Isabella furiosa : le Moyen Âge des Lumières et l’héroïsation sadienne de la femme
Résumés
Le personnage d’Isabelle de Bavière ne naît pas que de la conjonction de l’imagination et de l’univers des pamphlets révolutionnaires. Sa création est redevable à plusieurs sources de l’historiographie des Lumières sur le Moyen Âge, dont la réunion fantasmatique et poétique permet à Sade d’organiser la subversion définitive du pouvoir patriarcal, de créer l’emblème d’une perversité féminine triomphante sous l’égide de laquelle il place le cours de l’histoire et de sa vie.
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- 1 Des trois manuscrits de Sade – les Journées de Florbelle ou la Nature dévoilée, Adelaïde de Brunsw (...)
- 2 Chantal Thomas, « Isabelle de Bavière : dernière héroïne de Sade », dans Michel Camus et Philippe (...)
- 3 Béatrice Didier, « L’image du Moyen Âge chez Sade », La Licorne, no 6, 2005, p. 305-311.
1Les ultimes héroïnes de Sade – à ne considérer que les œuvres qui n’ont pas disparu1 – sont indissociables de la période médiévale. Les personnages d’Isabelle de Bavière2 et d’Adelaïde de Brunswick surgissent de l’évocation historique de l’une des périodes politiques les plus violentes de l’histoire de France – la guerre de Cent Ans3. Cette recréation romanesque, fortement poétique, Sade l’accompagne d’un vrai travail d’érudition historique. Dans ce réseau de sources et d’intertextes, qui aboutit à l’invention d’une figure héroïque féminine, se pose une série de problèmes précis : la relation entre un sujet historique – Isabelle de Bavière – et son traitement privilégié par des historiennes et non par des historiens ; l’influence des romancières dans cette peinture d’un être-femme qui s’affranchit toujours plus des conventions masculines ; les jeux de l’histoire et d’un libertinage au féminin ; enfin, les nouveaux rapports qui peuvent s’établir entre l’historien et son modèle. De ces faits majeurs qui découlent les uns des autres, qui amplifient écarts et décalages, inversion des rôles et des genres, se donne à lire une nouvelle écriture du féminin à travers celle de l’histoire. Comment Isabelle de Bavière devient-elle une « Isabella furiosa » qui incarne tous les désordres de l’histoire ?
La politique, une affaire de femmes : à l’école des historiennes
- 4 Le texte présente deux cent trente-cinq occurrences du prénom « Isabelle » sur les trois cent ving (...)
- 5 Nicolas Lenglet-Dufresnoy, Principes de l’histoire pour l’éducation de la jeunesse, quatrième anné (...)
- 6 Ibid., p. 250 : « Femme vindicative, et d’un esprit dangereux, dont la vie ne fut pas toujours rég (...)
- 7 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations et sur les principaux faits de l’histoire, d (...)
- 8 Ibid., p. 162 : « La femme du roi, Isabelle de Bavière, avait un parti dans Paris ; le duc de Bour (...)
2Sade misogyne ? Le texte frappe plutôt par l’omniprésence4 du personnage d’Isabelle de Bavière, alors que l’historiographie des Lumières, sur ce même sujet, apparaît presque muette, timide et porteuse d’une conception patriarcale et conservatrice qui survivra jusqu’à la Révolution, en dépit de la flambée des revendications « féministes ». L’appétit d’histoire fait pourtant embrasser, par les philosophes, la période tumultueuse et violente de la guerre de Cent Ans. Mais, si l’on dénombre les occurrences et les apparitions d’Isabelle de Bavière, celles-ci demeurent rares. Dans sa leçon sur Charles VI5, Nicolas Lenglet-Dufresnoy n’accorde qu’un paragraphe à l’évocation d’Isabelle de Bavière6. Voltaire réduit son rôle à quelques épisodes dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations7, se contentant d’une évocation allusive, succincte, à l’occasion du tableau des factions dans Paris8 et de l’alliance de Troyes avec le duc Philippe en 1420. La princesse est représentée comme fautive et déjà dans le repentir du pacte malheureux et fatal pour la France. Voltaire livre une version des événements sous forme d’annales, sans participer à la composition d’un personnage féminin puissant, comme si l’historien refusait d’approfondir les vertiges et les audaces de l’histoire. Sa peinture du Moyen Âge demeure tournée vers des figures réconciliatrices masculines, tel Henri IV dans la Henriade.
- 9 HSIB, p. 326 : « Monstrelet, Mézerai, l’abbé de Choisy, Le Laboureur, Mlle de Lussan, Villaret, et (...)
- 10 Chantal Thomas, « Rencontre entre Sade et l’univers des pamphlets ou le mal comme unique programme (...)
- 11 Christian Delporte et Annie Duprat (dir.), L’Événement. Images, représentations, mémoire, Grâne, C (...)
3L’omniprésence d’Isabelle de Bavière rend donc évidente la parenté du texte sadien avec ce que l’on pourrait identifier comme une contre-historiographie qui tend, à l’inverse, à recentrer l’action des grands événements sur celle de femmes fortes. Aussi le sujet historique choisi par Sade, Isabelle de Bavière, s’avère-t-il inséparable de son traitement par des auteurs femmes. Les sources avouées et réfutées9 déguisent celles, plus troublantes et subversives, d’un ensemble de références à des historiennes qu’il convient d’éclairer. Chantal Thomas10 a décelé l’emprunt de Sade aux Crimes des Reines de France depuis le commencement de la monarchie jusqu’à Marie-Antoinette, avec cinq gravures (1791), déclarés sous le nom de Louis-Marie Prudhomme, mais écrits par Louise-Félicité de Kérialo-Robert. L’estampe qui constitue le frontispice – dont Annie Duprat11 a pu montrer que, produite à l’occasion de l’affaire du collier en 1785 et initialement dans la collection De Vinck de la BNF au numéro 1134, elle avait été annexée au livre de Louise-Félicité de Kéralio-Robert – dévoile une scène emblématique : un monarque poignardé s’effondre en grande tenue d’apparat, avec tous ses attributs royaux ; sous le flambeau de la Vérité qui éclaire les crimes, apparaît le démon femelle, mi-femme mi-sirène, adulée par un bouc, qui s’empare du sceptre. De Frédégonde à Marie-Antoinette resurgit la hantise de la femme usurpatrice du pouvoir.
- 12 Crimes des Reines de France (CRF), p. 104 : « L’époque la plus effrayante de nos annales », « une (...)
4Le texte sadien suit à la lettre la trame établie par Louise-Félicité de Kérialo Robert. En quarante pages denses, sur un rythme haletant, le récit livre la légende noire de la reine Isabeau : sa démesure12, le luxe et la barbarie qui l’anime (CRF, p. 105), sa carrière fulgurante. Sade en reprend les moments clés : la liaison avec le duc d’Orléans (p. 107), la folie de Charles VI (p. 108), le bal des ardents (ibid.), la révolte de l’Église contre les impôts (p. 115), le conflit entre les Armagnacs et les Bourguignons (p. 120), redoublé par celui entre la France et l’Angleterre (p. 126), l’assassinat de Bois-Bourdon, amant en titre (p. 130), la trahison avec l’Angleterre (p. 130), le passage à la faction de Bourgogne (p. 131), la flambée des révoltes populaires (p. 132), le siège de Rouen (p. 137), la chute.
- 13 À Paris, chez Pissot, 1753. Nicolas Baudot de Juilly est en fait l’auteur de cette œuvre publiée s (...)
- 14 HSIB, p. 47 : « L’effet que produisirent les portraits sur le cœur du roi fut aussi vif que prompt (...)
- 15 Jacques Le Long, Bibliothèque historique de la France contenant le catalogue des ouvrages, vol. 2, (...)
- 16 HSIB, p. 84 : « Il vaudrait autant sans cela, lire des dates et des chronologies. Mais ce n’est pa (...)
5Toutefois, la noirceur de l’historiographie révolutionnaire correspond peu au caractère flamboyant d’Isabelle que Sade se plaît à décrire. La référence à Mlle de Lussan, dès la première note infrapaginale (HSIB, p. 326), indique une autre source fondamentale : l’Histoire de la Vie et du Règne de Charles VI, qui avait offert aux lecteurs, dès 1753, un vaste tableau historique en huit volumes13, avec un luxe de détails inégalé. Sade reprend l’anecdote du portrait14, le tableau du mariage et des entrées fastueuses dans les villes (p. 61), le récit détaillé du bal des ardents (p. 93). Le ton et la manière de l’historiographie sadienne restent fidèles aux « couleurs d’un pinceau brillant, mais exact », que Jacques Le Long loue chez Marguerite de Lussan, encore qu’il regrette « l’omission de quantité de traits curieux15 ». Sade conserve le dessein général qui permet de mêler terreur et magnificence : évoquer une Reine galante et vindicative, qui se livre impétueusement au feu de ses passions. Mais il s’affranchit du cadre chronologique propre aux annales16, supprime les nuances d’un portrait qui présentait une reine entre force et faiblesse, souvent contrecarrée dans ses projets, livrée au doute et contrainte à la retraite.
- 17 Catherine Bernard, Madame de Villedieu, Madame d’Aulnoy.
- 18 Charlotte-Rose de Caumont de la Force, Histoire secrète de Bourgogne, à Paris, chez Benard, 1694.
6À cette riche matière historique, qui déploie et emboîte les épisodes sur le théâtre polycentrique de l’Europe, Sade préfère le resserrement de l’intrigue sur le seul personnage d’Isabelle. Le titre même inscrit le récit dans la tradition des « histoires secrètes », qui doivent beaucoup à la plume de Charlotte-Rose de Caumont de la Force ainsi qu’à d’autres romancières17. La charge misogyne de l’historiographie canonique appelait à révéler le rôle des femmes dans l’histoire : Mlle de la Force s’y emploie avec l’Histoire secrète de Bourgogne18, en contant le destin de Marguerite de Valois. Sade respecte les lois du genre : la beauté de l’héroïne, la liberté de ses mœurs, les unions fatales précipitant le royaume dans le malheur. Autorisé par des archives improbables et incomplètes qui offrent à l’imagination les marges d’une histoire à reconstituer, il ne cesse de relier, tisser, assembler en réseau les motifs du meurtre et des exactions autour et à partir d’Isabelle : « Mais qui fomentait tous ces troubles ? La seule Isabelle » (p. 181). Cet étoilement permanent contrecarre l’en deçà d’une interprétation qui vouerait les femmes à des plaisirs timides, ainsi qu’à un rôle secondaire.
- 19 Catherine Bédacier, Mémoires secrets de la cour de Charles VII, roi de France contenant plusieurs (...)
- 20 Anne de La Roche-Guilhen, Histoire des Favorites, contenant ce qui s’est passé de plus remarquable (...)
- 21 À Amsterdam, chez Marret, 1707, p. 8 : « Elle était fille de Guillaume de Bavière, quatrième du no (...)
- 22 Anne de La Roche-Guilhen, Histoire des Favorites, op. cit., p. 152 : « Les Jasons furent peu fidèl (...)
- 23 Anne de La Roche-Guilhen, Amours de Néron, La Haye, Troyel, 1695, p. 70.
7Le personnage d’Isabelle demeure proche des héroïnes que les romancières du xviie siècle se plaisaient à mettre en valeur : des séductrices cyniques dont les nouvelles historiques – genre pratiqué par Sade dans Les Crimes de l’amour – exploraient les stratégies de domination. Catherine Bédacier avait dévoilé la part de la galanterie dans les intrigues de cour au temps de Charles VII19. Dans son Histoire des Favorites20, Anne de La Roche-Guilhen contait aussi le destin de femmes cherchant à parvenir aux plus hautes fonctions. C’est elle la première qui s’intéresse à une héroïne du Nord dans Jacqueline de Bavière comtesse de Hainaut21. Dans Agnès Soreau sous Charles VII roi de France22, la romancière évoque la hardiesse et les charmes qu’une femme déploie pour séduire le roi, sans oublier la leçon de Médée. L’Histoire d’Isabelle lui doit beaucoup : l’évocation d’Agnès Sorel, l’épisode consacré à Jeanne d’Arc, l’opposition entre la femme cynique et l’héroïne au cœur pur (HSIB, p. 302, 313). Par le choix d’une périodisation qui comprend le règne de Charles VI et le suivant, Sade combine des nouvelles qui formaient chacune un tableau. Le cynisme des héroïnes de Mlle de La Roche esquisse le programme politique d’Isabelle et un programme esthétique qui mêle à l’évocation élégante du Moyen Âge la noirceur d’un tableau à la Tacite. « Maître ès-arts en politique » (p. 91), Isabelle suit le chemin ouvert par l’Agrippine des Amours de Néron : « Agrippine ne songeait pas seulement à s’assujettir un homme dont elle connaissait si bien les faiblesses23… ».
- 24 Antoine François Prévost, Histoire de Marguerite d’Anjou reine d’Angleterre, Amsterdam, chez Franç (...)
- 25 Voir Chantal Thomas, La Reine scélérate, Marie-Antoinette dans les pamphlets, Paris, Seuil, 1989.
- 26 Cette loi salique est bien au cœur des débats et des controverses révolutionnaires. On peut lire d (...)
8Plus qu’une ascension, la carrière d’Isabelle bouscule la conception androcentrique du pouvoir monarchique. Seul Prévost, dans son Histoire de Marguerite d’Anjou reine d’Angleterre24, avait été aussi loin dans la peinture d’un pouvoir féminin. Les titres des deux œuvres entrent en écho : chez Prévost, une princesse française part à la conquête de l’Angleterre ; chez Sade, une souveraine germanique accapare le pouvoir français. Une même période – la guerre de Cent Ans – dévoile la désagrégation du schéma historico-symbolique de la royauté. Plus qu’une défaillance, l’insuffisance politique des rois – Henri VI pour Prévost et Charles VI pour Sade – provoque un effondrement du système, selon une vision encore très patriarcale. Indocile, insolente, Isabelle est soupçonnée d’empoisonner le roi, conteste toute régence mâle (HSIB, p. 180), en particulier celle du dauphin, défie les préjugés politiques. Le portrait du roi fou fait écho à celui de Louis XVI accusé d’impuissance politique et sexuelle à la veille de la Révolution25. La fiction dynamite des structures politiques archaïques : la loi salique qui exclut les femmes du pouvoir26, le statut de la régente.
9Marguerite, comme Isabelle, défie le pouvoir masculin dans sa triple dimension érotique, guerrière et sacrée. Prévost avait levé le voile sur cette guerre des sexes à l’œuvre dans l’histoire, qui fait outrepasser à une femme le genre et le rôle auxquels une société patriarcale entend la limiter. Les guerres intestines qui déchirent le pays, l’extension du domaine de la lutte hors des frontières, constituent autant de transgressions politiques qui servent l’affirmation d’un impérialisme au féminin. Sade révèle la ligne pure et ascendante d’une volonté :
Il était donc certain qu’Isabelle tendait toujours au même but, faisait tout, ménageait tout, préparait tout, pour réunir un jour ces deux royaumes, sur lesquels elle régnerait avec d’autant plus d’empire, que cette honteuse réunion serait son ouvrage. (HSIB, p. 121)
- 27 Jean Sgard, Prévost romancier, Paris, Corti, 1968, p. 383.
10Troisième temps : le désastre. La consécration d’Isabelle et de Marguerite ne dure que le temps d’une crise politique, le pouvoir masculin reprend ses prérogatives symboliques, jusqu’à exercer une violence insoutenable sur les souveraines. Il existe une revanche du masculin sur le féminin. « Superbe animal de combat, voluptueux et cynique, mais dur et infatigable à la guerre27 », Édouard de la Marche rend coup pour coup à Marguerite, jusqu’à se rétablir. « Outragée », « insultée » (HSIB, p. 320), tourmentée par ses crimes, Isabelle vit reléguée.
11Sade misogyne ? La mise au jour de ce réseau de références et de dettes à l’égard d’historiennes interdit une telle interprétation. Cette riche intertextualité, en lien avec des œuvres de femmes, confirme la prédilection sadienne pour la figure de l’historienne. C’est bien celle-ci qui concentrait déjà la mémoire de la sexualité et son « dit » dans les Cent Vingt Journées. Le glissement de récits ouvertement libertins au roman historique dévoile la contamination de cette figure, des personnages jusqu’à l’identité auctoriale.
L’âge des amazones dans sa version médiévale
- 28 Michel Delon, « Jeanne Laisné, héroïne sadienne », dans Paul Mironneau et Gérard Lahouati (dir.), (...)
- 29 Encyclopédie, article « Lacédémone », 1re éd., t. IX, p. 158 : « Ce peuple belliqueux représentait (...)
- 30 Encyclopediana ou dictionnaire encyclopédique des ana, à Paris, chez Panckoucke, 1791.
- 31 Ibid., p. 47 : « Parmi nous les femmes ont adopté, pour aller au bal ou à la campagne, un habillem (...)
- 32 Pierre-Joseph Boudier de Villemert, L’Ami des Femmes, Hambourg, C. Herged, 1758.
12À défaut d’accorder un réel pouvoir aux femmes, la Révolution française avait libéré un imaginaire de la guerrière. Pour faire œuvre patriotique, Sade n’écrit-il pas Jeanne Laisné ou le Siège de Beauvais28 ? Les amazones modernes qui participent à la Révolution ne trouvent d’égales que les « déités armées » de Lacédémone29 et les guerrières du Moyen Âge. Ainsi, l’article « Amazone » rédigé par Jacques Lacombe30 met en regard une mode féminine qui abolit la distinction des sexes31 et les noms de femmes qui ont porté les armes au Moyen Âge : la comtesse de Montfort, Marguerite d’Anjou, Jeanne Hachette. Cette même liste des amazones médiévales se retrouve sous la plume de Pierre-Joseph Boudier de Villemert dans son apologie des femmes32 :
- 33 Ibid., p. 167.
Il n’est pas jusqu’à l’ardeur guerrière qui n’ait éclaté chez quelques femmes, quoique ces vertus sanguinaires semblent n’être pas de leur ressort. Sans parler de la fameuse Jeanne d’Arc, la Judith du quinzième siècle, nos fastes ont consacré une Jeanne Hachette33…
- 34 À Bruxelles, chez Jean Léonard, 1741.
- 35 Antoine-Léonard Thomas, Essai sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes dans les différen (...)
- 36 Maurice Lever s’interroge sur la prétendue admiration de l’auteur pour Théroigne de Méricourt, à p (...)
13L’Histoire des Amazones anciennes et modernes de Claude Marie Guyon34 répertoriait déjà des exemples pris dans l’Antiquité et le Moyen Âge. Le personnage d’Isabelle cristallise donc un imaginaire de l’amazone où convergent bien des traditions : le fantasme des reines barbares35, les exemples de femmes antiques, l’amazone révolutionnaire36, les riches réminiscences des héroïnes du Tasse et de l’Arioste, alliant féminité et virilité en une androgynie agressive. De Juliette à Isabelle, Sade explore le vertige de la violence féminine. N’étant ni du côté de l’outrance pamphlétaire, qui place la fureur féminine sous le signe du monstrueux, ni du côté de l’hagiographie nationale, qui érige en exemples des guerrières désexuées, l’historiographie sadienne fait triompher un droit à la violence pour les femmes.
14En embrassant le champ très large des liaisons (HSIB, p. 51), des nœuds (p. 51, 72), des pactes (p. 53), des associations (p. 70), Sade laisse deviner chez Isabelle une intelligence du sexe en matière politique. Plus qu’elle ne subit l’histoire, l’héroïne la domine par ses vues, ses plans, son calcul (p. 82, 83) : « Ce n’est point une infidélité que je fais, c’est un chef-d’œuvre d’intrigue et de combinaison » avoue-t-elle (p. 52). Le Moyen Âge de Sade est donc celui des « liaisons dangereuses ». Les structures d’une société où l’histoire privée et particulière – celle du lit, de l’alcôve, du sexe – se mêle à la sphère publique, renforcent l’intrication subtile des chroniques amoureuse et historique. Jamais le récit sadien n’a autant joué sur les rouages politiques pour décrire les manœuvres d’une femme. La première partie offre une séquence remarquable d’alliances : Isabelle s’unit au roi, se lie à Bois-Bourdon (p. 51), pactise avec son beau-frère le duc de Touraine (p. 52), tout en réussissant le tour de force de faire admettre à son amant l’intérêt stratégique de cette liaison. Le trio qu’elle forme avec le duc et la duchesse d’Orléans lui permet d’organiser un quadrille où Charles VI assouvit sa passion pour sa belle-sœur. Le sexe et la mort ont partie liée : Isabelle met dans le lit royal la fille d’un marchand de chevaux, dite « la petite Reine » (p. 109), pour épuiser le roi.
- 37 Pierre Klossowski, « Décomposition de la féodalité théocratique et naissance de l’individualisme a (...)
15La maîtrise du système féodal des alliances se prête admirablement à des combinatoires perverses : quand le désir chez Isabelle devient endogamique, celui d’un clan, d’une caste, qu’il s’accomplit au sein d’alliances transgressives, l’auteur libertin seconde l’historien et s’ingénie à décrire des unions dont les mœurs médiévales ou féodales37 lèvent l’interdit. Ainsi, le pacte entre la reine et son beau-frère reprend un « biographème » en l’inversant : la relation passionnée de Sade avec sa belle-sœur. Toute nouvelle alliance s’accompagne de la violation systématique du serment antérieur. La superstition religieuse devient elle aussi une arme pour l’héroïne philosophe (HSIB, p. 214) : Isabelle y recourt pour échauffer l’imagination du roi et l’exciter au crime lorsqu’elle veut précipiter la guerre d’Italie (p. 67). Le moment du meurtre est le plus souvent celui de la piété : Isabelle fait assassiner le connétable de Clisson le jour de la fête du Saint-Sacrement (p. 77). À l’inverse, les plus grands crimes se compensent avec des legs pieux (p. 95). C’est aussi dans l’ombre de l’abbaye de Saint-Denis qu’Isabelle renouvelle ses serments avec le duc Jean (p. 159). La superstition qui déforme la piété médiévale incite à la pure dépense de l’or dans des offrandes religieuses qui privent le pauvre de l’aumône (p. 135).
- 38 Jacques Lacombe, op. cit., p. 47.
- 39 Mercure de France dédié au roi, juillet 1760, premier volume, Paris, p. 53.
16L’ardeur homicide d’Isabelle trouve tout son éclat dans l’image de la guerrière. Le tableau des massacres parisiens la montre à la tête d’une phalange : « Isabelle, parcourant ces rues infectées, excitait elle-même les monstres qui les jonchaient de cadavres… » (HSIB, p. 182), tout comme une autre amazone, la comtesse de Montfort, pouvait « parcourir l’épée à la main ses états envahis par son compétiteur, Charles de Blois38 ». La fureur criminelle naît d’un accès incontrôlable d’humeur sombre : « Beau cher sire […] je ne sais pourquoi j’ai l’esprit très noir aujourd’hui » (p. 151). Aussi l’histoire est-elle pleine du bruit de la fureur féminine dont les seules images du feu et du volcan parviennent à suggérer l’excès. L’image de la guerrière brouille la partition des sexes : peut-on encore parler d’une « féminisation » de l’histoire ? Si la féminité ne tient plus au genre auquel on assigne un sexe, alors quels termes employer ? Plus que la question du genre, c’est la manifestation de la violence en fonction des sexes qui est l’objet des débats dès 1760. La comparaison des généraux et des guerrières aboutissait au constat d’une inflexibilité féminine supérieure : « Parmi les femmes, au contraire, on aura de la peine à en trouver, qui avec un esprit sublime, et un courage héroïque, soient sujettes à ces indignes faiblesses39 ». Dès les premières pages, Isabelle déclare que l’amour est une faiblesse qui, chez elle, cédera toujours à l’intérêt et l’ambition (p. 51).
- 40 Dans La Nouvelle Justine, Michel Delon identifie le thème du cœur mangé (note 2, Œuvres, op. cit., (...)
- 41 Jean-Michel Pelous, Amour précieux, amour galant (1654-1675) : essai sur la représentation de l’am (...)
- 42 Madame d’Auneuil s’illustre dans les ouvrages féériques : La Tyrannie des fées détruite, 1702 ; Le (...)
- 43 HSIB, p. 87-88 : « Les princes l’attribuèrent au sortilège, et l’on ne vit pas, ou l’on ne voulut (...)
17Cette inflexibilité rapproche l’héroïne du modèle de la « belle dame sans merci40 » : au bras du duc de Bourgogne, Isabelle tue, en « causant avec la plus grande familiarité » (HSIB, p. 189). Dans la préface, Sade prévenait son lecteur de la diégèse trompeuse en raison du point de vue moral adopté : « On se contente de l’insulter, de la traiter tour à tour de méchante, d’incestueuse, d’immorale, d’adultère, de marâtre, de vindicative, d’empoisonneuse, d’infanticide » (préface, p. 23). Les noirceurs imputées déguisent les qualités de la femme « cruelle41 » qui ne peut acquérir sa supériorité qu’avec les moyens de la férocité : se libérer des servitudes domestiques, asservir plutôt que subir, régner par la vexation et les menues souffrances. Il subsiste également dans l’Histoire d’Isabelle une dimension de féerie noire qui s’explique par l’absence d’obstacle aux forces du mal. Le fantastique qui s’attache à la personne d’Isabelle fait d’elle une magicienne ou une sirène dans un monde encore perméable à l’hétérodoxie : les hommes subissent la tyrannie de cette fée malfaisante, un peu comme dans les contes de Mme d’Auneuil42. Il se mêle à ses prouesses un soupçon de pouvoir maléfique, de sorcellerie43. L’invisibilité de l’agent machiavélique renforce cette image démoniaque.
- 44 Paris, Desaint et Saillant, 1765, p. 197 : « On lui a dans la suite érigé un mausolée de marbre. I (...)
- 45 Pierre Richelet, Dictionnaire de la langue française, ancienne et moderne, à Lyon, chez les Frères (...)
- 46 Honoré Lacombe de Prezel, Dictionnaire iconologique, à Paris, chez Théodore de Hanst, 1756.
- 47 Philibert-Joseph Le Roux, Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbia (...)
18De la cruauté à la férocité animale, il n’y a qu’un pas à franchir, autorisé par une propagande qui réduit les reines étrangères à l’état de bêtes prédatrices. Le récit se clôt sur l’image de la louve gravée sur la tombe d’Isabelle (HSIB, p. 322). Dans leur Histoire de France (Charles VII), Paul François Velly et Claude Villaret avaient contribué au mythe44. Sade compose l’Histoire d’Isabelle comme une hagiographie inversée : celle d’un personnage à la beauté angélique qui connaît son apothéose dans l’animalité. Dès lors, Isabelle se confond avec le fantasme de la femme louve. Les dictionnaires de l’époque45 ressassent l’usage obscène du mot, jusqu’au Dictionnaire iconologique46 qui indique que la louve est le « symbole de l’impudicité ». À l’idée de la « maquerelle » ou de la « putain47 » s’ajoute celle de la rage, métaphore du venin politique dont Isabelle contamine le royaume.
- 48 HSIB, p. 123 : « Isabelle le savait, elle le voyait, et elle riait… ».
19L’amazone sadienne retourne l’agressivité contre Clio elle-même. Devenue une icône grâce à son apparition en pèlerine (HSIB, p. 47), à la célébration mariale qui l’associe à la Sainte Vierge, à la « Dame éclose entre fleurs de lys », aux anges (p. 62), le personnage se révèle iconoclaste : la dualité du personnage entre vice et vertu, cour d’amour et célébration sacrée, dévoile la fausse monnaie de l’histoire. Éprise d’une liberté absolue et insolente, l’héroïne falsifie elle-même son image officielle et entretient la subversion permanente du discours historiographique. Le rire d’Isabelle48 est la manifestation indécente de son effronterie.
20L’Histoire d’Isabelle est donc moins un récit historique que la parodie de l’histoire qu’Isabelle organise en manipulant tous les procès : ceux de Belisac (HSIB, p. 65), du duc de Bourgogne défendu par le cordelier Jean Petit (p. 162), de Montagu (p. 172), du carme Pierre (p. 305)… La reine se joue de la justice : magistrats, robins, simples curés et gens mitrés forment une parade des hommes de loi soumis à son pouvoir. Cette parodie du procès rejoue d’autres complexités : l’essor d’une justice qui s’est développée dans l’ombre du système féodal et qui finit par priver les seigneurs de leur pouvoir ; la conviction chez Sade de la puissance de la machination lorsqu’elle est conduite par une intelligence féminine, comme celle de la présidente de Montreuil. Aussi dote-t-il Isabelle d’une force machiavélique pour la retourner contre la justice elle-même.
- 49 HSIB, p. 324-325 : « Note sur plusieurs des pièces justificatives énoncées dans cet ouvrage ».
21La disparition des preuves, exposée dans la note finale49, participe de la violation de l’histoire elle-même. L’ironie sadienne ne recule pas devant les entorses à la véracité des faits : l’auteur qui prétend avoir lu des pièces inédites chez les Chartreux de Dijon en 1764 et 1765, se plaît à décrire la destruction des papiers, « déchirés », « lacérés », « brûlés » (HSIB, p. 324) au moment de la Révolution. Les violences de l’histoire qui soustraient toute preuve autorisent l’acharnement sur les symboles de la vertu : Sade imagine la persécution de la Pucelle doublement ourdie par Isabelle et par Agnès Sorel, « ce qui militait infiniment contre cette prétendue héroïne de vertu, et qu’alors cela seul suffisait pour la faire condamner » (p. 313).
- 50 Voltaire, La Pucelle d’Orléans, 1752-1762.
22In fine, Isabelle n’échappe pas à la logique d’un personnage sadien qui consiste à désintégrer de l’intérieur les valeurs d’un système. Son image même s’oppose à celle de la femme que l’Église, à la même époque, édifie avec le concours de toutes les puissances patriarcales : le culte marial qui impose cette norme mutilant le désir dans les corps et les chairs féminines, qu’est la virginité. Plus qu’une généalogie de la morale, la fiction porte la contradiction au cœur même du discours historiographique. Elle met au jour le paradoxe d’une nation qui se prétend libre, alors que ses modèles sont puritains, à travers le culte de la Pucelle50, qui constitue une pièce fondamentale du dispositif idéologique des Lumières. Sans la résoudre, elle met à nu la tension entre la frustration d’un imaginaire national polarisé sur la vertu et le mythe d’un désir féminin infini, mais voué à une radicale étrangeté.
L’hommage : le tropisme méridional et provençal
- 51 Ouvrage paru en 1764 (à Amsterdam, chez Arskée et Mercus) suivi d’un deuxième volume (Œuvres chois (...)
- 52 Louis Marie de Sade, Histoire de la Nation française, première race, Paris, Baudoin, 1805. L’œuvre (...)
23De ce jeu entre l’historien et son sujet, le peintre et son modèle, il ressort une inversion du rapport de domination. Il semblerait que Sade édifie une figure tutélaire féminine pour se placer dans le cercle de sa perversité. Une autre source historiographique sur le Moyen Âge permet d’éclairer ce nouveau rapport à l’écriture historique : les Mémoires pour la Vie de François Pétrarque tirés de ses œuvres et des auteurs contemporains51, rédigés par Jacques-François-Aldonce de Sade. La pratique des travaux d’érudition médiévale est d’ailleurs courante chez les Sade, jusqu’au propre fils de l’auteur, Louis Marie, qui livre un premier tome de son Histoire de la nation française en 180552.
- 53 Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons pas analyser le tableau que l’oncle de Sade donne du (...)
24Le texte de Jacques-François-Aldonce de Sade relève d’un triple exercice : généalogique, érudit et poétique. Ce texte, fondateur de l’aventure littéraire chez les Sade, a été souvent réduit par les biographes – dont Maurice Lever – ou les commentateurs, à la seule évocation de Laure de Noves. Or ces Mémoires sont bien des chroniques italiennes avant celles de Stendhal, peut-être même la source ou l’origine du genre. Par-delà la peinture très intéressante du Moyen Âge provençal et européen qu’elle propose53, cette historiographie éclaire la fascination que Pétrarque ressent pour une femme supérieure, jusque dans l’acceptation de ses malversations, et sur ce point, nous ne sommes pas très loin d’un Sade qui place son existence sous l’égide ou le signe de la perversité féminine, que celle-ci porte le nom de Juliette ou d’Isabelle de Bavière.
- 54 J.-F.-A. de Sade, Œuvres choisies de François Pétrarque, op. cit., p. 252.
25Le portrait de Laure de Noves par Jacques-François-Aldonce de Sade est très étranger à l’image que nous voulons retenir de la jeune femme : sa vertu n’est ni intacte ni entière. Comme Isabelle de Bavière, elle allie séduction, beauté et infidélité. L’oncle de Sade sait à merveille analyser l’ambivalence des sentiments qu’elle suscite chez le poète, entre souffrance et admiration. Cette présentation de Pétrarque respire l’esprit d’un autre âge : celui d’un xviiie siècle du plaisir assumé dans la franchise et la liberté. Mais, en ces terres de l’amour courtois, des troubadours et des origines de la littérature nationale, la relation à la dame doit se maintenir, même au prix de contradictions ou des soupçons sur la perversité de la femme : « Il paraît qu’il [Pétrarque] était foncièrement attaché à la Reine Jeanne. Les mauvais bruits qui couraient sur son compte à l’occasion du meurtre de son mari, ne pouvaient que l’affliger beaucoup54 ». Et l’historien de conclure :
- 55 Ibid.
Pétrarque ne s’est jamais expliqué d’une façon bien positive sur l’innocence de la Reine Jeanne ; mais l’attachement qu’il lui a toujours témoigné depuis, la manière dont il parle d’elle, me donne lieu de penser, qu’il ne la croyait pas coupable de l’horrible forfait dont on l’accusait, malgré les indices violents qui déposaient contre elle55.
26De même que Pétrarque fait allégeance à la Reine Jeanne pourtant criminelle, Sade célèbre Isabelle dans ce poème qu’est l’Histoire d’Isabelle. Le personnage semble cristalliser des motifs propres au roman et à l’univers familial des Sade : sa débauche qui rappelle celle qui a cours à Avignon, dans la ville même des papes ; l’union de deux mondes, celui du Sud, dans l’éclatante culture provençale, et celui du Nord évoqué très régulièrement à l’occasion des invasions – la cruauté des soldats de Bohême –, double appartenance que le personnage d’Isabelle semble magnifier, comme la maison de Sade a pu s’illustrer en Provence et en servant l’empereur Sigismond.
27Le roman familial dévoilé par le travail de Sade historiographe montre combien Isabelle de Bavière jouerait le rôle d’une figure tutélaire. Aussi extraordinaire que cela paraisse, plus la femme est dépravée et vicieuse, plus elle apparaît protectrice à Sade : sa perversité est perçue non comme un risque, un trouble ou une inquiétude, mais bien comme l’objet d’un désir et la source d’un attrait. En dépassant les exactions de son créateur, la créature garantit son innocence et la faiblesse des fautes qui lui sont reprochées. La figure de la reine étrangère et perverse opère un déplacement qui est celui de l’autre procès, non plus de l’auteur, mais du personnage. L’histoire médiévale apparaît comme l’envers réel des vices dont on accuse Sade, délestant le criminel de toute charge pénale : écrire l’histoire, c’est se prouver soit que l’on est innocent, en deçà des horreurs commises par ses propres héroïnes, soit que l’histoire vérifie – ce qui n’est pas peu, dans un monde dominé, à partir de 1740, par la preuve juridique – que le fantasme n’est pas projection personnelle, mais affaire de réalité. Il est temps que la recherche sadienne s’intéresse à nouveau au dernier Sade. Impotent, borgne, goutteux, le prisonnier clame son désir charnel des femmes :
- 56 Lettres des 19 et 22 septembre 1783, 2e signal par le même, dans Sade, Lettres à sa femme, éd. Mar (...)
Il faudra donc, dis-je, faire placer dans ma chambre une belle créature dans l’attitude de la Callipyge farnésienne – là, le présentant beau. Je ne hais pas cette partie-là ; je pense, comme le président, je trouve que c’est plus charnu que le reste et que, par conséquent, pour quiconque aime la chair, ça vaut toujours mieux que ce qui est ras56…
C’est encore le ton de l’Arétin, cette crudité provocatrice du propos qui n’oublie pas la gaillardise du Moyen Âge.
- 57 Pour les sources sadiennes sur Gilles de Rais, voir le commentaire de Michel Delon dans Sade, Œuvr (...)
28Jusqu’à la composition de Justine et de Juliette, Sade prend pour modèle de la perversité des courtisanes et des impératrices antiques. Ses incursions dans le Moyen Âge, excepté le ton convenu des fabliaux ou des nouvelles tragiques, demeurent timides. Tout au plus place-t-il les exactions de ses héros sous le patronage de Gilles de Rais57, ce qui revient encore à inscrire la transgression dans les structures patriarcales traditionnelles. Prendre un modèle historique pour imposer la réalité des passions – sans vérité ni morale –, outrepasser cette réalité par la puissance de l’imagination, construire un mythe de l’exemplarité historique du crime, telles sont les autres forces au travail dans l’œuvre de Sade. Il suffit de lire la préface de l’Histoire d’Isabelle – « Un sage et rare emploi de la manière du roman… » (HSIB, p. 27) – pour percevoir la tentative de franchir les bornes de la fiction en s’emparant de modèles féminins réels. Après l’explosion du fantasme écrit sous le coup de la colère et de la frustration – torturer à l’infini une belle chimère –, l’écrivain installe le délire de la perversité au cœur même du réel. Jusqu’à Juliette, Sade plaçait son récit sous le signe d’une virginité qu’il ne cessait de vouloir profaner en en torturant l’image. Grâce au personnage d’Isabelle de Bavière, fruit d’un travail romanesque et poétique intense sur les sources historiographiques, l’écrivain est parvenu à créer l’emblème d’une perversité féminine triomphante sous l’égide de laquelle il place le cours de l’histoire et de sa vie.
Notes
1 Des trois manuscrits de Sade – les Journées de Florbelle ou la Nature dévoilée, Adelaïde de Brunswick, princesse de Saxe, Histoire secrète d’Isabelle de Bavière – rédigés successivement en 1804, 1812 et 1813, il ne reste que les deux derniers. Sous l’abréviation HSIB, nous renvoyons à l’édition de l’Histoire secrète d’Isabelle de Bavière établie par Gilbert Lely en 1953 et rééditée dans la collection « L’imaginaire Gallimard » en 1992.
2 Chantal Thomas, « Isabelle de Bavière : dernière héroïne de Sade », dans Michel Camus et Philippe Roger (dir.), Sade, écrire la crise, Paris, Belfond, 1983, p. 47-66.
3 Béatrice Didier, « L’image du Moyen Âge chez Sade », La Licorne, no 6, 2005, p. 305-311.
4 Le texte présente deux cent trente-cinq occurrences du prénom « Isabelle » sur les trois cent vingt-cinq pages du récit, qui s’apparente dès lors à un poème incantatoire.
5 Nicolas Lenglet-Dufresnoy, Principes de l’histoire pour l’éducation de la jeunesse, quatrième année, à Paris, chez Musier Père, 1737.
6 Ibid., p. 250 : « Femme vindicative, et d’un esprit dangereux, dont la vie ne fut pas toujours régulière. Elle paraît dans l’histoire avec les traits les plus odieux ».
7 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations et sur les principaux faits de l’histoire, depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIII [1756], Genève, Plomteux, t. II, 1771.
8 Ibid., p. 162 : « La femme du roi, Isabelle de Bavière, avait un parti dans Paris ; le duc de Bourgogne avait le sien… ».
9 HSIB, p. 326 : « Monstrelet, Mézerai, l’abbé de Choisy, Le Laboureur, Mlle de Lussan, Villaret, etc., tous ont commis la même faute ».
10 Chantal Thomas, « Rencontre entre Sade et l’univers des pamphlets ou le mal comme unique programme politique », Littérature, no 84, 1991, p. 14-22.
11 Christian Delporte et Annie Duprat (dir.), L’Événement. Images, représentations, mémoire, Grâne, Créaphis, 2003.
12 Crimes des Reines de France (CRF), p. 104 : « L’époque la plus effrayante de nos annales », « une nouvelle fille d’Achab et de Jézabel ».
13 À Paris, chez Pissot, 1753. Nicolas Baudot de Juilly est en fait l’auteur de cette œuvre publiée sous le nom de Mademoiselle de Lussan, dont la production historique abondante – Anecdotes de la cour de Philippe Auguste, Histoire et règne de Louis XI – connaît un grand succès et impose un style.
14 HSIB, p. 47 : « L’effet que produisirent les portraits sur le cœur du roi fut aussi vif que prompt ».
15 Jacques Le Long, Bibliothèque historique de la France contenant le catalogue des ouvrages, vol. 2, à Paris, chez Jean-Thomas Herissant, 1769, p. 178.
16 HSIB, p. 84 : « Il vaudrait autant sans cela, lire des dates et des chronologies. Mais ce n’est pas le cas ici… ».
17 Catherine Bernard, Madame de Villedieu, Madame d’Aulnoy.
18 Charlotte-Rose de Caumont de la Force, Histoire secrète de Bourgogne, à Paris, chez Benard, 1694.
19 Catherine Bédacier, Mémoires secrets de la cour de Charles VII, roi de France contenant plusieurs anecdotes curieuses sur l’histoire et les galanteries de cette cour, Amsterdam, Wetstein et Smith, 1735.
20 Anne de La Roche-Guilhen, Histoire des Favorites, contenant ce qui s’est passé de plus remarquable sous plusieurs règnes [1698], rééd. Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005.
21 À Amsterdam, chez Marret, 1707, p. 8 : « Elle était fille de Guillaume de Bavière, quatrième du nom, comte de Hainaut, de Frise, de Zélande, et de Marguerite de Bourgogne et arrière petite fille de l’Empereur Louis… ». Sade évoque ce personnage dans HSIB à la page 234.
22 Anne de La Roche-Guilhen, Histoire des Favorites, op. cit., p. 152 : « Les Jasons furent peu fidèles aux Médées ».
23 Anne de La Roche-Guilhen, Amours de Néron, La Haye, Troyel, 1695, p. 70.
24 Antoine François Prévost, Histoire de Marguerite d’Anjou reine d’Angleterre, Amsterdam, chez François Desbordes, 1740.
25 Voir Chantal Thomas, La Reine scélérate, Marie-Antoinette dans les pamphlets, Paris, Seuil, 1989.
26 Cette loi salique est bien au cœur des débats et des controverses révolutionnaires. On peut lire dans Le Journal des opprimés, no 59, les nouvelles de Paris du 29 mars 1791 (Assemblée nationale, séance du mercredi 23) : « Monsieur de Clermont-Tonnerre propose un mode d’hérédité qui puisse parer à ce double inconvénient. Il lui paraît impossible que l’Assemblée accorde, par une loi constitutionnelle, la régence à la reine mère. La loi salique qui exclut les femmes du trône, paraît aussi leur défendre de s’y asseoir momentanément… » (p. 2 et 3). Voir Éliane Viennot, La France, les femmes et le pouvoir. L’invention de la loi salique (ve-xvie siècle), Paris, Perrin, 2006.
27 Jean Sgard, Prévost romancier, Paris, Corti, 1968, p. 383.
28 Michel Delon, « Jeanne Laisné, héroïne sadienne », dans Paul Mironneau et Gérard Lahouati (dir.), Figures de l’histoire de France dans le théâtre au tournant des Lumières 1760-1830, Oxford, Voltaire Foundation, coll. « SVEC », no 7, 2007, p. 81-88.
29 Encyclopédie, article « Lacédémone », 1re éd., t. IX, p. 158 : « Ce peuple belliqueux représentait toutes ses déités armées, Vénus elle-même l’était ».
30 Encyclopediana ou dictionnaire encyclopédique des ana, à Paris, chez Panckoucke, 1791.
31 Ibid., p. 47 : « Parmi nous les femmes ont adopté, pour aller au bal ou à la campagne, un habillement qu’elles appellent le costume des amazones. Elles portent le chapeau d’homme, une veste à peu près dans le goût des nôtres, des souliers plats et ne conservent que les jupons des femmes ».
32 Pierre-Joseph Boudier de Villemert, L’Ami des Femmes, Hambourg, C. Herged, 1758.
33 Ibid., p. 167.
34 À Bruxelles, chez Jean Léonard, 1741.
35 Antoine-Léonard Thomas, Essai sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes dans les différents siècles, Paris, Moutard, 1772, p. 54 : « Je ne rapporterai point ici les noms de ces princesses, inscrits dans des annales barbares et répétés depuis par un grand nombre de panégyristes ».
36 Maurice Lever s’interroge sur la prétendue admiration de l’auteur pour Théroigne de Méricourt, à partir du témoignage d’un contemporain (Donatien Alphonse François, marquis de Sade, Paris, Fayard, 1991, p. 390-391).
37 Pierre Klossowski, « Décomposition de la féodalité théocratique et naissance de l’individualisme aristocratique », dans Sade mon prochain, Paris, Seuil, 1947.
38 Jacques Lacombe, op. cit., p. 47.
39 Mercure de France dédié au roi, juillet 1760, premier volume, Paris, p. 53.
40 Dans La Nouvelle Justine, Michel Delon identifie le thème du cœur mangé (note 2, Œuvres, op. cit., t. II, p. 1349) qui atteste de la connaissance par l’auteur de La Châtelaine de Vergy, soit grâce à l’Histoire critique de la noblesse de Dulaure, soit par l’édition qu’en donne Pierre-Jean-Baptiste Le Grand d’Aussy dans ses Fabliaux ou contes du xiie et du xiiie siècle, traduits ou extraits d’après divers manuscrits du temps (1779-1781).
41 Jean-Michel Pelous, Amour précieux, amour galant (1654-1675) : essai sur la représentation de l’amour dans la littérature et la société mondaines, Paris, Klincksieck, 1980.
42 Madame d’Auneuil s’illustre dans les ouvrages féériques : La Tyrannie des fées détruite, 1702 ; Les Chevaliers errants et le Génie familier, à Amsterdam, Chez Michel Charles Le Cene, 1726.
43 HSIB, p. 87-88 : « Les princes l’attribuèrent au sortilège, et l’on ne vit pas, ou l’on ne voulut pas voir, que la main perfide qui suscitait cette affreuse aventure… ».
44 Paris, Desaint et Saillant, 1765, p. 197 : « On lui a dans la suite érigé un mausolée de marbre. Il est incertain si la figure d’une louve qu’on voit aux pieds de cette reine est une emblème injurieuse à sa mémoire, ou l’effet de l’imagination bizarre du sculpteur ».
45 Pierre Richelet, Dictionnaire de la langue française, ancienne et moderne, à Lyon, chez les Frères Duplain, 1759, p. 551 : « une franche louve » est « une femme insatiable dans la débauche ».
46 Honoré Lacombe de Prezel, Dictionnaire iconologique, à Paris, chez Théodore de Hanst, 1756.
47 Philibert-Joseph Le Roux, Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial, à Amsterdam, chez Michel Charles Le Cene, 1718.
48 HSIB, p. 123 : « Isabelle le savait, elle le voyait, et elle riait… ».
49 HSIB, p. 324-325 : « Note sur plusieurs des pièces justificatives énoncées dans cet ouvrage ».
50 Voltaire, La Pucelle d’Orléans, 1752-1762.
51 Ouvrage paru en 1764 (à Amsterdam, chez Arskée et Mercus) suivi d’un deuxième volume (Œuvres choisies de François Pétrarque).
52 Louis Marie de Sade, Histoire de la Nation française, première race, Paris, Baudoin, 1805. L’œuvre est interrompue par la mort brutale de son auteur et offre un vaste tableau des origines de la France jusqu’à l’époque médiévale.
53 Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons pas analyser le tableau que l’oncle de Sade donne du Moyen Âge, ni son esthétique quasi stendhalienne. Mais les pages abondent qui mériteraient d’être évoquées : la ville d’Avignon, les épidémies et les fléaux, la cruauté des armées étrangères…
54 J.-F.-A. de Sade, Œuvres choisies de François Pétrarque, op. cit., p. 252.
55 Ibid.
56 Lettres des 19 et 22 septembre 1783, 2e signal par le même, dans Sade, Lettres à sa femme, éd. Marc Buffat, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1997, p. 406.
57 Pour les sources sadiennes sur Gilles de Rais, voir le commentaire de Michel Delon dans Sade, Œuvres. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 1331, (note 1, p. 654).
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Référence papier
François Mouttapa, « Isabella furiosa : le Moyen Âge des Lumières et l’héroïsation sadienne de la femme », Itinéraires, 2013-2 | 2014, 125-138.
Référence électronique
François Mouttapa, « Isabella furiosa : le Moyen Âge des Lumières et l’héroïsation sadienne de la femme », Itinéraires [En ligne], 2013-2 | 2014, mis en ligne le 01 novembre 2013, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/726 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.726
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