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AccueilNuméros2013-1Fiction et référence« Vrai à cent pour cent »

Fiction et référence

« Vrai à cent pour cent »

Une évolution du réalisme au fantastique dans l’œuvre de Volodine ? Le cas d’Écrivains
Anne Roche
p. 107-120

Résumés

Dans son dernier livre, Écrivains, Volodine met en scène, non pas des professionnels de l’écriture, mais des hommes et des femmes qui disent leurs souffrances devant le monde tel qu’il est et leurs rêves de le transformer. Ce monde, c’est celui des génocides et des guerres du xxe siècle. Leurs rêves de révolution se sont heurtés à la réalité et deviennent délire ou fantasme. L’auteur s’empare de ce double registre pour élaborer une œuvre originale, qui va du burlesque au tragique avec des images émotionnelles fortes.

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Texte intégral

Tout ce que je raconte est vrai à cent pour cent. […] Tout a déjà eu lieu exactement comme je le décris.
Antoine Volodine, Des anges mineurs, p. 188.

Il ne comprend plus rien au monde extérieur depuis longtemps, ses filtres mentaux se sont encrassés et ne lui envoient plus, pour interpréter ce qui l’entoure, que des motifs de rage et d’épouvante.
Antoine Volodine, Écrivains, p. 50.

1Un peu plus de dix ans séparent ces deux citations. Sans tenir compte du fait que ce sont des personnages et non leur créateur qui parlent ou pensent, à première vue on serait tenté de croire à une évolution de leur auteur, qui serait passé d’une écriture « réaliste » à une écriture déconnectée du réel et virant vers la folie ou le fantastique. Or, s’il y a bien évolution dans l’œuvre de Volodine, elle ne se situe pas à ce niveau. Au contraire, une étonnante stabilité se lit entre les premières œuvres, déjà cernées de « motifs de rage et d’épouvante » mais réalistes à leur manière, et les toutes dernières. Dans toutes, on constate un brouillage des limites entre ce qu’il est convenu d’appeler le réel et ses contraires (rêve, délire, magie, fantastique…), brouillage qui met en question le pacte fictionnel ; et en même temps, un mouvement paradoxal qui, d’un côté, tend à clôturer l’œuvre sur elle-même par différentes procédures (mise en abyme, retour des personnages, retour des noms, intertextualité interne…), et de l’autre, à l’ouvrir sur un ensemble référentiel qui lui est extérieur (l’histoire, le politique) tout en étant construit de façon personnelle, ce dernier terme étant une litote.

  • 1  En septembre 2010, sont également parus Onze rêves de suie, signé Manuela Draeger (Paris, Éditions (...)

2Notre étude sera centrée sur Écrivains, le dernier ouvrage signé Volodine1, d’abord parce que c’est actuellement le dernier paru, et qu’il n’a pas encore donné lieu à de nombreuses analyses, mais aussi et surtout parce que, par son sujet apparent (des « écrivains ») et ses motifs latents, il traite précisément de notre propos, la relation conflictuelle, ambiguë, rusée, entre réel, référent et fiction.

  • 2  Antoine Volodine, Lisbonne dernière marge, Paris, Minuit, 1990.
  • 3  Antoine Volodine, Alto solo, Paris, Minuit, 1991.
  • 4  Antoine Volodine, Le Nom des singes, Paris, Minuit, 1994.
  • 5Passim dans l’ensemble de l’œuvre.
  • 6  Thierry Saint-Arnoult, « La polyphonie mutilée : la faillite de la révolution russe selon Volodine (...)
  • 7  Cf. Anne Roche, « Clarity of Secrets », Substance. A Review of Theory and Literary Criticism, vol. (...)

3L’ensemble de l’œuvre de Volodine, on le sait, présente de multiples connexions avec l’histoire du xxe siècle, ses révolutions, ses contre-révolutions, ses massacres. L’Allemagne des « années de plomb » dans Lisbonne dernière marge2, la montée des fascismes dans Alto solo3, les guérillas et contre-guérillas d’Amérique latine dans Le Nom des singes4, les échecs des mouvements révolutionnaires5 : citons seulement à ce sujet l’étude de Thierry Saint-Arnoult sur la faillite de la révolution russe selon Volodine6. Ces connexions étant établies, on se gardera d’autant plus de reployer de façon unilatérale les significations de l’œuvre sur leurs référents historiques7. Plus utile sans doute est de se demander ce que la démarche volodinienne a de spécifique. Le fait qu’il s’agisse d’une projection fictionnelle dans un avenir post-apocalyptique, s’il décale la fiction vers le futur, n’est pas en soi totalement original, et l’auteur lui-même, déguisé pour l’occasion en critique littéraire, ironise :

  • 8  Antoine Volodine, « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », dans Frédérik Detu (...)

La peinture d’un avenir fait de dévastation et de misère n’est pas, en soi, une entreprise littéraire nouvelle. Les écrivains d’anticipation ont beaucoup traité ce sujet, en transposant l’angoisse sociale due à la crise économique, ou les errances politico-guerrières ou mafieuses de nos gouvernants, dans des ouvrages qui parfois sont aussi puissants que les grands classiques de la littérature sociale, et plus riches en images inoubliables8.

4C’est dire que l’auteur ne se propose pas de rivaliser avec la « littérature sociale » ou historique-politique, ou pas de façon directe, mais de « transposer » les données d’une expérience commune en la filtrant par une sensibilité particulière, un regard particulier. On s’interrogera donc sur quelques « transpositions » proposées par l’auteur, et sur quelques types de brouillage entre réel et non réel.

  • 9Ibid.
  • 10  L’indication générique de couverture est « roman », et de fait le livre présente une forte unité t (...)
  • 11  Antoine Volodine, Écrivains, Paris, Le Seuil, 2010, p. 95-117. Voir « La stratégie du silence dans (...)
  • 12  Le fait que « Robert Malipiero », écrivain imaginaire, invente à son tour un écrivain du nom de Ja (...)

5J’étudierai en premier la nouvelle « La stratégie du silence dans l’œuvre de… » pour laquelle nous disposons de deux versions. Une première version, parue en 2008, s’intitule « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero9 », la seconde version constitue la cinquième partie du recueil Écrivains10, paru en 2010, et s’intitule « La stratégie du silence dans l’œuvre de Bogdan Tarassiev11 ». Je me référerai à la première version, voici pourquoi. Apparemment, les variantes entre les deux sont minimes : changement du nom du protagoniste, changement des dates qui se rapprochent de notre époque (1217 devient 2017), micro-récritures et micro-suppressions. Mais la suppression la plus significative porte sur les notes : dans Malipiero, on n’en compte pas moins de dix-sept, aucune dans Tarassiev. Or, l’usage des notes est rare en régime fictionnel : ici, elles tendent à établir le texte en pastiche d’un article de critique littéraire, avec citation d’un critique, informations érudites sur les éditions, les collections, les bibliothèques où on peut trouver les introuvables, etc. Ce qui me conduit à préférer cette version : elle ne comporte pas de mise en abyme à proprement parler12 mais l’aspect autoréférentiel y est plus marqué que dans la seconde.

  • 13  Thomas Bernhard, Mes prix littéraires, traduit de l’allemand par Daniel Mirsky, Paris, Gallimard, (...)

6À un premier niveau, si l’on excepte les dates (xiiie siècle dans la première version, xxie siècle dans la seconde), cette nouvelle est une pittoresque description des mœurs éditoriales d’aujourd’hui et de la difficulté, pour un auteur quelque peu marginal, de se faire connaître. Certes, Volodine n’est pas Robert Malipiero (ou Bogdan Tarassiev) mais un certain nombre de traits les rapprochent : Malipiero a commencé par publier des romans policiers, au nombre de cinq, Volodine a commencé par publier des romans dans une collection de science-fiction (quatre) ; dans les deux cas, il s’agit de « para-littérature », d’un genre plus ou moins décrié, même s’il commence à faire l’objet d’études universitaires… Puis, quand Malipiero revient sur la scène littéraire, avec Rue des mendiantes, publié par Lulla Press, il fait l’impasse sur ses précédents romans ; de même, dans Lisbonne dernière marge, paru aux éditions de Minuit, le paratexte ne fournit aucune indication des précédents livres publiés, comme si Lisbonne était un premier roman. La suggestion de scinder Aux viandes réunies en deux romans n’est pas sans rappeler les mésaventures d’Alto solo… Le tout relaté avec un mélange d’acrimonie et d’humour qui n’est pas sans faire songer au Thomas Bernhard de Mes prix littéraires13.

  • 14  Antoine Volodine, « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », op. cit., p. 25. L (...)

7Tout ce versant du texte ne concerne que les stratégies éditoriales, qui sont évidemment liées à la réception proprement dite de l’œuvre de « Malipiero », ou plutôt à son manque cruel de réception. L’auteur, on l’a dit, reste méconnu, voire ignoré, mais « on l’associe à un tic d’auteur très aisément caricaturable – “ce type qui appelle tous ses personnages de la même manière” » (p. 27). Les noms des personnages créés par Malipiero se ressemblent au point de se confondre : Wolff, Woolf, Wolfo, Wulf, jusqu’à Wolup14. Ce que le critique (imaginaire) John Lee appelle l’« étrécissement onomastique ». Une note précise :

Cette phrase, qui devrait être nuancée selon les ouvrages, qui devrait être éclairée par une étude de contextes, est hélas bêtement reprise telle quelle, dispensant le commentateur de toute lecture véritable et se substituant à toute analyse. (p. 33)

  • 15  Voir notamment Lionel Ruffel, Volodine post-exotique, Nantes, Cécile Defaut, 2007, p. 123 et passi (...)

8Or, si l’œuvre de Volodine est beaucoup trop complexe et variée pour pouvoir donner lieu au repérage d’un « tic d’auteur » analogue, il est un trait de sa « stratégie » d’écriture qui a été abondamment souligné par la critique, et qui a à voir précisément avec l’onomastique, sauf qu’il s’agit moins d’« étrécissement » que de diffusion ou de dispersion : à savoir sa pratique de l’hétéronymie. Cette pratique, sur laquelle l’auteur s’est expliqué et que les critiques sérieux ont mise en perspective avec sa vision du monde et de l’écriture15, est souvent citée par les critiques journalistiques, se répétant les uns les autres, et évoquant à ce propos Pessoa.

  • 16  C’est le terme qui regroupe les œuvres signées par Antoine Volodine, Manuela Draeger, Elli Kronaue (...)

9Si, quittant la réception (décevante) de l’œuvre de Malipiero, l’on en vient à sa réception idéale par un lecteur construit par l’œuvre même, le jeu de reflets entre l’écrivain fictif et l’écrivain réel s’accentue. L’œuvre majeure de Malipiero, Wolff, nous offre une véritable autodescription qui s’applique parfaitement aux « Voix du post-exotisme16 » :

vaste œuvre testamentaire, où se rejoignent […] tous les talents de Robert Malipiero : l’art du monologue épique, la peinture de scènes en obscurité, l’oscillation entre sphère politique et sphère mystique, l’humour acide, l’imbrication des anecdotes, l’enchevêtrement des mondes intérieurs, la peinture des dérives vers la folie ou vers la mort. (p. 26)

10Emboîtement supplémentaire, Malipiero invente un personnage d’écrivain, Jacob Wulwo, qui lui ressemble « bien que son destin et ses méthodes de travail soient différents » (p. 28). Entre deux assassinats de mafieux et de dirigeants politiques, Wulwo écrit « des romans minimalistes » qui racontent toujours la même histoire. Malipiero y voit « une espèce d’automutilation visant à ridiculiser et à dégrader la notion de livre, la notion d’auteur, les valeurs associées à la fonction d’auteur respectable, officiel […] le dégoût de l’écriture et la haine du monde éditorial officiel » (p. 28). Or, cette position radicale était présente dès le tout premier texte publié de Volodine, Biographie comparée de Jorian Murgrave, puisque l’un des commentateurs qui présente le récit d’enfance de Jorian note avec répugnance :

  • 17  Antoine Volodine, Biographie comparée de Jorian Murgrave, Paris, Denoël, coll. « Présence du futur (...)

Il y a là un mépris du lecteur, un mépris du monde, un refus d’accepter les règles du jeu social. […] Plus que des précisions sujettes à caution, c’est cette recherche aberrante d’anonymat qui dénonce l’auteur de ces feuilles17.

Devant l’évidence de son échec actuel, Robert Malipiero croit-il qu’il sera lu plus tard ? Rien ne le dit, on ne sait même pas si son insuccès éditorial l’a amené à renoncer à écrire :

Dans une carte postale à une amie, il confie qu’il est en train de rédiger un pamphlet contre la société occidentale, mais rien de tel ne sera découvert dans ses papiers après sa mort. Il est certain que Malipiero a détruit toute son œuvre non publiée, mais il est possible aussi qu’il ait renoncé à écrire… (p. 28-29)

11Pourtant, il y a bien chez lui l’indication d’un « recours vers le futur », puisque son dernier opus, posthume par définition, retrouvé après les meurtres qu’il commet et son suicide, et publié par toute la presse – ce qui lui vaut une ultime notoriété – s’adresse bien à un ou des lecteurs, sous forme de leçon ou d’injonction : « Si vous désirez que votre voyage jusqu’à la mort prenne tout son sens, si vous souhaitez savoir pourquoi vous êtes restés silencieux, faites comme moi. Wolff. » (P. 32.)

  • 18  Pascal Quignard quant à lui espère être lu au xviie siècle…

12Cet appel à une postérité plus ou moins probable n’est pas sans exemple : on se souvient de Stendhal escomptant qu’il serait lu en 188018. Volodine, qui a déjà un certain nombre de lecteurs et dont on peut espérer qu’il ne se livrera pas aux gestes extrêmes de son héros, songe néanmoins aux lecteurs du futur, ce qui l’a amené à établir un parallèle inattendu entre sa position auctoriale et celle de… Céline :

  • 19  Courriel du 3 mai 2011.

Céline (en particulier dans les romans de l’après-guerre) s’adresse non à ses contemporains, mais surtout à des sympathisants placés dans un lointain futur, qui l’apprécieront et le réhabiliteront politiquement. En réfléchissant à cela, il m’est apparu qu’on pouvait établir un parallèle avec un certain nombre de proclamations des écrivains post-exotiques, qui tiennent à se justifier de leurs positions idéologiques, qui tiennent à affirmer sans cesse leur fidélité à l’égalitarisme […] en faisant face non à un jury contemporain mais à des sympathisants vainqueurs (mille neuf cent soixante-dix-sept ans après la révolution mondiale)19.

  • 20  Antoine Volodine, « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », op. cit., p. 26.

13Penser au futur peut prendre mille formes, de la rêverie plus ou moins oisive au projet rationnel. Mais la différence est-elle vraiment pertinente ? Quand le personnage du roman Wolff tente d’inscrire un projet dans le réel, il « cherche à quel moment précis a eu lieu la bifurcation vers l’irrémédiable. À chaque fois qu’il repère un tel nœud […] il entreprend de rêver un rêve où les responsables du malheur sont détruits, fusillés ou mis hors d’état de nuire. Bien entendu, sa méthode d’action sur l’histoire réelle se révèle inefficace20 ». Ce qui nous rappelle bien d’autres situations narratives, les transes chamaniques de Des anges mineurs, les traversées bardiques de Bardo or not Bardo, les emboîtements de rêves de Des enfers fabuleux, les mondes virtuels de Nuit blanche en Balkyrie, le contre-univers « décalé et automnal » de Vue sur l’ossuaire Citons seulement Dondog :

  • 21  Antoine Volodine, Dondog, Paris, Le Seuil, 2002, p. 137.

Il aurait été facile de se glisser jusqu’à eux [les mafieux] et de les mitrailler au nom des pauvres, mais nul dans la Cité ne songeait à organiser ce genre d’opération qui aurait été la norme en d’autres lieux, je veux dire par exemple dans la réalité ou dans les rêves21.

14Le « ou » ici n’est guère disjonctif, la frontière entre rêve et réalité semble bien poreuse. Comme l’est la frontière entre les œuvres réellement publiées (dans notre univers de référence) et les œuvres imaginaires.

  • 22  Antoine Volodine, « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », op. cit., p. 33.
  • 23  Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, 1998, p. 86-108.
  • 24  Ainsi que des catégories génériques qui lui sont propres : Shaggå, romånce, entrevoûtes, féerie, r (...)

15En effet, pour parachever le jeu de ressemblances entre les trois auteurs (Volodine, Malipiero-Tarassiev et Jacob Wulwo), ou plus exactement pour verrouiller l’œuvre sur son intertexte interne, une note (supprimée dans Écrivains) renvoie ici à quatre ouvrages qui sont censés être de la plume de Malipiero et qui « abondent en images inoubliables, par exemple, en images plus efficaces qu’un discours politique » : La Valse sous les tilleuls d’Irina Kobayashi, Rivage des espoirs blessés de Kynthia Bedobul, Restons groupés de Hans-Jürgen Pizarro et Les Erreurs fatales d’Ellen Dawkes22. Or, le lecteur ne peut se défendre d’un sentiment de déjà-lu, qui n’est pas trompeur : en effet, ces quatre titres figurent dans la rubrique « Du même auteur, dans la même collection » du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze23 ! Ce sont quatre « romånces », qui dans la liste occupent respectivement les numéros 168, 89, 282 et 214. La suppression de cette note en particulier, dans la seconde version, va certes dans le sens d’un allégement du texte, d’un effacement relatif de sa pseudo-érudition, mais elle contredit ce que nombre de critiques ont souligné, à savoir le caractère clos et clôturant de l’œuvre, son renvoi perpétuel de soi à soi, la constitution non seulement d’un univers fictionnel spécifique, mais aussi de sa bibliothèque24.

  • 25  Antoine Volodine, « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », op. cit., p. 30-31
  • 26  Voir Anne Roche, « Le Vide pour tous en 49 leçons : le réalisme dans l’œuvre d’Antoine Volodine », (...)

16L’auteur (imaginaire) de l’article sur Malipiero estime que l’œuvre de celui-ci, finalement, ne constitue pas une représentation fidèle de la société dans son ensemble : en effet, les riches, les « responsables du malheur » (pour reprendre une expression qui revient souvent, et pas seulement dans l’œuvre de Malipiero), n’y figurent pas. Malipiero « en a parlé, mais toujours en les plaçant au-delà d’un gouffre infranchissable, hors de l’atteinte intellectuelle des narrateurs, de même que les maîtres de l’horreur évoquent l’horrible sans le décrire. […] Dans les romans de Malipiero, le massacre concret, quand massacre il y a, ne touche que d’obscures victimes25 ». Chez Volodine, de même, aucun projet d’élaborer une sociologie romanesque26, mais un regard social de solidarité avec les « gueux », les Untermenschen, qui est une constante de l’œuvre.

17On le voit, dans « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », ce qui est mis en avant, c’est bien l’histoire d’un écrivain : ses efforts pour être publié, ses démêlés avec ses éditeurs, son lectorat, et un certain nombre de caractéristiques de son écriture. Mais les enjeux de l’écriture même ne figurent qu’en pointillé dans la nouvelle, même s’ils sont évoqués dans la citation précédente. Il en va différemment dans certains autres textes du même livre. Un pivot peut se repérer dans la nouvelle intitulée « Remerciements » qui apparemment n’est qu’un pastiche fort drôle de la rubrique classique qui figure dans nombre d’ouvrages.

  • 27  Volodine a déclaré dans diverses interviews qu’il attachait une grande importance aux noms de ses (...)
  • 28  Antoine Volodine, Écrivains, op. cit., p. 88.

18Tous les noms des personnes remerciées pour des raisons aussi pittoresques qu’improbables sont composés selon la technique habituelle à Volodine, c’est-à-dire par jonction d’un prénom et d’un patronyme appartenant à des aires culturelles différentes27 : Nounrane Lonsdale, Mordechaï Malone, Myriam Wundersee… Mais il faut remarquer qu’aucun d’eux ne se retrouve, ni dans la « bibliographie » du Post-exotisme en dix leçons, ni, comme personnage ou narrateur, dans le reste de l’œuvre. Le caractère burlesque du texte interdit en quelque sorte que les véritables héros de l’œuvre puissent être confondus avec les destinataires bouffons de ces remerciements. Aucun des personnages ici nommés ne provient des autres romans. Le seul personnage « immigrant » (pour reprendre la terminologie de Terence Parsons) est « l’Arabe dément Abdul al-Hazred, auteur du Necronomicon28 », personnage imaginaire certes, mais surtout en provenance de l’univers d’un autre grand rêveur, Lovecraft. Si la tonalité d’ensemble de ce texte est comique, il se termine de façon abrupte et contrastée : le dernier remerciement s’adresse à des milliers de vivants et de morts qui « m’ont aidé à ne pas perdre confiance, ou ont modifié individuellement ou collectivement ma perception des choses » (p. 92), et à leur « porte-drapeau », un obscur fusillé en 1938, enterré à Boutovo, région de Moscou, ce qu’on retrouvera dans Demain aura été un beau dimanche.

  • 29  Yasar Tarchalski est, entre autres, l’un des signataires, en page de couverture intérieure, du Pos (...)

19En mettant à part ce dernier texte, sur lequel on reviendra, les référents historiques précis sont relativement peu nombreux dans Écrivains. Si Mathias Olbane tente chaque jour de se tuer avant d’avoir prononcé le nombre quatre cent quarante-quatre, c’est que ces chiffres « renvo[ient] à avril 1944, date à laquelle son grand-père paternel était mort à Buchenwald » (p. 10). Dans « Comancer », le narrateur « a dirigé des commandos qui ont fait justice, qui ont fusillé des ennemis du peuple alors que tout le monde pensait que les théories égalitaristes étaient aussi dépassées qu’après la chute du mur de Berlin » (p. 60). Dans « La théorie de l’image selon Maria Trois-Cent-Treize », un personnage nommé Yasar Tarchalski29 « prit la parole. […] “Et toi, Ilitch, dit-il, est-ce que tu as déjà pensé que peut-être ça n’arriverait jamais, même dans mille ans ?” Personne dans le groupe ne s’appelait Ilitch » (p. 135). Si l’on excepte ces deux références de dates et l’allusion au nom patronymique de Lénine, on chercherait en vain des repères historiques précis. Mais le « chronotope » qu’habitent les personnages est doublement situé.

20Situé d’abord par rapport à l’œuvre elle-même, telle qu’elle se construit depuis quelque vingt-cinq ans. Les personnages, révolutionnaires vaincus, emprisonnés pour avoir « assassiné des assassins » (p. 11) dans des systèmes carcéraux féroces ou dans des camps qui empruntent au KZ ou au Goulag, sont entre la vie et la mort, ou déjà dans l’après-mort. Dans l’isolement, ils chuchotent ou rêvent des hommages à leurs compagnons disparus :

  • 30  Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons…, op. cit., p. 11.

Il contemplait les photographies mal lisibles, spongieuses, les portraits obsolètes de ses amis hommes et femmes, tous défunts, et il se remémorait on ne sait quoi de trouble et, en même temps, de merveilleusement scintillant, qu’il avait vécu en leur compagnie, du temps où ils étaient tous en liberté et scintillaient, du temps où tous, du premier au dernier, nous étions autre chose que30.

  • 31  On pense ici notamment au Nom des singes où la nomenclature animale et végétale joue un rôle à la (...)

21Linda Woo, dans « Discours aux nomades et aux morts », tient un discours halluciné, où elle habite la voix d’une autre prisonnière, peut-être morte, et si son discours apparaît d’abord rationnel (« Voilà ce qui motive notre enfermement dans une pensée radicale de la révolte », p. 35), il s’effrite peu à peu dans les larmes, les « lambeaux » : « On ne sait plus ce qu’elle voit. On ne sait plus […] si les morts sont encore là, couverts de bandages carbonisés, ni s’ils l’écoutent. On ne sait plus ce qu’on entend. Du vent sous le ciel infini ? » (p. 35). Mathias Olbane, lui aussi en détention, constitue des listes de vocables imaginaires : végétaux, peuples exterminés, victimes des camps31.

Raconter des histoires ne l’intéressait absolument plus. […] Il écoutait les plaintes ou les chants des autres prisonniers. C’était sa vie. Mais l’idée de reproduire cela avec des mots ne l’attirait pas, et encore moins de développer une fiction qui prendrait cela comme décor et, lâchement, s’en éloignerait. (p. 17)

C’était déjà le même refus déontologique chez Dondog :

  • 32  Antoine Volodine, Dondog, op. cit., p. 107.

Il m’avait toujours été impossible de raconter des histoires extraites de mon expérience vécue et réelle. J’inventais tout en puisant sans cesse dans ma mémoire, mais rien de mes inventions ne touchait véritablement au cœur de la douleur vécue ou du réel. Il m’aurait semblé monstrueux d’entreprendre un récit à partir de là32.

Maria Trois-Cent-Treize, dans l’espace noir du Bardo Thödol, s’efforce de présenter devant un tribunal invisible une défense et illustration du post-exotisme.

  • 33  Antoine Volodine, Écrivains, op. cit., p. 57. Les astérisques (ajoutés par nous) signalent les mot (...)
  • 34Ibid., p. 46.
  • 35  Antoine Volodine, Des anges mineurs, Paris, Le Seuil, 1999, p. 97.

22Tous, d’une certaine façon, sont des créatures (des frères ? des enfants ?) du petit enfant de « Comancer », ce gamin de cinq ans qui vient tout juste d’apprendre à lire et à écrire et qui se lance dans l’écriture d’une « histoire » qu’il crayonne fébrilement à l’intérieur de son protège-cahier, suscitant la perplexité, puis le respect protecteur de l’institutrice. C’est une histoire terrifiante, où il y a la police rouge (déjà !) et la police blanche ; cette dernière est méchante puisqu’elle a « *tuer tous les animaux de la forêt », il y a aussi des « *marsiens » tout aussi méchants et sanguinaires, et finalement un carnage général : « *il virent que les arbres autour du village étaient rouges33 ». C’est la mise en place d’un univers autre, ou plutôt l’« exploration écrite d’un univers parallèle où l’école n’existait plus34 ». Cette bouleversante entrée en écriture du petit garçon, comment ne pas y voir une échappée autobiographique de cet auteur habituellement plus que discret, masqué ? En tout cas, on a le sentiment d’assister à la naissance d’une sorte d’image primitive, ou plutôt de cluster d’« images destinées à s’incruster dans [son] inconscient et à resurgir bien plus tard dans [ses] méditations ou dans [ses] rêves35 ».

  • 36  Antoine Volodine, Dondog, op. cit., p. 59.

23L’enfant n’a pas vécu ce qu’il écrit sur son protège-cahier, ce qu’il écrit vient des livres – ou de ses rêves. Tous les textes de Volodine, et Écrivains ne fait pas exception, fourmillent d’impossibilités logiques, de changements « illégitimes » de niveaux narratifs, d’osmoses inquiétantes entre rêve et réel, comme entre vie et mort – comme dans les rêves nocturnes, justement. Dans la vie de chaque personnage se trouvent des souvenirs d’autant plus obsédants, d’autant plus pesants, qu’il n’est pas bien certain de les avoir réellement vécus, qu’ils appartiennent peut-être à quelqu’un d’autre. De même que Schlumm, assassiné par la fraction Werschwell, survit en Dondog comme un « frère dévasté », chacun de nous abrite potentiellement les héros et les martyrs de son histoire, transmis par les livres ou par les récits familiaux. Dondog, enfant, a vu en rêve les combattants égalitaristes vaincus et traqués, et il « s’était approprié tout cela en tant que souvenir authentique. Il n’avait pas besoin de s’interroger longuement sur le réel et le non-réel. Tout était vrai, tout avait été vécu ainsi. La peur lui avait été communiquée dans ce temple aux lanternes éteintes, et maintenant, ici, à l’école, elle le troublait36 ». Cette mise en question du souvenir personnel, de son incertaine appropriation, en vient de proche en proche à interroger la nature du réel, ou plus exactement ses frontières.

  • 37  Pour le premier point, voir Devant l’histoire, les documents de la controverse sur la singularité (...)
  • 38  Antoine Volodine, Écrivains, op. cit., p. 37.
  • 39Ibid., p. 19.

24Si mes souvenirs ne sont pas les miens, ou pas seulement, ou pas d’abord, qu’en est-il du réel historique ? Il faut ici distinguer entre les interprétations divergentes de l’histoire, ses accentuations divergentes, et la contestation même d’un fait. Par exemple, l’entreprise de destruction des juifs d’Europe, ou le Goulag, ont été en leur temps occultés par leurs responsables, mais sont à présent des faits reconnus, même si leur interprétation et leurs éventuels rapprochements sont évidemment sujets de controverses37. L’engagement des personnages de Volodine ne fait aucun doute, mais aussi le constat de leur impuissance à changer le monde, et ce dernier point les rapproche sans doute de leur créateur : « Nous ne vivons plus dans cet univers, mais notre forteresse carcérale n’est pas non plus un lieu où dire les choses permette de changer les choses38. » Volodine a plusieurs fois affirmé qu’à ses yeux la littérature n’avait pas de pouvoir sur l’action historique, et peut-être pourrait-on lui attribuer cette maxime de Mathias Olbane, « la poésie lui paraissait morte à partir du moment où elle atterrissait dans l’encre d’un poème39 », en substituant « révolution » à « poésie ».

25Dans ce rapport au réel, qui constitue l’autre volet du chronotope volodinien, il nous semble que le dernier texte du recueil, « Demain aura été un beau dimanche » (p. 155-186), apporte une innovation quant au traitement de l’histoire auquel Volodine nous a accoutumés. D’où la nécessité de l’analyser un peu plus en détail.

26Le narrateur, Nikita Kouriline, « n’était pas appelé à être écrivain », mais il l’est, étrangement, devenu à sa naissance. Comment le comprendre ? Il est né un dimanche, le 27 juin 1938, et sa grand-mère lui a raconté que les cloches sonnaient à toute volée pendant que sa mère mourait d’une hémorragie. Récit maintes fois répété au fil des années, où la grand-mère, dans une anaphore burlesque, juxtapose « les cloches des popes, les cloches des réactionnaires orthodoxes » et « les cloches des trotskistes » (p. 161) ! Adolescent, Nikita met en doute l’exactitude de ce récit : en 1938, la religion était encore persécutée, les cloches ne pouvaient pas sonner. Plus tard, adulte, il découvre que le 27 juin était un lundi. Dès lors, sans idée de faire un livre, il veut « reprendre sa naissance à zéro » (p. 167) :

Il venait de comprendre que sa naissance pouvait aussi être rapportée avec des mots et même des détails qui lui appartenaient, que sa naissance était une fiction qui allait désormais dépendre entièrement de lui. […] tout pouvait être combiné autrement, sous la forme d’un récit différent qui lui obéirait et qui, peut-être, enfin, l’apaiserait. (p. 166)

  • 40  On pense aux fous de Breughel dans Nuit blanche en Balkhyrie (Paris, Gallimard, 1997).
  • 41  Lors du colloque de Brno (République tchèque) d’avril 2011, Thierry Saint-Arnoult a proposé une be (...)

27Après de nombreuses recherches infructueuses, il finit par apprendre que Iemerovo, son lieu de naissance, a été choisi par le NKVD pour fusiller vingt mille personnes pendant les purges. Autodidacte, presque analphabète, il s’efforce d’écrire un texte qui unirait le récit de sa naissance et la terrible découverte qu’il vient de faire, mais toutes ses tentatives de rédaction avortent au bout d’une demi-page. Marginalisé, il a pour seuls interlocuteurs un ancien détenu et un ancien psychiatrisé, ce dernier, dans son délire, récite les noms de fusillés de 1938 (p. 170-172). Délire ? Magiquement, le fou dit des noms réels, historiques. Et il ne s’agit pas là d’intellectuels, de bourgeois ou de « koulaks », ce sont des pauvres : la plupart n’ont pas dépassé le niveau d’éducation élémentaire, ils sont chauffagiste, ouvrier agricole, charretier, ouvrier à la construction du métro, typographe, débardeur, gardien de nuit, serrurier… Kouriline, sans plus rien écrire, crée une œuvre polyphonique autour du jour de sa naissance, rassemble des débris qu’il baptise des noms des fusillés40. Il comprend que les « cloches » de sa grand-mère étaient l’écho des fusillades, que ce souvenir-écran était destiné à masquer. Puis, le 27 juin 1988, il se pend41.

Sur ce dernier texte, nous disposons du témoignage de l’auteur, qui nous fait pénétrer dans son atelier et nous donne accès à ses sources :

Sur Écrivains et en particulier « Nikita Kouriline », il n’y a aucun mystère : j’ai travaillé sur les listes infiniment lourdes et tristes du site russe Memorial http://lists.memo.ru/​. J’en ai extrait une liste exhaustive (plus ou moins) des fusillés du 27 juin 1938 à Boutovo. Une goutte dans cet océan amer. Elle n’est pas reproduite entièrement dans le chapitre Kouriline (elle compte près de 140 noms), mais ce qui est inséré, noms, adresse, brefs renseignements d’état civil, dates d’arrestation, de procès, d’exécution, a été fidèle à ce que j’avais en main.

  • 42  L’onomastique musicale est un trait récurrent de l’œuvre de Volodine : rappelons Maria Clementi, M (...)
  • 43  Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine. Voir supra, Écrivains, op. cit., p. 135.

Mon choix s’est porté sur ce qui était représentatif socialement (pratiquement aucun intellectuel, aucun membre du parti, uniquement des gueux) ; sur les motifs de la condamnation ; et sur les noms : Prokofiev42 et Oulianov43, évidemment, mais aussi des noms qui me disaient quelque chose pour des raisons musicales ou obscures. […]

« Memorial » est un monument constitué de bric et de broc, à partir de « Livres du souvenir » confidentiels, édités discrètement et à contrecœur par villes, régions, après la disparition de l’URSS. C’est très partiel, les archives un moment accessibles n’ont plus été exploitées, un grand nombre de régions n’ont pas ouvert leurs archives. Ce qui est reproduit est pour chaque nom en général beaucoup plus succinct que ce que j’ai inséré dans le chapitre « Kouriline ». Le NKVD à Boutovo était plus bavard qu’ailleurs et donnait plus de renseignements. Sur d’autres sources on n’a que le nom, la nationalité et la date de naissance, et la date d’arrestation, avec parfois la mention de l’article justifiant la condamnation. Il ne s’agit pas systématiquement d’une condamnation à mort. Si le prisonnier était condamné au camp, on perd immédiatement sa trace. Je n’ai pas connaissance d’archives d’arrivées et de départ (ou de décès) de déportés dans les nombreux camps. […]

  • 44  Courriel du 22 juin 2011.

Ce travail a été douloureux, il fallait fouiller, j’avais la contrainte du 27 juin et il n’y a aucun moteur de recherche par date : il fallait marcher avec précaution au milieu de centaines de milliers de morts. Et donc, dans le chapitre « Kouriline » il s’agit bien d’insert d’archives authentiques (ce que je n’avais jamais fait et que je ne ferai sans doute plus). Je considère ce geste littéraire, pour moi exceptionnel, comme un hommage. (Non seulement un cri anti-stalinien, mais un hommage aux gueux ; dont Kouriline fait partie)44.

  • 45  Antoine Volodine, Des anges mineurs, op. cit., p. 144.
  • 46  Antoine Volodine, Dondog, op. cit., p. 239.

28Ce témoignage nous amène à interroger à nouveau les relations complexes de l’œuvre au réel historique. Nombre d’études sur les livres de Volodine ont montré que chacun reflétait, de façon plus ou moins masquée ou distordue, tel ou tel événement du siècle passé. Mais ici, pour la première fois, il y a « insert d’archives authentiques », et l’auteur précise, « ce que je n’avais jamais fait et que je ne ferai sans doute plus ». L’une des raisons étant sans doute qu’« il fallait marcher avec précaution au milieu de centaines de milliers de morts ». Cette insertion, par son caractère « exceptionnel », ne déséquilibre pourtant pas l’alchimie opérée par le texte, la fictionnalisation du réel historique. Les rêveries suicidaires de Mathias Olbane, le suicide de Robert Malipiero-Bogdan Tarassiev, précédé il est vrai de quelques assassinats satisfaisants, enfin le suicide de Nikita Kouriline confronté aux meurtres de masse qui ont accompagné sa naissance et auxquels il ne peut rien, sinon rendre un dérisoire hommage aux victimes : autant de réponses symboliques apportées par ces personnages à « la domination sans partage du rien45 ». L’œuvre pourrait donc tendre à un nihilisme absolu, à peine tempéré par la fidélité et la solidarité affirmées, mais quelque peu dérisoires, au cœur de l’impuissance carcérale ou mortelle. Pourrait-on y voir une évolution de l’œuvre ? Ce serait douteux, car les univers de Rituel du mépris ou de Des enfers fabuleux ne se caractérisaient pas non plus par un optimisme radieux. Face à un « réel » que la fiction construit comme aussi noir que l’espace du Bardo, la fiction affirme pourtant (ne peut qu’affirmer) les pouvoirs du rêve pour bâtir un contre-monde, et pour, malgré tout, « tordre et distordre et courber le présent46 ».

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Notes

1  En septembre 2010, sont également parus Onze rêves de suie, signé Manuela Draeger (Paris, Éditions de l’Olivier) et Les aigles puent, signé Lutz Bassmann (Lagrasse, Verdier).

2  Antoine Volodine, Lisbonne dernière marge, Paris, Minuit, 1990.

3  Antoine Volodine, Alto solo, Paris, Minuit, 1991.

4  Antoine Volodine, Le Nom des singes, Paris, Minuit, 1994.

5Passim dans l’ensemble de l’œuvre.

6  Thierry Saint-Arnoult, « La polyphonie mutilée : la faillite de la révolution russe selon Volodine », dans Anne Roche (dir.), Antoine Volodine, fictions du politique, Caen, Minard, coll. « Lettres Modernes », 2006, p. 159-176.

7  Cf. Anne Roche, « Clarity of Secrets », Substance. A Review of Theory and Literary Criticism, vol. XXXII, no 2 (101), 2003, p. 52-63.

8  Antoine Volodine, « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », dans Frédérik Detue et Pierre Ouellet (dir.), Défense et illustration du post-exotisme en vingt leçons, Montréal, VLB éditeur, 2008, p. 19.

9Ibid.

10  L’indication générique de couverture est « roman », et de fait le livre présente une forte unité thématique, mais chacun des textes qui le composent peut fonctionner comme une sorte de récit ou de nouvelle indépendante.

11  Antoine Volodine, Écrivains, Paris, Le Seuil, 2010, p. 95-117. Voir « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », op. cit., p. 13 : « Robert Malipiero, connu également – si le terme “connu” a un sens, concernant un écrivain – sous le pseudonyme de Nathan Tarassiev. »

12  Le fait que « Robert Malipiero », écrivain imaginaire, invente à son tour un écrivain du nom de Jacob Wulwo, lequel est donc doublement intradiégétique, donne lieu à une sorte de « récit spéculaire » mais sans qu’il y ait texte enchâssé. Voir infra.

13  Thomas Bernhard, Mes prix littéraires, traduit de l’allemand par Daniel Mirsky, Paris, Gallimard, 2010.

14  Antoine Volodine, « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », op. cit., p. 25. La quatrième de couverture d’Un navire de nulle part (Paris, Denoël, 1986) nous apprend que le « véritable pseudonyme » de Volodine est Volup Golpiez. Le nom de Golpiez se retrouve dans Le Nom des singes

15  Voir notamment Lionel Ruffel, Volodine post-exotique, Nantes, Cécile Defaut, 2007, p. 123 et passim.

16  C’est le terme qui regroupe les œuvres signées par Antoine Volodine, Manuela Draeger, Elli Kronauer, Lutz Bassmann.

17  Antoine Volodine, Biographie comparée de Jorian Murgrave, Paris, Denoël, coll. « Présence du futur », 1985, p. 15. Les quatre romans parus dans cette collection, Biographie comparée de Jorian Murgrave, Un navire de nulle part (1986), Rituel du mépris (1986) et Des enfers fabuleux (1988), ont été réédités en un seul volume chez Denoël en 2003.

18  Pascal Quignard quant à lui espère être lu au xviie siècle…

19  Courriel du 3 mai 2011.

20  Antoine Volodine, « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », op. cit., p. 26.

21  Antoine Volodine, Dondog, Paris, Le Seuil, 2002, p. 137.

22  Antoine Volodine, « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », op. cit., p. 33.

23  Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, 1998, p. 86-108.

24  Ainsi que des catégories génériques qui lui sont propres : Shaggå, romånce, entrevoûtes, féerie, récitat, narrat, leçon, murmurat (ibid., p. 27) et des concepts critiques forgés exprès pour analyser l’œuvre (ibid., p. 61-62).

25  Antoine Volodine, « La stratégie du silence dans l’œuvre de Robert Malipiero », op. cit., p. 30-31.

26  Voir Anne Roche, « Le Vide pour tous en 49 leçons : le réalisme dans l’œuvre d’Antoine Volodine », dans Michel Collomb (dir.), L’Empreinte du social dans le roman depuis 1980, Montpellier, Centre d’études du xxe siècle, université Paul-Valéry-Montpellier III, 2005, p. 163-175.

27  Volodine a déclaré dans diverses interviews qu’il attachait une grande importance aux noms de ses personnages et qu’en particulier il travaillait à leur donner une structure internationaliste. Cela crée en tout cas un effet de dépaysement pour le lecteur. On peut généraliser ce qu’écrit Maria Lepilova dans son étude sur les bylines d’Elli Kronauer : « Les noms russes sont atypiques pour la langue française. Donc, du point de vue de la mélodie, ils produisent une sorte de dysharmonie, une dissonance avec le texte en général. Ils troublent l’équilibre rythmique de l’œuvre, mais ils produisent un autre effet phonostylistique : ils attirent l’attention des lecteurs, ils fonctionnent comme les accents dans les phrases. Et par conséquent ils créent une autre mélodie : le legato des bylines russes est transformé en staccato ou plutôt en rythme syncopé dans les bylines d’Elli Kronauer. » (Maria Lepilova, Elli Kronauer, barde post-exotique du xxie siècle, mémoire dirigé par Frédérik Detue, Moscou, Collège universitaire français de Moscou, 2005, p. 15.)

28  Antoine Volodine, Écrivains, op. cit., p. 88.

29  Yasar Tarchalski est, entre autres, l’un des signataires, en page de couverture intérieure, du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (op. cit.), au même titre que Lutz Bassmann, Ellen Dawkes, Iakoud (erreur pour Iakoub) Khadjbakiro, Elli Kronauer, Erdogan Mayayo, Ingrid Vogel et Antoine Volodine. Dans « Un étrange soupir de John Untermensch », il est l’auteur de trois livres : Des anges mineurs, Compagnons de désastre et Ultimes étoiles (Formules, revue des littératures à contraintes, no 3, 1999-2000, p. 141-148).

30  Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons…, op. cit., p. 11.

31  On pense ici notamment au Nom des singes où la nomenclature animale et végétale joue un rôle à la fois poétique et de discrimination politique entre les ethnies.

32  Antoine Volodine, Dondog, op. cit., p. 107.

33  Antoine Volodine, Écrivains, op. cit., p. 57. Les astérisques (ajoutés par nous) signalent les mots mal orthographiés, que le texte imprimé respecte, tout en différenciant typographiquement l’écrit enchâssé de l’enfant du récit principal.

34Ibid., p. 46.

35  Antoine Volodine, Des anges mineurs, Paris, Le Seuil, 1999, p. 97.

36  Antoine Volodine, Dondog, op. cit., p. 59.

37  Pour le premier point, voir Devant l’histoire, les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, traduit de l’allemand par Emmanuelle Aurenche, Christian Bouchindhomme et al., Paris, Éditions du Cerf, 1988.

38  Antoine Volodine, Écrivains, op. cit., p. 37.

39Ibid., p. 19.

40  On pense aux fous de Breughel dans Nuit blanche en Balkhyrie (Paris, Gallimard, 1997).

41  Lors du colloque de Brno (République tchèque) d’avril 2011, Thierry Saint-Arnoult a proposé une belle lecture de ce texte.

42  L’onomastique musicale est un trait récurrent de l’œuvre de Volodine : rappelons Maria Clementi, Maria Schnittke, Giovan Bartok, Matthias Bach…

43  Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine. Voir supra, Écrivains, op. cit., p. 135.

44  Courriel du 22 juin 2011.

45  Antoine Volodine, Des anges mineurs, op. cit., p. 144.

46  Antoine Volodine, Dondog, op. cit., p. 239.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Roche, « « Vrai à cent pour cent » »Itinéraires, 2013-1 | 2013, 107-120.

Référence électronique

Anne Roche, « « Vrai à cent pour cent » »Itinéraires [En ligne], 2013-1 | 2013, mis en ligne le 01 octobre 2013, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/838 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.838

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Auteur

Anne Roche

Université de Provence Aix-Marseille I

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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