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Dans l’atelier des traductrices : imaginaires et récits de traduction

Pour une traduction comme risque et désir : potentialisations de l’original

For a Translation as Risk and Desire: Potentialisations of the Original
Irène Gayraud

Résumés

Cet article propose des pistes pour penser le rapport entre l’original et ses traductions, en s’interrogeant d’abord sur la notion de potentialisation, afin de la détacher de la vision idéaliste du romantisme allemand, et de la rapprocher d’une forme de manifestation de parts de l’original enfouies dans sa lettre. L’article postule que seule une traduction comme risque et désir – au sens où la traduction comme résultat laisse désirer l’original – permet au lecteur d’entendre et d’imaginer l’original, dont la mutabilité est infinie, à travers la traduction. La réflexion est étayée par une présentation de l’Outranspo (Ouvroir de translation potencial), qui pratique la traduction créative, collective et à contrainte, et met ainsi en place un nouveau rapport « potentialisant » entre l’original et ses traductions, ainsi que par une comparaison du rôle du traducteur avec celui de l’arrangeur musical, notamment à travers l’exemple de Liszt, dont certains choix pourraient se révéler inspirants pour la traduction.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Nous pensons en particulier ici aux ouvrages d’Antoine Berman, cités dans la suite de notre propos. (...)

1Une partie de la théorie moderne de la traduction, prenant appui notamment sur les romantiques allemands, a œuvré pour libérer la traduction de sa condition ancillaire et de sa dimension utilitaire. Le rapport entre l’original et ses traductions – de même que celui entre leur(s) langue(s) – n’y est plus pensé en termes de servitude ou de lutte de pouvoir entre des œuvres, des cultures et des langues, mais est au contraire défini comme un engendrement réciproque1. L’original porterait en lui, par sa traduisibilité même, l’infini de ses possibles traductions, tandis que les traductions viendraient manifester le rapport de l’œuvre à sa langue, et actualiseraient les potentialités de l’original. Mais comment entendre ce terme de potentialités ? En quoi la potentialisation, qui fait intervenir l’imaginaire interprétatif et créatif du traducteur, serait-elle ou, selon nous, devrait-elle être risque, et désir ? C’est ce que notre propos veut essayer de penser, en associant autant que possible notre réflexion à l’expérience même de la traduction.

La traduction comme potentialisation

2L’idée de potentialisation de l’original sous-entend que cet original est inachevé, non fixé, qu’il est infiniment muable dans sa langue et dans son rapport à sa langue – Walter Benjamin l’avait dit, dans La Tâche du traducteur, en utilisant la métaphore du mûrissement de l’original. L’original serait comme dans l’attente de sa traduction qui, par la distance infinie qu’elle instaure entre ce dernier et sa langue, fait paradoxalement – Benjamin dit ironiquement – advenir pleinement l’original dans sa langue même. C’est la traduction qui manifeste le rapport de l’œuvre à sa langue ; c’est la traduction qui révèle l’œuvre comme étant à la fois traduisible et intraduisible. Depuis Benjamin (qui prend appui, pour les intensifier, sur les idées du romantisme allemand), un pan de la théorie moderne de la traduction tend à penser l’original comme en partie postérieur à sa traduction, comme toujours à venir, comme sans cesse réactualisé et transformé par ses traductions. Le mouvement est double : l’original ne peut jamais être achevé, puisqu’il est traduisible, tandis que la traduction, de par son mouvement même, signale sa propre incomplétude. Or, cet inachèvement de l’original n’existe qu’en rapport avec un possible achèvement, mais lequel ? L’enjeu de la réponse est grand, car elle conditionne la nature même de la potentialisation. Antoine Berman s’interroge, dans L’Épreuve de l’étranger : « Quel est – profondément – ce manque auquel la traduction entend suppléer ? Quelle face cachée de l’œuvre, quel revers du texte doivent-ils par elle apparaître ? » (1984 : 283).

3Nous voudrions ici tenter de prendre quelque distance avec la potentialisation dans le sens idéaliste des romantiques allemands, pour qui la traduction est une sorte d’absolutisation de l’original le rapprochant de sa vérité idéale, une voie pour entrevoir l’idée de l’œuvre, l’essence de l’œuvre. Il s'agit ici de ne pas entendre la potentialisation au sens d’une amélioration de l’original, mais plutôt au sens d’un dépassement – sensible dans le Über du terme allemand Übersetzung – par creusement de l’original. Pour Walter Benjamin, la traduction permet la sur-vie, l’Überleben (au sens d’élévation, d’au-delà) de l’œuvre, mais ce Über ne peut, croyons-nous, s’accomplir que par un creusement au plus souterrain de l’original, une plongée dans ce qui constitue le Ungrund (le tréfonds) de sa lettre. En somme, pour employer des termes orphiques, une catabase dans l’original, qui seule peut permettre une anabase. Une telle affirmation repose sur le présupposé implicite que dans l’original quelque chose fut caché, occulté au moment même de sa naissance, mais subsiste pourtant comme Ungrund dans sa lettre.

4Goethe avait déjà envisagé la traduction comme mouvement de régénération, de rajeunissement de l’œuvre, ramenée par l’acte de traduire au moment de son origine (Berman 1984 : 20). Mais c’est surtout chez Hölderlin qu’Antoine Berman décèle ce travail sur le moment originel de l’original, qu’il nomme « La traduction comme manifestation », et qui devrait selon lui être au cœur de l’expérience et de la réflexion modernes sur la traduction (Berman [1985] 1999). Chez Hölderlin, la traduction fait apparaître ce qui, dans l’original, est, selon la terminologie de Berman, de l’ordre du renié ; ce qui, dans la lutte lors de la naissance de l’original, a été caché. Nous ne sommes pas entièrement d’accord avec cette terminologie de la lutte et du reniement, qui impliqueraient que le créateur, lorsqu’il crée, opère des choix discriminants, alors que nous pensons plutôt que la création opère une forme de condensation (de Dichtung) du sens et des sens : certains sens affleurent tandis que d’autres sont plus souterrains, et l’ambiguïté est parfois totale. Ces sens enfouis, Hölderlin les fait apparaître dans sa propre langue qui en ressort rajeunie, neuve, inouïe. Berman prend l’exemple – fort connu – d’Hölderlin traduisant le verbe grec καλχαίνω, tiré de l’Antigone de Sophocle, dans son sens archaïque, faisant ressurgir le sens profond de l’original à partir du tréfonds de la lettre même du texte : là où d’autres traducteurs s’en tiennent au sens le plus évident de « tourmenter », « assombrir », Hölderlin réactive le sens « avoir la couleur de la pourpre ». Ismène interroge ainsi Antigone sur ce qui la préoccupe en lui disant : « du scheinst ein rotes Wort zu färben » (« Tu sembles teindre une rouge parole »). Le sens profond de l’original – la parole d’Antigone est effectivement meurtrière, elle est effectivement rouge sang – est ainsi manifesté, ramené à la lumière, par la traduction. De même quand, avec Christophe Mileschi, nous choisissons de traduire, à l’ouverture des Chants Orphiques de Dino Campana, l’adjectif « sterminata », se rapportant à « la plaine », (« la pianura ») à la fois par les adjectifs vaste et dévastée ([1914] 2016 : 15), nous tentons de faire ressurgir le sens d’extermination présent dans le tréfonds de l’adjectif sterminato, qui certes signifie infini, démesuré, immense, mais dans lequel on entend le souvenir du verbe sterminare, exterminer, qui renvoie au sens profond de la poétique campanienne, poétique du chaos et de la dévastation.

5Il y a, ici, risque, grand risque pour l’original, car ce mouvement que nous avons appelé de creusement implique nécessairement une forme d’interprétation, d’herméneutique du texte par laquelle le traducteur remonte à « l’époque virtuelle » (Berman) de la formation de l’œuvre pour redécouvrir, redéployer les sens enfouis dans la lettre même du texte. Nous ne souhaitons pas, comme le fait Antoine Berman, insister sur la violence qu’impliquerait alors la traduction, car cette idée de violence nous semble somme toute assez mortifère, et être liée in fine à une vision de la traduction comme rapt, viol ou dévoilement forcé du texte, à laquelle nous n’adhérons pas. Il y a bien risque car il y a interprétation, mais cette interprétation se doit d’être responsable au sens où elle doit répondre de la densité de l’original, et lui répondre dans sa propre langue. Il ne s’agit plus, ici, de la vision romantique de la traduction qui révélerait l’idée de l’œuvre existant a priori (et dont l’original serait lui-même une traduction), mais bien de quelque chose de tout aussi insondable et impalpable : ce qu’était – ou aurait pu être – l’œuvre lors de sa naissance, ce qu’elle a enfoui dans sa lettre. Le risque vient autant de la révélation du caché que de la nature même, insaisissable, de ce caché. Fait irruption ici toute la part d’inconscient présente dans le processus d’une œuvre en train de naître dans l’esprit d’un auteur ; fait aussi irruption tout l’inconscient, tout l’imaginaire, toute la subjectivité du traducteur, dont on voudrait tant qu’elle n’existât pas – ou, du moins, qu’elle fût invisible.

6La traduction est donc risque, mais l’original n’existe dans son originalité même qu’à ce risque. C’est en ce sens de creusement de l’original pour faire émerger, ou plus précisément se manifester, dans la traduction, ce qui fait l’Ungrund de l’original, que nous comprenons l’idée de potentialisation. Et c’est précisément ainsi que la traduction peut être un acte véritablement créateur, qui crée dans sa langue une part enfouie de l’original.

L’Outranspo : une pratique de la potentialisation

7L’Outranspo (Ouvroir de translation potencial), groupe dans le sillage de l’Oulipo, composé d’universitaires et de traducteurs, se fonde sur cette idée de potentialisation pour explorer la traduction de manière ludique, pour ouvrir de nouvelles expériences de traduction. La question de la fidélité ou l’idée de traduction comme perte sont volontairement laissées de côté, de façon à arpenter le versant imaginaire et créatif de la traduction potentielle. Il s’agit de créer de nouvelles contraintes de traduction pour faire parler l’original autrement que dans les traductions habituelles, pour creuser sa lettre en réveillant ses potentialités insoupçonnées.

  • 2 Outranspo, « Classification of Translation Constraints and Procedures », Drunken Boat, no 24, [En l (...)

8L’Outranspo, pour ce faire, réutilise des contraintes déjà existantes et pratiquées, par exemple, par l’Oulipo – telles que la traduction homophonique ou sonotraduction, qui ne s’attache qu’au son de l’original, pour tenter de faire entendre le texte dans une autre langue tout en signalant l’absolu écart entre les langues – ou en invente de nouvelles. Un répertoire, créé par deux membres du groupe (Pablo Martín Ruiz et Jonathan Baillehache) et consultable sur le site web de l’Outranspo2, inventorie près d’une cinquantaine de contraintes, en les classant selon qu’elles affectent directement le texte cible ou le texte source, ou selon qu’elles affectent l’appareil, les protocoles et les buts mêmes de la traduction. Dans la première catégorie figurent par exemple la micro et la macro traduction, qui permettent de traduire, dans un texte, des unités de sens à l’intérieur des mots pour la microtraduction (par exemple étoile, dont on traduirait, en anglais, le -toile par web), ou d’unir des mots successifs entre eux et de traduire cette union, pour la macrotraduction (par exemple « par le », traduit par habla en espagnol, parle).

  • 3 Outranspo, « The Lost Poem of Emily Dickinson », Drunken Boat, no 24, [En ligne, inaccessible], htt (...)
  • 4 « Si le poème original ne pouvait être retrouvé, peut-être pouvait-il être reconstruit ? Durant la (...)

9Cette pratique ludique de la traduction permet de creuser et d’ouvrir l’original pour créer un réservoir infini de littérature potentielle. Poussée jusqu’à son extrême limite, elle a donné naissance à ce que l’Outranspo appelle la prototraduction : « la traduction d’un original n’ayant pas encore été écrit mais qui se trouve d’une certaine façon créé par le fait d’avoir été traduit ». Nous avons ainsi mené un projet autour de diverses traductions fictives permettant de réécrire un original fictif d’Emily Dickinson, projet également consultable dans la revue en ligne Drunken Boat3, sous le titre « The Lost Poem of Emily Dickinson ». Ce projet présente cinq traductions fictives (en français, italien ou espagnol) écrites par cinq membres différents du groupe, à partir d’un original fictif, pastiche de Dickinson, écrit en amont par l’un des membres, mais présenté comme étant perdu. La découverte d’une première traduction, puis de trois autres, permet de supposer l’existence d’un original perdu, dont la reconstitution est tentée à partir des cinq traductions : « If the original poem could not be found, perhaps it could be made ? […] As an initial phase of the investigation, the poems were translated literally, word for word into English, in order to provide a common base from which to try to recreate the original4. » C’est la confrontation des quatre versions anglaises qui révèle peu à peu les choix traductifs des quatre traducteurs, et permet de deviner la part d’imaginaire personnel qu’ils y ont fait entrer, pour finalement conduire, par déductions et recoupements, à la reconstruction de l’original supposé. Cette perspective de travail propose donc de mettre en pratique, sous forme créative et ludique, une inversion du rapport apparent entre original et traduction ou, mieux encore, de mettre en lumière, de manière radicale, l’effet potentialisateur et créateur de toute traduction sur son original.

10Même sans aller jusqu’aux extrêmes des jeux outranspiens et au renversement presque total entre original et traduction qu’ils opèrent dans le cas du projet autour d’Emily Dickinson, la conception de la traduction comme manifestation, comme mise en lumière ou anabase de ce qui, dans l’original, est sous-jacent et véritablement origine, implique que l’original n’existe dans son rapport plein à lui-même que lorsqu’il est traduit ; il n’existe qu’à la fin de toutes ses traductions, il n’existe qu’au risque de ses traductions.

La traduction comme risque et désir : un parallèle avec l’arrangement musical

11Ce risque, s’il est nettement pris par l’original, qui ne peut plus chercher à s’avérer en lui-même, est pris aussi par la traduction, qui par ce travail de creusement puis de manifestation, doit accepter de transformer sa propre langue pour y faire entrer et entendre l’étranger de l’original. La traduction, en effet, si elle exerce sur l’original une transformation, reporte une part de cette transformation sur sa propre langue, prend un risque qui est, en traduction, la condition même du désir. Nous n’entendons pas, ici, le mot désir au sens où il est souvent employé dans la théorie de la traduction, à savoir soit au sens benjaminien d’un original qui désirerait être traduit, soit au sens (bermannien) de la pulsion de traduire qui affecte les traducteurs. Bien que ces deux sens nous paraissent éminemment justes (et que, dans leur conjonction, ils permettent de relativiser l’idée de violence de la traduction, car il y a plutôt désir de la part des deux « partenaires ») ils n’en excluent pas un troisième, qui s’entend pour la traduction comme résultat. Nous pensons que la traduction doit, dans sa lettre même, faire désirer l’original. Ici interviennent à nouveau Benjamin et l’idée développée dans La tâche du traducteur, selon laquelle la traduction doit être translucide (durchscheinend). Si la traduction peut – doit ? – bouleverser, mouvoir l’original, elle ne doit pas le recouvrir : elle doit, à travers elle, laisser filtrer la lumière de l’original, le faire désirer.

12Ainsi, la lecture d’une traduction est une lecture double : nous lisons la traduction et désirons l’original, nous lisons la traduction et entendons, à travers elle, grâce aux risques qu’elle a pris, aux transformations qu’elle a fait subir à sa langue, à l’étranger qu’elle y a intégré, quelque chose de la voix de l’original.

13Cette idée d’écoute double est développée par Peter Szendy dans son ouvrage Écoute. Une histoire de nos oreilles (2001), à propos de l’arrangement musical, qu’il rapproche de la traduction. Ce rapprochement n’est pas nouveau ; il avait déjà été fait par Madame de Staël, dans De l’Allemagne, sous la forme d’une analogie visant à manifester l’impossibilité de la traduction de la poésie allemande en français : « Une musique composée pour un instrument n’est point exécutée avec succès sur un instrument d’un autre genre » (1864 : 44). L’original serait donc pour la traduction ce qu’une musique pensée pour un instrument est pour la même musique jouée – nécessairement mal, donc – sur un autre instrument. En poussant plus loin l’analogie, on peut dire que les langues seraient pour l’œuvre de langage ce que les instruments sont pour la musique : la langue de l’original est un instrument, celle d’arrivée un autre, et l’œuvre – de langage, ou de musique – ne peut changer de langue ou d’instrument sans irréparables dommages. Cette analogie négative discrédite tant la traduction que l’arrangement musical, qui lui aussi a eu, notamment pendant le romantisme allemand, à élaborer une pensée lui permettant de lutter contre sa dimension fonctionnelle et ancillaire.

  • 5 Ces Lettres ont été publiées au Castor Astral en 1991.

14Pour Liszt, notamment, l’arrangement n’a pas de fonction simplement utilitaire (permettre qu’une œuvre symphonique soit exécutée sur un piano seul, par exemple), mais une vocation à se compléter lui-même et à compléter l’original dans leur tension vers l’essence de l’œuvre. On voit que sa vision est très proche de celle de l’Athenäum sur la traduction, et Liszt donne un nom à « cette force propre à l’arrangement » qui demeure une fois qu’on oublie ses fonctions de diffusion ou de communication : « il la nomme traduction » (Szendy 2001 : 66). Dans ses Lettres d’un bachelier ès musique, Liszt dit à propos de ses transcriptions des symphonies de Beethoven (1835) : « Je serai satisfait si j’ai accompli la tâche du graveur intelligent, du traducteur consciencieux qui saisissent l’esprit d’une œuvre avec la lettre…5 » (cité par Szendy 2001 : 66). Il faudrait, bien entendu, s’interroger sur la question du sens et de la lettre en musique. Car, en dehors de la musique à programme, la musique semble bien n’être que lettre : la fameuse tension que la traduction instaure entre le sens et la lettre est-elle encore valable pour l’arrangement musical ? Nous avons essayé de montrer qu’une traduction s’attachant à la lettre manifeste en réalité le tréfonds du sens qui y est logé, mais l’arrangeur n’agit-il pas, par force, uniquement sur la lettre de la musique ? Cependant, si nous avançons que dans la musique, le sens est purement musical, agir sur l’instrumentation transforme déjà ce « sens » – ou, peut-être plus justement, selon les termes de Liszt, cet « esprit » – et instaure donc une distance entre l’original et sa lettre première, qui donne tout son poids au rapprochement proposé par Liszt entre l’arrangeur et le traducteur.

15Peter Szendy nous informe que, sur la partition de la version pianistique faite par Liszt des neuf symphonies de Beethoven, la signature est bifide (Szendy 2001 : 53) : Beethoven-Liszt. Il n’est pas écrit, comme pour les traductions : Beethoven, puis, plus bas et en plus petit, arrangé par Liszt. La pratique de la double signature est commune pour les arrangements, qui semblent ainsi prendre acte de la double écoute qu’ils proposent. Les arrangeurs signent ainsi leur écoute d’une œuvre, qui ne vient pas recouvrir l’original, mais au contraire proposer une double écoute laissant désirer l’original à travers l’arrangement. Comme pour la traduction, l’original reçoit son lieu originel de cette double écoute : se révèle à la fois et paradoxalement son infinie mutabilité et son rapport indissoluble à son instrumentation d’origine.

16Si nous postulons, comme pour la traduction, que l’original musical porte en lui les possibilités infinies de ses arrangements, et qu’un arrangement est la manifestation d’une de ses possibilités, nous pouvons également postuler que l’écoute double révèle, à elle seule, la potentialité de toutes ces possibilités : l’existence de l’écoute double, aussi bien pour l’arrangement que pour la traduction, révèle que l’écoute de l’original est nécessairement multiple, et même, infinie.

17Face à l’inépuisable de l’œuvre, face à l’infini du désir de l’original, Liszt a proposé une solution unique dans l’histoire de l’arrangement musical, solution qui nous semble ouvrir des perspectives intéressantes pour la traduction. Peter Szendy signale que, dans sa transcription pour piano du quatrième mouvement de la symphonie pastorale de Beethoven, Liszt utilise des Ossia, d’une manière tout à fait nouvelle (Szendy 2001 : 77). Les Ossia (aussi, en italien) sont, sur certaines partitions, des variantes d’exécution possibles, en général pour des raisons techniques, écrites en plus petit au-dessus de la portée principale : l’Ossia est plus facile à exécuter que la version indiquée sur la portée, elle a un but fonctionnel. Or, dans l’arrangement de Liszt, l’Ossia est parfois plus difficile, et dans le cas de la répétition d’un motif, c’est souvent l’Ossia qui est finalement choisie : l’Ossia n’a donc plus son utilité première. Tout se passe comme si la présence de ces Ossia révélait le désir de Liszt pour la multiplicité et l’inépuisable de l’original : il proposerait un arrangement à choix multiples face à la richesse sonore symphonique de l’original.

18Si nous transposions cette solution au domaine de la traduction, nous obtiendrions des traductions à choix multiples, pratique en général réprouvée, tant il est entendu qu’une grande part de l’art du traducteur tient dans sa capacité à choisir la meilleure solution de traduction. Mais pourquoi ne pas tenter d’imaginer une traduction à choix multiples où d’autres possibilités de traduction seraient indiquées, sagement en pied de page, ou plus follement entre les lignes, en plus petit, comme autant d’Ossia laissées au choix du lecteur et lui permettant de sentir quelque chose de la labilité même de l’original, de désirer l’infini de ses possibles manifestations, de les imaginer ? Quand avec Christophe Mileschi nous refusons de choisir entre vaste et dévastée pour traduire le « sterminata » de Campana, nous nous approchons de cette pratique. Quand l’Outranspo se lance dans ce que nous avons nommé la multitraduction, c’est-à-dire une traduction qui propose plusieurs choix possibles pour un mot ou un passage de l’original, nous rejoignons également cette idée. Loin de rendre la traduction indigente, la présence ponctuelle de multiples termes possibles dans la traduction pourrait créer à la fois une nouvelle expérience de traduction et une nouvelle expérience de lecture, une expérience de désir matérialisant sur la page à la fois l’intraduisibilité et la traduisibilité infinie de l’original.

Conclusion

19La traduction comme potentialisation de l’original ne s’entend donc pas sans risque et sans désir, risques pris tant du côté de l’original que de sa traduction et constituant la condition même du désir. Cette potentialisation révèle la nature profondément incomplète tant de l’original que de la traduction, non pas par rapport à une essence absolue et idéale de l’œuvre – ou de la langue – mais bien par rapport à l’immensité et à l’insaisissable de ce qui se trouve caché dans l’original pris à son origine, de même que dans l’inconscient du traducteur. En étant creusement et manifestation risquée de l’original, la traduction instaure le désir de l’original dont elle révèle la mutabilité infinie, elle ouvre un espace de langage où le propre et l’étranger, le soi et l’autre tiennent ensemble. La potentialisation telle qu’elle est pratiquée par Liszt pour l’arrangement musical ou par la traduction entendue comme créative est donc résolument dialogique. La vision outranspienne, qui prend ses distances avec l’idée de propriété auctoriale, de sacralité du texte, n’est pas dénuée de dimension politique : elle permet l’inverse d’un replis sur soi, l’entrée de l’étranger dans la langue traduisante, la révélation de l’étrangeté de la langue à elle-même, et donc le profond désir dialogique à l’œuvre dans toute traduction.

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Bibliographie

Berman, Antoine, [1985] 1999, La Traduction et la Lettre ou l’Auberge du lointain, Paris, Seuil, [Mauvezin, Éditions Trans-Europ-Repress], p. 79-96.

Berman, Antoine, 1984, L’Épreuve de l’étranger. Culture et tradition dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard.

Campana, Dino, [1914] 2016, Chants Orphiques, édition bilingue, trad. Irène Gayraud et Christophe Mileschi, Paris, Points.

Casanova, Pascale, 2002, « Consécration et accumulation de capital littéraire. La traduction comme échange inégal », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 144, no 4, p. 7-20.

Outranspo, 2017, « Classification of Translation Constraints and Procedures », Drunken Boat, no. 24, [En ligne, sur le site de l’Outranspo], http://www.outranspo.com/classification-of-translation-constraints-procedures/, consulté le 2 février 2019.

Outranspo, 2017, « The Lost Poem of Emily Dickinson », Drunken Boat, no 24, [En ligne, inaccessible], http://www.drunkenboat.com/db24/outranspo/lost-poem-emily-dickinson, consulté le 9 juin 2017.

Staël, Germaine de, 1864, De l’Allemagne, dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Firmin Didot.

Szendy, Peter, 2001, Écoute. Une histoire de nos oreilles, Paris, Minuit.

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Notes

1 Nous pensons en particulier ici aux ouvrages d’Antoine Berman, cités dans la suite de notre propos. Précisons que notre démarche n’est pas orientée, dans cet article, vers les approches sociohistoriques et sociocritiques de la traduction s’intéressant quant à elles aux rapports dominants / dominés dans le champ de la traduction (sur ce sujet, voir notamment Pascale Casanova 2002).

2 Outranspo, « Classification of Translation Constraints and Procedures », Drunken Boat, no 24, [En ligne, sur le site de l’Outranspo], http://www.outranspo.com/classification-of-translation-constraints-procedures/, consulté le 15 février 2019.

3 Outranspo, « The Lost Poem of Emily Dickinson », Drunken Boat, no 24, [En ligne, inaccessible], http://www.drunkenboat.com/db24/outranspo/lost-poem-emily-dickinson, consulté le 9 juin 2017.

4 « Si le poème original ne pouvait être retrouvé, peut-être pouvait-il être reconstruit ? Durant la première phase de la recherche, les poèmes furent traduits en anglais de manière littérale, mot à mot, de façon à former une base commune à partir de laquelle tenter de recréer l’original. » Nous traduisons.

5 Ces Lettres ont été publiées au Castor Astral en 1991.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Irène Gayraud, « Pour une traduction comme risque et désir : potentialisations de l’original »Itinéraires [En ligne], 2018-2 et 3 | 2019, mis en ligne le 20 février 2019, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/4846 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.4846

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Auteur

Irène Gayraud

Sorbonne Université, CRLC, Outranspo

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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