1Netflix est une entreprise américaine créée en 1997 qui propose du contenu audiovisuel en streaming sur Internet et qui comptait plus de 150 millions d’abonnés en 2019. Jusqu’en 2011, elle se contentait de racheter les droits des programmes diffusés. House of Cards (2013-2018), dont elle est l’unique diffuseur, est la première série originale qu’elle propose. Elle raconte les manœuvres politiques de Frank et Claire Underwood (Kevin Spacey, Robin Wright) pour accéder à la présidence des États-Unis, et s’inscrit dans une politiquce de rupture avec le mode de diffusion hertzien des séries télévisées au sein de laquelle le recours au chapitrage tient une place de choix : les épisodes d’une saison étant livrés en une seule fois, le même jour, ils apparaissent sous la forme de « chapitres » segmentant une portion de l’œuvre saisie d’emblée dans sa complétude.
2Le choix du chapitrage des épisodes n’est cependant pas un phénomène entièrement nouveau ni limité aux séries Netflix, on le retrouve ponctuellement dans le cas de séries diffusées suivant le rythme hebdomadaire généralement adopté par les chaînes hertziennes. Contrairement à l’épisode, découpage conventionnel des séries télévisées, le chapitre est un intitulé marginal qui n’a pas d’usage stable. Il semble que la segmentation en chapitres, beaucoup plus fluctuante et beaucoup moins institutionnalisée à la télévision qu’en littérature, se répartit grosso modo entre deux fonctions, parfois complémentaires : soit elle relève d’une référence au modèle romanesque, soit elle permet d’établir des seuils narratifs supplémentaires entre les balises canoniques que sont l’épisode et la saison.
3Un exemple de la première fonction est la série Jane The Virgin, diffusée depuis 2014 sur CW. Ici, le chapitrage renvoie au projet de l’héroïne de devenir écrivaine de romans à l’eau de rose et à son goût pour les telenovelas. Cette mention explicite du « chapitre » apparaît à l’image au bout de quelques minutes, dans un intertitre qui reprend une typographie de machine à écrire, et les épisodes s’achèvent sur une mention toute feuilletonesque : « to be continued ». Les intertitres ont donc une valeur ironique et métanarrative, la série étant conçue comme une parodie de telenovela. On peut également citer les exemples de séries plus anciennes telles que The Survivors (ABC, 1969), The Gangster Chronicles (NBC, 1981), Murder One (ABC, 1995-1997) ou Boston Legal (FOX, 2000-2004), ou des récentes Legion (FX, 2017-), The Exorcist (Fox, 2016-), et Riverdale (The, CW 2017-), dont les chapitres sont l’équivalent des épisodes, puisqu’ils sont livrés de façon hebdomadaire et se conforment à des durées bien établies (45 minutes ou 60 minutes).
- 1 Ce découpage, adventice du point de vue du visionnage de l’épisode en DVD, n’est cependant pas arb (...)
- 2 BBC, 2005-.
- 3 HBO, 2011-2019.
- 4 AMC, 2008-2013.
- 5 The WB, UPN 1997-2003.
4En ce qui concerne le second usage, le chapitre est parfois utilisé comme seuil inférieur à l’épisode dans le DVD, suivant un procédé identique à celui que l’on trouve dans les DVD de films, comme dans les menus de X-Files (Fox, 1993-2009) ou de Black Books (Channel 4, 2002-2004), où le chapitrage fait également écho au sujet de la série, qui se déroule dans une librairie. Il s’agit alors d’un découpage qui n’existe que dans le menu du DVD, aucune rupture n’apparaissant lorsque l’on regarde l’épisode en continu1. La terminologie s’avère ici volatile et beaucoup moins systématique que dans les DVD de films. De nombreux DVD de séries se passent de ce découpage interne ou proposent un lexique alternatif en utilisant le mot « scènes » (Doctor Who2, Game of Thrones3, Breaking Bad4, Buffy contre les vampires5).
5Greek (ABC, 2007-2011) donne l’exemple d’un autre type de balisage chapitral : chaque saison est divisée en deux chapitres comprenant dix épisodes pour le chapitre 1, et douze épisodes pour le chapitre 2. Dans ce cas, alors que l’on considère souvent que le chapitre se distingue de l’épisode par l’absence de séparation temporelle, on assiste à une logique inverse : les épisodes sont diffusés de façon hebdomadaire, mais avec une pause beaucoup plus longue entre les chapitres. Par exemple, l’épisode 10 de la saison 1, dernier épisode du chapitre 1, est diffusé le 10 septembre 2007 et l’épisode 11, premier épisode du chapitre 2, le 24 mars 2008. Le chapitrage signale donc l’hiatus de plusieurs mois au milieu de la saison, ce qui se traduit d’ailleurs dans la gestion de l’économie narrative, la fin de l’épisode 10 constituant un seuil fort. L’hiatus intersaisonnier est une pratique très courante dans les saisons à vingt-deux ou vingt-quatre épisodes, mais la matérialisation de ce seuil est généralement inexistante dans les DVD. Dans le cas de Greek, cette numérotation continue donc de faire sens une fois les épisodes rassemblés, par conséquent, elle est préservée dans le DVD (un DVD par chapitre).
6Au sein de ces usages différenciés du chapitrage, Netflix, avec House of Cards, se distingue par la volonté d’imposer une nouvelle norme : le recours à la notion de chapitre s’inscrit dans le cadre d’un mode de diffusion spécifique (qui abolit l’intervalle hebdomadaire entre les épisodes) et de ses conséquences sur les pratiques de réception. Le public est alors libre de choisir son rythme d’actualisation, comme dans le cas d’un roman chapitré. J’étudierai la manière dont le chapitre travaille l’épisode en diluant l’effet de seuil dans House of Cards, dans le contexte de la politique de diffusion mise en œuvre par Netflix.
- 6 « paternalistic form of delivery ».
- 7 Le terme est dérivé de l’expression « binge-drinking », qui désigne une pratique consistant à boire (...)
7Ainsi que le constate Henry Jenkins ([2006] 2013 : 157), la multiplication des formes de consommation des séries, notamment avec l’apparition du magnétoscope, du téléchargement numérique, du visionnage sur iPod et du DVD, a conduit à une hybridation des modes de consommation et à une transformation de la production des contenus. La « forme de diffusion paternaliste6 » (Marshall 2009 : 44, ma traduction) qui caractérisait le régime télévisuel est complétée de nos jours par le développement de la vidéo à la demande (VàD), qui offre la possibilité de maîtriser le temps d’actualisation, et donc, par exemple, d’attendre que l’intégralité des épisodes d’une saison soit disponible avant de commencer à la regarder, afin d’éviter la frustration de l’intermittence hebdomadaire. Ce type de diffusion constitue une réponse des chaînes de production à des usages illégaux (piratage, streaming) qui témoignent d’une volonté des récepteurs de gérer le rythme de visionnage. Combes évoque ainsi une « consommation délinéarisée » fondée sur un « “ramassage” de l’horizon temporel de la série » (2015 : §20), qui « se caractérise par une reprise en main par l’amateur du rythme et des conditions de sa pratique » (2015 : §3). Le terme métaphorique « binge-watching », issu du vocabulaire de l’addiction7, est passé dans le vocabulaire courant pour désigner une consommation « sur-ramassée » des épisodes, qui suppose en creux une perte de contrôle du spectateur sur son rythme de visionnage.
8Le « modèle Netflix » correspond au franchissement d’un pas supplémentaire dans la prise en compte de ces usages par les producteurs et les diffuseurs. La chaîne a en effet instauré une rationalisation de la création des séries à partir de l’analyse de données, en utilisant les « Big data » qu’elle recueille auprès de ses usagers. Diverses données fines de consommation sont extraites (les fiches consultées par chaque spectateur, les programmes regardés, en intégralité ou non, le rythme d’actualisation, les pauses, les retours en arrière, etc.) à partir desquelles l’application d’algorithmes permet d’établir un système de prédiction des comportements et une anticipation de la demande. House of Cards, diffusée sur Netflix depuis 2013, est la première série dont la création est immédiatement liée à l’analyse de données. On peut distinguer plusieurs étapes dans sa production. D’abord, les droits de la série initiale de la BBC sont rachetés par un studio indépendant, Media Rights Capital. David Fincher, réalisateur reconnu, signale son intérêt pour le projet, qu’il souhaite produire avec Eric Roth. Puis Beau Willimon est recruté comme scénariste. L’agent de Kevin Spacey approche l’équipe début 2011, au moment où Willimon achève le script du pilote. Le projet est ensuite présenté à divers acheteurs potentiels : HBO, Showtime, AMC. Plusieurs chaînes sont intéressées, mais c’est Netflix qui obtient les droits de la série. Elle commande immédiatement deux saisons de treize épisodes, quand les autres chaînes ne s’engageaient que sur le pilote, et laisse la possibilité aux créateurs d’adapter la durée de l’épisode au contenu :
- 8 Beau Willimon, cité par Nathan Mattise, 2 janvier 2013, « House of Cards: The “13-hour movie” defi (...)
L’équipe de House of Cards, plutôt que de produire quelques épisodes, d’attendre qu’ils soient diffusés, puis de s’inquiéter d’une annulation, a bénéficié d’un engagement inédit de la part de Netflix. Vingt-six épisodes d’avance8.
En effet, les analyses de données ont permis d’observer l’intérêt du public pour les films de Fincher et pour les films avec Spacey, et d’anticiper l’immense succès de la série, comme le souligne le directeur des programmes (Chief Content Officer) de Netflix, Ted Sarandos :
- 9 Ted Sarandos, cité par David Carr, 24 février 2013, « Giving Viewers What They Want », The New Yor (...)
Netflix, qui possède 27 millions d’abonnés dans le pays et 33 millions dans le monde, a fait les calculs. Elle savait déjà qu’une bonne partie des spectateurs avait regardé du début à la fin les films de M. Fincher, le réalisateur de The Social Network. Et les films avec M. Spacey avaient également bien marché, de même que la version britannique de House of Cards. À partir de ces cercles d’intérêt, Netflix a été en mesure d’établir l’intersection d’un diagramme de Venn qui suggérait que l’achat de la série serait un très bon pari pour un programme original9.
- 10 Voir « Do You Know When You Were Hooked? Netflix Does », Netflix Media Center, 23 septembre 2015, (...)
Netflix table alors sur un principe de diffusion inédit. Plutôt que de livrer les épisodes suivant un rythme hebdomadaire, qui pousse les spectateurs qui souhaitent regarder l’ensemble de la saison à leur gré à attendre la fin de la diffusion, au risque de se faire « spoiler », elle décide de livrer l’intégralité des épisodes le même jour. Dans une enquête publiée en 2015 sur son site presse, Netflix affirme ainsi que les données permettent d’établir à quel moment les spectateurs se font « harponner » par une série, ce qui signifie, selon leur définition de travail, de déterminer l’épisode à partir duquel 70 % des spectateurs regardent la saison en intégralité10. Les résultats montrent qu’il ne s’agit jamais du premier épisode, mais d’un épisode ultérieur (le troisième dans le cas de House of Cards). Netflix y voit une validation de la stratégie de diffusion dans la mesure où le pilote n’est pas suffisant pour fidéliser le public.
9En supprimant l’hiatus temporel qui sépare les épisodes, Netflix rapproche le découpage des séries du chapitrage littéraire. Le chapitre télévisuel serait donc l’épisode affranchi du rythme de diffusion hebdomadaire, qui résulterait d’une normalisation de la pratique du « binge watching ». Si, pour reprendre la terminologie d’Ugo Dionne (2008), on conçoit le DVD ou les plateformes de VàD qui réunissent l’intégralité des épisodes d’une série comme le « dispositif » succédant au « paradispositif » que constituait la diffusion télévisuelle, on peut considérer que Netflix se défait de l’étape du paradispositif pour proposer d’emblée un mode de diffusion qui correspond à la fixation définitive de l’ensemble. Ainsi les épisodes d’une saison de House of Cards sont-ils d’emblée conçus comme un tout cohérent et continu, ce qui peut s’expliquer par les conditions de production particulièrement favorables dont ont bénéficié les créateurs. La première saison a souvent été désignée, par Willimon ou par Spacey par exemple, comme un « film de 13 heures » plutôt que comme une série télévisée au sens traditionnel du terme :
- 11 Beau Willimon, cité par Andrew Romano, 15 mai 2013, « Why you’re addicted to TV », Newsweek, [En l (...)
Le fait de savoir que nous avions 26 heures de garanties nous a permis un storytelling beaucoup plus sophistiqué et stratifié […]. Vous n’avez pas besoin de vous vendre et de vous faire auditionner semaine après semaine. Vous n’avez même pas besoin d’y penser comme de la télévision. […] Pour nous, c’était un film de 13 heures11.
- 12 Kevin Spacey, 23 août 2013, Conference MacTaggart, Edinburgh International Television Festival, con (...)
Est-ce que regarder treize heures d’un seul ensemble cinématographique est réellement différent d’un film ? Est-ce qu’on définit un film comme quelque chose qui dure deux heures ou moins12 ?
Cette évolution ne peut se concevoir que dans le contexte de ce que Vince Gilligan, créateur de Breaking Bad, désignait comme une « hyper-feuilletonnisation » autorisée par le développement des nouveaux supports :
- 13 Vince Gilligan, cité par Jon Bilstein, 7 janvier 2014, « Vince Gilligan Talks Favorite TV Technolog (...)
Quand j’ai commencé sur des séries comme X-Files, la sagesse populaire disait qu’il fallait éviter la feuilletonnisation. […] La vidéo à la demande permet une forme de récit hyper-feuilletonnant et laisse aux gens la liberté d’accéder au contenu quand ils le souhaitent13.
- 14 La notion d’« âge d’or » des séries télévisées, souvent définie suivant des critères normatifs, et (...)
Dans une représentation désormais très répandue, l’« âge d’or » des séries télévisées serait lié au retour des formes feuilletonesques, centrées sur une mise en intrigue continue, par contraste avec le modèle épisodique14. Elles sont perçues comme plus ambitieuses, plus complexes et plus exigeantes que les séries « sérielles ». En outre, elles possèdent l’avantage de la longueur, dont ne disposent pas les films. C’est ici qu’intervient la référence au modèle littéraire : les séries « hyper-feuilletonnantes » offrent la possibilité quasi inédite de créer des récits audiovisuels d’ampleur romanesque. Willimon rapproche ainsi l’ambition de ce type de séries de celle d’un roman de Tolstoï :
- 15 Beau Willimon, cité par Emily Buder, 15 septembre 2014, « Beau Willimon on “House of Cards”, Bad Te (...)
Le récit hyper-feuilletonnant – qu’on voit depuis Oz – se rapproche beaucoup plus d’un roman que de quoi que ce soit d’autre. Il peut avoir la taille et l’envergure d’Anna Karénine : des centaines de personnages qui se faufilent dans l’histoire, tandis que la focalisation change selon les chapitres. Cela permet de creuser les personnages d’une manière qui était inenvisageable en 90 ou 120 minutes – que ce soit au théâtre ou à la télévision15.
- 16 Beau Willimon, cité par Alison Willmore, 29 janvier 2013, « “House of Cards” Showrunner Beau Willim (...)
Nous avons toujours conçu cela comme une sorte de film de treize heures, bien avant Netflix. Nous ne voulions pas créer une « série télévisée », nous voulions créer une histoire monumentale de dimension épique. Malgré une organisation et une structure en épisodes ou en chapitres proches du modèle télévisuel, cela n’était pas l’approche stylistique que nous avons adoptée pendant l’écriture et le tournage16.
- 17 Trilogie « Francis Urquhart » : House of Cards (1989), The Play of King (1992), The Final Cut (1994 (...)
On peut rappeler ici l’origine littéraire de la série, inspirée de la série anglaise éponyme (1990), elle-même adaptée de la trilogie romanesque de Michael Dobbs, qui se déroule au Royaume-Uni à la fin du mandat de Margaret Thatcher17. Ce recours à l’héritage romanesque peut être interprété comme une stratégie de légitimation, mais pas uniquement : du point de vue de la réception, l’analogie se justifie également par la proximité temporelle entre l’immersion romanesque et l’immersion « hyper-feuilletonnante », qui dépendent toutes deux de l’approfondissement des personnages et du monde narratif dans la longue durée. Le choix de l’intitulé « chapitre » pour les épisodes de House of Cards est donc loin d’être arbitraire et induit une série de conséquences poétiques.
- 18 Ted Sarandos, cité par Andrew Romano, 15 mai 2013, art. cit. Selon Baptiste Campion, ce lissage des (...)
10Dès lors que la rupture temporelle entre les épisodes disparaît, les problèmes de mémorisation se posent avec moins d’acuité, ce qui permet aux créateurs de débarrasser le récit des dispositifs de rappel et de teasing, qu’ils soient intra- ou extradiégétiques. Ted Sarandas souligne ainsi le bénéfice poétique qui peut en être tiré en termes d’économie narrative, puisque, selon lui, jusqu’à 20 % des épisodes diffusés hebdomadairement sont consacrés au récapitulatif ou au teaser18. La narration continue permet également de ménager des arcs narratifs plus denses et d’envisager le déroulement de la mise en intrigue sur une longue période. Ainsi que l’a mis en évidence Marjolaine Boutet (2015), l’importance du long terme est problématisée dès le premier épisode. Frank Underwood se voit privé du poste de Secrétaire d’État que lui avait promis Garrett Walker (Michel Gill), fraîchement élu président, en échange de son soutien. Il planifie dès lors une vengeance sur le très long terme avec l’aide de sa femme, comme en témoigne ce dialogue avec son directeur de cabinet et âme damnée, Doug Stamper (Michael Kelly), extrait du chapitre 1 :
FRANK : Tous. Je les tiens tous pour responsables.
DOUG : Vengeance ?
FRANK : Non ! Plus que ça. Prenez un peu de recul. Considérez la situation dans son ensemble.
DOUG : Je crois que je vois ou vous voulez en venir. Kern d’abord ?
FRANK : C’est comme ça qu’on dévore une baleine, Doug. Une bouchée à la fois.
Boutet voit dans ce passage une illustration de l’« approche globale du temps » que manifeste Underwood :
- 19 « It is clear in this dialogue that Frank Underwood has a comprehensive approach to time: he will (...)
L’approche globale du temps de Frank Underwood apparaît clairement dans ce dialogue : il va mettre patiemment son plan en marche (« une bouchée à la fois »), en faisant d’abord avancer prudemment ses pions sur l’échiquier, mais en accélérant à la fin lorsqu’il se rapprochera de l’échec et mat19. (Boutet 2015 : 86)
- 20 « an author-like figure who is, paradoxically, responsible for orchestrating the plot from within (...)
Son analyse concerne le niveau diégétique (séquence actionnelle), mais la conception du personnage ne doit pas être découplée de la mise en intrigue, dont elle est solidaire. En effet, la préparation d’un plan de vengeance complexe par le protagoniste conditionne les attentes des spectateurs, qui savent d’emblée qu’ils n’auront accès au dénouement qu’après de nombreuses heures de visionnage et plusieurs années de patience. Dès les premières scènes du premier épisode, la série met en place un dispositif métaleptique : Frank Underwood s’adresse directement au spectateur à travers de fréquents apartés dans lesquels il détaille ses plans avec cynisme. Suivant Mario Klarer, Frank apparaît donc comme « l’équivalent d’une figure d’auteur qui est, paradoxalement, responsable de l’organisation de l’intrigue depuis l’intérieur de l’intrigue20 » (Klarer 2014 : 213). En cohérence avec cette idée, on peut observer une « diégétisation » (Odin 2000) du chapitrage. Davantage que l’indication d’un découpage, les mentions « Chapitre 1 », « Chapitre 2 », etc. constituent des titres, ce qui explique le redoublement entre les numérotations épisodique et chapitrale dans le menu de la série sur le site de Netflix. Signalons en outre que la numérotation des chapitres de House of Cards se distingue de la numérotation habituelle des épisodes de série, puisque le décompte ne recommence pas à chaque nouvelle saison : le premier épisode de la saison 2 est intitulé « Chapitre 14 », le premier de la saison 3, « Chapitre 27 », etc. En conséquence, l’autonomie épisodique est atténuée au profit d’une économie narrative qui privilégie une continuité surplombante. De plus, le chapitrage n’apparaît que dans le menu et n’est signalé par aucun intertitre au sein de l’épisode. Ce lissage des seuils saisonniers accentue encore l’effet de continuité au sein d’un tout et la dimension épique du récit. Il est redoublé diégétiquement par des effets de continuité chronologique parfois très prononcés. Ainsi, à la fin du premier épisode, Frank, installé à la terrasse de son restaurant préféré, en train de dévorer des côtes de porc, prononce une phrase à double sens, qui s’adresse à la fois au propriétaire du restaurant et au spectateur, auquel il jette un coup d’œil face caméra : « Je suis affamé aujourd’hui. » L’épisode suivant reprend immédiatement là où le précédent s’était arrêté : Frank, toujours assis à la même table, s’essuie la bouche à la fin de son repas. Cette stratégie est reprise entre la fin de la première saison et le début de la deuxième, dans lequel Frank et Claire poursuivent le jogging qu’ils avaient commencé avant l’hiatus saisonnier, ce qui souligne le décalage entre la temporalité diégétique et la temporalité de la réception.
11Ensuite, le découpage chapitral, contrairement au découpage épisodique, n’est pas lié à ce que l’on peut identifier comme les temps forts de la mise en intrigue, aux pics de tension narrative, et Willimon marque nettement ses distances avec les stratégies de découpage du feuilleton, notamment avec le cliffhanger :
- 21 Beau Willimon, cité par Nathan Mattise, 2 janvier 2013, « House of Cards: The “13-hour movie” defin (...)
Je pouvais instaurer quelque chose au début de la saison qui ne reviendrait pas avant la fin de la saison deux. Cela signifie un récit plus stratifié et plus sophistiqué. Nous espérions que les gens voudraient regarder immédiatement l’épisode suivant, non pas grâce à un quelconque cliffhanger superficiel, mais grâce à leur investissement dans une histoire et des personnages complexes ; c’est cela qui les fait revenir21.
Ainsi, les scènes les plus marquantes n’ont pas lieu à la fin des épisodes, mais souvent dix à quinze minutes avant, à l’instar des assassinats de Peter Russo (« Chapitre 11 », S01E11) et de Zoe Barnes (« Chapitre 14 », S02E01) par Frank Underwood, de Rachel Posner par Doug Stamper (« Chapitre 39 », S03E13) et de Tom Yates par Claire Underwood (« Chapitre 64 », S05E09). L’idée que le découpage feuilletonesque serait superficiel, artificiel, suppose qu’il existe à l’inverse des découpages plus « naturels ». Cette conception n’est pas si éloignée de la recherche de « naturalisation » du chapitrage dans le roman naturaliste, qui, pour citer Philippe Hamon, « se présente comme un “pré-découpage” du référent, de la réalité physique ou sociale elle-même » (2017 : 12), comme s’il calquait de manière transparente la temporalité du monde raconté, indépendamment de toute mise en récit, et donc comme s’il ne résultait pas d’une organisation séquentielle. De fait, on retrouve dans House of Cards un mode de découpage fréquent dans le roman : les changements de chapitre peuvent par exemple coïncider avec les déplacements des personnages. Par exemple, dans le « Chapitre 8 », Frank Underwood retourne dans son ancienne université, tandis que Peter Russo se rend dans sa ville natale ; le « Chapitre 60 » correspond à un déplacement de Frank dans l’Ohio, afin de participer à un rassemblement secret qui réunit les hommes les plus puissants du pays. Ainsi, les potentialités esthétiques de la suspension sont mises en sourdine, au profit de la seule fonction respiratoire du découpage, qui sert avant tout à ménager des lieux où l’on peut aisément (c’est-à-dire sans trop d’effort cognitif) quitter ou reprendre la progression dans un récit trop long pour être actualisé en une seule session.
12L’usage du chapitrage dans House of Cards est l’un des éléments qui témoignent d’une volonté de mettre fin au règne de l’épisode comme unité narrative normative. On assiste à une dilution de l’effet de seuil, qui devient optionnel, contrairement à ce qui se passe dans le cadre de la diffusion télévisuelle. Il s’agit alors d’un seuil « discret », qui suggère aux spectateurs d’éventuelles pauses, sans pour autant se faire prescriptif. Willimon insiste sur l’adaptabilité du mode de diffusion aux différentes pratiques, puisque, comme dans un roman, le spectateur peut ménager ses pauses quand il le souhaite :
- 22 Beau Willimon, cité par Emily Buder, 15 septembre 2014, op. cit.
Beaucoup de gens ne « binge-watchent » pas. C’est en cela que la situation est à nouveau similaire au roman : si quelqu’un sort un roman de 600 pages, il y aura des gens qui liront tout d’un coup, et d’autres qui mettront plusieurs années à le lire. Il faut que cela fonctionne des deux manières. La chose la plus importante est l’émancipation du public. Vous donnez au public – particulièrement avec la sortie immédiate d’une saison complète – la possibilité de choisir son expérience. S’il a le choix, il y a plus de chances qu’il reçoive le récit d’une manière proche de celle que vous voulez22.
- 23 « … whether these multiepisode narratives can be considered serial at all. »
Donc, paradoxalement, dans ce discours téléologique, l’aboutissement des séries feuilletonnantes est conçu comme la suppression des spécificités de la narration sérielle. Ainsi Jason Mittell peut-il légitimement se demander si « ces récits “multiépisodes” peuvent encore être considérés comme feuilletonnants23 » (2015 : 41). L’idéal de la disparition complète du seuil épisodique apparaît nettement dans le discours de Willimon, qui rêve d’écrire une série où seule persisterait la rupture saisonnière :
J’ai une idée pour mon prochain projet : une saison de six heures en flux. Sans pause. Sans épisode. Vous mettez en pause quand vous voulez, ou pas du tout. À ce niveau, qu’est-ce que c’est ? Une série télévisée, une saison ou un épisode ? Qui le sait et qui s’en soucie finalement ? Nous avons toujours parlé de House of Cards comme d’un film ; nous avons conçu la première saison comme un film de 13 heures. Nous ne faisons pas d’épisodes avec un début, un milieu et une fin qui ont une existence autonome. La raison pour laquelle les épisodes ne sont pas titrés – nous les appelons des « chapitres » – est qu’ils n’ont pas besoin d’être pleinement résolus. Dans le bureau des scénaristes, nous ne parlons pas d’une histoire A ou d’une histoire B, ou d’autres choses caricaturales qu’on trouve dans cette horrible section de Barnes & Noble qui vous explique soi-disant comment écrire un scénario24.
- 25 Une telle gestion de l’économie narrative n’est pas inédite dans les séries télévisées : Robert J. (...)
Cet idéal pose toutefois certains problèmes si on l’envisage du côté de la réception. Revenons un instant sur une phrase de Willimon que j’ai évoquée plus haut : « Je pouvais instaurer quelque chose au début de la saison qui ne reviendrait pas avant la fin de la saison deux. » Transparaît ici la volonté des créateurs d’une maîtrise absolue du rythme narratif : rien n’est arbitraire, tout est planifié, ou du moins, des pistes narratives potentielles sont ouvertes en permanence, qui pourront ou non être utilisées ultérieurement. En conséquence, la réception de House of Cards suppose une densification de l’activité anticipatrice : tout élément qui apparaît à l’écran peut avoir des implications sur le long terme, ce qui encourage le spectateur à l’envisager comme l’indice d’éventuels scénarios possibles. Le spectateur idéal que tentent de programmer les créateurs et les producteurs de ce genre de récit est donc « hyper-compétent », en quelque sorte. Il est capable d’une compréhension et d’une mémorisation exhaustive de tous les événements qui se sont déroulés au sein du monde narratif. Il est capable de stocker mentalement tous les détails qui peuvent sembler anodins, dans la mesure où ils sont susceptibles d’être exploités par la mise en intrigue des dizaines d’épisodes plus tard, et de les réactiver dans les moments pertinents afin de produire une interprétation correcte25. Dans la pratique, ce mode de réception se révèle assez compliqué à mettre en place pour les spectateurs réels : les saisons étant livrées à un an d’intervalle, il est quasiment impossible d’avoir en mémoire toutes les informations utiles, à moins de visionner à nouveau l’intégralité des saisons précédentes avant chaque nouvelle saison ou d’en lire des résumés exhaustifs. Ces résumés sont toujours accessibles sur Wikipédia, et mis à jour très rapidement, ce qui est un signe de la réactivité des fans, ou de la participation des producteurs à cette activité. C’est ici que l’analogie avec le modèle romanesque trouve ses limites : autant un lecteur qui a besoin de se rafraîchir la mémoire peut le faire sans trop de difficulté en retournant quelques pages en arrière, autant la manœuvre est beaucoup plus complexe et décourageante dans le cas des plateformes de VàD. Par ailleurs, le chapitrage se superpose avec le balisage familier du public dans le menu de Netflix : il y a ici coexistence du paradispositif et du dispositif, qui habituellement se succèdent dans le temps, ce qui montre bien qu’on ne se débarrasse pas si facilement des modèles de diffusion sériels classiques.
13En outre, on se rend compte que l’hiatus saisonnier n’est jamais remis en cause, il est au contraire revendiqué comme un seuil légitime. L’effet de seuil est donc concentré sur la saison et il est frappant de constater qu’on retrouve dans les dernières scènes des saisons les stratégies habituelles de relance narrative du feuilleton, comme des scènes choquantes ou des retournements de situation qui débouchent sur un effet de cliffhanger, pourtant dénoncés comme artificiels. Ainsi la troisième saison se clôt sur une scène qui ne dépareillerait pas dans un soap opera : dans la dernière réplique de l’épisode, Claire annonce à Frank qu’elle le quitte. Dans la dernière scène de la quatrième saison, les Underwood assistent sans ciller à la décapitation d’un otage. Et à la fin de la cinquième saison – pour laquelle Melissa James Gibson et Frank Pugliese assurent le rôle de showrunners, suite au départ de Beau Willimon –, Claire décide de se retourner contre son mari et de faire cavalier seul, bref, de ne plus être réduite au rôle de second couteau. Elle s’adresse directement au spectateur, mode d’énonciation jusqu’alors exclusivement réservé à Frank, et déclare pour finir, face à la caméra : « À mon tour », ce qui revient à affirmer un nouveau rôle de protagoniste – voire d’auteure de sa propre histoire, au même titre que l’était précédemment Frank. Ces renégociations de la relation de couple, et des enjeux de pouvoirs que cela implique, sont évidemment situées à un seuil stratégique : le spectateur est amené à anticiper une dynamique narrative antithétique à la saison précédente, ce qui augmente son impatience d’accéder à la saison suivante et assure sa fidélisation.
- 26 Le scandale sexuel impliquant Spacey a contraint les scénaristes à écrire la septième et ultime sai (...)
14On retrouve donc des problématiques habituelles dans le domaine de la sérialité, seule l’échelle change, les charnières de la sérialité se déployant désormais sur des enjeux macro-narratifs. Si House of Cards demeure sérielle, c’est donc surtout au niveau de l’enchaînement de ses saisons, qui n’est pas totalement planifié, et dont la diffusion reste segmentée et soumise aux réactions du public – ainsi qu’en témoigne la disparition soudaine de Frank Underwood à la fin de la sixième saison, suite aux accusations de harcèlement dont a fait l’objet Kevin Spacey26.
- 27 J’emploie ici le terme « format » dans le sens où l’entend notamment Stéphane Bénassi (« le format (...)
- 28 Mareike Jenner montre que l’idéologie néolibérale sous-jacente à ce type de discours est historique (...)
15Dans le cas de House of Cards, les créateurs ont largement théorisé la question du format27 et des usages. Il s’agit très clairement d’une stratégie de distinction : l’intitulé marque une prise de distance par rapport au modèle épisodique, une volonté d’innovation narrative, tout en se situant dans une tradition prestigieuse. Le chapitrage est doté d’une fonction revendicatrice et marque l’affirmation d’une rupture avec un modèle préexistant. Cette émancipation du support télévisuel se situe dans la lignée d’une stratégie de communication inaugurée par HBO, dont le slogan est désormais bien connu : « It’s not TV, it’s HBO ». Elle repose sur la valorisation de l’autonomie auctoriale, considérée comme synonyme de projets innovants et originaux. Le discours téléologique des instances productrices, qui dévalorise les autres modes de production en insistant notamment sur la contrainte artificielle que constituerait l’épisode, s’inscrit nettement dans cette stratégie. Le chapitrage signale un double « empowerment » : la prise de pouvoir des créateurs, qui sont présentés comme l’autorité régissante unique, débarrassée des contraintes de production et de celles relatives au support médiatique ; et la prise de pouvoir des spectateurs, qui peuvent gérer l’actualisation à leur guise28. Dans une conférence tenue en 2013, Spacey défendait ainsi la pertinence économique d’un modèle fondé sur la liberté des usagers :
- 29 Kevin Spacey, 23 août 2013, Conference MacTaggart, Edinburgh International Television Festival. La (...)
Clairement, le succès du modèle Netflix, qui diffuse une saison entière de House of Cards en une seule fois, a prouvé une chose : le public veut le contrôle. Il veut la liberté. S’il veut « binger », comme il l’a fait pour House of Cards et pour beaucoup d’autres séries, alors on doit le laisser « binger »29.
On assiste à une normalisation du « binge-watching », qui est intégré au dispositif de la plateforme comme une norme de visionnage, voire comme le mode de consommation préférentiel, et qui n’est plus décrit comme une dérive addictive, ainsi que le note McCormick :
- 30 Sur le « binge-watching » de séries en DVD, voir également Hills (2005 et 2007).
- 31 « in considering the difference between binging on a DVD and binging on a SVOD platform, we should (...)
[L]orsqu’on envisage la différence entre le binge-watching d’un DVD30 et le binge-watching d’une plateforme de VàD, il faut analyser la manière dont les différentes interfaces encouragent (ou parfois empêchent) ce que j’appelle du binge-watching assoupli. […] Avec les interfaces de DVD qui n’incluent pas le bouton « lire l’intégralité », le binge-watching est marqué par des pauses qui exigent de naviguer sur le menu pour aller à l’épisode suivant. En revanche, les plateformes de VàD telles que Netflix utilisent souvent une structure en lecture automatique par défaut, ce qui implique une action minimale de la part de l’utilisateur pour continuer à « binger »31. (McCormick 2016 : 103)
Dans le même sens, selon Mareike Jenner, le dispositif de Netflix est entièrement structuré par le « binge-watching » (2018 : 109-118). Le chapitrage de House of Cars est ainsi l’un des nombreux phénomènes marquant l’avènement d’une « culture binge », selon le terme de McCormick (2016 : 103), encouragée par les créateurs qui révèlent s’y adonner eux-mêmes :
- 32 David Fincher, cité par Alan Sepinwall, 29 janvier 2013, « “House of Cards” director David Fincher (...)
Je peux vous en parler d’expérience parce que pour la première fois, il y a deux semaines, Beau, Josh Donen, Eric Roth et moi avons regardé ensemble les 13 heures du début à la fin. Et c’est fou. C’est comme un livre. C’est comme si vous lisiez un chapitre, arrêtiez la lecture pour acheter du thaï, reveniez, et la relanciez. Ça fonctionne différemment. Le rythme de consommation informe d’une certaine manière le type de relation que vous avez avec les personnages, qui est très différent de la télévision traditionnelle32.
Ce que McCormick désigne comme une « culture binge », c’est aussi un renversement des représentations, une stratégie de légitimation de cette pratique qui la rapproche d’une forme d’élitisme, de la culture « highbrow ». Il ne s’agit pas seulement de déculpabiliser les spectateurs, mais de faire du « binge-watching » une activité culturelle à part entière, dont on peut tirer du prestige symbolique. Selon l’idéologie que les producteurs cherchent à établir, le spectateur qui a regardé tous les épisodes d’affilée n’a pas perdu un temps précieux, qu’il aurait pu consacrer à des activités plus constructives, il s’est livré à la réception d’un récit aussi complexe, aussi dense et aussi stimulant qu’un roman de Tolstoï :
- 33 « Sarando’s positive framing of narrative immersion suggests an ontology of textual content that m (...)
La conception positive de l’immersion narrative par Sarando suggère une ontologie du contenu textuel qui s’éloigne des pauses et des hiatus pour privilégier une expérience textuelle plus cohérente33. (McCormick 2016 : 102)
- 34 Jason Mittell, cité par Sally Pollack, 13 mars 2015, « Congressman Welch, too, binges on House of (...)
- 35 Mark Lawson, 22 février 2015, « House of Cards review: less innovative in its narrative than in it (...)
On en revient ici à une conception traditionnelle de l’immersion fictionnelle, qui serait limitée au moment de l’actualisation, sans inclure les moments de réactivation imaginative qu’encourage la sérialité. Le degré d’immersion serait ainsi proportionnel à l’ampleur et à la densité du récit, qui supposerait symétriquement un monde narratif riche et complexe. Il dépendrait également de la continuité dans le temps de la réception : le modèle de diffusion épisodique est remis en cause par les producteurs, parce qu’il suppose selon eux une expérience moins immersive. Par conséquent, Netflix ne vend pas seulement des séries, mais aussi une représentation acceptable d’un mode de consommation. Or, le « binge-watching » demeure un mode de consommation minoritaire d’après Mittell, puisque la sortie d’une saison « a une grande incidence sur la conscience du public sur le moment, mais diminue très rapidement ensuite34 » et que le nombre de spectateurs de House of Cards n’est pas, selon lui, à la hauteur de son influence médiatique. L’exagération de la valeur révolutionnaire du format de House of Cards relève donc du branding de Netflix. Comme le remarquait Mark Lawson, journaliste du Guardian, House of Cards s’avère finalement « moins innovante dans son récit que dans sa diffusion35 ».
- 36 Jason Mittell, cité par Sally Pollack, 13 mars 2015, op. cit.
- 37 Steve Baron, 28 avril 2015, « Research Firm Measures “Ratings” for Netflix Original Series; “Dared (...)
- 38 Aïssatou Loum, 26 août 2016, « Stranger Things : troisième série la plus regardée de Netflix », Br (...)
- 39 Pour voir la saison complète de The Mandalorian, qui comprend huit épisodes, un abonné doit payer (...)
- 40 En mettant en avant le caractère international de la production et de la réception des contenus or (...)
16Le chapitrage des séries télévisées ne se réduit donc pas à des enjeux poétiques et esthétiques, il ne se comprend pas indépendamment du contexte médiatique qui l’englobe. Comme je l’ai souligné en introduction, il implique une grande variété d’intentionnalités, de modes de réception, et ne se réduit pas à un usage fixe, dans la mesure où il ne correspond pas à la terminologie conventionnelle du découpage sériel. Dans le cas de House of Cards, l’affichage d’une segmentation en chapitres va également de pair avec une valorisation de l’autonomie des créateurs. Elle est déterminée par des enjeux économiques qui dépassent les séries elles-mêmes : il s’agit non seulement de s’adapter à la demande, mais d’anticiper les comportements des usagers, de leur donner ce qu’ils veulent, mais avant qu’ils sachent qu’ils le veulent. Dans ce contexte, le discours qui souligne l’« empowerment » du public s’avère paradoxal. Les problématiques de la sérialité narrative que j’ai mises en avant jusqu’à présent (adaptation aux contraintes externes, insertion dans la temporalité médiatique, etc.) ne sont pas pour autant évacuées : seule leur échelle est modifiée. Ainsi, la libération de la dépendance de la segmentation du récit sériel envers l’organisation de son véhicule médiatique est plus marquée avec la VàD, en particulier quand certaines chaînes en streaming proposent la diffusion immédiate d’une saison complète. Mais si les plateformes de VàD remettent en cause les seuils épisodiques, les logiques de production et de réception demeurent profondément sérielles. Un certain nombre de traits définitoires de la narration sérielle restent donc pertinents, ne serait-ce qu’à l’échelle de la saison. Alors que le chapitrage de House of Cards fait généralement office de pause respiratoire, les fins de saisons s’achèvent sur des cliffhangers, ce qui traduit la persistante des mécanismes feuilletonnants. Raphaël Baroni et moi-même avions souligné l’ambition des productions télévisuelles actuelles, qui cherchent à faire coïncider des moyens de production importants avec les valeurs constitutives du sous-champ de la production restreinte, combinant ainsi un pragmatisme économique avec ce que l’on pourrait appeler un « pragmatisme symbolique » (Baroni et Goudmand 2017). House of Cards correspond à ces nouveaux enjeux, dans la mesure où la série n’est pas immédiatement rentable économiquement, mais où elle rapporte un capital symbolique à la chaîne et lui permet d’attirer de nouveaux abonnés. Mittell l’envisage ainsi comme un « loss leader » : elle fait perdre de l’argent à Netflix, mais elle est « conçue pour faire de la publicité à la chaîne et attirer des abonnés dans le cadre d’une stratégie sur le long terme36 ». Rappelons qu’il est difficile de se prononcer avec précision sur la rentabilité d’une série diffusée par Netflix, qui ne rend pas publics ses chiffres d’audience. Toutefois, une estimation a été faite en 2015 par la compagnie Luth Research à partir d’un sondage auprès de 2 500 abonnés américains, d’après laquelle 2,66 millions de spectateurs auraient regardé la saison 3 de House of Cards dans les 30 jours suivant sa sortie ; elle est battue par deux nouvelles séries, Daredevil (Netflix 2015-) et Unbreakable Kimmy Schmidt (Netflix 2015-)37. Ceci confirme l’hypothèse de Mittell selon laquelle le rôle essentiel de House of Cards est celui d’une vitrine : les séries les plus « marquantes » – c’est-à-dire celles qui sont mises en avant par les chaînes et distinguées par les critiques au sein d’une production pléthorique – ne sont donc pas forcément les plus regardées. En 2016, avec des audiences estimées à 5,67 millions dans le monde entier – chiffre considéré comme assez médiocre par l’industrie télévisuelle – elle n’est que la neuvième série la plus regardée de la chaîne38. Malgré la fonction prototypique qui lui a été attribuée dans les discours promotionnels, le modèle proposé par House of Cards n’a pas véritablement fait cas d’école. Le chapitrage n’est pas devenu une nouvelle norme, il apparaît comme une exception plutôt qu’une règle, que ce soit sur Netflix ou sur les autres plateformes qui produisent du contenu original, telles que Amazon et Hulu : un certain nombre de séries Netflix ont certes adopté depuis un découpage en chapitres, telles que The OA (2016-), Stranger Things (2016-), Dear White People (2017-), The Chilling Adventures of Sabrina (2018-), The Kominsky Method (2018-), pour n’en citer que quelques-unes, mais ce choix reste minoritaire parmi les contenus originaux de la plateforme. Il n’y a pas eu plus de glissement terminologique qui marquerait le passage des épisodes livrés de façon hebdomadaire aux épisodes rassemblés au sein d’un tout, qu’il s’agisse d’un DVD ou d’une plateforme de VàD, et le terme d’épisode continue d’apparaître comme suffisamment souple et consensuel pour inclure le découpage de séries hyper-feuilletonnantes. On observe désormais ponctuellement l’adoption d’un chapitrage par des séries récentes diffusées hebdomadairement, à l’instar de The Mandalorian (2019-), première série originale diffusée sur la plateforme Disney+. Disney+, comme c’était déjà le cas de Hulu, a donc opté pour un rythme diffusion qui renoue avec les pratiques hertziennes, en raison notamment des avantages financiers qu’il présente39, ce qui marque une évolution dans les stratégies des plateformes de VàD. Cet infléchissement s’observe d’ailleurs également du côté de Netflix, qui tend depuis quelques années à recalibrer son discours autour de la notion de diversité40, au détriment de celle de « binge-watching » (Jenner 2018 : 161-182).