1Qu’humains et animaux parviennent, d’une manière ou d’une autre, à communiquer ne fait aucun doute. C’est un fait trivial de le reconnaître, et dont la simple observation des multiples situations, quotidiennes, qui mettent en présence un chat domestique et son propriétaire, un chien-guide et son maître non voyant, un soigneur animalier dans un zoo, un cavalier et sa monture, un éleveur et ses bêtes (la liste pourrait être longue), suffit à faire force de démonstration. La question qui se pose alors est celle de la nature de cette communication. Le phénomène communicatif, selon qu’on en adopte une définition réduite, quasi cybernétique, ou au contraire large, complexe, orchestrale (Winkin 1996) recouvre une variété de formes sémiotiques et pragmatiques que la linguistique, tout comme du reste l’éthologie animale ou l’écologie comportementale, peinent à embrasser (Mondémé 2018). L’interaction et la communication entre espèces différentes ont donc ceci de passionnant qu’elles déplacent intrinsèquement les frontières épistémologiques propres à chaque discipline, obligeant à gauchir les cadres théoriques pensés en première instance pour rendre compte des phénomènes proprement humains (anthropologie linguistique, linguistique structurale, pragmatique linguistique) ou propres à une espèce animale donnée (écologie comportementale, primatologie). Méthodologiquement, elles obligent à disséquer ses manifestations empiriques, pour aller voir, au plus près des pratiques, sur quoi se fonde leur efficace.
2Aussi, si cet efficace de la communication inter-espèce semble incontestable, il n’en reste pas moins aussi fascinant que mystérieux et difficilement explicable avec les outils actuels des sciences de la communication. Plusieurs options peuvent être mobilisées pour tenter de l’élucider. Elles correspondent à deux attitudes théoriques et méthodologiques bien distinctes :
- Soit on considère, comme une majeure partie de la psychologie cognitive, qu’il est nécessaire pour se comprendre, qu’humains et animaux, ou animaux entre eux, partagent le plus grand nombre de traits physiologiques et cognitifs. Suivant ce point de vue, il faudrait alors admettre que les espèces qui sont les plus proches génétiquement sont celles qui se comprennent le mieux, et agissent ensemble le plus efficacement. Or il semblerait, rien qu’en observant les compétences à « agir ensemble » d’un chien domestique avec son maître, que c’est loin d’être le cas : les espèces domestiques, pourtant plus éloignées de l’humain sur un plan phylogénétique que ne le sont les primates, semblent pouvoir mener des actions en commun d’une incroyable complexité, dans le travail ou dans la vie domestique.
- Soit, et c’est l’option que nous défendrons ici, on choisit de renoncer au mythe d’un code supposément partagé, et l’on considère chaque forme communicative comme un ajustement mutuel, interactionnellement co-construit (voir également Guillo 2019). Cela ne veut toutefois pas dire qu’il serait dénué de toute historicité : ce n’est que rarement un ajustement ponctuel, local, et chaque fois recommencé ; au contraire il est façonné au gré des expériences.
3Dans cette contribution, nous aimerions engager une discussion sur les vertus, à la fois en termes d’apports empiriques et de renouvellement théorique, qu’il y a à concevoir une conception élargie de la sémiose inter-espèce. Nous nous référons par-là aux récents travaux de l’anthropologue Edouardo Kohn qui, posant qu’il est souhaitable de réaliser « une anthropologie au-delà de l’humain » (2013 [2017 pour la traduction française]), se propose de traiter tous les êtres vivants comme pensant, se représentant et interprétant. La formule est certes provocatrice, mais elle repose sur la volonté de dépasser la tradition logocentrée qui structure l’ensemble des sciences humaines et sociales. Se faisant, il traite ce qu’on a coutume d’appeler des opérations mentales (la pensée, la représentation et l’interprétation) comme n’étant pas uniquement les produits du symbole : elles sont également produites dans et par les deux autres formes de la sémiose peircienne que sont l’icône et l’indice : « la sémiose (la production et l’interprétation de signes) traverse et constitue le monde vivant, et c’est à travers des propensions sémiotiques partiellement partagées que les relations multi-espèces sont possibles, et qu’elles sont d’ailleurs intelligibles analytiquement » (Kohn [2013] 2017 : 30).
4En tant qu’étude du langage – humain par définition (Benveniste 1966 ; voir Mondémé 2018 pour une discussion) et donc nécessairement aussi symbolique (Saussure 1916) – la linguistique pourrait n’être tout simplement pas concernée par ces remises en question. Toutefois, l’argument que nous développerons dans cet article est que l’observation de situations communicatives inter-espèces – notamment humain/animal – constitue un cas exemplaire et riche en enseignements, pour qui veut bien se donner la peine de les prendre non pas comme des situations calquées sur le modèle intraspécifique, et qui seraient alors dévoyées (par ex. le chien dont la nature serait « corrompue » en présence de l’humain), ou bien comme des projections anthropomorphiques complètement fantasmées (par ex. l’humain déraisonnable qui parle à son animal de compagnie). Ces interactions interspécifiques ont ceci d’intéressant qu’elles sont bien souvent relativement efficaces au sens pragmatique du terme (Austin 1970), tout en étant, pour une bonne part, émergentes et non dépendantes d’un « code » reposant sur des règles grammaticales ou des principes éthogrammatiques. Kohn parle de fait à ce sujet de « pidgins trans-espèces » ([2013] 2017 : 179). Les actions de l’humain font sens pour l’animal ; les actions de l’animal font sens pour l’humain, et cette sémiose rudimentaire sert de support pour des actions conjointes parfois extrêmement complexes (Mondémé 2014).
5Prendre en compte les phénomènes communicatifs dans leur ensemble, sans se limiter aux barrières d’espèce, interroge nécessairement sur le mythe pré-babélien d’un code partagé, code qu’on pourrait déchiffrer à condition de plonger radicalement dans la phylogénèse des comportements communicatifs, par exemple en mettant au jour l’origine du langage (Hauser, Chomsky et Fitch 2002). L’existence possible de « codes » qui fonctionneraient inter-spécifiquement n’est pas remise en question, mais elle n’a lieu qu’a posteriori : quand ils sont mis en place dans l’apprentissage par exemple (c’est le cas des ordres vocaux qu’on donne lors du dressage d’un animal de compagnie par exemple). À chaque fois en somme, ils sont co-construits par l’expérience, au cours de l’ontogénèse.
6Bien sûr, il ne s’agit pas de nier qu’il y a sans doute des traits anato-morpho-cognitifs qui rendent la communication entre humains et certains animaux plus aisée, mais il faut prendre ces traits pour ce qu’ils sont : des produits de l’évolution et en particulier, dans le cas des animaux de compagnie, de la domestication. Toutefois nous soutenons que le caractère possible et heureux de cette communication ne se réduit pas à l’existence de facultés communes et à leur maîtrise équivalente (voir Guillo 2019).
7Pour étayer l’argument, la contribution reviendra sur les tentatives préalables de penser un « langage animal », notamment celles qui se sont essayées de manière plus ou moins satisfaisante à apprendre le langage verbal articulé ou la langue des signes américaine à des primates non humains. Nous montrerons que l’échec relatif de ces tentatives tient en partie à une réduction et une confusion entre l’efficace communicationnel d’une part et la bonne maîtrise de l’appareil phonatoire et symbolique humain d’autre part – autrement dit, à la capacité des primates à être plus ou moins « human-like ».
8Discutant la distinction entre signes, signaux et symboles dans ce contexte, la seconde partie proposera une version alternative, consistant à penser la communication interspécifique (en l’occurrence entre humains et animaux) comme cas pertinent pour l’enquête : précisément parce qu’il n’est pas attendu de l’humain qu’il partage strictement le système de code de son interlocuteur, et parce que les animaux domestiques avec lesquels nous interagissons quotidiennement ne possèdent pas le langage verbal articulé, la question est de savoir comment se met malgré tout en place une communication efficace. Se pose alors la question des bases communicationnelles sur lesquelles les ressources partagées s’appuient. Quelle matrice interactionnelle est nécessaire à leur déploiement ? Nous suggérons que les récents développements en analyse multimodale de l’action, inspirés de l’analyse de la séquence conversationnelle (Goodwin 2013, Mondada 2016), peuvent se révéler de puissants outils pour appréhender les phénomènes communicatifs non verbaux qui exhibent des formes de systématicité.
9Humains et animaux parviennent à réaliser des actions ensemble, parfois fort complexes. On suppose donc qu’une forme ou une autre de communication est à l’œuvre pour rendre cela possible. Quelle est alors la nature de cette communication, qui parvient à se déployer au-delà des frontières de l’espèce ?
10Il nous semble que s’interroger sur le fonctionnement de la communication à l’échelle intra-spécifique – comme l’ont fait jusqu’à présent la plupart des linguistes s’attachant à la description du langage humain, ou les biologistes du comportement décrivant les divers signaux propres à une espèce – ne permet que d’en proposer une acception appauvrie, exhibant nécessairement un biais réductionniste :
- réduction de toute forme de communication à ce qui n’en est qu’une des formes, certes la plus complexe à bien des égards : le langage verbal articulé humain ;
- réduction de la communication à son acception cybernétique : un émetteur A transmet une information à un ou des récepteur(s) B. Dans ce dernier cas, on se rend aveugle à ce qui fait sens au-delà d’un code supposément partagé par une communauté, dont le critère d’identité est l’espèce.
11Pour déployer l’argument, nous reviendrons sur la façon dont l’idée d’un langage animal a été discutée : dans quelle mesure les signaux communicationnels propres à une espèce peuvent-ils s’apparenter à un « langage » (1.1) ? Nous évoquerons les tentatives qui ont été menées, principalement par des primatologues, pour « apprendre le langage » à des individus primates (1.2). Nous tenterons alors de montrer que l’échec relatif de ces tentatives s’explique en partie par un écueil que partagent linguistes et biologistes : identifier dans le monde animal des propriétés formelles qui seraient « human-like » et donc nécessairement réduire la richesse des phénomènes communicatifs à la rigidité d’un code qui, n’étant vraiment partagé qu’au sein d’une espèce donnée, ne permet pas de comprendre la complexité de la communication interspécifique (1.3).
- 1 La position de Condillac mérite une mention, tant elle est proche par certains aspects d’une défini (...)
12Si dans l’histoire des idées, l’interrogation sur l’idée d’un langage animal a été structurante (depuis les traités zoologiques d’Aristote jusqu’aux écrits de Condillac1), c’est sans doute la controverse entre l’entomologiste Karl Von Frisch et le linguiste Émile Benveniste au début du xxe siècle qui marque le débat à l’époque contemporaine.
13Biologiste de formation, Von Frisch s’intéresse à l’anatomie comparée, en particulier au système sensoriel des abeilles (ouïe, odorat, etc.). En observant des colonies dans des ruches, il constate que les abeilles produisent des « danses » particulières pour avertir leurs congénères de la présence de nourriture, ce dont il rend compte dans sa monographie Vie et mœurs des abeilles et dans un certain nombre de films qu’il réalise. Il note en particulier que des « informatrices » parviennent à attirer des novices vers une source de nourriture, de manière à ce que la majorité de la colonie soit informée. En observant encore plus attentivement, avec les années, il identifie des mouvements en forme de cercle quand la nourriture est proche, et en forme de huit (avec l’abdomen qui frétille) quand la nourriture est plus lointaine. Cela conduit Von Frisch à parler de « langage », au sens où il y aurait une grammaire minimale, basée sur un code plus ou moins arbitraire, avec une sémantique inscrite dans certains mouvements précis. À ce titre, on se rapprocherait donc plus ou moins d’une définition « structurale » du langage.
14Interpellé par cette question, le linguiste Émile Benveniste publie en 1953 un article dans la revue interdisciplinaire Diogène, nouvellement créée par Roger Caillois. Significativement intitulé « Communication animale et langage humain », ce texte sera repris comme chapitre de son célèbre ouvrage Problèmes de linguistique générale. Dès le titre, le ton est donné. Benveniste s’attache à démontrer que la danse des abeilles observée par Von Frisch ne correspond en rien à un « langage », à condition bien sûr de donner une définition de celui-ci qui soit suffisamment restrictive, et c’est ce à quoi il s’emploie. Il identifie les critères suivants dans la danse des abeilles : absence d’appareil vocal et phonatoire, absence de dialogisme, absence de messages métalinguistiques. La conclusion de Benveniste est sans appel : ce qui se déploie chez les abeilles, « ce n’est pas un langage, mais un code de signaux » (1966 : 62).
15Autrement dit, le langage est le terme qui sert à désigner l’ensemble des propriétés que regroupe le mode spécifique de communication employé par les humains. Parler de langage animal n’a donc pas de sens, c’est tout au plus oxymorique.
- 2 C’est une direction notamment adoptée par le récent programme de « Superlinguistique » qui consiste (...)
16À la suite de ces débats, l’intérêt pour les formes de communication animale n’a pour autant pas été complètement délaissé par les linguistes. Par définition, c’est la focale logocentrique qui prévaut, annexant une fois de plus les traits constitutifs des signaux communicationnels animaux à ceux du langage formel humain. C’est au départ sans doute une spéculation méthodologique (les méthodes d’analyse de la linguistique formelle peuvent-elles rendre compte d’autres objets non a priori linguistiques ?) qui ouvre à cette question de recherche, bien qu’elle offre des apports empiriques certains2. On s’attache alors à mettre à l’épreuve les principes de la phonologie (Yip 2006), de la morphologie et de la syntaxe, en étudiant par exemple les vocalisations des singes (Zuberbühler 2002) ou les chants d’oiseaux (Coye et al. 2017). De récentes recherches s’attachent notamment à étudier s’il peut y avoir une dimension combinatoire dans les vocalisations émises par certaines espèces animales (Arnold et Zuberbühler 2008). L’existence d’unités s’apparentant à des morphèmes, avec leur dimension compositionnelle (préfixation, suffixation) est également investiguée (Townsend et al. 2018). On s’interroge en outre sur la possibilité que ces morphèmes s’agencent en phrase ou en une forme minimale de syntaxe. Enfin, se pose la question de savoir s’il peut y avoir une forme de pragmatique dans la communication animale (Seyfarth et Cheney 2017a, Schlenker, Chemla et Zuberbühler 2017, entre autres).
17Tous ces mouvements ont en commun d’observer le système communicatif propre à une espèce (les abeilles ou les passereaux par exemple) ou une catégorie d’êtres (les primates), pour voir si oui ou non il se rapproche de ce qu’on nomme conventionnellement un langage – sous-entendu, un système articulé, symbolique, et exhibant des structures formelles. Si ces travaux sont de nature à enrichir les connaissances que nous avons d’une espèce, ils ne permettent pas de comprendre ce qui rend possible la communication interspécifique. Une telle interrogation a pourtant animé un certain nombre de programmes de recherche depuis les années 1950, destinés à investiguer les capacités des grands singes à communiquer avec les humains.
18La seconde moitié du xxe siècle voit en effet naître plusieurs tentatives qui se sont essayées, de manière plus ou moins satisfaisante, à apprendre le langage verbal articulé ou la langue des signes américaine à des primates non humains. Depuis les années 1930, cette question taraude psychologues et linguistes : après tout, si on acculture un singe, qu’on l’extrait de son milieu originel, et qu’on lui apprend littéralement à parler, pourquoi n’obtiendrait-on pas des résultats probants ? Les époux Kelloggs, couple de psychologues, s’emploient à tester cette hypothèse en élevant une femelle chimpanzé de sept mois du nom de Gua, en même temps que leur fils Donald, âgé lui aussi de quelques mois. Le couple traite les deux individus de manière comparable, habillant la petite guenon, et la faisant participer à la vie quotidienne au titre de membre de la famille. Si ses progrès semblent, au départ, plus impressionnants que ceux du petit garçon (elle semble plus précoce pour les activités de motricité : tenir la tasse et la cuillère, se mettre debout, etc.) les choses se gâtent quand le garçon commence à prononcer ses premiers mots. Elle semble en effet incapable, en dépit d’un apprentissage similaire, de prononcer des mots et de faire des phrases.
19Une quinzaine d’années plus tard, un autre couple de psychologues (Keith et Catherine Hayes) reprend l’expérience, avec la chimpanzé Viki. À nouveau, Viki est élevée en famille. On lui parle anglais quotidiennement, pour savoir si oui ou non les primates sont en mesure d’accéder à un échange linguistique avec les humains. Mais c’est un échec relatif : Viki comprend certaines choses, mais elle ne peut produire que quatre mots (« mama », « papa », « cup » et « up »). On finit par conclure que les chimpanzés n’ont pas l’appareil phonatoire (la maîtrise du souffle) nécessaire à l’articulation de mots.
- 3 Voir le film The First Signs of Washoe, WGBH Time-Life, Nova (Time-Life Films, New York, 1976).
- 4 « There is no reason to regard an ape’s multisign utterance as a sentence » (1979 : 901).
20Le projet est repris, une dizaine d’années plus tard (en 1967) par les époux Gardner. Sauf que cette fois-ci, et forts des expériences précédentes, ils entreprennent d’apprendre la langue des signes américaine à leur chimpanzé Washoe3. À la même période, un psychologue, Herbert Terrace, obtient des fonds pour entreprendre un projet similaire. Le chimpanzé Nim apprend 125 signes. Mais Terrace publie en 1979 dans la revue Science un article intitulé « Un singe peut-il créer des phrases ? » (« Can an Ape Create a Sentence ? ») dans lequel il affirme que les singes ne font bien souvent qu’imiter les expérimentateurs, ou tout du moins répondre avec les signes qui viennent de leur être suggérés. Il conclut qu’il n’y a « aucune raison de traiter une combinaison de plusieurs signes effectuée par un singe comme une phrase4 », au sens linguistique du terme. Si plusieurs psychologues ou primatologues poursuivront l’enquête (Sue Savage Rumbaugh avec le bonobo Kanzi, puis Panbanisha, mais également Penny Patterson et la célèbre gorille Koko, ou encore Irene Pepperberg et le perroquet Alex, entre autres) les recherches sur la question vont continuer à attirer le scepticisme, pour les mêmes raisons que celles évoquées par Terrace : rien, au fond, du point de vue de la méthode scientifique, ne pourra convaincre et il y aura toujours de bonnes raisons de trouver, dans les protocoles, des biais. Comme le dit Terrace, les primates ne montrent « pas de preuves sans équivoque » (« no unequivocal evidences ») (1979 : 901) qu’ils peuvent maîtriser l’organisation conversationnelle, sémantique et syntaxique du langage. Pas de preuves sans équivoques… Comme Terrace lui-même le dira, le problème majeur est « la nature subjective de l’interprétation sémantique » (« one problem is the subjective nature of semantic interpretation ») (1979 : 896).
21Ces expériences constituent toutefois, d’un point de vue empirique, une réussite réelle. Elles ont mis en évidence des phénomènes absolument inédits et fascinants, contribuant à reconfigurer de manière durable nos savoirs éthologiques, et du même coup, notre prise en considération éthique des grands singes (voir le Manifeste du Great Ape Project). Mais ce sont aussi des échecs relatifs : comme nous l’avons vu, elles n’ont pas réussi à convaincre les détracteurs selon lesquels manquent aux primates les dispositions naturelles fondamentales, et selon lesquels ces quelques cas d’animaux parlants sont simplement le résultat d’une habituation et d’un entraînement (Terrace et al. 1979 ; Hauser, Chomsky et Fitch 2002).
22Les singes ne peuvent donc pas parler avec les humains. Ils ne peuvent pas prononcer de mots, et ne savent pas utiliser des phrases syntaxiquement correctes. Rien de très étonnant, au fond. Mais cela entache-t-il de quelque manière la fabuleuse complicité que ces mêmes singes entretenaient avec leurs soigneurs, leurs « enseignants » ? Quelque chose de l’ordre d’une communication riche et complexe se produit quand même, quand Kanzi et Sue Savage Rumbaugh font la cuisine ensemble, ou quand Koko signe la tristesse à la mort du chaton qui lui avait été donné. Ou quand, tout simplement, ces animaux supposément sauvages prennent un plaisir manifeste à entrer en interaction avec des partenaires humains, et vice versa. Ce qu’on a mesuré au fond, c’était donc leur capacité à se conformer à la rigidité du système formel utilisé par une certaine espèce, la nôtre. Rien de plus. Et à bien y réfléchir, il n’y a pas à être déçu des piètres capacités des singes en la matière.
23Manifestement, l’échec relatif de ces tentatives tient en partie à une réduction et une confusion entre l’efficace communicationnelle d’une part, et la bonne maîtrise de l’appareil phonatoire et symbolique humain d’autre part – autrement dit, à la capacité des animaux – primates en particulier – à être plus ou moins « human-like ». Qu’elles se donnent pour objet de démontrer l’intelligence des animaux (voir l’entreprise des Gardner, de Savage Rumbaugh [1994], etc.) ou de leur nier toute forme de capacités linguistiques (Terrace 1979), ces recherches conservent une attitude méthodologique qui place le langage humain comme système de communication étalon. On a simplement cherché à savoir dans quelle mesure certaines espèces pouvaient s’y conformer ou non. En ce sens, et mêmes animées par les meilleures intentions, elles sont restées très anthropocentrées.
24Pour le dire autrement, le scepticisme que ces recherches génèrent s’explique sans doute en partie par le fait qu’elles opèrent une réduction des capacités communicatives (et de tout ce qu’on greffe autour, intelligence, capacité de calcul et de raisonnement, etc.) à la capacité à maîtriser ou mimer un langage humain pour lequel les animaux seront irrémédiablement fort peu compétents.
25Discutant d’abord la distinction entre signaux, signes et symboles (2.1), nous suggérons que la communication inter-espèce offre une prise intéressante pour dépasser d’un côté l’écueil comparatiste (« les primates présentent-ils des comportements language-like ? ») et de l’autre la focale éthologique, centrée sur les systèmes de signaux propres à une espèce (2.2).
26Il est commun, on l’a vu, de considérer que les espèces animales manipulent « un code de signaux ». Mais convertir ces signaux, dans leur acception la plus chimique (olfactifs, hormonaux, vocaux, etc.) en signes, ou éventuellement en symboles, est un pas qui ne va pas de soi. C’est pourtant une démarche qui, si elle n’est pas explicitement formulée ainsi, trouve au moins trois types d’illustrations dans la littérature contemporaine.
27La première nous vient de l’anthropologue et (néanmoins) neurobiologiste Terrence Deacon. Dans son ouvrage, The Symbolic Species (1997), il s’intéresse à l’émergence de la pensée symbolique au cours de l’évolution humaine, et s’attache au rôle joué par le langage dans ce processus. La pensée symbolique y est évidemment conçue comme un exceptionnalisme humain. Néanmoins, Deacon fait quelques apartés sur les singes ayant eu à utiliser des lexigrammes (notamment Kanzi et Panbanisha évoqués plus haut). Les lexigrammes utilisés par les singes sont des formes abstraites reproduites sur un clavier d’ordinateur, qui n’entretiennent pas de rapport iconique avec leur référent (le lexigramme pour « banane » ne représente pas une banane, mais est un dessin abstrait). Les singes peuvent alors utiliser des lexigrammes verbaux et nominaux pour créer des combinaisons, par exemple « donne la banane ». Selon Deacon, ce que montrent les expériences avec les chimpanzés, et surtout avec les bonobos, ce n’est rien de moins que le passage de l’indexical au symbolique (1997 : 84). C’est un pas majeur, qui met au jour des formes de raisonnement catégoriel, qui vont bien au-delà de la mémorisation de combinaisons apprises. Cela n’altère en rien, chez Deacon, l’exceptionnalisme humain, et le langage reste l’apanage de l’Homme. Mais cela modifie la version réductrice de la communication animale ordinairement invoquée : il y a donc bien plus ici que des signaux visuels envoyés par un émetteur A à un récepteur B. Il y a une forme relativement complexe de communication, qui implique la manipulation de signes abstraits : les symboles.
- 5 « Signals do not occur in a vacuum, however. They are, instead, embedded in a rich social context w (...)
28Une seconde tentative pour concevoir un modèle de communication plus riche et plus complexe nous vient de la primatologie. Les primatologues Robert Seyfarth et Dorothy Cheney ont cherché, tout au long de leur carrière et notamment dans leurs plus récents travaux (voir notamment Seyfart et Cheney 2017b, 2018), à s’interroger sur le « sens » que prennent les productions vocales animales. En s’intéressant en particulier au contexte sémiotique de production des vocalisations chez différentes espèces de singes ou d’oiseaux, ils montrent que celles-ci sont plus fréquentes dans un « contexte social riche dans lequel les animaux se connaissent les uns les autres et ont une longue histoire interactionnelle5 ». Ils ajoutent :
- 6 « This contextual information frames each communicative event, enormously enriching what a signal m (...)
Cette information contextuelle donne un cadre à tout événement communicatif, enrichissant énormément ce qu’un signal veut dire. Pour emprunter un terme à la linguistique, nous avançons que la communication animale constitue un riche système pragmatique6.
Malgré un répertoire limité de signaux, les macaques et les bonobos peuvent s’adapter en combinant des sons entre eux, créant une véritable pragmatique ad hoc. De telles observations les conduisent à avancer une thèse forte, et à envisager la pragmatique comme précurseur de la sémantique et de la syntaxe chez l’homme. Les « codes de signaux » des abeilles identifiés par Von Frisch et qualifiés ainsi par Benveniste prennent une autre tournure chez les primates de Cheney et Seyfarth. Si les individus sont sensibles au contexte d’émission de leurs messages et s’adaptent pragmatiquement à leur « auditoire », les notions d’inférence et de sens ont toute leur pertinence – et la sémiotique saussurienne et peircienne peut même être ressaisie par la primatologie (voir par exemple Fischer et Price 2017).
29La dernière tentative sur laquelle nous aimerions nous arrêter vient cette fois-ci de l’anthropologie. Elle aussi puise dans la sémiotique peircienne pour bâtir son appareil conceptuel. Dans l’ouvrage How Forests Think (2013, traduit en 2017 en français sous le titre Comment pensent les forêts), l’anthropologue Eduardo Kohn mène de front une ethnographie des Runa d’Àvila d’Amazonie équatorienne et une théorie des signes originale, convoquée pour rendre compte des relations sémiotiques complexes qui unissent cette société animiste avec les autres êtres (ou « selves », pluriel substantivé de « self ») qui les entourent. Chez les Runa, et dans l’anthropologie que Kohn appelle de ses vœux, le monde est un monde de signes. Tout vivant est un interprétant. On est un « soi » à partir du moment où l’on peut percevoir et lire, dans le monde qui nous entoure, des signes. C’est ce qu’on a pu interpréter comme une véritable « biosémiotique » (Descola 2018) : les signes laissés par d’autres vivants sont autant d’indices de leur passage, de leur présence, de leur existence.
30Au fond, ce n’est pas fondamentalement différent de l’approche défendue par une bonne partie des sciences biologiques évoquées plus haut – comme du reste en témoignent les références fréquentes de Kohn aux travaux de Terrence Deacon. En écologie comportementale, nous l’avons évoqué, il y a en fait communication partout où il y a de la vie : entre un lichen et un arbre, entre un parasite et son hôte, entre une proie et son prédateur. Tout signal, pourvu qu’il soit adaptatif, est conçu comme un phénomène communicatif, peu importe qu’il y ait ou non un processus intentionnel qui l’occasionne. Il s’agit alors simplement d’avoir une « une clé de lecture » :
Nous définirons [la communication] comme la transmission effective de signaux entre un ou plusieurs individus émetteurs et un ou plusieurs destinataires. Dans cette définition à tiroirs, un signal est une information codée sous la forme d’une manifestation précise de l’individu émetteur – une sécrétion chimique, un cri, un motif coloré ou un mouvement stéréotypé – dont la clé de lecture est connue du ou des destinataires. (Teyssèdre 2006 : 22)
- 7 Voir notamment les critiques formulées par Descola (2018) et Chevalier (2018).
31Dans un cas, l’anthropologie de Kohn, on a une version très élargie (et parfois même flottante)7 de la communication, subsumée sous une sémiose généralisée ; dans les autres (l’écologie comportementale et la neuro-anthropologie de Deacon) on a une version large également, car omniprésente et mettant en jeu un partage informationnel permanent, mais réduite à son expression cybernétique.
32Nous suggérons que l’analyse de l’interaction sociale interspécifique permet de mettre au jour une version sociale de la communication, orchestrale et complexe, qui ne se limite pas au transfert d’informations selon un système de code, mais qui ne se perd pas non plus dans une inextricable jungle de signes.
33C’est un fait trivial de rappeler que nous ne couchons pas les oreilles quand nous interagissons avec des équidés, nous ne remuons pas la queue quand nous communiquons avec des canidés, et ne grognons que dans de rares circonstances. Aussi, précisément parce qu’il n’est pas attendu de l’humain qu’il partage strictement le système de code de son interlocuteur, et parce que les animaux domestiques avec lesquels nous interagissons quotidiennement ne possèdent pas le langage verbal articulé, on voit l’absurdité qu’il y a à concevoir la communication interspécifique en termes de code partagé.
34Les exemples d’interactions entre personnes polyhandicapées et animaux en témoignent : on peut avoir des compétences communicatives, des organes d’expression, ou des traits physiologiques absolument différents, et être pour autant capable de rentrer dans une forme d’interaction où les ressources sémiotiques émises et comprises par les uns et les autres formeront la base d’une interaction riche, affectivement chargée, et éventuellement bénéfique sur un plan développemental. Les chiens d’assistance fournissent un autre exemple. Typiquement, un chien guide qui désigne, à l’aide de son museau, une poignée de porte. Certes de tels animaux ont fait l’objet d’une éducation et d’un entraînement intensif, mais l’analyse de telles interactions (voir par ex. Mondémé 2019) montre comment les ressources gestuelles, posturales, visuelles et vocales œuvrent toutes en même temps, à des degrés divers, pour générer des partages d’informations, mais aussi, à plus long terme, une densité affective. Le cas de figure évoqué plus haut (le chien qui pointe une poignée de porte avec son museau pour que la personne non-voyante identifie précisément sa localisation par exemple) éclaire d’un jour alternatif également la notion de pointage, qui fait couler tant d’encre en éthologie cognitive. Les chiens produisent de la référence déictique, sans qu’aucune analogie anatomique ne soit nécessaire avec la physiologie humaine (ils n’ont pas de bras et d’index) ni qu’aucune certitude sur l’existence d’une attention conjointe – et donc d’une théorie de l’esprit sous-jacente – n’ait besoin d’être postulée. Ce que l’on peut dire en revanche, c’est que cela marche pragmatiquement dans l’hic et nunc des situations.
- 8 « The act or adjustive response of the second organism gives to the gesture of the first organism t (...)
35Mais la question reste entière de savoir comment se met en place une communication efficace. Quelle matrice interactionnelle est nécessaire à son déploiement ? Les récents développements en analyse multimodale de l’action, inspirés de l’analyse de la séquence conversationnelle (Goodwin 2013, Mondada 2016), peuvent se révéler de puissants outils pour appréhender les phénomènes communicatifs non verbaux pour peu qu’ils exhibent des formes de systématicité. D’une part, ils autorisent des examens empiriques avec données naturelles de situations difficilement documentables dans le contexte contraint du laboratoire (Mondémé 2018). D’autre part, ils mettent au jour des formats systématiques qu’on avait jusque-là exclusivement documentés chez l’humain. De récents travaux se sont intéressés à la description de phénomènes de « turn taking » dans les formes de communication animale (Rossano 2013, Frölich et al. 2016, Pika et al. 2018). Le « turn taking », initialement pensé pour rendre compte de la « machinerie des tours de parole » chez les humains (Sacks, Schegloff et Jefferson 1974), trouve son équivalent avec des productions vocales ou gestuelles chez les animaux, alternant des unités pertinentes sur un plan sémantique ou pragmatique (typiquement requête/offre, offre/acceptation, ou échange de salutations). Sur un plan empirique, ces recherches peuvent ne pas être vues comme des révélations fracassantes : après tout, il n’est en rien étonnant que dans le monde animal, aussi, il y ait des échanges signifiants, des paires adjacentes. Une idée déjà présente chez Mead, d’ailleurs : « l’acte, ou la réponse ajustée du deuxième organisme donne au geste du premier organisme le sens qu’il a8 » (Mead 1934 : 77-78).
36Ce qui nous semble davantage intéressant, c’est de montrer la pertinence, sur un plan méthodologique, à utiliser cet outil. En mettant au jour cette systématique des tours également à l’échelle interspécifique, et en dépassant les questionnements propres à l’espèce, on montre qu’il y a des universaux de l’interaction qui méritent d’être davantage investigués.
37La linguistique structurale et générative a cherché à identifier les propriétés formelles du langage humain. Dans cette veine, il y a eu plusieurs manières d’appréhender, en linguiste, des formes de communication animales :
- comme un « code de signaux » devant être « déchiffré » mais dont les structures formelles sont susceptibles d’être décrites avec systématicité ;
- comme exhibant des unités sémantiques, syntaxiques et pragmatiques dans leur expression vocale notamment, mais aussi gestuelle ;
- comme mettant en évidence la capacité de manipulation de formes symboliques.
En tout cas, on l’a vu, la démarche consiste à voir dans quelle mesure les formes de communication animales présentent des analogies formelles avec le langage verbal articulé/symbolique humain.
38Ce projet est au fond très différent de celui qui nous intéresse, qui lui consiste à voir où il y a du sens dans la communication, partout où celui-ci émerge dans des contextes naturels. L’analyse de l’interaction sociale, et son pendant linguistique (l’analyse conversationnelle), permet de mettre au jour d’autres types de phénomènes structurels, qui ne sont pas indexés aux propriétés de la phrase mais aux propriétés de l’interaction.
39Cela a pour conséquence de ne pas réduire la possibilité d’une communication à la nécessité de posséder des facultés communicationnelles similaires ; et s’adosse à une conception particulière de la communication, conçue comme mode d’échange signifiant et de compréhension mutuelle, non comme système articulatoire d’unités discrètes, que celles-ci soient des signaux vocaux, des phonèmes ou des mots.