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D’une faculté de langage des animaux

Sapiens Animalis. La pensée spécifie-t-elle l’humain ?

Sapiens Animalis. Does Thought Define the Human?
Mouhamadou El Hady Ba

Résumés

Les fonctions cognitives supérieures sont souvent considérées comme l’apanage de l’humain. Dans cet article, nous soutenons que les recherches en éthologie et en neurosciences nous montrent que l’on ne peut dénier aux animaux non humains ni la possession de représentations mentales, ni celle d’une intentionnalité et donc d’une agentivité. Nous montrons également que même si l’on ne peut avoir une définition rigoureuse de la conscience, les recherches en neuroscience et en éthologie nous permettent cependant de conclure d’ores et déjà que les animaux non humains sont dotés des structures cérébrales plausiblement associées à la conscience et que très probablement, la différence entre conscience animale et humaine est une différence de degré plutôt que de nature.

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Texte intégral

Cet article est le deuxième volet d’une réflexion en trois parties sur les rapports entre cognition animale et cognition humaine. L’auteur remercie pour leurs commentaires et critiques les participants à la conférence organisée à Dakar lors de l’édition 2017 de la Journée mondiale de la philosophie. L’auteur est particulièrement redevable aux professeurs Mamoussé Diagne et Abdoulaye E. Kane pour leurs éclairants commentaires. L’auteur remercie également les professeurs Daniel Andler, Philippe Tarroux, Alain Ligozat et Nicole El Massioui pour des discussions d’une version antérieure de certaines parties de ce manuscrit. Last but not least, nous tenons à exprimer toute notre gratitude aux éditrices de ce numéro thématique pour leur premier travail de sélection et de correction ainsi que les deux évaluateurs anonymes dont les commentaires ont grandement contribué à améliorer ce travail.

Introduction

« J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; […]. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. »
Voltaire à Rousseau

1L’homme s’autodéfinit parfois comme l’animal doué de raison et se considère alors comme le seul être pensant de la nature. Ce faisant, il charge le mot pensée de plus de sens que le simple fait d’avoir un comportement adapté et de pouvoir communiquer avec ses congénères. L’on ne conçoit pas d’être pensant sans une subjectivité, un riche monde intérieur qui permet de se considérer soi-même et de réfléchir sur ses actes, désirs et intentions passés, présents et futurs.

2Il existe dans la philosophie occidentale une longue tradition de réflexion sur la cognition animale, tradition généralement rupturaliste, malgré quelques exceptions notables. Notre projet ici n’est pas de revisiter cette histoire. Cet article s’inscrit plutôt dans un paradigme strictement naturaliste, à la frontière des sciences cognitives et de la philosophie des sciences, et se propose d’examiner ce que les recherches actuelles en éthologie et en sciences cognitives nous apprennent sur les rapports entre cognition animale et cognition humaine. Dans un tel cadre, l’on se rend compte que l’existence de représentations mentales, l’intentionnalité et la conscience sont des aspects essentiels de ce qu’on entend par pensée.

3La question de savoir si les animaux non humains pensent ou non, sera donc grandement éclairée par la considération de l’existence ou non chez-eux de représentations mentales grâce auxquelles ils appréhenderaient le monde, d’une intentionnalité qui leur permettrait de manipuler d’abord dans l’esprit leurs représentations en fonction de l’objectif désiré afin de choisir la meilleure stratégie et d’une conscience phénoménale qui leur ferait vivre leurs expériences sur le mode subjectif et personnel. Dans ce qui suit, nous allons nous servir des recherches actuelles pour réexaminer la thèse selon laquelle la pensée permet de discriminer entre l’animal humain et l’animal non humain.

Cognition animale, intentionnalité et représentations mentales

4L’un des arguments de Griffin (1984) était que même les écologistes béhavioristes ne peuvent s’empêcher d’utiliser « des termes qui dans leur usage habituel connotent la pensée consciente ». De cet état de fait, il conclut que l’honnêteté voudrait que ces scientifiques assument le fait que les animaux sont intelligents et doués de pensée consciente. Les béhavioristes ne l’entendent évidemment pas de cette oreille et pensent que pour rendre compte du comportement animal, une simple analyse en termes de stimuli/réponse est suffisante.

5Un exemple d’un tel comportement qui appelle irrésistiblement une analyse en termes de comportement finalisé est donné par la femelle du pluvier. Quand cet oiseau, dont le nid est dans le sous-bois et non au sommet des arbres, voit s’approcher un prédateur, il s’éloigne du nid en sautillant comme si son aile était brisée. De la sorte, le prédateur le poursuit et se fait entraîner loin des œufs que l’oiseau était en train de couver. Pour éviter d’utiliser un langage qui laisserait penser que cet oiseau a des intentions conscientes, les pères de l’éthologie donnaient selon Gallo et de Gaulejac l’explication suivante :

Konrad Lorenz et Tinbergen avaient proposé une explication conforme, selon eux, au Canon de Morgan (règle de l’économie dans l’explication) car fondée sur des processus psychiques simples : le prétendu « mime » exécuté par la femelle ne ferait que représenter une activité de dérivation exprimant sans aucune finalité consciente le conflit entre deux comportements incompatibles, s’enfuir et rester près de la couvée. Ce « mime », sans intentionnalité de la part de l’oiseau, ne serait que la résultante de ces deux tendances. (Gallo et de Gaulejac 1998 : 317)

Cette explication de Lorenz et Tinbergen, quoique séduisante dans un cadre strictement béhavioriste n’est cependant pas satisfaisante : Carolyn Ristau (1991) montre que si le pluvier constate que le prédateur ne s’intéresse pas à lui, il multiplie les gestes maladroits et les signaux destinés à attirer son attention. Il semble donc difficile de ne pas parler d’intentionnalité dans ce cas-là. Aussi sont-ce « des raisons d’économie d’hypothèse qui incitent, à leur tour, Griffin, Dennett, Ristau et les tenants de ce que l’on appelle l’éthologie cognitive à préférer le modèle selon lequel la femelle aurait un certain objectif (éloigner le prédateur de son nid) qu’elle se représente et une certaine stratégie pour atteindre cet objectif » (Gallo et de Gaulejac 1998 : 318).

6En fait, une question que l’on pourrait se poser est celle de savoir si la valeur d’un comportement finalisé n’a pas été surévaluée par Griffin. Un comportement intentionnel dénote-t-il toujours l’intelligence ou bien n’est-ce pas là une simple illusion anthropomorphique ? Les premiers cybernéticiens avaient été fascinés par les servomécanismes développés durant la Seconde Guerre mondiale. Ces appareils avaient la capacité de s’autoréguler en fonction des variations de certains paramètres environnementaux pertinents. Cette autorégulation leur semblait analogue à ce qui se passait chez l’homme, que ce soit sur le plan hormonal ou cognitif. Il n’a cependant jamais été affirmé que le thermostat, qui régule le fonctionnement du réfrigérateur en fonction de la température mesurée, le faisait après mûre réflexion. Les comportements finalisés exhibés par les animaux sont-ils semblables à ces servomécanismes ou bien sont-ils conscients ? Une approche intéressante de cette question nous semble celle de Dennett. Ce dernier, en effet, réfléchit de manière critique sur la légitimité de l’usage de l’idiome intentionnel pour parler des animaux. Le problème général de l’éthologie est selon lui de savoir si « le langage de tous les jours qui parle de croyances, de désirs, d’attentes, de reconnaissances, de compréhension, et ainsi de suite peut […] aussi servir de langage abstrait suffisamment rigoureux dans lequel décrire les compétences cognitives » (Dennett [1987] 1990 : 311). Les béhavioristes mettent un soin tout particulier à éviter ces verbes qui sous-entendent une vie mentale sous-jacente aux réactions des animaux. Ce langage mentaliste est aussi appelé idiome intentionnel parce qu’il est essentiellement à propos de quelque chose de précis et selon une modalité précise. De ce fait, il est soumis à ce que les logiciens appellent l’opacité référentielle, c’est-à-dire l’impossibilité de remplacer cette désignation de l’objet visé par un synonyme salva veritate ; en préservant la vérité. Pour illustrer cela, considérons les deux phrases suivantes :

(1) Le singe est assis à côté de Daniel Dennett.

(2) Le singe croit que ce qui se tortille dans le buisson est un serpent.

La première est une phrase toute simple sans idiome intentionnel et nous pouvons sans problème remplacer Daniel Dennett par toute autre expression jugée équivalente sans en affecter la valeur de vérité. Si on accepte (1) et qu’on croit que « le professeur » est une désignation légitime de Daniel Dennett, on acceptera (1a) :

(1a) Le singe est assis à côté du professeur.

Pour la seconde phrase en revanche, les choses ne sont pas si simples. Même s’il s’avère que ce que le singe a détecté dans le buisson c’est le philosophe Dennett s’essayant maladroitement à l’observation éthologique, l’on ne peut dire que (2) est équivalente à (2a).

(2a) Le singe croit que Daniel Dennett est un serpent.

Pourtant, nous conviendrons sans peine que dans (2a) nous ne faisons que remplacer « ce qui se tortille dans le buisson » par son exact équivalent, c’est-à-dire « Daniel Dennett ».

7C’est cette opacité référentielle qui différencie l’intentionnalité mécanique des servomécanismes et celle qui existe chez les êtres vivants. Dennett note que « l’utilisation des idiomes intentionnels véhicule une présupposition ou une hypothèse de rationalité dans la créature ou dans le système auquel les états intentionnels sont attribués » (Dennett [1987] 1990 : 315). Considérer les animaux que l’on observe comme des systèmes intentionnels et utiliser l’idiome intentionnel pour en parler semble à Dennett légitime parce que si on assume cette position, cela permet de faire des prédictions plus exactes. Un exemple qu’il donne pour illustrer la fécondité de l’usage de l’idiome intentionnel est celui des singes vervets qui, à la vue d’un prédateur, poussent un cri caractéristique selon que ce prédateur est terrestre, aérien ou arboricole. L’interprétation en termes d’intentionnalité assume que ce singe pousse ces cris pour avertir ses congénères de grimper aux arbres, rester dans le sous-bois ou faire attention à leur voisinage immédiat. Un béhavioriste préférerait l’interprétation que Dennett appelle rabat-joie et consistant à dire que le singe pousse non pas un cri d’avertissement mais un jappement d’anxiété et que ce n’est qu’un accident heureux si ce cri déclenche la fuite appropriée chez les autres. L’idiome intentionnel a cependant cet avantage qu’il nous permet non seulement de constater que le singe vervet crie en présence d’un prédateur mais de nous dire que s’il crie c’est précisément pour avertir les autres membres de la troupe. Si tel est le cas, il ne crierait pas s’il était seul face au léopard par exemple. Les partisans de l’idiome intentionnel sont, écrit Dennett, « réconfortés d’apprendre, par exemple, que les singes vervets mâles solitaires […] (et par conséquent hors de portée de l’écoute, pour autant que nous sachions, des autres vervets) à la vue d’un léopard, chercheront, en silence, refuge dans les arbres » (Dennett [1987] 1990 : 322). Une fois acceptée l’existence de l’intentionnalité chez les animaux, deux questions restent à résoudre : la première est celle de savoir quelle est la complexité de cette intentionnalité animale, et la seconde si les animaux ont aussi des représentations mentales comme les humains.

  • 1 Rappelons que selon le niveau de sophistication, on peut définir jusqu’à six voire sept ordres d’in (...)

8Les expériences des Premack (1983) sur le chimpanzé femelle Sarah permettent, dans une certaine mesure, de répondre à la première question. Elles avaient en effet montré que Sarah avait des intentions et en attribuait aux individus avec lesquels elle interagissait. Une expérience, toujours des Premack, montre cependant que ce chimpanzé était incapable d’attribuer à un individu l’attribution d’une intention à un autre individu. Par exemple, le singe serait capable de refuser de coopérer avec un expérimentateur auquel il attribue le désir de le tromper, mais ne peut pas arriver au niveau de sophistication qui lui permettrait de prédire que l’expérimentateur allait lui donner de fausses indications parce qu’il s’attend à ce que le singe ne lui fasse pas confiance. Le singe serait donc un système intentionnel de deuxième ordre1 selon la typologie de Dennett, c’est-à-dire ayant des « croyances et de[s] désirs (et sans aucun doute d’autres états mentaux), au sujet de croyances et de désirs – à la fois ceux des autres et les siens propres » (Dennett [1987] 1990 : 316). Or, rappelle le même Dennett, la théorie inférentielle du langage de Grice ([1975] 1996) permet de « soutenir l’idée qu’une véritable communication, des actes de langage au sens fort et humain de ce terme, dépend au moins de trois ordres d’intentionnalité chez le locuteur et l’auditeur » (Dennett [1987] 1990 : 317).

9Le chimpanzé donc semble ne disposer que de deux ordres d’intentionnalité et être incapable du type de communication le plus sophistiqué. Ces deux niveaux reposent-ils sur des représentations mentales ou bien sont-elles contrôlées par des mécanismes rigides ? Revenons au pluvier ; il feint d’être blessé quand un prédateur s’approche de son nid et nous nous disons que c’est pour protéger sa progéniture qu’il le fait. Notre affirmation est encore renforcée par le fait que quand le prédateur se désintéresse de lui notre oiseau s’efforce d’attirer son attention. L’on est cependant étonné d’apprendre que cette femelle qui nous semble si admirable dans son dévouement pour sa couvée « délaisse ses propres œufs pour d’autres plus gros en plâtre » (Gallo et de Gaulejac 1998 : 320). Et c’est loin d’être là un exemple isolé dans la nature : le goéland prend soin avec apparemment beaucoup d’amour de ses poussins, mais si l’un de ces derniers s’éloigne un peu du nid et rencontre ses parents, il se fait impitoyablement dévorer par eux. Un guépard poursuit l’antilope qui traverse son champ de vision à une certaine distance et ne peut s’empêcher de faire de même pour tout ce qui a à peu près la même taille et la même vitesse que sa cible favorite, etc. C’est pour ces raisons que certains auteurs estiment que si les animaux exhibent des comportements intentionnels, l’intentionnalité animale diffère cependant de celle des humains parce qu’elle ne reposerait pas sur des représentations mentales. Ainsi, selon Varela :

Pour l’observateur, il existe certains invariants du couplage structurel entre le système nerveux et l’environnement, qu’il décrira comme des objets pour l’animal […]. Mais supposer que ces objets sont un a priori pour l’animal, qu’il doit se les « représenter » dans son système nerveux, est à la fois faux et inutile. (Varela 1989 : 157)

Dans une telle optique, il n’y aurait pas chez l’animal une représentation mentale subjective du monde dans lequel il se meut et des objectifs qu’il veut poursuivre, mais un ensemble indifférencié dans lequel certaines configurations sont saillantes en ce qu’elles sont des déclencheurs de comportements qui peuvent apparaître, vus de l’extérieur, comme intentionnels. C’est cette idée que soutiennent par exemple Gallo et de Gaulejac qui proposent de remplacer pour les animaux la notion de représentation mentale par celle de signification :

Le monde propre de l’animal n’est pas un reflet de la réalité. La transposition de nos représentations humaines à des êtres sans langage n’est pas satisfaisante, quand on est convaincu que les images que l’on prête parfois aux animaux, sont tributaires de nos concepts, et que la perception est un processus complexe lié à la sémantique. Il semble, en revanche, que l’on puisse utiliser la notion de signification. L’usage de la notion de signification paraît constituer, en effet, une alternative possible à celle de représentation pour peu que l’on accepte que les animaux que l’on étudie ne vivent pas dans un monde d’objets […]. (Gallo et de Gaulejac 1998 : 329)

Cette position ne nous paraît cependant pas acceptable pour deux raisons. D’une part, il nous semble que c’est une affirmation gratuite que de dire que le monde propre des animaux « n’est pas un reflet de la réalité ». De toute évidence, le comportement de l’animal est déterminé par des caractéristiques bien précises de la réalité. Il n’y a donc pas de raisons de ne pas penser que ces caractéristiques ne sont pas représentées par l’animal. D’autre part, la notion de signification utilisée par ces auteurs est vague et bien peu rigoureuse. Si l’on se réfère à la philosophie du langage contemporaine, connaître une signification d’un énoncé, c’est en connaître les conditions de vérité. Ces auteurs veulent-ils dire que le pluvier n’a pas de représentation mentale mais connaît les conditions de vérité d’un certain nombre d’énoncés, même non formulées ?

10Sur ce problème des représentations mentales animales, Joëlle Proust mène une réflexion qui nous semble assez intéressante. S’inspirant de Fred Dretske, elle considère qu’on peut parler de représentation mentale dès lors que :

  1. il y a covariation régulière entre les états interne et externe ;
  2. l’état interne a pour fonction d’indiquer la situation externe ;
  3. le candidat à la représentation est sémantiquement évaluable, c’est-à-dire susceptible d’être vrai ou faux.

11Ces trois conditions acceptées, elle s’interroge sur l’existence de telles représentations et donc d’une pensée objective chez les animaux non humains. De manière générale, elle considère que l’on peut parler de représentations mentales objectives et non de simples réactions aux stimulations des récepteurs sensoriels si l’animal est capable d’imposer des conditions de correction aux informations que lui transmettent ses récepteurs sensoriels en exploitant les différentes modalités sensorielles existantes. C’est ce que Proust appelle la recalibration. Selon elle, « il existe bien un critère de l’objectivité dans la cognition animale : c’est la capacité d’intégrer et de rectifier l’information spatiale plurimodale » (Proust 1997 : 335). De tels animaux ont des représentations parce qu’ils font plus qu’exploiter mécaniquement l’information : ils la stockent dans leur esprit de sorte qu’elle influe sur leur comportement. Elle est par ailleurs corrélée à l’état du monde extérieur ; ce qui la rend fiable. Le mécanisme de recalibration a par ailleurs une base neurophysiologique : les neurones multisensoriels qui intègrent les informations de différentes modalités sensorielles, et ces neurones existent autant chez l’homme que chez plusieurs espèces d’animaux non humains y compris des serpents et des oiseaux. Si ces animaux ont des représentations mentales, peut-on en conclure qu’ils ont un accès conscient à ces représentations ? La possession de représentations mentales équivaut-elle à celle d’une conscience comme celle des humains ou bien y a-t-il une discontinuité entre la cognition humaine dans ce qu’elle a de plus élevée et la part animale que nous partageons avec le reste du règne animal ?

Cognition animale et conscience

12Même limitée à l’homme, la question de la nature de la conscience est une question extrêmement difficile et à laquelle ni les scientifiques ni les philosophes n’ont trouvé de réponse satisfaisante. La conscience a été très longtemps vue comme étant d’essence divine et plus ou moins identifiable à l’âme. Elle était de ce fait le privilège exclusif de l’espèce humaine. De nos jours, l’âme n’est pas au nombre des candidats sérieux à l’explication de la conscience et il est généralement considéré que les neurosciences sont mieux à même que la métaphysique de nous aider à élucider ce problème. L’héritage des siècles antérieurs de spéculation philosophique est malgré tout bien réel et il est souvent implicite dans les discours sur la conscience qu’elle reste l’apanage de l’espèce humaine ; les autres animaux, même quand ils font preuve d’actes intelligents ne le faisant pas consciemment mais par réaction à des stimulations externes ou grâce à un programme inné.

13Avant de progresser, essayons de préciser ce dont il est question. Nous pourrions donner deux sens du mot conscience et ce sont ces deux sens qui nous intéressent. En premier lieu, nous entendons par conscience une forme qualitative de perception, c’est-à-dire les sensations, le changement que nos interactions avec l’extérieur nous font ressentir. Autrement dit, nous sommes conscients quand nous avons comme objet de perception notre intériorité, nos sensations et pensées. Pour reprendre une définition de Nagel ([1974] 1983 : 195) qui nous semble pertinente et simple, nous dirons que « fondamentalement, un organisme a des états mentaux conscients si cela lui fait un certain effet d’être cet organisme – un certain effet pour l’organisme ». Ned Block (1998) a distingué une seconde forme de conscience qu’il nomme la conscience d’accès. C’est la capacité qu’ont certains organismes d’accéder, de contrôler et d’utiliser leurs représentations mentales afin de guider l’action, le raisonnement et même la parole. Un certain nombre d’expériences montre que ce guidage peut se faire sans que l’individu puisse justifier ni comprendre comment il le fait.

14Certains soutiennent que les hommes sont les seuls êtres conscients de la nature en s’appuyant sur l’absence de langage chez les animaux. La conscience humaine, disent les tenants de cet argument, est indissolublement liée au langage. C’est le fait de parler qui fait de nous des êtres capables de s’examiner soi-même et d’examiner leurs propres opinions et idées. À la différence des humains, tous les autres animaux ne sont pas dotés d’un véritable langage : ils communiquent mais ne parlent pas comme nous. Parler dans ce sens étant entendu comme synonyme de l’extraordinaire prolixité de nos productions langagières au-delà des usages purement utilitaires du langage. À l’appui de cette thèse on peut citer l’idée de Fodor (1975) selon laquelle tous les hommes ont en partage, par-delà la diversité des langues, un langage interne : le mentalais grâce auquel ils manipulent leurs représentations mentales. L’expression linguistique publique n’est, dans ce cadre, rien d’autre qu’une simple extériorisation d’un monologue interne. Paradoxalement, les Premack semblent soutenir la même idée quand ils affirment que le fait d’enseigner le langage aux chimpanzés ne fait pas que leur permettre d’acquérir un niveau de base, c’est-à-dire ne développe pas des facultés latentes qui se trouvaient en eux, mais les promeut à un stade supérieur par rapport à celui auquel leur espèce se trouve (Premack et Premack 1983).

15Un autre argument contre l’existence d’une conscience animale est puisé dans les facultés mentales des animaux. Ainsi quelqu’un comme Endel Tulving (1972) considérait-il que la mémoire épisodique était l’apanage de l’humain. La mémoire épisodique est la partie de la mémoire déclarative qui stocke non seulement des connaissances mais aussi le contexte dans lequel ces connaissances ont été acquises par le sujet remémorant. De ce fait, cette mémoire a fondamentalement une dimension métareprésentationnelle et réflexive en ce que l’on y a toujours une perspective en première personne. Cette perspective créerait un sens de la permanence du moi à travers toutes ses expériences et permettrait l’émergence de la conscience de soi. Cette explication a le double avantage de faire de la conscience une construction humaine s’appuyant sur nos fonctions cognitives naturelles et d’en exclure les animaux qui n’ayant pas de mémoire épisodique ne sauraient avoir de conscience.

16Cette idée de Tulving semble conforter l’idée selon laquelle les animaux n’accéderaient pas à des représentations mais à des saillances signifiantes qu’ils détecteraient dans la nature.

17Les deux arguments précédents ne sont cependant pas si concluants que certains le voudraient, et ce pour plusieurs raisons dont la moindre n’est pas le fait que nous ne savons pas assez de choses sur le fonctionnement de la conscience humaine pour nous permettre de la caractériser et d’en exclure les animaux. Mettre le langage à la source de la conscience peut paraître séduisant et sembler d’emblée exclure les animaux de cette faculté dont nous nous enorgueillissons. On peut cependant soulever au moins trois objections contre cette position :

  1. La première est que certaines recherches récentes (par exemple Schlenker 2019, Schlenker et al. 2016, Schlenker et al. 2014, Snowdon 2017, etc.) montrent qu’il est difficile de s’en tenir à la position traditionnelle selon laquelle les animaux non humains seraient totalement dénués de langage. Or la prémisse de cette position est que le langage est une spécificité humaine.
  2. La deuxième objection est que si l’on considère non pas le langage public mais le langage de la pensée comme source de la conscience, alors rien n’exclut que les animaux, quand bien même ils n’auraient pas de langage articulé complexe, aient toutefois un langage interne tout comme nous. Rien ne nous permet, en l’état actuel de nos connaissances, d’infirmer ou de confirmer cette hypothèse.
  3. Troisième objection : même si nous accordions que le langage est le propre de l’homme et si nous assumions que c’est le langage usuel qui est la source de la conscience, nous nous heurterions très vite à une contradiction interne. En effet, Fodor (1983), a montré que le système linguistique fait partie des systèmes périphériques qui sont modulaires et encapsulés. De ce fait, il serait difficile voire impossible qu’il soit à la base de la conscience qui, elle, doit plutôt être générale et avoir accès à toutes les sources d’information. Par ailleurs, le cas des aphasiques et des sourds-muets rend cette hypothèse encore plus improbable : ces deux catégories de personnes perdent en effet l’usage du langage mais pas la conscience. L’exemple le plus parlant est sans doute celui de Jacques Lordat qui travaillait en tant que médecin sur l’aphasie puis a été touché en 1825 par cette maladie avant d’en guérir, et de témoigner que, tout le temps qu’il était emmuré dans le silence, il n’en pensait pas moins mais qu’il s’agissait d’une pensée sans mots (Lordat 1843 et Laplane 2000).

18Le fait de lier, ainsi que le fait Tulving, conscience et mémoire épisodique est légitime. L’on peut soutenir que la mémoire épisodique est le mécanisme par lequel la perspective en première personne apparaît dans la cognition humaine. Les autres formes de mémoire comme la mémoire de travail ou la mémoire sémantique ne diffèrent guère du fonctionnement d’un ordinateur. Elles enregistrent des informations et les régurgitent au moment opportun, quand le stimulus déclenchant leur remémoration survient. Cependant, depuis 1972, de nombreuses expériences ont montré que des animaux non humains – singulièrement des oiseaux – étaient dotés d’une mémoire épisodique telle que définie par Tulving. Dans un article, Victoria Templer et Robert Hampton (2003) montrent que sur le plan neurologique, tout comme sur le plan des performances cognitives, on ne peut faire de la mémoire épisodique une spécificité humaine. Les animaux non humains exhibent des comportements similaires en activant les mêmes mécanismes que l’animal humain. De ce fait, si l’on soutient que la mémoire épisodique est à la base de la conscience, il faut alors accepter que cette dernière n’est probablement pas une spécificité humaine.

19Les animaux non humains ont-ils des pensées et une conscience ? Cette conscience est-elle semblable à la nôtre ? Pour le philosophe Thomas Nagel, même si la réponse à la première question est positive, nous ne pouvons tout simplement pas savoir à quoi ressemble phénoménalement la conscience d’un individu d’une autre espèce. L’on se souvient qu’il définissait la conscience en termes d’effets que cela fait d’être soi, ce qui intègre le lien étroit qu’il y a entre perception et conscience. Du fait de ce lien, il considère qu’il y a des types d’expériences mentales possibles selon l’espèce à laquelle on appartient. Toutes les expériences conscientes des individus d’une même espèce ont, par-delà leur caractère privé, une sorte de qualité, de saveur générique qui fait que la subjectivité d’un membre de l’espèce est accessible à un autre congénère mais inaccessible à un membre d’une espèce différente. L’intersubjectivité ne saurait donc se concevoir qu’entre des individus partageant la même morphologie et les mêmes modalités sensorielles. Nagel prend l’exemple extrême de la chauve-souris à propos de laquelle il écrit :

Mais le sonar d’une chauve-souris, bien qu’il soit de toute évidence une forme de perception, n’est pas semblable, dans sa manière d’opérer, à un sens quelconque que nous possédions, et il n’y a pas de raison de supposer qu’il ressemble, subjectivement à quoi que ce soit dont nous puissions faire l’expérience et que nous puissions imaginer. (Nagel [1974] 1983 : 197)

  • 2 En philosophie de l’esprit, le terme qualia désigne la phénoménologie qui accompagne notre appréhen (...)

L’article dans lequel cette idée de Nagel a été développée pour la première fois a eu une influence considérable sur la philosophie de l’esprit et sur la théorie de la conscience. L’on peut cependant contester la pertinence de cet argument. Ce qui est valable pour la subjectivité interspécifique n’est pas moins valable pour la subjectivité intra-spécifique. Certes, les structures cérébrales des humains sont toutes semblables et les mêmes aires de nos cerveaux sont en corrélation avec les mêmes fonctions. L’on peut cependant noter que l’étendue de l’aire de Broca par exemple n’est jamais exactement la même entre deux individus. Si nous semblons globalement converger vers des accords sur ce que nous éprouvons et la manière de l’exprimer, c’est peut-être plus par le fait de la culture et de l’éducation que d’une stricte équivalence de nos subjectivités. De cette équivalence nous ne savons rien, étant donné que nous n’éprouvons pas et n’éprouverons jamais (ou du moins ne saurons jamais si nous l’éprouvons) ce que notre congénère éprouve. Objectivement, si nous ne faisions pas la généreuse supposition que rien de ce qui est humain ne nous est étranger, nous devrions accepter que nous ne savons rien non plus de la dimension phénoménale de la conscience des autres hommes. Il nous semble que l’attitude de Nagel est une sorte de solipsisme à l’échelle de l’espèce : tout comme le solipsiste considère qu’il n’y a qu’un seul esprit qui lui soit accessible, le sien, et que tous les autres pourraient bien ne pas exister, Nagel pose qu’il n’y a qu’un seul type d’esprit qui lui soit accessible et, implicitement, les autres pourraient bien ne pas exister. Cette critique que nous faisons de la position de Nagel pourrait avoir, nous semble-t-il, une conséquence importante qui est que le problème philosophique des qualia2 est peut-être un faux problème : ce qui importe, ce sont moins les qualia, la conscience phénoménale que les mécanismes qui les sous-tendent et sont à la base de leur mise en place.

20De ces mécanismes, Damasio essaie d’expliquer la genèse et le fonctionnement en termes strictement neurobiologiques sans recours à des catégories abstraites telles que l’âme ou l’esprit, mais sans non plus nier l’existence de ces facultés mentales. Il lui semble que l’on peut distinguer deux niveaux de conscience qui toutes deux prennent leur source dans le corps et en sont indissociables : la conscience-noyau et la conscience-étendue.

21Selon Damasio, pour comprendre la conscience, il faut partir d’un fait simple qui est que le cerveau enregistre en permanence une multitude de paramètres qui vont de l’état du milieu intérieur aux interactions de nos systèmes sensoriels avec le milieu extérieur. Cet enregistrement permanent engendre de facto ce qu’il appelle le proto-soi et dont il dit que c’est « une collection cohérente de configurations neuronales qui, instant après instant, cartographient l’état de la structure physique de l’organisme dans ses nombreuses dimensions » (Damasio [1994] 1999 : 201). Ce proto-soi a la particularité d’être toujours fluctuant puisqu’à tout moment il se passe quelque chose de nouveau dans l’environnement, mais il est à la base de la conscience dans la mesure où il maintient une continuité même quand nous n’y pensons pas du tout. Il sert de toile de fond à notre cognition et c’est à partir de lui que se développent, d’abord la conscience-noyau, puis la conscience-étendue. La conscience-noyau est pour ainsi dire indépendante de notre volonté, étant automatiquement présente dès qu’un stimulus atteint un certain niveau de saillance. Elle est, selon Damasio, « engendrée comme sur le mode d’une pulsation, pour chacun des contenus dont nous sommes conscients. C’est la connaissance qui se matérialise lorsque vous vous trouvez en présence d’un objet, que vous construisez pour lui une configuration neuronale et découvrez automatiquement que l’image désormais saillante de l’objet se forme selon votre perspective, vous appartient et que vous pouvez même agir sur elle » (Damasio [1994] 1999 : 167). Nous pouvons identifier la conscience-noyau de Damasio avec la première définition de la conscience que nous avions donnée au début de notre développement : celle qui la voit comme proche de la perception.

22À partir de cette conscience-noyau, se forme d’abord la mémoire autobiographique (épisodique), qui n’est rien d’autre que l’enregistrement des pulsations qui ont été assez saillantes pour être retenues, puis le sentiment de soi, que Damasio nomme aussi Soi-autobiographique, qui est un sentiment que l’on est ce qui persiste par-delà la diversité des expériences. Mémoire autobiographique et Soi-autobiographique mis ensemble font atteindre à l’individu la forme de conscience réflexive et métareprésentationnelle que Damasio appelle la conscience-étendue et qui est à l’origine des plus hautes réalisations humaines. Damasio résume l’émergence de la conscience par ce simple processus :

La conscience-étendue dépend de la mise en œuvre de deux « astuces ». La première consiste à accumuler au fil du temps les souvenirs de nombreuses instances d’une classe particulière d’objets : les « objets » propres à la biographie de l’organisme […] tels qu’ils se sont déployés dans le passé et ont été mis en lumière par la conscience-noyau. […]
La seconde astuce consiste à maintenir en activité, simultanément et pour une certaine durée, les nombreuses images qui définissent ensemble le Soi-autobiographique, ainsi que celles qui définissent l’objet. (Damasio 1999 : 256-257)

23L’on remarquera qu’à aucun moment dans ce processus Damasio ne parle du langage. Il considère en effet que le langage est une faculté seconde par rapport à la conscience et à la pensée : il sert selon lui à commenter et à rapporter une activité mentale qui a déjà eu lieu plutôt qu’il ne contribue à cette activité. Aussi précise-t-il : « La formation d’un Soi-autobiographique ne s’observe que chez les organismes dotés d’une substantielle capacité de mémorisation et de raisonnement mais pas nécessairement du langage » (Damasio [1984] 1999 : 257). Si la conscience-étendue n’a pas nécessairement besoin du langage pour exister, cela veut dire qu’elle pourrait exister chez les animaux autant que chez l’homme, mais cela ne veut cependant pas dire qu’elle existe nécessairement chez les animaux. Qu’en est-il réellement ? Damasio considère que « les travaux de Hans Kummer sur les Babouins et de Marc Hauser sur les chimpanzés suggèrent la présence d’une conscience-étendue » (Damasio 1999 : 260). Ces travaux sont une variante de la célèbre expérience du miroir de Gallup consistant à habituer d’abord l’animal à un miroir puis à l’endormir et à lui peindre une partie du corps (généralement le dessus de l’œil) qu’il ne saurait voir sans miroir. Si l’animal a compris que l’image qu’il contemple est la sienne, on présume qu’à son réveil il se palpera la partie peinte après qu’il se sera regardé dans le miroir. Ces expériences réalisées chez les singes anthropoïdes ont été un succès mais pas chez les singes à queue. Les chercheurs du domaine croyaient pouvoir dire qu’il y avait une forme primitive de conscience chez les singes anthropoïdes mais pas dans le reste du règne animal. Plus tard, Hauser (2000) a montré que c’est le protocole expérimental qui était déficient dans le cas des singes à queue : l’expérience est faussée par le fait que l’homme et les singes anthropoïdes ont l’habitude de regarder les visages de leurs congénères, ce que ne font généralement pas les autres animaux. La même expérience, réalisée chez les singes tamarins mais en teignant la touffe de cheveux qu’ils ont sur le dessus de leur tête suscite les mêmes réactions que celle des singes anthropoïdes face à la peinture du dessus de leur œil. L’on peut donc conclure que cette conscience-étendue existe au moins chez certains animaux non humains. De fait, des travaux récents ont montré qu’une variété d’animaux non humains passait ce test, y compris des oiseaux (Prior et al. 2008 sur les pies bavardes) et même des insectes (Cammaerts et Cammaerts 2015 sur les fourmis). La conscience de soi ne serait donc pas suffisante pour discriminer entre l’animal humain et l’animal non humain. On peut cependant soutenir que la catégorie « conscience » est elle-même trop vaste. Quoi qu’il en soit, il semble que les animaux ont en eux tout ce qu’il faut pour développer la conscience, mais dans ce cas comment donc se fait-il que les êtres humains soient si évidemment plus intelligents que les animaux ? Comment se fait-il que ce soient les humains qui font des sciences, de la philosophie et jouent aux échecs ? Paradoxalement, il nous semble que, bien que Damasio ait montré que le langage n’était pas nécessaire à l’émergence de la conscience, le fait que nous voyions les animaux potentiellement conscients mais stagnant à un niveau minimal montre toute l’importance du langage pour le développement de la conscience et des fonctions intellectuelles humaines. Les expériences d’enseignement du langage aux animaux montrent que l’usage qu’ils en font n’est qualitativement pas le même que celui que nous en faisons. Un enfant humain explore toutes les possibilités offertes par le langage et en use pour réfléchir, alors qu’un primate à qui on a appris le langage le stocke dans son arsenal d’outils et s’en sert pour communiquer mais pas pour réfléchir. Peut-être y a-t-il à la base de ces deux attitudes des mécanismes cognitifs innés qui font que l’homme peut pleinement exploiter ce que Popper appelle la fonction argumentative du langage alors que l’animal en est incapable. La délimitation de ces éventuels mécanismes cognitifs innés est une des suites que nous envisageons pour ce travail.

Conclusion

24Au terme de ces développements, nous pouvons dire que la cognition animale ne se laisse pas expliquer en termes de stimulus/réponse comme le voudraient les béhavioristes. Elle n’est pas non plus autant contrôlée par les mécanismes hormonaux ou génétiques que le pensent les partisans du tout biologique. Les recherches des éthologues de terrain montrent plutôt que les animaux ont un équipement cognitif standard grâce auquel ils résolvent les problèmes que leur pose leur environnement et ce avec beaucoup de flexibilité. Les animaux non humains sont capables d’intentionnalité et planifient intellectuellement leurs actions. Cette découverte expérimentale est confortée par une multitude d’observations éthologiques que, jusque-là, les scientifiques interprétaient systématiquement de manière restrictive afin d’éviter l’idée qu’il pourrait y avoir une pensée animale qui serait, comme celle des humains, c’est-à-dire téléologique et consciente. Par ailleurs, même si sur le plan neurobiologique nous ne pouvons dire que nous comprenons comment fonctionne la conscience humaine, il n’en demeure pas moins vrai que dans les modèles qui paraissent les plus plausibles, rien n’exclut que les animaux aussi soient conscients ; bien au contraire, il semblerait même qu’ils soient dotés de toutes les fonctions qui nous semblent nécessaires pour le développement de la conscience. Il est de ce fait difficile de poser une discontinuité cognitive radicale entre les animaux humains et les animaux non humains.

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Notes

1 Rappelons que selon le niveau de sophistication, on peut définir jusqu’à six voire sept ordres d’intentionnalité chez les humains. Si on emploie le langage dennettien, un système d’intentionnalité de premier ordre a des croyances, un système intentionnel de deuxième ordre a des croyances sur les croyances d’autrui, un système intentionnel de troisième ordre a des croyances sur les croyances d’autrui concernant les croyances d’une autre personne, un système intentionnel de quatrième ordre a des croyances sur les croyances d’autrui concernant les croyances d’une autre personne à propos des croyances d’une autre personne, etc. En principe, on peut poursuivre l’itération ad infinitum mais il est généralement convenu qu’à partir du quatrième ordre, la plupart des humains commencent à ne pas pouvoir suivre correctement l’embranchement des anaphores. En fonction du niveau de sophistication cognitive, il est plus ou moins difficile de suivre une conversation ou un écrit enchâssant les anaphores.

2 En philosophie de l’esprit, le terme qualia désigne la phénoménologie qui accompagne notre appréhension du monde et qui a comme caractéristique d’être essentiellement subjective, ineffable et directe. Les qualia posent des problèmes quasiment insolubles à une approche naturaliste de la perception, au point que certains auteurs ont pu nier leur existence.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mouhamadou El Hady Ba, « Sapiens Animalis. La pensée spécifie-t-elle l’humain ? »Itinéraires [En ligne], 2020-2 | 2020, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/8302 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.8302

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Auteur

Mouhamadou El Hady Ba

Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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