier. C’est de cette nouvelle possibilité, génératrice d’un conflit ouvertement générationnel, que traite la récente pièce de Masłowska, Vive le feu ! on s’entend bien (Między nami dobrze jest). Élevés dans le culte de l’Occident, du cosmopolitisme et de la culture pop, les jeunes Polonais semblent ne plus concevoir le sens du patriotisme tellement cher à leurs compatriotes plus âgés. Contrairement à ces derniers, imbus de fierté nationale, voire de chauvinisme, la jeunesse polonaise ose en effet délibérément nier sa polonité : « je suis pas du tout polonaise, et pour quoi faire ? Cette décision je n’ai même pas eu à la prendre inconsciemment29 », déclare sans ambages La Petite Fille en Métal. Un autre personnage féminin, prénommé Monika, rejette ses origines parce que, selon son système de valeurs, celles-ci vont visiblement à l’encontre de son image médiatique. Dans un entretien journalistique, elle annonce : « Certes je ne suis personne, mais au moins je ne suis pas polonaise30. »
- 31 Ibid., p. 80.
15Cette tentative de s’échapper à une bien pesante, semble-t-il, identité, conduit les jeunes Polonais à affirmer que c’est à l’apprentissage qu’ils doivent le fait de parler leur langue maternelle ! « Il paraît qu’au début je pleurais beaucoup, je frappais avec mes petits poings, déjà à l’époque je voulais rentrer là-bas, d’où je viens, c’est-à-dire à l’Ouest. […] Qu’est-ce que j’y pouvais, bon an mal an, j’ai appris le polonais et je le parle maintenant totalement sans accent », affirme Monika. « Le polonais je l’ai appris avec des disques et des cassettes que la femme de ménage polonaise m’a laissés31 », s’avise de prétendre à son tour La Petite Fille en Métal.
16Seuls quelques rares personnages tiennent encore à la polonité, se référant constamment à la gloire passée de leur patrie. Cet attachement au pays natal se trouve néanmoins alimenté par une fausse vision historique dont ils sont adeptes. Endoctrinés par une radio nationaliste, ces individus fondent leur affection sur un savoir manipulé par des rédacteurs ultras propolonais :
- 32 Ibid., p. 77.
[…] notre pays a vu la fin de cette belle époque arriver. D’abord on nous a pris l’Amérique, l’Afrique, l’Asie et l’Australie. On a dégradé les drapeaux polonais en peignant dessus de nouvelles bandes, des étoiles et autres entrelacs, la langue polonaise a officiellement été remplacée par des langues étrangères farfelues, que personne ne comprend ni ne sait parler, sauf les personnes qui les parlent et ce dans le seul but que nous les Polonais nous ne les connaissions et ne les comprenions pas, et pour que nous nous sentions comme des merdes32…
- 33 Ibid., p. 78.
- 34 Ibid., p. 80.
17Les patriotes polonais seraient par conséquent dévoués à un pays qui n’a jamais existé. De surcroît, fondés sur une crainte phobique face à l’ennemi, les mythes nationaux propres à cette ancienne génération, semblent ne plus être d’actualité. En dépit de leurs compatriotes plus âgés, les jeunes, tels que La Petite Fille en Métal, non seulement ne sont aucunement disposés à regretter le prétendu prestige de leur pays d’antan, mais éprouvent de la reconnaissance envers leur riche voisine occidentale capable de leur garantir de l’emploi : « où est-ce qu’on aurait trouvé du travail, sinon33 ? », rétorque la jeune protagoniste à la voix xénophobe de La Radio. L’Union européenne apparaît pour cette jeunesse déracinée comme l’occasion de se débarrasser d’une identité honteuse. Puisque être polonais équivaut à une sorte de pathologie [sic], ils choisissent résolument de devenir européens et d’affirmer haut et fort : « On n’est pas du tout Polonais, on est des Européens, des gens normaux34 » !
18Il semble en définitive qu’en s’engageant dans la ridiculisation des mythes nationaux, tels devoirs patriotiques, amour inconditionnel de la patrie ou fierté identitaire, Masłowska radicalise son antipolonité d’un texte à l’autre. Si, dans Polococktail Party, cette attitude demeure implicite, la caractéristique négative de la Pologne s’intensifie considérablement dans les deux ouvrages suivants, Deux pauvres Roumains parlant polonais et Tchatche ou crève, pour atteindre son paroxysme dans Vive le feu, où l’écrivaine se prononce ouvertement pour l’européisme qui apparaît comme le seul moyen de remédier au pénible complexe polonais. Cette tendance pro-européenne des textes maslowskiens se confirmera-t-elle dans l’avenir ? Intitulé Chéri, j’ai tué les chats, le nouveau Masłowska, dont la publication est annoncée pour 2013, répondra sûrement à cette question.
Notes
1 En vue de familiariser le lecteur français avec la notion de polonité, nous proposons de recourir à la définition de ce terme empruntée au Dictionnaire de la langue polonaise (Varsovie, PWN, 1978) : « L’ensemble d’aspects polonais, caractère polonais de quelque chose, l’appartenance au peuple polonais. » Il importe de préciser que, les spécificités socio-historico-culturelles de la France et de la Pologne étant différentes, le concept de la polonité ne peut être comparé à celui de la francité. Autrement dit, ces deux termes ne fonctionnent pas de la même manière dans les deux pays respectifs. Libre de connotations xénophobes, le mot de polonité s’utilise en Pologne au quotidien, sans pour autant être forcément associé à un courant de la vie politique. Voir à ce propos Michel Masłowski, Identité(s) de l’Europe centrale, Paris, Institut d’études slaves, 1995.
2 La notion de polonité a été manipulée notamment lors de la période communiste. Voir les romans de Tadeusz Konwicki : Le Complexe polonais (Paris, Le Seuil, 1992) et Bohini, un manoir en Lituanie (Paris, Robert Lafont, 1990).
3 Cette qualification est présente notamment en France. Lors de la parution française de Polococktail Party, le magazine Lire commente : « dans une langue d’une éblouissante créativité, cette Sagan polonaise dresse le portrait sous acide d’une génération perdue avec une surprenante maturité » (Carole Vantroys, « Critique. Polococktail Party », L’Express Culture, [En ligne], 1er février 2004, http://www.lexpress.fr/culture/livre/polococktail-party_808768.html (consulté le 28 juin 2012).
4 C’est ainsi que le jury du prix Paszport Polityki motive son choix, en décernant cette récompense à Masłowska en 2002 (Jerzy Pilch, « Paszport Polityki. Zwycięzcy 2002 », Polityka, [En ligne], http://archiwum.polityka.pl/art/paszport-polityki-zwyciezcy-2002,377172.html (consulté le 28 juin 2012).
5 Masłowska a remporté ce prix pour le roman Tchatche ou crève [Paw królowej] en 2006.
6 Voir Kinga Dunin, « Est-il possible d’être autre ? Le cas de Dorota Masłowska : collaboration ou transgression ? », dans Agnieszka Grudzińska et Kinga Siatkowska-Callebat (dir.), Minorités littéraires (et autres) en Pologne, Paris, Institut d’études slaves, 2012, p. 105-108, p. 107.
7 La chercheuse constate en effet : « Peut-être, à l’instar de certains romantiques, il faut admettre que nombre de tribus slaves, christianisées par l’intermédiaire d’une conquête, ont subi “un mauvais baptême”, ayant été ainsi détachées de leur ancienne culture. Il importe d’y chercher les raisons importantes d’une certaine fissure, d’une certaine humiliation, d’un handicap ressenti durant des siècles » (Maria Janion, Niesamowita Słowiańszczyzna, Varsovie, Wydawnictwo Literackie, 2006, p. 15, ma traduction).
8 Dariusz Skórczewski constate à ce propos : « L’orientalisation de l’Europe médiane et orientale n’a pas été faite directement par les plumes des intellectuels occidentaux – comme cela a été effectué dans le cas des peuples de l’Orient décrits par Saïde – mais avant tout par la Russie et la Prusse » (« Trudności z tożsamością. Na marginesie Niesamowitej Słowiańszczyzny », Porównania, no 5, 2008, p. 127-142, p. 133).
9 Maria Janion, op. cit., p. 328.
10 Ibid., p. 242.
11 En analysant la représentation des relations russo-polonaises dans ce texte de Masłowska, Kinga Dunin se demande : « S’agit-il toujours d’un conflit réel ? Avec qui ? Avec la Russie d’aujourd’hui ? Avec l’Union soviétique d’hier ? Avec les restes du communisme en Pologne ? Il s’agit peut-être d’un mélange de divers ressentiments ? » (Czytając Polskę [Lire la Pologne], Varsovie, Wydawnictwo WAB, 2004, p. 237, ma traduction).
12 Dorota Masłowska, Polococktail Party [2002], trad. Zofia Bobowicz, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2006, p. 8.
13 Dorota Masłowska, Wojna polsko-ruska pod flagą biało-czerwoną [2002], Varsovie, Lampa i Iskra Boża, 2005, p. 56. Comme la version française du roman diverge considérablement de l’original, je propose ici ma propre traduction (« co, ruski jakiś, sfałszowany ? »).
14 Dorota Masłowska, Polococktail Party, op. cit., p. 49.
15 Ibid., p. 30.
16 Ibid., p. 75.
17 Dorota Masłowska, Wojna polsko-ruska pod flagą biało-czerwoną, op. cit., p. 100, ma traduction.
18 Voir Marek Zaleski, « Bajka raczej smutna », Res Publica Nowa, novembre 2002.
19 Dorota Masłowska, Polococktail Party, op. cit., p. 62.
20 « Elle chancelle dangereusement sous cette tape, lève de nouveau la main avec son petit drapeau blanc-rouge, l’agite d’un geste apathique et répète : Je l’ai acheté à des Ruskoffs. À un prix intéressant. Les scouts en vendent aussi, mais plus cher. Évidemment. En fibres artificielles en plus. Non biodégradables. » (Dorota Masłowska, Polococktail Party, op. cit., p. 101.)
21 Dorota Masłowska, Deux pauvres Roumains parlant polonais, trad. Kinga Joucaviel, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008, p. 83.
22 Małgorzata Sugiera et Mateusz Borowski, « Portrait des Polonais “version étrangère” », dans Dorota Masłowska, Deux pauvres Roumains parlant polonais, op. cit., p. 125-129, p. 127.
23 Dorota Masłowska, Tchatche ou crève [Paw królowej], trad. Isabelle Jannès-Kalinowski, Lausanne, Noir sur Blanc, 2008, p. 17.
24 Ibid., p. 24.
25 Pour Janion, le complexe polonais résulte du fait que la Pologne constitue « une structure tardive sur l’Ancien continent » (op. cit., p. 15).
26 Dorota Masłowska, Tchatche ou crève, op. cit., p. 11.
27 Ibid., p. 32.
28 Ibid., p. 63.
29 Dorota Masłowska, Vive le feu ! on s’entend bien [Między nami dobrze jest, 2008], trad. Isabelle Jannès-Kalinowski, Lausanne/Paris, Noir sur Blanc, 2011, p. 79.
30 Ibid., p. 68.
31 Ibid., p. 80.
32 Ibid., p. 77.
33 Ibid., p. 78.
34 Ibid., p. 80.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Paweł Hładki, « De la polonité selon Dorota Masłowska », Itinéraires, 2013-1 | 2013, 185-195.
Référence électronique
Paweł Hładki, « De la polonité selon Dorota Masłowska », Itinéraires [En ligne], 2013-1 | 2013, mis en ligne le 01 octobre 2013, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/879 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.879
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