1Le xixe siècle constitue en Amérique latine un tournant politique, économique et socio-culturel en raison des mouvements d’indépendance qui l’ont traversé, donnant naissance à une pluralité de nations. Dans L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Benedict Anderson soutient l’idée que la nation est commune à toutes les sociétés car elle définit et caractérise les individus qui la peuplent. Pour Anderson, la nation repose ainsi sur quatre fondements essentiels : elle est imaginée car relève d’une représentation abstraite où les individus partagent un sentiment commun d’appartenance ; elle se limite à un territoire ; elle est souveraine, considérée comme libre et constitue une communauté fondée sur le principe de « camaraderie » entre individus (Anderson [1983] 1996 : 20). Dans le cadre de cet article, ce concept de « nation » est particulièrement remarquable car il permet d’appréhender le phénomène de la construction de l’identité collective des individus, c’est-à-dire le processus de formation de l’identité nationale. Dans le contexte de pays nouvellement indépendants de la domination espagnole, c’est une réflexion qui va également animer les écrivains latino-américains à travers la littérature tout au long du xixe siècle.
2Au sein de ces jeunes nations, les intellectuels ont conçu la littérature comme le vecteur privilégié de la construction de l’imaginaire national. Pour Julio Ramos (1989 : 62), les sociétés latino-américaines récemment émancipées concevaient l’écriture comme une « práctica racionalizadora » (« pratique rationnalisante »). Autrement dit, le fait de « rationnaliser » l’écriture signifiait, pour les intellectuels et les dirigeants politiques latino-américains, élaborer des textes qui puissent donner du sens et de l’ordre aux événements qui étaient en train de se dérouler. Lors des guerres d’indépendance, la narration des actions militaires s’est particulièrement développée. Les héros de l’indépendance ont écrit des lettres, des proclamations et des discours dont les principales thématiques étaient la défense des idéaux de liberté et de justice. Au cours de la première étape d’émancipation de la domination espagnole, la fiction était absente de ces textes. Ce n’est qu’une fois l’indépendance acquise, que les intellectuels latino-américains ont utilisé l’œuvre fictionnelle pour imaginer et promouvoir leur propre idéal national au sein de la population. L’émancipation culturelle des sociétés américaines et la consolidation de l’État constituaient les principales priorités de la période de postindépendance (Licón n. d. : 1-3). Les lettrés latino-américains étaient convaincus qu’à partir de l’écriture il était possible d’éduquer les masses, de remplir le vide de presque trois siècles de colonisation et donc de restructurer la société.
- 1 Il s’agit de notre traduction ; nous retranscrivons le texte en version originale ci-dessous : « P (...)
Pour l’écrivain/homme d’État, il n’existait pas de distinction précise épistémologique entre l’art et la science, le texte narratif et les faits, et par conséquent, entre les projections idéales et les projets réels1. (Sommer [1991] 2004 : 24)
Force est de constater que les liens entre littérature et projet national sont étroits au xixe siècle en Amérique latine. Par ailleurs, comme le fait remarquer Doris Sommer, les figures de l’homme politique et de l’homme de lettres se confondaient souvent, comme le prouve le fait que de nombreux écrivains ont également assumé d’importants postes à responsabilités politiques.
- 2 Le concept de « roman national » est développé par Doris Sommer dans son ouvrage critique Ficcione (...)
- 3 Dans son important article sur l’émergence du roman féminin péruvien, Isabelle Tauzin-Castellanos (...)
3D’un point de vue littéraire, le xixe siècle est donc celui de l’essor des essais et des poésies patriotiques. C’est également à ce moment-là que se développe le costumbrismo, en tant que mouvement artistique et littéraire dérivé du romantisme européen. Notons qu’en Amérique latine, il est intimement lié à l’idéal de construction d’une identité propre après l’indépendance. La représentation des particularités culturelles et géographiques latino-américaines entrait dans l’objectif de récupération d’une identité collective, attitude proche du nationalisme et du régionalisme. Quant au roman, objet de notre réflexion, en raison de son caractère extensif et de la représentation de personnages inspirés de la réalité, il devient le support littéraire privilégié pour configurer les nouveaux acteurs nationaux (Anderson [1983] 1996 : 24). Aussi bien aux États-Unis qu’au sein des jeunes républiques latino-américaines, la construction nationale et le roman se sont développés simultanément. Les intellectuels latino-américains ont vu dans la production de romans nationaux2 un puissant moyen de promouvoir de nouveaux idéaux liés à la liberté, à la justice et au triomphe républicain. Au Pérou, où ce genre littéraire était peu ou pas assez exploité, le premier roman, intitulé El inventario de Julián Manuel Del Portillo (1818-1862), n’a été publié qu’en 1842 et il faudra attendre vingt-cinq ans pour voir la parution du premier roman féminin, Un amor desgraciado (1867) de Carolina Freyre de Jaimes (1844-1916). Entre 1870 et 1879, on compte seulement vingt-six romans, dont deux, uniquement, écrits par des femmes3. Néanmoins, le genre s’est progressivement imposé comme celui de la modernité, au Pérou et dans toute l’Amérique latine.
4Les guerres de pouvoir et la militarisation des nations latino-américaines après la période indépendantiste ont orienté la formation des identités nationales (Peluffo et Sánchez Prado 2010 : 8). Dans l’Amérique latine du xixe siècle, l’idée de la masculinité virile se confond avec une forme d’héroïsme belliqueux. L’exacerbation de l’agressivité visait à définir les codes de l’apparence masculine et à la différencier de la féminine, ainsi que des ennemis potentiels en termes de force (González Stephan 2010 : 37). Il s’agissait d’une réponse aux faiblesses « féminisantes » de la masculinité sentimentale véhiculée par les romans issus du romantisme (Peluffo et Sánchez Pardo 2010 : 7). Notons que les sociétés du xixe siècle se caractérisaient dans leur ensemble par l’adoption d’une idéologie patriarcale où les activités entre hommes et femmes se trouvaient radicalement différenciées en fonction du genre. Le « masculin » incarnait le genre hégémonique du pouvoir, de la raison et de la sphère publique. En revanche, le « féminin » s’assimilait à la soumission, la reproduction biologique, la sensibilité et l’espace domestique. On retrouve ce système de pensée dans une grande majorité de romans latino-américains du xixe siècle. Si l’on reprend le cas des romans nationaux, le personnage masculin incarnait un patriote vertueux dans la sphère publique et un époux idéal dans le domaine privé. Le personnage féminin s’inscrivait avant tout dans les valeurs de la famille patriarcale : pudeur, soumission à l’autorité du mari, loyauté et abnégation.
- 4 Le guano, qui vient du quechua « wanu » est un fertilisant naturel très efficace à base d’excrémen (...)
5Au Pérou, après les conflits générés par les guerres d’indépendance, s’ajouta la défaite de la guerre du Pacifique (1879-1883), un événement qui accentua les inégalités sociales et la fragilité institutionnelle. La déroute de la guerre du Pacifique provoqua l’opposition idéologique et esthétique de deux groupes littéraires incarnés par l’écrivain romantique Ricardo Palma (1833-1919) et l’essayiste anarchiste Manuel González Prada (1844-1918). Les romantiques produisaient une littérature certes patriotique mais refusaient de prendre part aux discussions politiques. Dans les ouvrages de la génération des romantiques péruviens, également surnommés par eux-mêmes « los bohemios » (« les bohèmes »), les questions politiques étaient éludées pour faire la part belle au sentiment patriotique et au quotidien de la vie domestique de l’aristocratie liménienne à l’époque du guano4. Pour les romantiques, le roman répondait à un objectif esthétique et moral : moraliser la société par le biais de l’idéalisation des sentiments et fonder un nouveau genre littéraire au Pérou. Ces écrivains glorifiaient la patrie mais se concevaient, en revanche, comme des agents culturels « neutres » au regard des luttes politiques. Selon eux, à l’image du foyer, l’espace littéraire incarnait une sorte de « refuge », ordonné et réconfortant, aux antipodes d’une réalité qu’ils considéraient comme décevante et chaotique.
- 5 Le terme de « caudillo » a évolué au fil du temps. À l’époque de l’Espagne de la Reconquête, le ca (...)
6Après la défaite péruvienne, l’anarchiste Manuel González Prada prit la tête de l’association culturelle Círculo Literario où il développa une nouvelle conception de la littérature à l’opposé de la vision apolitique de la génération des romantiques. D’après Prada, la littérature devait constituer un organe critique par rapport à l’État et analyser les dérives sociales et politiques de la société afin d’y remédier. Tandis que durant la seconde moitié du xixe siècle péruvien les caudillos5 se succédèrent à la tête du pays, dans les discours des intellectuels nationaux, la figure masculine du soldat belliqueux se construisit en tant que sujet national idéal (Peluffo 2004 : 104). Le texte Nuestros indios (« Nos indiens ») de González Prada, publié en 1904, est un exemple caractéristique de cet imaginaire national masculin. Prada défend l’idée selon laquelle l’intégration de l’Indien dans la société péruvienne n’est possible qu’à condition de le « viriliser » en lui inculquant un sentiment de haine envers l’ancien envahisseur chilien :
- 6 Le terme « montanero » désignait les troupes de Nicolás de Piérola (1839-1913), essentiellement co (...)
- 7 Nous précisons que le texte « Nuestros Indios » a certainement été écrit, de façon partielle, en 1 (...)
La condition de l’indigène peut s’améliorer de deux façons : ou le cœur des oppresseurs ressent une extrême pitié pour la reconnaissance du droit des opprimés, ou bien l’état d’âme des opprimés acquiert la virilité nécessaire pour donner une leçon à ses oppresseurs. Si au lieu de gaspiller tout son argent dans l’alcool et les fêtes, l’Indien en profitait pour acheter des fusils et des munitions, s’il cachait une arme dans le recoin de sa baraque ou dans le trou d’un rocher, alors il changerait sa condition et ferait respecter sa propriété et sa propre vie. À la violence répondrait la violence, donnant ainsi une bonne leçon au patron qui lui confisque ses laines, au soldat que l’on enrôle au nom du gouvernement, au montanero6 qui lui vole son bétail et ses bêtes de somme. Cessons de prôner l’humilité et la résignation de l’Indien et encourageons à la place l’orgueil et la rébellion7. (González Prada 1908 : 343)
L’expression « À la violence répondrait la violence », de même que le champ lexical de l’agressivité comme mode d’intégration de l’Indien est le signe de l’exacerbation d’un type de masculinité virile au sein de la population.
7À l’égard des femmes, la démocratisation de la politique et des institutions au xixe siècle en Amérique latine n’a pas eu pour effet leur insertion dans la sphère publique mais, au contraire, leur exclusion. La diffusion d’idéologies égalitaires issues de la modernité aurait en effet pu constituer une « porte d’entrée » pour les femmes dans la vie publique, mais leur intégration potentielle représentait également un danger pour les institutions républicaines détenues par le patriarcat. L’amplification de l’emprise masculine sur les femmes s’est réalisée durant la période de modernisation nationale par leur confinement à l’espace domestique. Ainsi, les rôles sociaux attribués aux femmes étaient limités aux fonctions maternelles et domestiques. Cependant, elles n’étaient pas complètement exclues des sphères de pouvoir, grâce à l’essor de la figure de la femme de lettres qui organisait des veladas literarias (« réunions littéraires ») dans son propre salon (Pratt 1999 : 47-49). Ces réunions culturelles et artistiques mixtes existaient depuis la colonisation espagnole où les femmes pouvaient venir accompagnées de leurs enfants et de leurs époux afin de débattre sur des sujets liés à l’art. Avant la guerre du Pacifique, cette tradition a été remise au goût du jour par l’écrivaine argentine Juana Manuela Gorriti (1818-1892), au regard de l’absence de réunions littéraires ouvertes aux deux sexes. Bien que les femmes fussent autorisées à exposer leurs écrits dans ces réunions culturelles, les veladas de Gorriti masquaient ou éclipsaient le contenu politique explicite des écrits des participantes. En revanche, après la guerre du Pacifique, les veladas furent reprises par l’écrivaine péruvienne Clorinda Matto de Turner (1852-1909) qui leur donna un contenu beaucoup plus politisé et social car l’objectif de ces réunions était désormais d’œuvrer à la reconstruction nationale par la littérature et les arts. Le phénomène des veladas d’avant et d’après-guerre est particulièrement intéressant car il a permis aux femmes de pénétrer dans un milieu intellectuel jusqu’alors grandement dominé par les hommes et d’obtenir une notoriété publique, en particulier grâce à la présence de la presse dans ces réunions. Suite à ces veladas est apparue au Pérou la première génération de femmes de lettres qui a produit une série de textes traduisant leur propre conception de la société. Dans un premier temps, elles se tournèrent plutôt vers la poésie, puis vers la publication d’articles de presse, et pour certaines d’entre elles, les essais et le roman. Mercedes Cabello de Carbonera fait partie de cette première génération de femmes de lettres péruviennes et a aussi activement participé aux veladas. Ainsi, lorsqu’elle publia en 1892 son dernier roman El Conspirador. Autobiografía de un hombre público. Novela político-social, elle représentait déjà une intellectuelle de poids dans le milieu culturel péruvien.
8Dans ce roman, elle expose sa propre vision de la classe politique péruvienne pour proposer une conception alternative au modèle hégémonique de masculinité agressive. Elle écrit les mémoires d’un héros fictif, Jorge Bello, censé incarner l’archétype du conspirateur politico-militaire. La narration autodiégétique à la première personne du singulier est rythmée par les différentes étapes de la vie de conspirateur de Bello : adolescent obsédé par l’acquisition de la force physique, caudillo viril, puis putschiste enfermé dans un espace domestique et forcé à vivre aux dépens de sa maîtresse Ofelia Olivas, devenue la nouvelle cheffe du parti politique qu’il avait fondé. À partir de l’expérience personnelle du héros-narrateur Jorge Bello, Mercedes Cabello de Carbonera invite son lecteur à réfléchir de façon globale sur la dégradation de la politique péruvienne. Ainsi, nous analyserons la manière dont le roman met en lumière les conséquences d’un imaginaire national hégémonique qui véhicule un type de masculinité virile et agressive pour mieux le déconstruire. Pour ce faire, notre réflexion se divisera en deux axes. Dans un premier temps, nous examinerons l’écriture du « je » comme un acte confessionnel qui permet la découverte d’une masculinité idéale (puissance physique, pouvoir, initiation sexuelle, etc.) coïncidant avec l’acquisition de la conscience nationale du personnage principal. Puis, nous étudierons le processus de « féminisation » du héros au contact d’un personnage féminin, Ofelia Olivas, qui accède aux plus hautes sphères du pouvoir.
- 8 Nous attirons l’attention du lecteur sur le fait qu’il s’agit d’une traduction personnelle, le tex (...)
9Le roman El Conspirador constitue une critique acerbe de la vie politique péruvienne à la fin du xixe siècle. Le sous-titre accrocheur Autobiografía de un hombre público instaure un pacte de lecture qui consiste à renforcer l’illusion du réel des faits racontés. Il ne s’agit pas toutefois d’une autobiographie véritable car l’identité du héros-narrateur Jorge Bello et celle de la romancière Mercedes Cabello de Carbonera diffèrent. Jorge Bello est un personnage masculin fictif, il n’est donc pas véritablement question dans ce cas d’un roman autobiographique puisque ce récit à la première personne ne s’inspire pas de la vie de l’auteur. Dans Le Pacte autobiographique, Philippe Lejeune donne la définition suivante de l’autobiographie : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Lejeune 1974 : 14). L’autobiographie implique donc l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage. Cependant, si la forme de narration privilégiée dans El Conspirador est bien celle de l’« écriture de soi », il s’agit pourtant d’un « je » fictionnel. Dans son étude sur l’« écriture de soi », Jean-Philippe Miraux envisage le recours à la narration par une tierce personne fictive comme une façon pour l’auteur d’avoir une prise de position plus marquée que s’il écrivait en son propre nom. Dans le contexte violent de la guerre, de la soumission ou encore des conflits politiques, comme c’est le cas dans El Conspirador, le « je » fictionnel est finalement un moyen de raconter l’indicible en atténuant les éventuelles remontrances des critiques (Miraux [1996] 2007 : 111). Nous considérons que le dernier roman de Mercedes Cabello de Carbonera relève plus précisément du roman-mémoires, un genre littéraire dérivé de l’autobiographie. Ce dernier terme n’apparaît à aucun moment du récit, mis à part dans le sous-titre. En revanche, à plusieurs reprises, le personnage principal Jorge Bello caractérise son propre récit de « mémoires », qu’il considère à la fois comme un texte personnel par le récit de soi et comme un texte public par la narration du contexte politique de l’époque. Cette dimension collective et individuelle du récit de Bello est à mettre en parallèle avec la définition que donne René Demoris du genre littéraire des mémoires. Selon lui, ce sont des « relations de faits particuliers pour servir à l’histoire » (Demoris 2002 : 70). Bien que les mémoires de Jorge Bello soient en définitive une illusion fictionnelle, la romancière considère que ceux-ci remplissent la même fonction que ceux rédigés par une personne réelle : l’élaboration d’une histoire future. Dans El Conspirador, dès le début du récit, le héros-narrateur expose au lecteur la principale motivation de l’écriture de ses mémoires : éviter aux générations futures de reproduire ses erreurs de caudillo8.
- 9 Citation en version originale : « Quiero publicar estas memorias. Quizá sean de alguna utilidad pa (...)
Je veux publier ces mémoires. Peut-être seront-ils un jour de quelque utilité pour mes contemporains ; peut-être pourront-ils servir d’exemple à ceux qui, fascinés par les richesses acquises sans effort, encouragés par les spéculateurs qui rôdent autour des hommes publics et égarés par leurs propres passions, croient comme je le croyais également, que le chemin le plus sûr est celui de la fraude et de la spéculation, parsemé d’embûches et de dangers, et non le grand chemin, lumineux, qui expose à tous les regards et prémunit contre toutes les chutes.
Oui, je publierai ces mémoires, et la confession publique de mes fautes, me rendra peut-être la sérénité que j’ai perdue !…9 (El Conspirador : 286).
- 10 « Trataré de recopilar los acontecimientos más notables y trascendentales de mi vida. El esfuerzo (...)
- 11 « Bien quisiera prescindir de esta historia de mis primeros años, pero la juzgo necesaria para exp (...)
De même, sa méthode de narration part du récit de soi pour s’étendre à une réflexion commune sur l’ensemble de la nation péruvienne : « J’essaierai de retranscrire les événements les plus importants et les plus marquants de ma vie. L’effort de la mémoire m’occupera à toute heure, et lorsque je n’écrirai pas, je penserai10 » (El Conspirador : 6). Pour Jorge Bello, il est donc nécessaire de dévoiler au lecteur son enfance, en passant par son adolescence et l’arrivée à l’âge adulte, afin de comprendre son processus de conversion en caudillo : « J’aurais aimé éviter l’histoire de mes premières années mais je la considère nécessaire pour expliquer les mille anomalies qu’il y a dans ma vie ; de même que le côté dramatique que l’on pourra y trouver […]11 » (El Conspirador : 14). Les termes « anomalies », « abstenir » et « dramatique », pour se référer au premier âge du héros, dénotent une confession à contrecœur. Cette première réticence à montrer ces aspects de sa vie est liée au fait que le jeune Bello était aux antipodes de la masculinité hégémonique véhiculée tout au long de la seconde moitié du xixe siècle péruvien.
10Nous empruntons le terme de « masculinité hégémonique » au concept de Raewyn Connell qui renvoie à la domination des hommes sur les femmes et à l’opinion commune selon laquelle il existerait une masculinité authentique. Ainsi, le « masculin » serait naturellement plus enclin à l’agressivité, au libertinage, à la compétitivité, à occuper la place de chef de famille, à s’élever dans la hiérarchie et à conquérir les sphères du pouvoir politique. Dans ce contexte, le corps symboliserait une machine productrice de différenciation du genre. Or, Connell réfute l’idée selon laquelle le corps des hommes relèverait de l’expression d’une masculinité naturelle. Autrement dit, la masculinité n’est pas une donnée biologique ou innée mais bel et bien une construction sociale et fictionnelle (Connell 2014 : 29-33). Dans El Conspirador, on retrouve cette quête d’un corps masculin puissant et viril, censé incarner le modèle de « masculinité authentique », à travers la narration des souvenirs de Jorge Bello sur la fragilité de son corps infantile.
- 12 « Yo nací tan débil y raquítico, que nadie esperaba verme cumplir ni aún una treintena de días. [… (...)
Je suis né si faible et si rachitique, que personne ne pensait que je vivrais plus d’une trentaine de jours.
[…] Lorsque j’eus cinq ans, ma tante (je parlerai d’elle plus tard), se référant à ma fragile constitution physique, avait pour habitude de dire : – Comme le pauvre petit est né à sept mois, c’est normal qu’il soit fragile et malade.
Mon rachitisme, bien loin d’être corrigé par une éducation stimulante et dynamique fut exacerbé par l’excessive cajolerie et la tendresse laxiste de mes oncles et tantes12. (El Conspirador : 10)
Le rachitisme de l’enfant est conçu dans cet extrait comme un signe extérieur de la fragilité du corps du héros. Le regard rétrospectif du narrateur oppose alors les marques d’affection reçues pendant l’enfance à l’application d’une éducation stricte qui aurait pu modeler un corps physiquement plus fort. En effet, dans l’imaginaire du jeune Jorge Bello la carrière d’homme politique est indissociable de l’image d’un corps masculin puissant et agressif.
- 13 « Yo mismo, cuánto no he ansiado alcanzar la fortaleza corporal que, muchas veces, en mi activa vi (...)
Moi-même, ô combien n’ai-je pas souhaité acquérir la puissance physique qui m’a si souvent fait défaut dans ma vie politique mouvementée, nuisant beaucoup à mes projets et manœuvres d’homme public ! Déjà dans ma carrière militaire, ma petite stature ainsi que ma faible et fragile constitution physique m’ont grandement porté préjudice13. (El Conspirador : 11)
L’anxiété exprimée ici par Bello à travers le manque met en évidence le fait que, pour le héros, lorsque le corps masculin ne correspond pas à l’idéal de virilité, il est considéré comme incapable de se défendre (Farges 2014 : 91). La narration de Jorge Bello va donc se concentrer durant la première partie du roman sur le travail physique du jeune homme afin de correspondre à l’idéal hégémonique de l’homme viril (94). Comme le souligne Pierre Bourdieu : « La virilité, entendue comme capacité reproductive, sexuelle et sociale, mais aussi comme aptitude au combat et à l’exercice de la violence (dans la vengeance notamment), est avant tout une charge » (Bourdieu [1998] 2014 : 17). Si dans la société patriarcale, les femmes sont associées à la soumission et à l’abnégation, le complexe d’infériorité du jeune Bello sur son physique fragile démontre que les hommes sont également prisonniers de la représentation genrée dominante. Le privilège du masculin s’avère aussi être un piège qui l’oblige à affirmer sa virilité (74). Dès lors, Bello s’efforce dans ses mémoires de démontrer son évolution physique : il tend de plus en plus à affirmer sa force corporelle et à cacher ses attributs féminins.
- 14 « Cuando cumplí quince años, era ya un mozancón muy espigado, y muy dado a hombrearme con mozos ma (...)
Lorsque j’eus quinze ans, j’étais déjà un beau et svelte jeune homme, bien décidé à jouer les hommes mûrs avec des garçons plus vieux que moi, et tout ce rachitisme, que ma tante justifiait par l’horrible et antipathique adjectif prématuré, avait presque totalement disparu. Et même si je conservais ma constitution fragile et nerveuse, je voyais déjà les premiers éclats de l’âge viril se manifester rapidement en moi. Les inflexions aiguës de ma voix commencèrent à s’estomper, comme si en grossissant les cordes étaient devenues rauques et puissantes. […] [L]e poil viril apparut, dessinant un duvet et noircissant mes joues14. (El Conspirador : 40)
L’insistance sur les signes extérieurs de virilité du jeune héros – la barbe, la force physique et l’animosité – suggère que la virilité, est avant tout une notion relationnelle. Au même titre que l’honneur ou la honte, celle-ci doit être validée « devant » et « pour » les autres hommes qui garantissent l’appartenance au groupe (Bourdieu [1998] 2014 : 77-78). Afin de légitimer sa virilité auprès de ses camarades, Jorge Bello décide d’entrer à l’école militaire, lieu par excellence de l’expression de l’agressivité. Autrement dit, l’agressivité et la violence physique constituent dans El Conspirador les piliers fondateurs de la masculinité en construction (Sohn 2009 : 50). Par conséquent, l’école militaire symbolise dans ce roman un espace fondamental de formation dans le processus de construction identitaire du caudillo Bello, car son corps appartient désormais à deux entités. D’une part, il dépend de ses camarades devant lesquels il doit prouver sa masculinité. D’autre part, ce corps masculin est au service de la nation pour laquelle il est censé se sacrifier. L’adoption de l’uniforme militaire équivaut dès lors, pour le personnage, à un changement de peau. Alors qu’il n’était qu’un individu, au cours de son apprentissage militaire Jorge Bello appartient désormais à un vaste ensemble qui le dépasse (Corbin et al. 2011 : 68). Ainsi, dans la première partie du roman, la camaraderie occupe une place importante dans les mémoires du héros-narrateur. Pour le jeune Bello, le corps constitue l’élément principal qui prouve et légitime sa masculinité. Comme nous l’avons vu précédemment, l’acquisition de la masculinité virile passe d’abord par le travail physique, afin de se conformer à l’imaginaire masculin hégémonique du soldat à la force herculéenne. En public, les jeunes gens doivent se forger une carapace visant à ne pas montrer de signes extérieurs pouvant faire penser à une éventuelle fragilité. Il est donc interdit à un homme de parler de ses affects et de ses souffrances, qu’il se doit d’intérioriser. Dès lors, le regard rétrospectif du narrateur sur son évolution s’attarde sur un événement caractéristique de la démonstration de sa virilité devant ses camarades : la perte de la virginité. Bello confie alors au lecteur les complexes qu’il avait durant son adolescence en raison de son inexpérience sexuelle :
- 15 « Pero ¡ay! en dos meses de holganza, y completa libertad para mis compañeros, ya me suponía que s (...)
Mais hélas, pendant deux mois de repos et de totale liberté pour mes camarades, je supposais déjà que leur carnet de conquêtes et d’aventures amoureuses devait être bien rempli et riche en péripéties, délicieuses pour eux et d’une humiliante réalité pour moi, qui ne pouvais pas même me prévaloir d’une seule conquête amoureuse, semblable à celles auxquelles mes camarades et mes amis accordaient tant d’importance15. (El Conspirador : 41)
- 16 « [Y] me decía a mí mismo: – Una noche de orgía es lo único que da la convicción de ser hombre en (...)
Afin de perdre sa virginité, conçue par le héros-narrateur comme le monde de l’enfance, et mû par le désir d’être reconnu par ses pairs, il se tourne vers le monde de la prostitution : « [E]t je me disais à moi-même : – Une nuit d’orgie est la seule chose qui donne la certitude d’être un homme dans tous les sens du terme ; courage donc, il faut être un tombeur, boire cul sec et séduire tout ce qui bouge16 » (El Conspirador : 54). Dans cet extrait, l’expression « se dire à soi-même » comme mode d’auto-persuasion démontre que la virginité est significative de la volonté du sujet de se plier aux normes de la masculinité hétérosexuelle (Schlagdenhauffen 2014 : 74). La camaraderie masculine évoquée par le narrateur consiste dans ce roman en un discours partagé entre jeunes hommes qui exagèrent leur virilité en mettant en avant une sexualité débordante. Autrement dit, au sein de cette camaraderie, les hommes se regardent entre eux. Les corps masculins sont donc conçus dans ces mémoires comme les lieux d’interprétation de l’apprentissage et de légitimation de la masculinité (Laguardia 2008 : 59).
11Par le biais des réflexions du héros-narrateur sur la transformation de son propre corps pour correspondre à un idéal de masculinité virile, Mercedes Cabello de Carbonera met en relief l’idée que le corps masculin est certes jugé par les autres hommes mais qu’il est également dépositaire d’un sentiment collectif : l’amour pour la patrie par le sacrifice. En effet, selon Benedict Anderson, dans l’imaginaire nationaliste, la mort est le sacrifice ultime de l’individu pour la nation à laquelle il appartient ou à laquelle il s’identifie (Anderson [1983] 1996 : 24). La nation inspire l’amour, dont la forme la plus valorisée est le sacrifice de la vie (145). En Amérique latine, le concept de patrie au xixe siècle a occupé dans les discours et les écrits une position similaire à celle de la notion de liberté. La liberté représentait la condition nécessaire à la constitution des entités autonomes économiques, politiques et culturelles (Lander 2003 : 75). Pour Anderson, la nation et la patrie s’entremêlent étant donné que le patriotisme est synonyme de l’identification à la nation et que le patriote doit offrir sa vie pour elle de façon désintéressée. On perçoit cette idée dans El Conspirador lorsque Jorge Bello fait allusion aux amis de son oncle, qui fut lui aussi conspirateur mais durant l’époque indépendantiste (Alca Panigua 2007) :
- 17 « Los viejos amigos y contertulios de mis tíos, habían sido también revolucionarios, de aquel tiem (...)
Les vieux amis et compères de mes oncles avaient eux aussi été révolutionnaires, du temps où ce titre symbolisait le patriotisme, le courage et de grandes ambitions ; à l’époque où l’on conspirait pour conquérir l’indépendance de la patrie afin d’abolir la domination espagnole17. (El Conspirador : 22)
- 18 « Llegar a ser un caudillo como él, adulado por los hombres y mimado por las mujeres, era la ambic (...)
- 19 « No necesito decir que fue necesario fundar un periódico. Un candidato sin periódico es como sant (...)
Le combat, l’honneur et parfois la mort dans le sacrifice pour la patrie sont dès lors interprétés par le personnage principal comme les éléments clés de la mise à l’épreuve de sa virilité (Corbin 2011 : 403). Pourtant, soulignons que le narrateur se réfère dans cet extrait à des faits révolus, ce qui implique que, dans le présent du héros, l’identification « patrie-amour » qu’engendre le concept de nation a désormais perdu sa signification auprès de ses concitoyens. Tandis qu’au temps de son oncle la révolution se pensait en termes patriotiques et désintéressés, elle est maintenant utilisée à des fins personnelles : « Arriver à être un caudillo comme lui, adulé par les hommes et désiré par les femmes était ma plus grande ambition18 » (El Conspirador : 62). La fascination du jeune Jorge Bello pour le culte de la personnalité généré par la figure du caudillo démontre qu’il n’est plus question de donner sa vie pour des idéaux mais uniquement d’accéder aux plus hautes sphères du pouvoir. Ainsi, dans la jeunesse du héros-narrateur, le concept de nation n’est plus synonyme de camaraderie, de liberté et d’allégeance à un territoire mais plutôt de violence, d’autoritarisme et d’ambitions personnelles qui sont les fondements du caudillisme politique et militaire. C’est donc en utilisant la presse que le caudillo alimente sa vanité et raconte l’effet positif de ses prouesses militaires sur la communauté nationale (Alca Panigua 2007). Lorsqu’il écrit ses mémoires, Jorge Bello est parfaitement conscient de la nécessité que représentait la presse dans le soutien de sa candidature présidentielle. De fait, une nouvelle publiée dans un journal était immédiatement partagée par un autre membre de la « communauté imaginée ». Il écrit de façon très ironique : « Inutile de vous dire qu’il fut nécessaire de fonder un journal. Un candidat sans journal est comme un saint sans dévot19 » (El Conspirador : 132). Dans El Conspirador, Mercedes Cabello de Carbonera montre que les chefs militaires qui accèdent au pouvoir le font grâce à l’usage de la force et à la manipulation de la presse.
12Les liens entre la presse et l’imaginaire national ont amplement été mis en avant par Benedict Anderson. Selon lui, le « capitalisme de l’imprimé » a permis aux locuteurs de différentes langues de se comprendre et de fixer un langage commun via la technologie de l’imprimerie. En ce sens, le journal est l’instrument qui entretient les liens entre les membres d’une même nation à travers les informations (Anderson [1983] 1996 : 55). Au Pérou, si au xviiie siècle, le marché éditorial se composait presque exclusivement de livres, au xixe siècle, c’est la presse qui s’imposa. Le caractère condensé du journal facilita sa circulation au sein du lectorat, ce qui lui permit de conquérir un public de plus en plus important. Tout au long du xixe siècle, y compris avant l’indépendance du pays en 1821, la presse constitua au Pérou un réseau de communication clé pour les partis politiques. Ces derniers l’utilisaient comme organe de diffusion massif de leurs idées et pour la création d’un nouveau langage républicain au sein de la population. Les dirigeants politiques publiaient, entre autres, des textes dans un langage simplifié sous forme de questions-réponses dans le but d’orienter l’opinion du lecteur et de favoriser l’intériorisation des concepts politiques défendus. Autrement dit, les journaux furent un instrument de politisation de la société péruvienne (Ragas 2009 : 43-54). Dans El Conspirador, l’opinion instable et le caractère manipulable à souhait de la presse est finalement le reflet d’une classe politique changeante, sans idéaux et intéressée par le maintien au pouvoir de l’oligarchie. Dans le récit du conspirateur, la politique péruvienne est un organe corrompu où ceux qui l’intègrent ne sont pas des patriotes mais des personnalités immorales et intéressées par l’ascension sociale. Ainsi, les conspirateurs empruntent le chemin de la politique pour se rendre maîtres de la nation. Dans ce roman, comme dans la conception nationale de Benedict Anderson, c’est à travers la presse que Bello raconte l’effet positif qu’a provoqué la nouvelle d’un journal qui sera ensuite partagée par un autre membre de la « communauté imaginée » (Anderson [1983] 1996) :
- 20 « Yo que era uno de los que aguardaban esas conmociones políticas, escuché con grande regocijo la (...)
Moi qui étais de ceux qui attendaient ces bouleversements politiques, j’ai reçu avec une immense joie la nouvelle donnée par les journaux qui disaient : Révolution à Arequipa. Le conspirateur s’est proclamé Chef suprême de la République20 ! (El Conspirador : 60)
13Dans El Conspirador, le journal assume également ce rôle de communion entre les membres de la nation car il est le lien entre Jorge Bello, ses partisans et ses opposants. De fait, beaucoup de ceux qui ne le connaissent pas et ne font pas partie de son cercle de fidèles prennent connaissance de son existence et de ses actions par le biais des informations du journal. Celui-ci permet donc de manipuler l’opinion publique et le conspirateur confesse à maintes reprises dans ses mémoires avoir utilisé la presse pour accéder au siège présidentiel (Alca Paniagua 2007) :
- 21 « No hubo reunión política a la que yo no asistiera ni periodiquillo de oposición que se fundara, (...)
Pas une seule réunion politique ne s’est déroulée sans que je n’y assiste, et aucun journal d’opposition n’a vu le jour sans que je n’y déverse ma haine à l’égard de ministres, préfets et autres gouvernants dont je faisais la cible de mes aversions, simplement parce que je les considérais comme des entraves ou des obstacles à la réalisation de mes ambitions21. (El Conspirador : 58)
Dans cet extrait, l’analogie qu’établit Jorge Bello entre la presse et ses ambitions personnelles souligne le caractère manipulable des journaux. De plus, le peuple est représenté de manière très dépréciative comme étant une masse analphabète formée d’Afro-descendants, d’Indiens et de Métis influençables. La turpitude de la politique péruvienne mise à jour par le récit à la première personne se situe à l’opposé de l’idéal de nation libre, moderne et souveraine que le héros-narrateur désire une fois adulte. C’est pourquoi à la fin de la première partie, la narration des épisodes traumatiques de la guerre vécus par le caudillo souligne la déshumanisation progressive du personnage au sein d’une nation sans valeurs ni principes à défendre :
- 22 « Y cuando en mi condición de militar, debía aceptar la guerrera imposición de matar y destruir, s (...)
Et lorsqu’en raison de mon statut militaire, je dus accepter l’impitoyable exigence de tuer et de détruire, je sentais se défaire les fibres sensibles de mon âme.
[…] Le sang, dont les grands caillots formaient d’étranges dessins, se répandait sur le sol, imitant les larges zigzags d’une carte géographique.
Moi, je me sentais presque asphyxié par cette atmosphère infestée par l’odeur âcre du sang, chargée des émanations de ces corps de révolutionnaires, suants et désirés22. (El Conspirador : 66-73)
Dès lors, l’image du corps viril et puissant du caudillo désirée par le jeune Bello est finalement totalement désacralisée dans le regard critique du personnage adulte sur son propre passé. Au mépris de la lutte pour l’indépendance nationale menée par son oncle et ses camarades, dans le présent du jeune héros, la guerre n’est pas valorisée. À l’image des corps en état de putréfaction sur le champ de bataille, la nation sans honneur ni principes s’assimile à une forme de dégénérescence.
14La première partie du roman s’achève donc sur une critique sociale d’une nation en perte de valeurs morales à travers le regard introspectif du héros-narrateur sur son processus de construction de caudillo. En revanche, dans la seconde partie du récit, la voix narrative se veut plus intimiste et sentimentale car elle s’intéresse à la relation amoureuse entre le héros Jorge Bello, devenu conspirateur militaire, et sa maîtresse Ofelia Olivas. Cette union devient pour la romancière le motif d’une réflexion sur la distribution des rôles sociaux entre les hommes et les femmes, dans la société péruvienne de son époque.
15Le thème de la représentation du couple hétérosexuel a largement occupé le roman latino-américain du xixe siècle. Il incarnait l’élément de base nécessaire à la formation de la famille, elle-même imaginée par les libéraux latino-américains comme un microcosme de la nation. Le noyau familial constituait non seulement l’élément de médiation entre le domaine public et privé, mais il définissait également les rôles génériques entre les hommes et les femmes (Montero Sánchez 2002 : 17). L’intérêt des « penseurs de la nation » et des écrivains portait sur le rôle de ce noyau familial dans la formation du citoyen (Crespo Sánchez 2015 : 589). Dans Ficciones fundacionales. Las novelas nacionales de América latina, Doris Sommer explore la corrélation entre le roman romantique en vogue au xixe siècle et l’histoire patriotique des jeunes nations d’Amérique latine :
- 23 Il s’agit de notre traduction ; nous retranscrivons le texte en version originale ci-dessous : « L (...)
Les romans issus du romantisme se sont développés simultanément avec l’histoire patriotique de l’Amérique latine. Ils ont conjointement éveillé un désir ardent de bonheur domestique qui a dérivé en rêves de prospérité nationale. Ces rêves se sont matérialisés à travers des projets de construction de nations, investissant les passions privées à des fins publiques23. (Sommer [1991] 2004 : 150-151)
- 24 « Pues esa mujer es tan honrada como hermosa […]. »
- 25 « En el público y entre mis amigos, se le daba el nombre de la Coronela Bella, poniendo mi apellid (...)
Bien que El Conspirador ne soit pas affilié au genre romantique sentimentaliste mais au contraire au réalisme social, la seconde partie du récit prend également en exemple les relations intimes du couple comme métaphore de la nation. Il convient de souligner qu’au sein de l’imaginaire national des libéraux latino-américains du xixe siècle, les rapports sociaux de domination entre les genres apparaissaient dans la fiction sous la forme d’espaces et de symboles différenciés entre les sexes. Le masculin s’assimilait à l’espace public, à la raison, à l’extériorité et à l’officiel, alors qu’on attribuait le féminin à l’espace privé, la soumission et la sensibilité (Bourdieu [1998] 2014 : 47-48). Sur le plan de la réception de l’œuvre littéraire, le constat est le suivant : il s’agissait de véhiculer des modèles sociaux que les hommes et les femmes étaient censés incarner (15-17). Comme le soutient Pierre Bourdieu, dans la logique de la domination masculine, « être féminine » consiste à éviter les pratiques et les signes associés à la virilité. Dans cette logique, le pouvoir reste associé à un attribut proprement masculin (136). Dans le roman El Conspirador, Mercedes Cabello de Carbonera se joue de ces stéréotypes genrés par un procédé d’inversion des rôles féminins et masculins entre ses personnages principaux : Ofelia Olivas se retrouve « masculinisée » tandis que Jorge Bello se « féminise ». Par les concepts de « féminisation » et « masculinisation » nous désignons le processus de transformation des personnages qui adoptent des traits de caractère généralement associés au sexe opposé (Cárdenas Moreno 2013 : 288). Pour ce qui est d’Ofelia, prénom shakespearien autant évocateur d’amour que de tragédie, il s’agit d’un personnage aux multiples facettes. Premièrement, à travers les commentaires des personnages secondaires, elle est présentée au lecteur sous les traits d’un personnage féminin idéal. Elle pratique des activités caritatives et a supporté en silence les infidélités de son mari ainsi que ses excès de violence (Tauzin-Castellanos 1993 : 494). L’on dit donc d’elle que « cette femme est aussi honnête que belle […]24 » (El Conspirador : 158) et que c’est une « femme vertueuse » (« mujer virtuosa », 160). Mais au fil du roman les origines sociales d’Ofelia apparaissent douteuses et le lecteur apprend qu’elle appartient à une famille dont la distinction sociale est liée à des affaires commerciales peu recommandables et à la prostitution de sa mère adoptive. Ensuite, Ofelia se marie avec un faux comte français qui a acheté son titre de noblesse et finit par l’abandonner. Elle est alors appelée « la petite comtesse du cocher » (« Condesita del pescante », 160), à cause du métier exercé par son mari en France. Après la séparation du couple, elle est traitée comme une « veuve » (« viuda », 162) et c’est au contact du caudillo Jorge Bello qu’elle se « masculinise » et adopte les attitudes égoïstes, agressives et corrompues des conspirateurs masculins. Elle prend finalement la tête du parti politique de Bello, passant radicalement du statut de « femme vertueuse » (160) à celle de « Colonelle Bella » (« Coronela Bella », 261) : « En public et entre amis, on lui donnait le nom de Colonelle Bella, mettant mon nom de famille au féminin25 » (242).
- 26 Le concept d’ángel del hogar a été inventé par l’Anglais Coventry Patmore (1823-1896) dans son poè (...)
16Alors que dans la littérature hégémonique du xixe siècle le personnage féminin était associé à la passivité, c’est l’inverse qui se produit dans ce roman avec Ofelia Olivas. C’est bel et bien ce personnage féminin qui est au cœur des péripéties du roman : elle organise l’évasion de Jorge Bello de la prison, après sa tentative de coup d’État, elle reprend la tête du parti politique et n’hésite pas à se prostituer avec ses anciens partisans afin de subvenir aux besoins du foyer. La fonction de chef politique d’Ofelia est utilisée par la romancière comme stratégie littéraire d’inversion des espaces attribués au « masculin » et au « féminin ». Dans ce roman, le personnage féminin transgresse la figure idéale de l’« ange du foyer » (ángel del hogar26) très en vogue dans les romans latino-américains du xixe siècle. Le champ d’action d’Ofelia n’est pas limité au foyer mais se replace au contraire dans l’espace public, habituellement réservé aux hommes. Si dans La domination masculine Pierre Bourdieu considère que les femmes sont soumises à une sorte d’« enclos invisible » qui limite leurs mouvements à l’espace privé (Bourdieu [1998] 2014 : 47), dans El Conspirador cet état d’enfermement est paradoxalement subi par le héros-narrateur :
- 27 « Mi dignidad y mi amor propio, sentíase cruelment e lastimados: vivir a expensas de una mujer, es (...)
Ma dignité et mon amour-propre se sentaient cruellement diminués : vivre aux dépens d’une femme est la pire des ignominies pour un homme distingué. […]
— Ne sors pas Ofelia, je t’en supplie ; ne sors pas seule quand il fait nuit.
— Ah ! Arrête donc avec tes interdictions sans but. Tu comprendras que je sors uniquement pour m’occuper de toi. Je serai de retour très bientôt. À plus tard… À plus tard !…
Et tout en se libérant de mon étreinte, elle sortit précipitamment27. (El Conspirador : 252-254)
Dans la première partie du roman, le courage et l’action sont pour le héros-narrateur des signes de virilité, alors que dans cette seconde phase du récit, c’est le personnage féminin qui montre le plus d’aplomb dans les situations critiques. De même, on observe également un léger glissement de la voix narrative, jusqu’ici entièrement dominée par les mémoires de Jorge Bello, qui laisse place aux discours d’Ofelia Olivas (Cárdenas Moreno 2013 : 495). Dans ce roman, le processus de « masculinisation » du personnage féminin est étroitement lié à son union avec le caudillo dont elle adopte les caractéristiques – l’ambition démesurée, l’individualisme et l’agressivité :
- 28 « – ¡Bah! No me hables de moralidad aquí en esta sociedad; eso estaba bueno para cuando yo era una (...)
— Bah ! Ne me parle pas de moralité ici dans cette société ; ça valait encore quand je n’étais qu’une grande naïve qui ne comprenait rien à rien ; la preuve est que je n’ai jamais eu autant d’amis et d’adorateurs que maintenant. Et en ce qui te concerne, tu penses peut-être que tu es le seul homme public qui vit éhontément avec une femme mariée et reçoit courrier et amis chez sa maîtresse ? […]
Écoute, moi si j’étais à ta place, je mettrais le feu aux poudres dès demain et je me proclamerais Président de la République. Oh ! que les hommes sont lâches28 ! (El Conspirador : 196 et 208).
- 29 « En Lima, los hombres públicos necesitamos ser como las mujeres públicas; comer tantas veces cuán (...)
- 30 « es de presumir que en la sangre llevara gérmenes de muy vieja lascivia de algún tatarabuelo que (...)
- 31 « la hija de la prostituta es prostituta […], es ley invariable de la naturaleza. »
- 32 « [E]stoy comiendo con la prostitución de la mujer a la que amo. »
Dans cet extrait, force est de constater que « la Colonelle Bella » (261) est bien loin de l’idéal patriotique des héros de l’indépendance qui se battaient pour défendre la liberté et la souveraineté nationale. Pour Ofelia, c’est par l’usage de la force et non des idées que l’on s’impose en politique. En tant que femme, Ofelia utilise la politique à des fins personnelles ; elle veut arriver à tout prix au sommet du pouvoir et en viendra même à vendre son propre corps. Dans El Conspirador, la prostitution est la métaphore d’une nation sans idéaux ni valeurs morales : les actions des individus sont motivées par l’intérêt personnel. Cette perspective est évoquée dans la première partie du roman à travers l’analyse politique du mémorialiste Jorge Bello sur sa formation de caudillo : « À Lima, nous, les hommes publics, nous devons nous comporter comme les femmes publiques ; manger autant de fois qu’il le faut pour séduire un ami29 » (El Conspirador : 131). En effet, dans El Conspirador, ce ne sont pas seulement les femmes qui se prostituent mais également, de façon métaphorique, les hommes politiques sous l’effet d’une société corrompue qui encourage les individualismes. Il faut souligner qu’à partir de la seconde moitié du xixe siècle jusqu’au milieu du xxe siècle, sous l’influence du mouvement littéraire naturaliste européen, de nombreux auteurs hispano-américains ont conçu le personnage de la prostituée comme l’emblème du déterminisme génétique et de la dégradation morale de la société. L’on peut citer entre autres, Música sentimental (1884) de l’Argentin Eugenio Cambaceres ou encore Santa (1903) du Mexicain Federico Gamboa. Ce dernier, par exemple, considère la prostitution de Santa comme un « instinct » hérité de ses ancêtres : « il est fort probable qu’elle porte dans son sang les germes d’une très ancienne lascivité héritée d’un quelconque arrière-arrière-grand-père qui ressuscitait en elle avec vices et tout le reste30 » (Gamboa [1903] 1992 : 76). Dans le cas d’Ofelia, la thèse du déterminisme génétique est évoquée dans la bouche d’un personnage secondaire qui affirme à son sujet : « la fille de la prostituée est elle-même une prostituée […], c’est la loi immuable de la nature […]31 » (El Conspirador : 163). Pourtant, le lecteur apprend que la mère prostituée d’Ofelia est en réalité sa tante qui l’a adoptée, ce qui signifie qu’elle ne peut pas hériter de ses vices. La prostitution, qui affecte dans ce roman aussi bien les femmes que les hommes, est donc envisagée en termes de déterminisme social. En ce sens, Ofelia est un personnage féminin qui se fait l’écho de l’héroïne de Blanca Sol (1889), l’avant-dernier roman de Mercedes Cabello de Carbonera. Aussi bien El Conspirador que Blanca Sol appartiennent à un même projet de critique sociale et politique car Ofelia et Blanca incarnent des personnages féminins qui se prostituent non pas en raison d’un héritage génétique dégradé mais plutôt comme la conséquence d’une société corrompue et individualiste. Dans la seconde partie de El Conspirador, Jorge Bello, enfermé dans l’espace domestique, file la métaphore de la « femme publique » et écrit avec dégoût : « […] [J]e peux manger grâce à la prostitution de la femme que j’aime32 » (257). Le processus de « féminisation » du caudillo Jorge Bello est conçu dans le roman comme une forme de dévirilisation qui le vide complètement de son pouvoir d’action. Forcé de vivre caché pour échapper aux autorités, le caudillo devient un « homme au foyer » en proie à des crises de larmes, sensible et amoureux. Le personnage principal adopte dans cette seconde partie du récit des réactions qui, traditionnellement, caractérisent le comportement des héroïnes, comme le fait d’avoir des crises de nerfs et d’être dominé par ses passions.
- 33 « Y luego, en estas circunstancias, el sistema nervioso continuamente excitado, enferma el cuerpo (...)
Ensuite, dans ces circonstances, le système nerveux constamment survolté fragilise le corps et augmente l’angoisse. Je me sentais mourir. […] La vie inactive, solitaire, accablée par le souvenir des mille déceptions qui m’entouraient, avait tellement excité ma passion, que j’aurais voulu seulement vivre pour épier les actions d’Ofelia […]33. (El Conspirador : 230 et 248)
- 34 « Dejar a la generación que nos sucede el ejemplo de una vida, que sea un aviso para precautelarse (...)
17Comme le souligne Mónica Cárdenas Moreno, la « féminisation » du caudillo se situe d’abord à un premier niveau : le processus de ridiculisation par l’adoption d’attitudes féminines considérées comme affaiblissantes. Puis, la « féminisation » de Jorge Bello se situe également à un second niveau : l’identification du héros avec la figure de la romancière (284-291). Jorge Bello devient le porte-parole des idées de Mercedes Cabello de Carbonera en ce qui concerne l’avenir national et la conception de la littérature. Dès le début de son récit, le héros-narrateur envisage son expérience personnelle de caudillo déchu selon un angle correctif. L’enjeu de l’écriture est l’union de l’expérience personnelle et de l’analyse sociale, de façon à corriger les défauts de la société : « Laisser à la génération qui nous succède l’exemple d’une vie, qui soit un avertissement pour se prémunir contre les embûches et les écueils que l’on rencontre dans le monde, tel doit être l’objectif de ce genre de publications34 » (7). Cette conception sociale de l’œuvre littéraire avait déjà été développée par Mercedes Cabello de Carbonera dans son essai la Novela Moderna. Estudio filosófico (1892). Elle y définit un nouveau type de littérature nationale qui s’oriente vers un réalisme balzacien capable d’allier la critique sociale et l’expression des sentiments :
- 35 Il s’agit de notre traduction ; nous retranscrivons la version originale ci-dessous : « En medio a (...)
Au sein des fictions romantiques et des créations fantastiques de cette école, est apparu Balzac, et, avec son œil de lynx, son esprit analytique et son génie de philosophe, il a sondé les recoins les plus secrets du cœur… Il porte sa puissante loupe, non pas pour observer, comme Zola, le corps exposé de façon luxuriante, ou la fatalité qui guide toute une génération d’irresponsables ; mais pour raconter les émois du cœur et étudier les décharges passionnelles qui agitent l’esprit humain par une force irrésistible35. (Cabello de Carbonera 1892 [1948] : 36-37)
- 36 Le terme de « travestissement » que nous utilisons se réfère au sens figuré de l’acte de travestir (...)
Par ailleurs, utilisant le masque du « travestissement36 » littéraire, la romancière met dans la bouche de son personnage principal masculin ses propres idées sur la revalorisation des femmes dans l’espace public :
- 37 « Con la veracidad que acostumbro, diré solo, que ellas me parecieron muy superiores a ellos. Verd (...)
Avec toute la véracité qui me caractérise, je dirai seulement qu’elles me semblèrent [les femmes] bien supérieures aux hommes. Il est vrai qu’en règle générale, le Pérou me semble présenter une anomalie singulière : non seulement les femmes y sont bien supérieures aux hommes intellectuellement et moralement, mais également physiquement37. (El Conspirador : 189)
18Ainsi, si la « féminisation » de Jorge Bello le place du côté du ridicule dans un premier temps, et si la masculinisation d’Ofelia est critiquée, cela entre dans l’objectif correctif que Cabello de Carbonera veut donner à son roman. À première vue, on pourrait penser qu’avec le personnage ambitieux et vaniteux que devient Ofelia, la romancière rejette l’idée de l’insertion des femmes en politique. Il n’en est rien, car ce que remet en question Mercedes Cabello de Carbonera, c’est avant tout le type de masculinité virile du caudillo qui est source de conflits. Au contraire, la personnalité d’Ofelia évolue plus vite que celle du mémorialiste Jorge Bello, qui a besoin de plusieurs mois d’enfermement dans sa cellule pour comprendre les conséquences de son comportement individualiste. Atteinte d’une tuberculose, sur son lit de mort, Ofelia Olivas abandonne elle aussi la figure du caudillo, qui n’a fait qu’accélérer sa déchéance, pour devenir la voix de la sagesse du roman :
- 38 « Lo que tú fundaste no fue un partido fuerte y compacto, sino solo una agrupación de especuladore (...)
Ce que tu as fondé n’était pas un parti fort et uni, mais un simple regroupement de spéculateurs et d’hommes vils, qui prenaient plaisir à t’acclamer uniquement dans le but de s’enrichir, s’ils atteignaient le triomphe suprême.
Tu seras surpris que j’utilise un tel langage, inapproprié dans la bouche d’une femme ; il faut dire qu’il y a des années, lorsque tu m’as lancée dans la ronde de tes partisans, j’ai beaucoup observé et j’ai appris plus encore. Si je ne t’ai pas parlé plus tôt avec une telle clarté, c’est parce que jusqu’à présent, tout comme toi, je me sentais enivrée et attirée par la ferveur de l’adulation. […]
Si tu veux connaître la véritable grandeur et la prospérité, sois loyal et honnête dans la vie publique, franc et bienveillant dans la vie intime…38 (El Conspirador : 280-281)
Même si la prostitution est envisagée dans ce roman comme le signe de la déchéance sociale du personnage féminin, elle représente également un parcours de vie marginal qui lui confère un regard critique sur la société. De fait, la prostituée Ofelia se construit en tant que subjectivité féminine non pas fixe, conforme à l’idéal de l’ángel del hogar, mais au contraire aux frontières mouvantes dans un constant va-et-vient entre abjection et admiration. En ce sens, la construction « nomade » de la subjectivité de la prostituée lui permet de formuler une réflexion qui lui est propre à l’encontre d’une société patriarcale qui maintient les hommes et les femmes dans des rôles convenus ou bien les exclut, s’ils s’éloignent de ces rôles.
19El Conspirador constitue par l’utilisation du « je » fictionnel masculin une forme de « témoignage » romancé du processus de formation de la virilité masculine et de celle de l’imaginaire national, dans la société péruvienne de la seconde moitié du xixe siècle. La dimension intimiste du récit à la première personne du singulier et celle, collective, du roman-mémoire témoignant d’une situation politique donnée sont utilisées par la romancière afin de mettre en lumière le mécanisme de construction de la masculinité hégémonique et ses retombées sur l’ensemble de la nation. Le dévoilement de l’expérience personnelle du héros-narrateur par l’écriture du « je » sur sa vie de caudillo, de même que la « féminisation » de cette figure sont des procédés littéraires qui font valoir l’idée que la masculinité virile n’est aucunement naturelle, mais qu’il s’agit au contraire d’un modèle monochrome auquel certains hommes peinent parfois à se conformer (Sohn 2009 : 132). Dans ce roman, la puissance physique, l’ambition, l’autoritarisme et le militarisme qui fondent la figure du caudillo mettent gravement en péril la souveraineté de la nation péruvienne. À travers le récit de la déchéance morale et sociale du conspirateur Jorge Bello, la romancière indique à son public lecteur que les liens fraternels censés définir la nation s’évanouissent face aux intérêts personnels générés par le type de masculinité agressive du caudillo militaire. Autrement dit, dans El Conspirador, la représentation de la désacralisation de la virilité du caudillo constitue pour la romancière une façon de suggérer, à partir de la fiction, une nouvelle éthique du citoyen moderne. La transformation du caudillo agressif en écrivain de ses propres faiblesses est significative des valeurs morales du citoyen idéal selon Cabello de Carbonera : la réflexion critique, l’honnêteté et l’abnégation. De même, la grandeur morale d’Ofelia et sa capacité d’analyse légitiment l’idée selon laquelle les femmes ont vocation à agir en dehors de la sphère domestique, de la même façon que les écrivaines de l’époque s’intéressaient dans leurs écrits à des débats relatifs à la sphère publique.