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AccueilNuméros2013-2Les héroïnes sadiennes : le mythe...La troisième femme

Les héroïnes sadiennes : le mythe d’un libertinage au féminin

La troisième femme

Michèle Vallenthini
p. 21-31

Résumés

L’article propose une nouvelle et triple lecture des romans de Sade. Dans un premier temps on se propose de cerner le personnage de Léonore d’Aline et Valcour comme emblématique d’une esthétique du tournant des Lumières, ensuite d’exposer l’idée d’une trinité féminine (Justine, Juliette et Léonore) permettant de revoir la dualité (Justine, Juliette) communément admise pour l’œuvre de Sade sur la base d’une relecture de Léonore souvent fautivement assimilée à Juliette. Troisièmement, l’article examine ce triptyque féminin dans les romans historiques du marquis, La Marquise de Gange, Adélaïde de Brunswick et Isabelle de Bavière. Il existe non pas deux mais trois mythes de la féminité dans l’imaginaire du marquis de Sade. Dans cette optique, Léonore et Adélaïde seraient tributaires de ce qu’on pourrait appeler un « troisième sexe sadien », la seule véritable utopie littéraire d’une « femme du futur » répondant aux nouvelles réalités de l’époque post-révolutionnaire.

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Texte intégral

Ce qui l’attirait, c’était la femme non classée, la femme qui déroute l’observateur et le plus vieux parisien. Il allait souvent, la nuit, battant le pavé, vaguement et ­irrésistiblement entraîné par une de ces créatures qui ne sont ni le vice ni la vertu, et qui marchent si joliment dans la boue.
Edmond et Jules de Goncourt, Renée Mauperin

  • 1  Guillaume Apollinaire, « Introduction », dans L’Œuvre du Marquis de Sade : Zoloé, Justine, Juliett (...)
  • 2Ibid., p. 18.
  • 3  Sur les représentations littéraires de la féminité aux xviiie et xixe siècles, on consultera notam (...)
  • 4  Voir par exemple Cerstin Bauer-Funke, Triumph der Tugend: das dramatische Werk des Marquis de Sade(...)

1L’importance et la récurrence des figures féminines dans l’œuvre du marquis de Sade sont devenues des acquis de la critique sadienne. Guillaume Apollinaire fut le premier à les signaler dans sa « préface aux œuvres du Marquis de Sade », dont une phrase est devenue célèbre : « Le marquis de Sade, cet esprit le plus libre qui ait encore existé avait sur la femme des idées particulières et la voulait aussi libre que l’homme1 ». Or Apollinaire évoque plus loin la présence, dans les textes sadiens, de deux femmes clés : « Justine, c’est l’ancienne femme, asservie, misérable, et moins qu’humaine ; Juliette au contraire, représente la nouvelle femme qu’il entrevoyait, un être dont on n’a pas encore idée, qui se dégage de l’humanité, qui aura des ailes et qui renouvellera l’univers2 ». Ces deux femmes, l’une ange, l’autre démon, s’imposeront à l’histoire de la critique sadienne, ainsi qu’à celle de la critique littéraire, comme les seuls pôles de réflexion possibles sur la féminité. Ainsi elles hanteront les imaginaires jusqu’au xixe siècle, moment où la femme devient plus que jamais objet de discours littéraires, philosophiques, biologiques et politiques qui hésitent entre mythes anciens et fantasmes liés à une nouvelle vision de la femme née dans les écrits médicaux des Lumières3. À la recherche d’antithèses faciles et de grands singuliers commodes, il peut facilement arriver qu’on perde de vue les nuances. Si la scission rigoureuse de l’opus sadien en deux parties hermétiquement séparées, l’une « ésotérique », l’autre « exotérique », a pu être surmontée grâce à une critique appliquée à faire ressortir les points de recoupement d’une production hétérogène4, ce travail n’a pas encore été entrepris pour ce qui concerne la dichotomie féminine, largement maintenue depuis Guillaume Apollinaire.

2D’un côté, il y aurait Justine : la vie de la blonde rayonnant du charme stérile des anges suit la trajectoire linéaire d’une descente aux enfers. Tombant de Charybde en Scylla, constamment retenue et maltraitée, Justine persiste dans la vertu envers et contre tout et finit par mourir foudroyée. Tout comme les victimes des Cent Vingt Journées de Sodome et Aline de Blamont, l’héroïne vertueuse d’Aline et Valcour, certaines des protagonistes des Crimes de l’amour subissent elles aussi les pires outrages. Faibles jouets du destin, poupées livrées aux forces libertines, elles se suicident, meurent de chagrin ou sont tuées à l’issue des crimes qu’elles ont subis ou commis malgré elles.

  • 5  Annie Le Brun, « Pourquoi Juliette est-elle une femme ? », dans On n’enchaîne pas les volcans, Par (...)

3« Moins femme qu’extraordinaire machine psychologique5 », Juliette, secondée par Clairwil et Olympe Borghèse, incarne le deuxième type de femme qu’on a distingué chez Sade : elle s’épanouit dans le vice, l’assimile vite comme mode de vie et échappe ainsi au handicap de la vertu. S’étant affranchie de tous les rôles féminins par la force du libertinage, elle possède une capacité d’adaptation étonnante qui fait que non seulement elle consent aux assauts masculins, mais qu’elle participe aussi activement à la propagation de l’idéologie libertine.

  • 6  Sur les particularités de l’apathie libertine voir Philippe Roger, Sade. La philosophie dans le pr (...)
  • 7  Annie Le Brun, op. cit., p. 144.

4En conformité avec les principes de l’écriture et de la peinture de la nature qu’il retrace dans son « Idée sur les romans », Sade semble concevoir la femme comme un être extrême dans les deux sens : d’une extrême léthargie – ou, au contraire, vitalité en ce qu’elle se relève après chaque outrage –, obéissant aux lois d’un déterminisme physiologique ou d’une extrême vivacité – soit, au contraire, d’une extrême apathie6 – transformant son tempérament pétulant en caractère. La peignant alternativement sous les traits du génie blanc ou du génie noir, Sade assimile féminité et violence commise ou agression subie, dans un même élan d’écriture volcanique et de volonté de créer un être singulier. Il fait osciller la femme entre la condition de victime incessamment en proie aux forces libertines d’une part, et un statut phallique d’autre part. Dans les deux cas, la femme devient monstre : alors que Justine, acceptant tous les rôles qu’on assigne à son sexe jusqu’à en mourir, devient monstre de la femme, Juliette, femme « qui n’en est pas une7 », devient monstre de l’homme.

  • 8  Maurice Tourné assimile Juliette à Léonore et souligne « la multiplication de “crimes” de Juliette (...)

5Or les choses ne sont peut-être pas aussi unilatérales qu’elles peuvent le paraître de prime abord : il y a chez Sade des figures féminines difficiles à classer dans les deux catégories prescrites par les personnages de Justine et Juliette. Il est particulièrement significatif qu’elles apparaissent dans les romans dont le registre n’est pas érotique, dans les textes que Sade destinait à servir sa carrière d’homme de lettres. Prenons, pour ne citer qu’un seul exemple, Léonore, l’une des héroïnes d’Aline et Valcour. Tout comme Justine, Léonore se prête aisément à une considération unilatérale, soit par la grille interprétative de la vertu bafouée, soit par celle du vice triomphant. Elle peut ainsi être assimilée à Juliette8. Mais aucune de ces deux interprétations ne saurait rendre compte des plis secrets du caractère de ce personnage aussi complexe et contradictoire que l’œuvre du marquis. Voilà pourquoi, pour éviter de tomber sous le coup des concepts unilatéraux comme la vertu terrassée ou le vice couronné, il faut une lecture plus souple, échappant à ces concepts et apte à capter tous les recoupements, les emprunts et les nuances de ce personnage ambigu.

6Je me propose de définir Léonore comme figure emblématique d’une esthétique du tournant des Lumières, d’élaborer, grâce à une redéfinition de son personnage, l’idée d’une « triade » féminine chez Sade et de montrer la récurrence de ce triptyque féminin dans les récits historiques du marquis. Il existe en réalité trois mythes de la femme dans l’imaginaire de Sade, et non deux. Léonore et Adélaïde seraient alors les représentantes de ce qu’on pourrait appeler un « troisième sexe » sadien, qui porte peut-être seul la vision littéraire d’une « femme future », adaptée aux nouvelles réalités de l’époque post-révolutionnaire.

7Née Claire de Blamont et donc sœur de la très vertueuse Aline, Léonore est dérobée à sa famille par le président de Blamont, qui répand le bruit de sa mort et la cache chez une nourrice pour en faire la maîtresse de son compagnon de débauche, Dolbourg. Par une substitution d’enfants pratiquée par la nourrice à l’insu du président, Claire atterrit chez Mme de Kerneuil et devient Léonore. Tombée amoureuse de Sainville et refusant tout mariage contraire à ses envies, la jeune femme est placée dans un couvent d’où elle s’évade incognito, en se faisant passer pour la statue de la sainte Ultérogote dont l’état délabré exige une restauration hors des murs du cloître. On apprend qu’elle est arrachée à son amant Sainville et enlevée par des pirates qui l’entraînent sur les côtes africaines. Arrivée au royaume du despote Ben Mâacoro, elle est enrôlée dans le harem de ce dernier. Mais elle parvient à se libérer de justesse des griffes du despote pour être jetée sur les routes de l’Europe, à la recherche de celui qu’elle aime et tout en fuyant ceux qui la poursuivent. Accompagnée de Clémentine, elle vivra les aventures les plus rocambolesques : imbroglios identitaires, assauts libertins, fausses accusations et jugements devant un tribunal de l’Inquisition, rencontres fortuites et hasards marquent son périple invraisemblable. Elle parvient cependant toujours à se soustraire aux atteintes à sa personne : elle réussit à s’assujettir, en feignant de les aimer, successivement le despote de Butua, don Crispe Brutaldi Barbaribos de Torturentia et don Flascos de Benda-Molla, qui ne restent pas insensibles aux charmes de la belle Française. Poursuivant une tactique de la moindre confrontation, elle préfère faire « comme si » plutôt que de dévoiler ses véritables plans et son identité : elle voyage toujours sous déguisement. Arrivée à Vertfeuille, ayant tiré profit de son voyage d’initiation, l’aventurière n’hésite pas à se montrer hostile à la religion et à condamner les élans de bienfaisance de la présidente de Blamont qui se révèle être sa mère. Elle finira par faire un riche héritage et par recueillir son père repenti.

8La première apparition de Léonore se déroule donc sous le signe de l’extraordinaire, entre mensonge et vérité, dans un entre-deux difficile à saisir. Sa description physique par un des membres du groupe montre des dissonances :

  • 9  Sade, Aline et Valcour ou le Roman philosophique, dans Œuvres, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, (...)

[…] de très beaux cheveux noirs, négligemment attachés par un ruban rose, une vivacité extraordinaire dans les yeux ; le nez un peu aquilin […] La tournure de la jeune personne nous parut d’ailleurs un peu suspecte. […] On voit qu’il y a plus d’art que de nature dans ce qui lui donne les dehors de la bonne compagnie9.

  • 10Ibid., p. 729.
  • 11Ibid., p. 1108.

9Plus loin, on apprend que l’aventurière parle « avec plus de manière que de véritable sentiment (c’est un trait de son caractère qu’il ne faut pas perdre de vue)10 ». Bref, le petit monde sensible de Vertfeuille n’est pas particulièrement ravi des qualités, peu compatibles avec son idéal vertueux, de cette sœur perdue d’Aline et dont Sade souligne le « caractère dur et altier11 » dans une note de l’éditeur.

  • 12  Cerstin Bauer-Funke, « Aline et Léonore ou les effets de la violence : violence et progrès dans Al (...)
  • 13  Sade, Aline et Valcour, op. cit., p. 741.

10Contrairement à Aline qui va se suicider pour se soustraire aux assauts incestueux de son père, Léonore, celle qui n’est ni ange, ni démon, se montre toujours flexible et prompte à s’adapter : ayant profité de ce que Cerstin Bauer-Funke appelle la « pédagogie de la violence12 », elle sort saine et sauve de toutes les situations périlleuses selon la maxime : « On prétend que c’est dans l’excès de l’infortune que le génie trouve les plus sûres ressources contre le sort qui nous tourmente, je m’y confiai et n’eus pas à m’en ­repentir13 ». Oscillant entre divers modèles de vie sans en adopter aucun, Léonore paraît tantôt sensible et passive, tantôt dure et active : dès qu’on la croit prête à succomber aux forces libertines, elle fait une volte-face inattendue et au moment où on la voit céder aux effusions sensibles de la présidente de Blamont, elle affiche une inflexibilité insoupçonnée. Léonore endosse des déguisements tantôt féminins tantôt masculins, revêt des masques, se dérobe, s’engage même dans une troupe de comédiens ambulants, fuit et demeure constamment insaisissable alors que sa façon de penser reste immuable : ni débauchée, ni sensible, ni Justine, ni Juliette, elle opte pour une politique opportuniste, adaptée aux situations, mais sous-tendue par la conviction aristocratique de ses droits et privilèges.

11Être hybride, sorte de sphinge charmante, quasiment unique dans toute la littérature narrative du xviiie siècle, elle défie les valeurs libertines et sensibles, refusant de vivre conformément à l’un ou l’autre de ces codes qu’on considère comme les seuls qui structurent l’univers sadien. Or comment rendre justice aux multiples facettes d’un tel personnage ?

  • 14  Sur le roman post-révolutionnaire voir Regina Bochenek-Franczakowa, Raconter la Révolution, Louvai (...)
  • 15  Significativement, la réflexion sur l’androgyne et l’hermaphrodite prend un nouvel essor au tourna (...)

12Léonore peut se lire comme une sorte de collage, le type d’un personnage conçu en temps de crise et dans une époque de transition. Elle serait née d’une imagination devenue vagabonde par la force des choses, ne sachant sur quel point fixer ses certitudes, toutes les grilles interprétatives ayant été renversées par l’événement majeur qu’est la Révolution. Certes, la plus grande part de l’œuvre du marquis est conçue en temps de crise ; mais Aline et Valcour, avec sa structure polyphonique de roman à tiroirs, mettant en avant ce personnage de Léonore, illustre peut-être mieux les caractéristiques de la littérature du tournant des Lumières, plus précisément dans le contexte de l’évolution littéraire post-révolutionnaire, consulaire et impériale14. Les œuvres littéraires du tournant des Lumières se distinguent par une fondamentale indécision : une qualité inégale, un penchant à l’outrance, la richesse des conflits intérieurs, l’hybridation des formes, le brassage des discours, des registres traditionnels et nouveaux, la fragmentation et la distorsion de l’intrigue sont autant de caractéristiques de l’entre-deux-siècles qu’est le tournant des Lumières, mais pourraient tout aussi bien s’appliquer au personnage de Léonore. Dans ce roman hybride qu’est Aline et Valcour, quelque chose se cherche ; on sent une hésitation entre tradition et innovation, un désir d’un renouveau dont la nature s’avère difficile à cerner pour Sade et dont il ne sait pas encore s’il va prendre la forme d’un retour en arrière ou d’un pas vers l’avant. Dans cette optique, le personnage de Léonore répond à une esthétique du jeu avec différents concepts : victime d’une substitution d’enfants, se déguisant, voyageant, confrontée à divers systèmes, elle évolue constamment sur les frontières du masculin et du féminin15, de la norme et de la déviance, à la croisée de nombreux discours, entre diverses conceptions de la féminité. Déstabilisante parce qu’inclassable et fuyante, elle renvoie à une recherche d’unification des contraires ou à un désir de neutralité dans un temps incertain, à la fluidité et à l’incertitude des repères caractérisant la période de transition qui s’étend de 1750 à 1830 et dont la Révolution, mentionnée dans le titre du roman, constitue un temps fort.

  • 16  Cette hésitation ou ce désir de totalité se reproduisent aussi au niveau narratif : foisonnement d (...)
  • 17  Michel Delon, « Savoir totalisant et forme éclatée », Dix-huitième siècle, no 14, 1982, p. 13-26.

13Et si la « nouvelle femme » qu’a distinguée Apollinaire chez Sade était alors non pas une femme extrême, comme Juliette, mais une femme « médiane », évoluant, à l’image de l’époque médiane qu’est le tournant des Lumières, à la croisée des contraires et devenant ainsi davantage qu’une femme, l’esquisse d’une nouvelle forme, emblème d’une quête qui s’avère difficile à représenter à un moment où la transformation vertigineuse des réalités rend difficile une prise de position univoque ? Une figure comme celle de Léonore côtoie et subvertit les nouvelles entreprises scientifiques et culturelles qui visent à dessiner des différenciations nettes. À la recherche d’un nouvel ordre de choses, écartelée entre des idéologies contraires, elle exprime la nostalgie d’un homme parfait – dont la perfection réside peut-être dans sa neutralité –, accédant à la sagesse sans aucune contingence sexuelle et illustre une mise en question encore hésitante des tentatives normatives du premier xixe siècle. Le marquis semble hésiter entre plusieurs systèmes16, entre un retour à la tradition littéraire et aux valeurs anciennes, et la tentation encore instable d’un ordre nouveau. L’identité mosaïque de Léonore s’inscrit dans une tension entre « savoir totalisant et forme éclatée17 » caractéristique du tournant des Lumières. Elle est le symbole de cette hésitation personnelle et d’une écriture romanesque égarée dans le labyrinthe des formes et des discours anciens et nouveaux.

  • 18  Sur la contingence et son traitement narratif voir Werner Frick, Providenz und Kontingenz: Untersu (...)

14Dans les romans dits « historiques » du marquis, le lecteur tombe d’abord sur un duo féminin similaire à celui décrit par Guillaume Apollinaire : d’un côté Euphrasie de Gange, l’éternelle victime aux prises avec les machinations libertines, et de l’autre, telle un phénix noir, Isabelle de Bavière, la princesse allemande sans pitié. Conçus entre 1806 et 1814, ces romans s’inscrivent dans une époque où la femme, emprisonnée dans un discours médical et moraliste qui postule sa mollesse de corps et de caractère, devient l’objet d’une singularisation au négatif, dans le contexte d’une littérature qui plus qu’aucune autre dépeint la recherche d’identité de l’individu broyé par la contingence historique18.

  • 19  Sade, La Marquise de Gange, dans Œuvres complètes du Marquis de Sade, Paris, Pauvert, 1991, t. XI, (...)
  • 20Ibid., p. 361.

15Euphrasie de Gange, héroïne de La Marquise de Gange publié en 1813, qui « n’était pas née pour être heureuse19 », subit un sort similaire à celui de Justine, son pendant fictionnel. Victime des machinations de l’abbé Théodore de Gange, mû par le désir de s’emparer avec ses frères de l’héritage de la marquise, sa vie ne sera qu’une chaîne de malheurs stéréotypés que Sade emprunte à l’histoire tragique ou au roman noir : de fausses lettres l’accusent d’adultère, des situations compromettantes engendrées par l’abbé la discréditent devant l’opinion publique, des malentendus et des mensonges la font détester par son mari, des brutalités libertines et des emprisonnements arbitraires achèvent de la briser… À l’issue de son calvaire, Euphrasie, « modèle de toutes les vertus20 » meurt sans défense sous les coups d’épée des frères de Gange. Comme l’histoire de Justine, le fait divers de la marquise de Gange offre à Sade un cas extrême ou « écart de la nature », susceptible de captiver l’attention d’un public éprouvé par les horreurs de l’histoire, et dont il se fait le défenseur dans son « Idée sur les romans ».

  • 21  Sade, Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, reine de France, dans Œuvres complètes du Marquis de (...)
  • 22Ibid., p. 40.
  • 23Ibid., p. 43.
  • 24Ibid., p. 153

16Dans Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, reine de France – achevé en 1814, publié de manière posthume –, calqué sur le modèle des histoires secrètes illustré entre autres par Antoine Varillas, la vie d’Isabelle et l’histoire de la France s’entremêlent. Alors que Charles VI « éprouva pendant son règne beaucoup de malheurs et ne fut cause d’aucun21 », Isabelle serait responsable de tous les malheurs de son pays aussi bien que de ceux de son mari. Tout comme dans La Marquise de Gange, le contexte historique d’une France en désordre est érigé en signe avant-coureur des calamités à venir et qui sont toutes liées à la vitalité criminelle de la reine, dont Sade brosse l’admirable portrait en génie allemand du mal et Juliette historique22. Aussitôt arrivée en France, Isabelle, jugeant l’intelligence de son mari faible et la sienne pleine d’énergie, décide de s’emparer des rênes du pouvoir : « Je ne suis pas venue dans cette cour pour ramper ; mes vues beaucoup plus grandes me font concevoir la noble ambition d’y vouloir tout conduire23 ». Ce qui vient alors n’est plus qu’un déferlement de crimes qui fait d’Isabelle de Bavière une hagiographie en négatif, une passion du diable. Sade peint une femme enivrée par le crime : « […] on la voyait le regard enflammé, les cheveux en désordre, haranguer cette populace qui multipliait journellement tous les crimes dont elle composait ses délices24 ». Cette ivresse criminelle sans bornes représente un cas négatif, une bizarrerie monstrueuse de la nature, le pendant de la passion vertueuse d’Euphrasie.

  • 25  Sade, Adélaïde de Brunswick, princesse de Saxe, dans Œuvres complètes du Marquis de Sade, Paris, P (...)
  • 26Ibid., p. 274.
  • 27Ibid., p. 280.
  • 28Ibid., p. 274.
  • 29Ibid., p. 281.
  • 30Ibid.
  • 31Ibid., p. 280-281.
  • 32Ibid., p. 311.

17Dans Adélaïde de Brunswick, princesse de Saxe – rédaction vers 1812, publication posthume – où l’esthétique de la chevalerie et des récits picaresques se conjugue à un foisonnement baroque, Sade s’est vraisemblablement inspiré d’un trait historique qu’il a trouvé dans le dictionnaire de Moréri ; mais ici encore, c’est moins la grande histoire qui l’intéresse, que la singularité d’une femme hors du commun. Le roman met en scène le pendant historique de Léonore : Adélaïde, d’une énergie vitale singulière, est grande et « faite à ravir25 ». Sa démarche se caractérise par la grâce et la noblesse. Jusqu’ici, la protagoniste apparaît comme une seconde Justine ou Euphrasie, mais Sade n’a pas encore achevé sa description qu’elle devient aussi ambiguë que celle de Léonore : « Naturellement faite pour commander le respect, elle l’inspirait plus souvent que l’amour. […] On devenait incertain, en la regardant, sur l’espèce du culte qu’il fallait lui rendre26 ». La princesse de Saxe qui « avait beaucoup de fierté27 » mais aussi « quelque chose de si tendre et de si romantique28 » et qui, tout comme Isabelle, se sent animée d’une énergie extraordinaire alors qu’elle est enchaînée par un mari indigne d’elle, oppose « l’apathie de Frédéric29 » à son propre « sang brûlant30 » : « c’était un époux ambitieux, un guerrier illustre qu’il fallait à mon caractère, et non pas un prince faible dont les bienfaits ­disparaissent auprès des crimes du héros31 ». Serait-elle une autre Juliette ? Au fil de la lecture on se rend compte qu’Adélaïde ne ressemble ni à l’une, ni à l’autre et qu’elle constitue plutôt, comme Léonore, un type à part : un caractère fuyant et dont la mobilité est à la mesure des déplacements de la protagoniste. À l’issue d’un périple européen secrètement régi par la main machiavélique de Mersbourg, qui la mène à travers des châteaux forts, des souterrains, des cavernes de brigands, des tribunaux secrets, des auberges glauques et des cabanes de faux ermites à couloirs secrets, elle profite de la pédagogie de ce voyage pour en tirer, tout comme son pendant fictif, des enseignements précieux : jamais il ne faut céder. Il vaut mieux laisser croire que montrer, voiler que découvrir, encourager le peut-être que favoriser les certitudes trop faciles, et ceci sans jamais se désavouer. Le narrateur le souligne, jouant sur l’ambiguïté morale de la princesse : « Adélaïde avait déjà appris sur le trône l’art de dissimuler32 ».

18Adélaïde est l’équilibrée, l’ambiguë, sans passion qui l’entraînerait trop loin, ni ange, ni démon, mais pouvant à tout moment se révéler l’un et l’autre avec une habileté et une persévérance admirables. Prise au miroir de la nouvelle idéologie qui associe à la féminité une faiblesse physique et mentale, elle y adhère en apparence, alors que son existence et son caractère pragmatique en offrent le démenti continuel. Adélaïde n’est pas de ces femmes défensives qui finissent dans l’échec ou la mort, ni de celles dont l’énergie s’épuise dans une transgression incessante du sacré. Tout comme Léonore, elle se distingue par un stoïcisme extraordinaire, une douceur qui est loin d’être naïve, augmentée d’un détachement critique nécessaire à la survie. Pendant historique de la femme médiane décelée sous les traits de Léonore, elle montre le moi broyé par la marche d’une histoire dont les engrenages et le sens sont devenus aussi invisibles et fuyants que la réalité de l’influence de Mersbourg sur l’intrigue de la princesse de Saxe.

19Dans ses romans historiques, Sade, confronté au défi de l’histoire en train de se faire, s’interroge sur le rapport entre fiction et réalité, entre histoire et individu. Chacun des trois romans évoqués établit une analogie entre une biographie de femme et le cours de l’histoire : les malheurs d’Euphrasie de Gange renvoient à une vision pessimiste de l’histoire empruntée au genre de l’histoire tragique – censé servir l’édification morale –, la spirale de violences dans laquelle Isabelle entraîne la France métaphorise le caractère brutal et répétitif de l’actualité, et les tribulations d’Adélaïde en fuite évoquent le côté erratique de l’histoire depuis l’événement révolutionnaire. Pour Sade, semble-t-il, c’est la femme qui incarne le mieux à la fois l’opacité et la contingence du tourbillon événementiel qui se déchaîne depuis l’expérience ­révolutionnaire, se posant en nouveau défi à la littérature, et la possibilité d’un individu nouveau.

  • 33  Lettre à Gaufridy (5 décembre 1791).
  • 34  Sur ce sujet on consultera avec profit : Antoine de Baecque, « L’homme nouveau est arrivé : la “ré (...)
  • 35  Michel Delon, « Le détail et l’histoire », dans Claire Jacquier, Florence Lotterie et Catriona Set (...)

20Avec Léonore et Adélaïde, Sade a créé un troisième type de femme qui, plus que Justine et Juliette, semble une « proposition » éthique et politique : une politique de l’hésitation, de la vacillation entre les extrêmes, emblématique d’une époque traversée par le doute face à un renouveau tant littéraire que politique. Elles sont des êtres du milieu, insaisissables, adoptant tantôt une façon de vivre et de se conduire, tantôt une autre. Représentent-elles ce qu’on pourrait appeler le « que suis-je à présent33 ? » de l’auteur, dont elles seraient les symptômes tantôt fictionnels, tantôt historiques, ou son ­désarroi existentiel ? À moins que Sade ne conçoive le nouvel homme34 sous des traits féminins ? En tout cas, la femme médiane ne peut être une pure fantaisie sans portée, ni un hasard né de l’imagination d’un auteur pris par le vertige de la prison, puisqu’il lui prépare un retour magistral avec Adélaïde. Comme Léonore, elle est à la fois signe de l’indécision post-révolutionnaire et avatar de cette esthétique qui contrecarre les tentatives normatives du xixe siècle naissant, tout en essayant de se soustraire au bras de fer impérial en matière de censure. Enfin, la représentation de caractères complexes et protéiformes comme Léonore et Adélaïde renvoie à une nouvelle esthétique du détail qui s’éloigne de l’extraordinaire au profit du fugitif et des nuances, ce que Michel Delon décrit dans les termes suivants : « Le caractère qui était un type devient une énergie. L’être humain est inscrit dans le temps et vit dans le mouvement, dans le glissement des impressions et des idées35 ». Incapable encore de se défaire des démons du passé, hésitante quant aux nouveaux modèles qu’il faut adopter, la « troisième femme » incarne la recherche d’individualité, l’hésitation générique, le désarroi historique, les maîtres-mots secrets de la littérature au tournant des Lumières.

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Notes

1  Guillaume Apollinaire, « Introduction », dans L’Œuvre du Marquis de Sade : Zoloé, Justine, Juliette, La Philosophie dans le boudoir, Oxtiern ou les Malheurs du libertinage, Paris, Bibliothèque des curieux, 1912, p. 17.

2Ibid., p. 18.

3  Sur les représentations littéraires de la féminité aux xviiie et xixe siècles, on consultera notamment Pierre Fauchery, La Destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle : 1713-1807, essai de gynécomythie romanesque, Paris, Armand Colin, 1972 ; Georges Duby et Michelle Perrot, Histoire des femmes en Occident, Paris, Plon, 1991 ; Paul Hoffmann, La Femme dans la pensée des Lumières, Genève, Slatkine, 1995 ; Christophe Martin, Espaces du féminin dans le roman français du dix-huitième siècle, Oxford, Voltaire foundation, 2004.

4  Voir par exemple Cerstin Bauer-Funke, Triumph der Tugend: das dramatische Werk des Marquis de Sade, Bonn, Romanistischer, 1994. L’auteur s’applique à souligner les points communs entre l’œuvre dramatique de Sade, souvent décriée comme trop conventionnelle, et ses romans pornographiques.

5  Annie Le Brun, « Pourquoi Juliette est-elle une femme ? », dans On n’enchaîne pas les volcans, Paris, Gallimard, 2006, p. 137.

6  Sur les particularités de l’apathie libertine voir Philippe Roger, Sade. La philosophie dans le pressoir, Paris, Grasset, 1976, p. 54.

7  Annie Le Brun, op. cit., p. 144.

8  Maurice Tourné assimile Juliette à Léonore et souligne « la multiplication de “crimes” de Juliette et de Léonore » (« Pénélope et Circé ou les mythes de la femme dans l’œuvre de Sade », Europe, no 522, 1972, p. 71-88, p. 83), alors que Léonore ne commet aucun crime.

9  Sade, Aline et Valcour ou le Roman philosophique, dans Œuvres, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1990, p. 522-523.

10Ibid., p. 729.

11Ibid., p. 1108.

12  Cerstin Bauer-Funke, « Aline et Léonore ou les effets de la violence : violence et progrès dans Aline et Valcour ou le roman philosophique du marquis de Sade », dans Valérie Cossy et Deidre Dawson (dir.), Progrès et violence au xviiie siècle, Paris, Champion, 2001, p. 167-186.

13  Sade, Aline et Valcour, op. cit., p. 741.

14  Sur le roman post-révolutionnaire voir Regina Bochenek-Franczakowa, Raconter la Révolution, Louvain, Peeters, 2011. Sur le roman pendant le Consulat et l’Empire voir Béatrice Didier, La Littérature française sous le Consulat et l’Empire, Paris, PUF, 1992 et Shelly Charles, « L’empire du roman (1795-1815) », dans Jean-Claude Bonnet (dir.), L’Empire des Muses. Napoléon, les arts et les lettres, Paris, Belin, 2004, p. 247-273.

15  Significativement, la réflexion sur l’androgyne et l’hermaphrodite prend un nouvel essor au tournant des Lumières. Voir Mechthild Fend, Les Limites de la masculinité : l’androgyne dans l’art et la théorie de l’art en France (1750-1830), Paris, La Découverte, 2011.

16  Cette hésitation ou ce désir de totalité se reproduisent aussi au niveau narratif : foisonnement de genres à l’intérieur d’un même roman.

17  Michel Delon, « Savoir totalisant et forme éclatée », Dix-huitième siècle, no 14, 1982, p. 13-26.

18  Sur la contingence et son traitement narratif voir Werner Frick, Providenz und Kontingenz: Untersuchungen zur Schicksalssemantik im deutschen und europäischen Roman des 17. Und 18. Jahrhunderts, Tübingen, Niemeyer, 1988 et Rudolf Behrens, Umstrittene Theodizee, erzählte Kontingenz: die Krise teleologischer Weltdeutung und der französische Roman (1670-1770), Tübingen, Niemeyer, 1994.

19  Sade, La Marquise de Gange, dans Œuvres complètes du Marquis de Sade, Paris, Pauvert, 1991, t. XI, p. 180.

20Ibid., p. 361.

21  Sade, Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, reine de France, dans Œuvres complètes du Marquis de Sade, Paris, Pauvert, 1991, t. XII, p. 39.

22Ibid., p. 40.

23Ibid., p. 43.

24Ibid., p. 153

25  Sade, Adélaïde de Brunswick, princesse de Saxe, dans Œuvres complètes du Marquis de Sade, Paris, Pauvert, 1991, t. XII, p. 274.

26Ibid., p. 274.

27Ibid., p. 280.

28Ibid., p. 274.

29Ibid., p. 281.

30Ibid.

31Ibid., p. 280-281.

32Ibid., p. 311.

33  Lettre à Gaufridy (5 décembre 1791).

34  Sur ce sujet on consultera avec profit : Antoine de Baecque, « L’homme nouveau est arrivé : la “régénération” du français en 1789 », Dix-huitième siècle, no 20, 1988, p. 193-208.

35  Michel Delon, « Le détail et l’histoire », dans Claire Jacquier, Florence Lotterie et Catriona Seth (dir.), Destins romanesques de l’émigration, Paris, Desjonquères, 2007, p. 158-168, p. 159.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michèle Vallenthini, « La troisième femme »Itinéraires, 2013-2 | 2014, 21-31.

Référence électronique

Michèle Vallenthini, « La troisième femme »Itinéraires [En ligne], 2013-2 | 2014, mis en ligne le 01 novembre 2013, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/642 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.642

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Auteur

Michèle Vallenthini

Université Paris-Sorbonne
Martin-Luther-Universität, Halle-Wittenberg
Fonds national de la recherche Luxembourg
et Université franco-allemande

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