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Manifestes : gestes et discours d’indiscipline

Expressions textuelles, performatives et filmiques des manifestes féministes – pratiques multiples dans les années 1970 et 2000

Textual, Performative and Film Expressions of Feminist Manifestos - Multiple Practices in the 1970’s and the 2000’s
Muriel Andrin

Résumés

Outre la volonté de pallier les absences laissées par les anthologies, cet article vise à mettre en lumière la réappropriation du manifeste, au travers de médias spécifiques, par les artistes féministes dans les années 1970 puis dans les années 2000. En ouvrant la définition de celui-ci à des pratiques qui sortent de ses origines textuelles ou les prolongent, les artistes féministes posent la question d’une possible cinécriture, comme la nomme Agnès Varda, une nouvelle forme de langage cinématographique chaque fois singulière qui s’inscrit dans tous les niveaux de production de l’œuvre, et réalisent pleinement la phrase de Danchev : « to manifesto is to perform ». Le manifeste est alors tout à la fois un discours programmatique, politique et symbolique du positionnement féministe.

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Notes de l’auteur

Ce texte est basé sur deux conférences, l’une proposée dans le cadre de la journée d’étude « Manifeste : entre discipline(s) et indiscipline » (6 juin 2014, Université Libre de Bruxelles) et l’autre lors du colloque international « Subjectivités féministes, queer et postcoloniales en art contemporain : une histoire en mouvements » (Université de Rennes 2, 8-10 avril 2015).

Texte intégral

  • 1 Voir le site de n.paradoxa: international feminist art journal qui répertorie près de 35 manifestes (...)

1Lorsqu’en 2011, Alex Danchev sélectionne cent manifestes d’artistes pour la célèbre maison d’édition anglaise Penguin, il ne répertorie que trois manifestes écrits par des femmes – ceux de Valentine de Saint-Point, Mina Loy et Mierle Laderman Ukeles (Danchev 2011). La même année, et loin de ce paysage maigre et faussé, le périodique n.paradoxa: international feminist art journal constitue quant à lui une liste beaucoup plus conséquente de près de 35 manifestes. À partir de la deuxième vague féministe et des changements sociaux et politiques qui en ont résulté, apparaissent en effet un nombre impressionnant de documents sur la nécessité de s’organiser en tant que femmes et de revendiquer des droits, y compris au sein des domaines artistiques. Parmi les textes répertoriés par le magazine féministe, des manifestes artistiques s’imposent progressivement (signés par Yvonne Rainer, Orlan, en passant par VALIE EXPORT ou encore Jenny Holzer), exprimant un activisme et des positions souvent radicales en vue de changer les valeurs et les normes existantes1.

2Outre la volonté de pallier les absences laissées par les anthologies, cet article vise à mettre en lumière la réappropriation, au travers de médias spécifiques, de cette pratique artistique par les féministes dans les années 1970 puis dans les années 2000. Mais l’idée est également d’ouvrir la définition du manifeste à des pratiques qui sortent de ses origines textuelles ou qui les prolongent. Ainsi se posera aussi, vis-à-vis de ces pratiques libres, la question d’une possible cinécriture comme la nomme Agnès Varda ; une nouvelle forme de langage cinématographique, une composition à chaque fois singulière qui s’inscrit dans tous les niveaux de production de l’œuvre (du scénario au choix des mouvements de caméra).

  • 2 « The manifesto and its cousins the pamphlet and position statement – (as) invocations of identity, (...)

3Comme le souligne Michelle Moravec (2013), les chercheurs et chercheuses appliquent parfois une définition limitée du genre que représente le manifeste, engendrant une focalisation restreinte des études. Jacqueline Rhodes explique quant à elle qu’il faut considérer « le manifeste et ses cousins le pamphlet et la prise de position – comme invocations d’une identité, une forme de subjectivité collective et résolument temporaire dans le but d’un acte rhétorique immédiat et radical », même si, comme nous le constaterons, cet acte est loin d’être uniquement rhétorique (Rhodes 2005 : 24-25)2. Janet Lyon alimente encore cette idée en affirmant qu’il faut étendre le corpus de textes à l’aide de quelques indicateurs qui permettent de facilement dépasser l’inclusion exclusive des manifestes textuels : « Un ton oratoire », « une voix déclamative passionnée », « une clarté rhétorique sans obstruction », « une fureur naissante » (Lyon 1999 : 14).

4Ce que les manifestes théoriques et ceux qui tiennent directement d’une pratique artistique partagent donc est la position critique, souvent enflammée de leurs auteur·e·s. Le manifeste, qu’il soit écrit ou inscrit au sein d’une autre pratique artistique, est avant tout une expression de pouvoir et de connaissance. Pour Galia Yanoshevsky :

  • 3 « The manifesto may be viewed as a programmatic discourse of power because it aspired to change rea (...)

Le manifeste peut être vu comme un discours programmatique du pouvoir parce qu’il aspire à changer la réalité avec des mots ; le manifeste est un discours où la connaissance est affirmée plutôt que développée parce qu’utilisée par une personne qui l’émet comme un outil révolutionnaire représentant sa découverte de la connaissance3. (Yanoshevsky 2009 : 261)

5Car finalement, et peut-être avant tout, « to manifesto is to perform » (dans toute l’ambiguïté de ce dernier terme), comme le déclare Danchev (2011 : xxi). Si ce dernier pense en priorité aux futuristes qu’il considère comme des penseurs-praticiens par excellence, sa phrase s’applique sans aucun doute possible aux démarches féministes.

  • 4 L’idée d’un « double manifeste » couvrirait à la fois un texte et une action artistique, celle de « (...)
  • 5 « Making manifestoes engages the thinker-practitionner ; and in this sphere, the thinker-performer (...)

6Le manifeste est donc tout à la fois un discours programmatique, politique et symbolique du positionnement féministe. Il s’inscrit ainsi dans une rhétorique classique du manifeste artistique, en définissant de façon textuelle un paradigme de l’art ou de la culture, et surtout en délimitant un ensemble de valeurs esthétiques pour contrer ce même paradigme. Mais loin d’être uniquement textuelle, cette idée de contre-culture est également incarnée par des manifestes visuels – témoins d’une pensée en mouvement. Le lien entre les manifestes écrits et les productions artistiques est particulièrement signifiant, mais aussi fluctuant, tendant (en surface) aussi vers l’aléatoire ; le choix du médium, la forme artistique que prennent ces manifestes visuels ne sont pas prédéterminés et sont même parfois multiples, faisant exploser les liens attendus entre le texte et l’œuvre. De plus, il existe autant de propositions artistiques, marquées par leur subjectivité, que de manifestes féministes. Les artistes féministes qui s’adonnent à cette double (ou multiple) pratique du manifeste4 sont donc indéniablement à la fois penseuses et praticiennes. C’est du moins ainsi que le conçoit encore Danchev : « Faire des manifestes engage le penseur-praticien ; et dans cette sphère, le penseur-performeur n’est en aucun cas une contradiction en termes. Après tout, l’art et la pensée ne sont pas incompatibles » (Danchev 2011 : xxxvi)5.

  • 6 Comme le rappelle par ailleurs Rébecca Lavoie dans son article « Pratiques artistiques féministes e (...)

7Contrairement à certains manifestes qui affichent d’emblée une dimension artistique dans leur graphisme ou leur mise en page (comme c’est par ailleurs aussi le cas pour les affiches conçues par les Guerrilla Girls), le manifeste féministe trouve donc son expression artistique naturelle dans des pratiques libres, anti-institutionnelles, mineures, voire des médiums d’action directe (existants en dehors des contraintes des arts dits majeurs) et qui endossent à la fois le caractère spontané, direct, passionné des manifestes écrits. Comment ces manifestes visuels témoignent-ils d’une volonté de créer de nouvelles formes et configurations, loin de toute pratique artistique conventionnelle ? Comment ces penseuses-praticiennes s’emparent-elles de certaines pratiques (performances, mais aussi vidéo, arts numériques qui s’inscrivent dans les pratiques du DIY (Do-It-Yourself) créées avec un matériel léger et/ou peu coûteux) qu’elles déterminent comme étant des médiums accessibles et non formatés par un langage patriarcal prédéterminé afin de formuler leurs revendications6 ?

8Notre démarche vise à constituer un premier répertoire (forcément sommaire et incomplet au vu de l’étendue et de la diversité des exemples possibles) qui se penche sur les liens tissés entre ces doubles (ou multiples) pratiques et à rendre compte de l’unicité des liens proposés par chaque artiste. En effet, la plupart des cas d’étude envisagés dans le cadre de cet article présentent un manifeste textuel à, au moins, un manifeste visuel qui y est directement associé, même si certains exemples assument pleinement leur statut de nouvelles formes artistiques, délaissant le manifeste écrit. Deux périodes seront plus spécifiquement abordées ; pour des raisons évidentes, les années 1970, car elles sont le lieu d’une coïncidence entre la visibilité progressive des femmes-artistes et l’apparition des nouveaux médiums comme la vidéo. Mais nous envisagerons également les années 2000, point de départ d’une autre révolution technologique (les arts numériques), et terrain de jeu de pratiques plurielles de plus en plus complexes.

Textes, performances et médiums d’action directe : épanouissement des manifestes comme pratiques multiples

No Manifesto (Yvonne Rainer, 1965)

9Notre premier exemple pourrait être, de par son titre terriblement explicite, un contre-exemple. Pourtant, il ouvre déjà la voie à ces nouveaux manifestes ancrés dans des pratiques plurielles. Exemple précoce donc que celui d’Yvonne Rainer, célèbre danseuse et membre fondateur du Judson Dance Theatre de New York. En 1965, Rainer compose ainsi un texte qu’elle nomme No Manifesto (qui peut être traduit par « le manifeste du non » ou, plus ironiquement, « pas de manifeste ») et qui synthétise de façon exemplaire les principes fondamentaux de sa pratique artistique au travers d’une liste de refus répétés.

  • 7 « Non au spectacle, non à la virtuosité, non aux transformations et à la magie et au faux-semblants (...)

No to spectacle.
No to virtuosity.
No to transformations and magic and make-believe.

No to the glamour and transcendency of the star image.
No to the heroic.
No to the anti-heroic.
No to trash imagery.
No to involvement of performer or spectator.
No to style.
No to camp.
No to seduction of spectator by the wiles of the performer.
No to eccentricity.

No to moving or being moved7.

10L’établissement textuel de ces principes ne reste pas sans écho ; Rainer applique l’ensemble de ces principes à ses chorégraphies et à sa pratique de la danse dès 1966. Mais elle étend également ce retravail des formes à d’autres supports. Ainsi, immobilisée suite à une intervention chirurgicale importante, Rainer travaille dans son lit d’hôpital avec le danseur William Davies afin de créer Hand Movie (1966). Cette « danse des mains » silencieuse est composée d’une série de petits films minimalistes tournés en 8 mm qui frappent dans leur traduction, quasi littérale, des principes énoncés dans le (non) manifeste, en mettant uniquement en scène les mains de l’artiste en mouvement sur un fond gris.

11Si l’exemple d’Yvonne Rainer reflète parfaitement cette traduction du scriptural vers le performatif (la danse) et le filmique, il n’est néanmoins pas particulièrement représentatif de ce que les artistes féministes proposeront dès les années 1970 – à savoir, un engagement et un positionnement politiques tout autant qu’artistiques, clairement revendiqués dans leurs manifestes.

The SCUM Manifesto (Valérie Solanas, 1967)

  • 8 « Overthrow the government, eliminate the money system, institute complete automation and eliminate (...)

12Rédigé en 1967, le SCUM (Society for Cutting Up Men) Manifesto de Valérie Solanas expose la rage incendiaire et les revendications de l’auteure contre la subordination des femmes dans la société. Attaque en règle contre la domination masculine, le texte de 11 000 mots appelle les femmes à « renverser le gouvernement, éliminer le système monétaire, instaurer l’automation à tous les niveaux et supprimer le sexe masculin » (Solanas [1967] 2013 : 23)8. Ce manifeste répond parfaitement à l’idée que se faisait l’artiste futuriste Filippo Tommaso Marinetti du genre : « l’accusation précise, l’insulte bien définie » (Perloff 1986 : 81-82). Il est finalement et tout à la fois, comme l’écrit une bloggeuse contemporaine se penchant sur le texte, non sans ironie, « excitant, même si peu pratique » (Oyler 2014).

13Si de nombreux·ses théoricien·ne·s et critiques envisageront ce célèbre texte dans cette perspective, le manifeste de Solanas n’est pourtant pas à proprement parler un manifeste artistique. Seul un paragraphe concerne le Great Art and Culture où elle dénonce encore une fois le formatage masculin qui détermine aussi bien l’art que la société :

L’artiste mâle essaye de compenser son incapacité à vivre et son impuissance à être une femme en fabriquant un monde complètement factice dans lequel il fait figure de héros, c’est-à-dire s’affuble des caractéristiques féminines, et où la femme est réduite à des rôles subsidiaires insipides, c’est-à-dire fait figure d’homme. (Solanas [1967] 2013 : 49)

14La dimension artistique du texte n’est évoquée, la plupart du temps, que pour des raisons anecdotiques, l’histoire se souvenant de Solanas principalement pour sa tentative de meurtre sur Andy Warhol en 1968, un an après la publication du manifeste. Il est en réalité un manifeste explicitement artistique grâce à sa traduction française et sa réappropriation vidéo par Carole Roussopoulos et Delphine Seyrig.

  • 9 La vidéo est actuellement conservée au Centre audiovisuel Simone de Beauvoir à Paris (http://www.ce (...)

15En France, dès 1968, les femmes actives dans la pratique artistique militante ont développé leurs activités avec l’apparition du Sony Portapak. Ce support vidéo, sorte d’équivalent technique du stylo, leur permet une liberté d’expression, une position anti-institutionnelle au travers de ce que Stéphanie Jeanjean désigne comme un geste de désobéissance et d’émancipation (Jeanjean 2011). Roussopoulos est la première femme à avoir acheté une caméra vidéo en France (après Jean-Luc Godard) et à en faire un usage au travers d’un groupe, les Insoumuses. En 1976, ces dernières proposent une vidéo autour du texte de Solanas et de son SCUM Manifesto. Se faisant face de part et d’autre d’une table de cuisine, Seyrig et Roussopoulos apparaissent dans un plan fixe ; l’une lit le texte de Solanas et l’autre le tape à la machine. Entre elles, apparaît un téléviseur qui montre des images d’actualités, notamment des actes de guerre. Cette œuvre propose une voix alternative, des idées qui contrastent avec tout ce qui est uniforme, politiquement correct (notamment le sexisme au cinéma et à la télévision à l’époque en France) ; la vidéo devient ici un médium d’action directe mais restreint car dépendant d’un réseau de distribution difficile et non assuré. Ce « vidéo-tract » permet une communication immédiate qui touche à des questions actuelles avec des œuvres qui, par la volonté même de leurs auteures, ne sont pas destinées à être gardées ou à devenir des documents pour le futur9.

16Cet exemple du texte de Solanas mis en scène par les Insoumuses illustre parfaitement le lien entre un manifeste écrit et son extension visuelle dans une autre pratique artistique, ainsi que l’idée de « penseuses-praticiennes ». Un nouveau langage, influencé à la fois par la performance, la télévision (présente dans la mise en scène) et la force de frappe de la vidéo militante, voit le jour. Refusant les règles préétablies d’une image cinématographique trop formatée, le « vidéo-tract » de Roussopoulos et Seyrig revisite le texte tout en proposant une relecture plus conceptuelle, ainsi qu’un nouveau contexte culturel tout à fait spécifique, s’éloignant de façon significative de la rage exprimée par Solanas.

Maintenance Art Manifesto – Proposal for an Exhibition « CARE » (Mierle Laderman Ukeles, 1969)

17Deux figures emblématiques du mouvement féministe, VALIE EXPORT et Mierle Laderman Ukeles, se chargent de prolonger cette première expérience, rédigeant des manifestes combinant des pratiques plurielles et un point de vue politique explicitement militant. En 1968, Ukeles donne naissance à son premier enfant et réalise que son identité d’artiste est passée au deuxième plan. Son travail artistique tente, à l’époque, de sensibiliser le public au statut culturel extrêmement déprécié du travail domestique, qu’il soit effectué dans la sphère privée ou publique (les salaires sont les plus bas dans le domaine public et les femmes au foyer ne sont pas payées pour cuisiner, nettoyer ou encore élever les enfants). Considérant son art comme un processus en marche, Ukeles base son manifeste sur son parcours biographique, son identité de femme, de mère, en remettant en question le rôle domestique des femmes et en s’autoproclamant Maintenance Artist :

  • 10 « Je suis une artiste. Je suis une femme. Je suis une mère (dans un ordre aléatoire). Je lave, nett (...)

I am an artist. I am a woman. I am a wife. I am a mother (random order). I do a hell of a lot of washing, cleaning, cooking, renewing, supporting, preserving, etc. Also (up to now separately) I “do” Art. Now I will simply do these everyday things, and flesh them up to consciousness, exhibit them, as Art10.

  • 11 Pour une analyse précise et une discussion détaillée de l’art domestique développé par Ukeles, voir (...)

18Comme déjà souligné au début de l’article, « to manifesto is to perform ». L’écriture du manifeste chez Ukeles correspond dès lors à une série de performances proposées dans son propre intérieur. Des photographies en noir et blanc de ces performances témoignent, montrant l’artiste en train de nettoyer sa cuisine, sa salle de bains, le hall d’entrée, à l’aide de balais, seaux et serpillères. La mise en place de pratiques multiples (textuelle, performative et photographique) dans un projet artistique plus important n’interviendra qu’en 1973 au travers de Maintenance Art Tasks (Washing/Tracks/Maintenance : Outside puis Inside). Particulièrement sensible vis-à-vis de cette problématique, Ukeles reviendra par ailleurs sur ces tâches routinières dans un autre manifeste, en 1984, intitulé Sanitation Manifesto!11.

Women’s Art : A Manifesto (VALIE EXPORT, 1972)

  • 12 « The place of art in the women’s movement is the place of women in the art’s movement. The History (...)
  • 13 « Women must participate in the construction of reality through the element of the media in order t (...)

19Moins immédiat dans le rapport entre le manifeste écrit et ses extensions artistiques, l’exemple de VALIE EXPORT permet d’apercevoir l’étendue des configurations possibles. Artiste viennoise, principalement connue pour ses performances radicales comme Genitalpanik et Tapp und Tastkino (1968), l’artiste allemande VALIE EXPORT prédit dans plusieurs de ses textes le futur de l’art féminin. Rédigé en mars 1972 pour l’exposition Magna (Feminism, Art and Creativity – An Overview of the female sexuality, imagination, projection and problems, suggested by the tableau of objects, lectures, discussions, films and actions) à la Galerie Nächst St Stephan de Vienna, son manifeste, intitulé « Women’s Art: A Manifesto », débute sur ces mots, imprimés en lettres capitales : « La place de l’art dans le mouvement des femmes est la place des femmes dans le mouvement artistique. L’Histoire de la femme est l’histoire de l’homme » (VALIE EXPORT 1973 : 47)12. L’artiste complète encore cette pensée, en précisant que « Les femmes doivent participer dans la construction de la réalité au travers de l’élément médiatique en vue d’arriver à l’égalité des droits sociaux, la détermination, une nouvelle conscience de soi…13 ». Cette hypothèse ne serait possible qu’en « constituant de nouveaux messages artistiques et de nouvelles formes d’expression » changeant ainsi, rétrospectivement, la situation des femmes.

20Le travail de VALIE EXPORT de l’époque reflète ces conceptions, notamment au travers de Identitätstransfer, une série de performances s’étendant de 1972 à 1976 dans lesquelles elle joue sur des identités de genre confuses ; elle apparaît ainsi dans des autoportraits photographiques où elle porte les cheveux courts et des tenues d’hommes (chemises et cravate) créant une forte ambiguïté au niveau de la réception du spectateur. Toujours à la même époque, elle débute son travail sur les configurations du corps dans l’espace urbain (dans lesquelles elle se fait photographier dans des positions épousant des architectures patriarcales, en se couchant sur le sol, le long des murs et des institutions), qui s’étendra de 1972 à 1982.

Semiotics of the Kitchen (Martha Rosler, 1975) et Réponse de femme (Agnès Varda, 1975)

21Cette première période voit également l’apparition de films-manifestes, sans support textuel. Michelle Moravec (2013) souligne la façon dont les féministes ont dépassé les frontières du genre de différentes façons. L’une d’entre elles est de mettre en pratique les principes exposés au travers d’œuvres qui rencontrent les mêmes libertés ; une autre est de brouiller les frontières ou la hiérarchie entre la primauté du texte et ses extensions artistiques / pratiques, voire, de façon encore plus radicale, de tout simplement faire disparaître le manifeste textuel.

22Dans cette catégorie s’inscrit notamment le célèbre Semiotics of the Kitchen de Martha Rosler (1975), vidéo de six minutes, dans laquelle l’artiste parodie l’émission culinaire télévisée américaine extrêmement populaire de Julia Child et « réincarne » l’alphabet au travers d’objets de cuisine qui se caractérisent tous par leur caractère (ou leur utilisation) menaçant. En France, Agnès Varda signe également ce qu’elle nomme, de façon limpide, un ciné-tract. Réponse de femmes est réalisé en 1975 pour (à l’époque) la chaîne de télévision publique Antenne 2 qui a proposé à la réalisatrice de faire un film sur le thème « Qu’est-ce qu’une femme » ; pendant les sept minutes de ce court-métrage militant dont la diffusion aurait été censurée à cause d’un seul plan (face à la caméra, une femme intégralement nue et enceinte éclate d’un rire sonore), Varda explique le point de vue des femmes au travers de slogans (« Je ne suis pas un homme sans queue ni tête ! », « Notre corps – notre sexe ») mais également d’une mise en scène désinhibée et un ton humoristique. À côté de l’utilisation de la vidéo de Rosler, autre forme courte et percutante (caractéristique qui permet, selon moi, de catégoriser ces œuvres comme réels manifestes, tout comme la voix passionnée, la clarté rhétorique et la rage naissante), le film de Varda met en avant l’utilisation possible de la télévision comme mode de communication militant.

Éclatement des pratiques plurielles : l’avènement des manifestes pornographiques des années 2000

23Les manifestes proposés à partir des années 1980 sont clairement assez différents de ceux qui les précèdent, tant sur le plan des revendications que des formats artistiques proposés. Lieu d’affrontements violents et de positionnement radicaux au sein même des mouvements féministes depuis les années 1970, la question de la pornographie devient un axe central dans la création des manifestes et explose littéralement dans les productions des années 2000. Ainsi, au travers des pratiques plurielles d’Annie Spinkle, Ovidie ou encore Virginie Despentes, les manifestes prennent d’autres formes, sans aucun doute influencées à la fois par le sujet traité, mais aussi par les possibilités technologiques ou encore par un contexte de plus en plus fluide de circulation des contenus au travers notamment des réseaux informatiques. Les penseuses-praticiennes de cette génération assument dès lors une position complexe : théorique, intellectuelle mais aussi visuelle, plastique.

  • 14 Williams emprunte le terme de re-vision à l’essai d’Adrienne Rich, « When We Dead Awaken: Writing a (...)

24Comme le démontre Linda Williams dans son livre Hard Core – Power, Pleasure and the ‘Frenzy of the Visible’ ([1989] 1999 : 229 et 230), les années 1990 sont le lieu d’une « ré-vision » des productions pornographiques par les femmes – la « ré-vision » renvoyant ici à l’interprétation d’Adrienne Rich comme étant « l’acte de regarder en arrière, de voir avec un nouveau regard, d’entrer dans un texte ancien à partir d’une nouvelle direction critique » (Williams [1989] 1999 : 35)14. Ces « ré-visions » du genre pornographique proposent des modifications fondamentales afin de prendre en compte non seulement la spécificité du désir féminin, notamment par l’appropriation du genre par des réalisatrices, mais aussi en vue de s’adresser à un public spécifiquement féminin. Ce que Linda Williams prenait à l’époque (en 1990) pour une brève phase d’expérimentation dans l’histoire du Hard Core se révèle en réalité être une question essentielle et durable où viennent se greffer de nouveaux (et nombreux) exemples de penseuses-praticiennes, à mi-chemin entre manifestes textuels et productions artistiques.

25Ainsi, Erika Lust, réalisatrice suédoise immigrée en Espagne, est également l’auteure d’un manuel sexuel à destination des femmes, Good Porn: A Woman’s Guide, paru en 2010 chez Seal Press et directement lié à sa production pornographique. Sophie Bramly et Constance de Médina, à l’origine de la série télévisée X femmes diffusée en 2008 et 2009 sur Canal + (une série de courts-métrages réalisés par des actrices, réalisatrices comme Arielle Dombasle, Lola Doillon, Laetitia Masson, Mélanie Laurent, Tonie Marshall ou encore Anna Mouglalis), délimitent également, sur le site Second Sexe, leurs intentions dans un texte qui revient sur l’évolution des productions pornographiques, et positionnent cette série dans un projet multifonctionnel autour de la sexualité des femmes. Même si le texte n’est pas défini comme un manifeste, il délimite clairement la position féministe adoptée :

Parce que les femmes ont droit à un cinéma pornographique qui porte dignement ce nom et qui s’adapte véritablement à leur désir, parce que l’art et le sexe forment souvent un beau couple, parce que l’esthétique ne nuit pas à l’érotique, il est temps que les X-plicit films lancés par Second Sexe aident à combler un vide qui perdure, tant d’années après la libération sexuelle. (Bramly et De Médina 2014)

26Malgré un positionnement féministe clair, ces deux exemples permettent de constater que la frontière est parfois confuse entre le manifeste et l’explication commerciale. Pourtant, le manifeste revendicatif, virulent et affranchi des normes existe encore, comme en témoigne le projet du Post-Porn Modernist Manifesto.

Post-Porn Modernist Manifesto (Veronica Vera, Candida Royalle, Annie Sprinkle, Frank Moore et 13 autres artistes, 1989)

  • 15 Ce mouvement anti-pornographique est mené à la fin des années 1970 par des associations comme Women (...)

27Proposant une vision qui s’oppose et s’insurge contre les féministes abolitionnistes15, le Post-Porn Modernist Manifesto est rédigé de façon collective en 1989, signé par les réalisatrices et productrices Veronica Vera et Candida Royalle, mais aussi l’actrice pornographique et performeuse Annie Sprinkle, ainsi que 17 autres artistes qui se définissent toutes comme des travailleuses du sexe (à l’exception de l’artiste-performeur Frank Moore qui s’associe au mouvement en signant également le manifeste). Rédigé en sept points, il souhaite fonder un mouvement artistique qui célèbre le sexe comme une force nourrissante, vitale. Les signataires y lancent l’idée du « sex-positivisme » :

Il est temps d’annoncer, à tous ceux qui lisent ces lignes ou témoignent de ces événements, qu’une nouvelle conscience s’est répandue sur le territoire. Nous, membres du mouvement post-porn-modern, relevons le défi de l’Âge de Plastique et saluons ce moment dans nos évolutions sexuelles intimes et dans l’évolution sexuelle de la planète. Nous lions nos parties génitales à notre esprit car ils ne sont pas séparés. Nous utilisons les mots, les images, et les performances sexuellement explicites pour exprimer nos idées et nos émotions. Nous dénonçons la censure contre le sexe, et la considérons comme anti-artistique et inhumaine. Nous développons notre puissance grâce à cette attitude sexuellement positive. Et par cet amour de notre propre être sexuel, nous nous amusons, nous soulageons les gens, et nous résistons. (Grant [1993] 1995 : 244)

  • 16 Notons que ces changements engendreront également les questionnements théoriques qui se développent (...)

28Il est difficile de définir avec exactitude les créations qui proposent une pratique artistique prolongeant les principes énoncés. Certaines préexistent même au projet et tout semble tenir d’un continuum qui brouille les frontières entre le manifeste écrit et les œuvres qui le prolongent (ou dans ce cas, lui préexistent). Les initiatives reflètent la diversité des artistes signataires. Les plus connues sont indubitablement celles de Candida Royalle et d’Annie Sprinkle. Après avoir formé un groupe de soutien à la conscientisation avec d’autres stars du porno en 1983 (avec, entre autres, Veronica Hart et Annie Sprinkle), Candida Royalle fonde en 1984, avec son mari Per Sjostedt, une maison de production intitulée Femmes, et demande aux membres de Club 90 (club regroupant les femmes qui travaillent dans l’industrie pornographique de l’époque) de diriger des films – cette initiative permet de modifier le rôle des femmes dans la production pornographique, mais aussi le contenu et le public cible (les couples ou les femmes)16.

29Mais c’est à la pratique artistique d’Annie Sprinkle (née Ellen Steinberg en 1954) que le manifeste est associé en priorité. De 1989 à 1996, Sprinkle propose un spectacle intitulé The Post Porn Modernist Show, constitué à la fois d’un long monologue de l’artiste, d’extraits de films, mais aussi de performances, et de textes distribués au public présent ; il explore l’histoire et l’évolution sexuelle d’Annie Sprinkle au travers de différentes vignettes ou supports visuels qui sont par ailleurs repris aujourd’hui sur son site (Rees 2013)17. Le manifeste est également à la base d’une célèbre performance de Sprinkle, Public Cervix Announcement qui débute en 1990 et pendant laquelle, après avoir expliqué le fonctionnement d’un vagin, elle s’introduit un spéculum dans l’utérus et invite les spectateurs, munis d’une lampe torche, à célébrer le corps féminin en regardant à l’intérieur (Schicharin 2012). Mais les principes du manifeste se retrouvent également dans The Sluts and Goddesses Video Workshop, une vidéo écrite par Sprinkle, puis coréalisée et coproduite par Maria Beatty en 1992. Loin de provoquer un consensus dans les milieux féministes, la vidéo vise à transformer un groupe de femmes en salopes ou déesses afin d’améliorer leurs vies sexuelles. Objet hybride, cette expérience vidéographique mélange, comme le synthétise parfaitement Julie Lavigne, « vidéo d’art, documentaire, exercice didactique, pornographie éducative, plaidoyer pour la liberté d’expression pornographique, atelier vidéographique d’éducation sexuelle pour femmes et manifeste féministe pro-sexe » sur un ton absurde, humoristique et ironique (Lavigne 2014)18.

30Le choix du support vidéo comme médium artistique est signifiant et dans ce cas précis presque paradoxal – incarnant à la fois un outil de désobéissance et d’émancipation féministe (comme nous l’avons vu avec l’exemple des Insoumuses) mais également l’outil par excellence de l’industrie pornographique. Imitant le médium qui a transformé la pornographie en phénomène de société, Sprinkle (et Beatty) jouent ici sur les conventions du genre, qu’elles connaissent parfaitement, pour mieux les remettre en question, ébranler l’objectivité par leur subjectivité, au travers d’un processus de décentrement, d’une déconstruction interne menant à ce que Julie Lavigne désigne comme un excès pornographique (ou de la métapornographie). Le côté indéfinissable de l’expérience se prolonge encore au travers de ses modes de diffusion – refusant le monde traditionnel de l’art (musées et galeries), il est projeté dans des festivals de films, mais aussi durant les performances de Sprinkle.

Porno Manifesto (Ovidie, 2002) et King Kong Théorie / Mutantes (Féminisme Porno Punk) (Virginie Despentes, 2006 / 2009)

31Suite à cet exemple emblématique d’une nouvelle génération contestataire, d’autres articulations pratico-théoriques illustrent une tendance plus personnelle de l’expression par le manifeste. Suivant l’exemple de Candida Royalle, les femmes ont, depuis les années 1990-2000, progressivement investi le champ des images pornographiques (par la photographie, l’art vidéo, ou Internet), au travers d’une diversification extrême des moyens d’expression dans ce qui est aujourd’hui un paysage pornographique plutôt qu’un genre industriel catégorisé. Une jeune génération d’artistes, issue d’une double lignée (pratique et théorique), apparaît, réalisant et produisant des films pornographiques tout en écrivant et proposant une réelle réflexion théorique. L’évolution technologique permet une nouvelle fois une plus grande liberté d’action (au-delà de la vidéo, grâce aux caméras digitales, jusqu’à l’utilisation des téléphones mobiles).

32En 2002, après avoir réalisé plusieurs films pornographiques dont Lilith, Ovidie signe Porno Manifesto dans lequel elle se place d’emblée au centre de sa réflexion (« Je suis une travailleuse du sexe ») et commente sa tentative de « faire un film qui ignore une partie des codes du cinéma pornographique européen récent » (Ovidie 2002 : 136). Malgré le titre, le texte est pourtant loin des manifestes habituels, regroupant plusieurs chapitres hybrides (des considérations sur la pornographie, la prostitution, mais aussi des interviews et un chapitre rétrospectif sur les figures importantes du féminisme pro-sexe). Comme elle le précise par ailleurs, « l’ambition de ce livre n’est pas d’établir une révision totale du féminisme moderne. Mais plutôt de proposer une analyse féministe en faveur de la pornographie “visuelle” » (Ovidie 2002 : 29).

  • 19 Documentaire de 90 minutes, d’abord diffusé le 21 décembre 2009 sur la chaîne Pink TV puis édité en (...)

33Malgré la longueur du texte (environ 150 pages) et du film, la double entreprise de Virginie Despentes correspond peut-être de façon plus précise à l’idée de la fureur, du ton oratoire des manifestes et de leurs embardées révolutionnaires. Dans son documentaire, Mutantes – Féminisme Porno Punk (2009)19, l’écrivaine et réalisatrice propose une série de portraits et d’interviews détaillées d’activistes féministes et queer pro-sexe, reprenant leurs arguments vis-à-vis du plaisir et de la représentation des corps par les femmes mais aussi la nécessité d’affranchir la pornographie du contrôle patriarcal. En réalité, Mutantes a été conçu à la base comme « complément audiovisuel » de son livre / manifeste King Kong Théorie (2006). Texte-référence, ce plaidoyer sous-tendu par la colère, sans faux-semblants, s’ouvre sur une célèbre introduction, toujours en « je » : « J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf » (Despentes 2006 : 9).

34Si son expérience, sa subjectivité, sa voix s’imposent dans le livre sur le viol, la prostitution et la pornographie, ils laissent pratiquement entièrement la place à la parole d’autres actrices pro-sexe dans le documentaire. Dans les deux perspectives, malgré la différence des angles, se lit la nécessité d’accéder à une parole libre, sans filtre. Refusant les guerres anti-sexes ainsi que le refus systématique de la pornographie, choisissant à la place la position des féministes pro-sexe qu’elle interviewe (artistes, actrices de film porno ou théoriciennes), Despentes pose un regard enthousiaste sur les origines du mouvement, l’évolution des mentalités et les pratiques contemporaines qui servent le genre. Contrairement à la prédiction de Linda Williams, Despentes veut souligner la longévité des représentations pornographiques féministes mais aussi leur diversité. Le documentaire, Mutantes, apparaît ici comme un prolongement réflexif du texte et non comme une mise en pratique effective de ses interrogations sur la pornographie par exemple. Malgré une esthétique documentaire relativement classique, le ton revendicatif et libertaire du manifeste écrit se retrouve dans les paroles des témoins interviewés ainsi que dans les interventions de Despentes en voix off du film :

La pornographie dominante nous impose des exigences toujours restrictives de ce qu’est un homme, de ce qu’est une femme, qui fait quoi à qui, sous quel angle et à combien. La représentation pornographique est une guerre. S’en emparer, c’est modifier l’imaginaire, c’est construire des identités de résistance. Une seule consigne : ne laisser intact aucun code narratif.

Guerre ou révolution, les deux se rejoignent et se répondent, comme en miroir, entre le texte et le film :

Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing, pas une vague promotion de la fellation ou de l’échangisme, il n’est pas seulement question d’améliorer les salaires d’appoint. Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes et pour les autres. Une révolution en marche. Une vision du monde, un choix. Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes mais bien de tout foutre en l’air (Despentes 2006 : 144-145).

Dirty Diaries Manifesto (Mia Engberg et cie, 2009)

35Malgré ce revirement subjectif et une extension généralisée de la longueur des œuvres et des textes, le rapport entre texte et création n’est pourtant aucunement fixé. Tout comme dans le cas de Post Porn Modernist Manifesto, le cas du Dirty Diaries Manifesto et des Dirty Diaries présente ainsi un aller et retour fluctuant entre texte et images. Si le film est composé d’une dizaine de courts-métrages proposés par un ensemble de réalisatrices suédoises, il trouve son ancrage théorique dans un manifeste en dix points, qui résume leurs conceptions politiques et artistiques. En réalité le lien entre texte et image est bien plus complexe. Le manifeste date de 2001 ; Mia Engberg, réalisatrice à l’origine du projet, signe avec son film Selma & Sophie une première tentative de concevoir une œuvre pornographique de façon alternative par une équipe entièrement composée de femmes, mais aussi un documentaire, Bitch and Butch (2003) qui pose la question de la nécessité d’un porno féministe. Comme l’explique Mia Engberg en interview, de nombreuses féministes suédoises étaient contre cette réappropriation du cinéma pornographique ; le manifeste a donc été conçu, après de nombreuses discussions, pour proposer une explication et pour établir clairement que le film a été tourné en réaction à l’industrie pornographique oppressive (Andrin 2013). Afin d’approfondir ces mêmes questions d’un point de vue pratique et engendrant du même coup un nouveau manifeste visuel, Engberg réalise Come together en 2007, une contribution de trois minutes à la compétition Mobile Movies du Festival de Stockholm ; dans ce court-métrage filmé avec des téléphones portables, plusieurs femmes se filment en train de se masturber et de jouir.

36Le manifeste écrit, amendé et signé par toutes les réalisatrices participant au projet sert finalement aussi de référent textuel pour Dirty Diaries, produit en 2009, même si Engberg affirme qu’elle n’est pas certaine qu’un manifeste soit nécessaire ; chacune a en effet des raisons différentes de réaliser un court-métrage pornographique mais toutes s’unissent dans l’idée d’un acte de résistance politique. Là où les modes d’expression esthétiques sont spécifiques à chaque œuvre, le manifeste couvre quant à lui plusieurs objets, plus généraux, du droit à la liberté sexuelle et l’accomplissement du désir jusqu’à la destruction du capitalisme et le patriarcat, ou encore la légalisation de l’avortement.

  • 20 « L’action hardcore et le “vanilla sex”, queer et hétéro, flashant et baisant, provocation, pénétra (...)
  • 21 « Skin » (Elin Magnusson), « Fruitcake » (Sara Kaaman et Ester Martin Bergsmark), « Night Time » (N (...)

37Subsidié par un financement d’état, Dirty Diaries impose explicitement une diversité d’approches esthétiques (« Hardcore action and vanilla sex, queer and straight, flashing and fucking, provocation, penetration and poetry20 ») qui se différencient clairement des perspectives commerciales de l’industrie pornographique21. Évitant les représentations stéréotypées, la plupart des courts-métrages offrent non plus un embryon caricatural de narration mais bien une dimension expérimentale qui joue sur la confusion des identités et des genres. Pourtant, la question se pose face à certains courts-métrages : sommes-nous réellement face à des productions pornographiques ? Ce cas précis témoigne en effet de la difficulté, voire de l’impossibilité de réaliser de façon effective (performative) les intentions (on pourrait même dire les utopies) du manifeste écrit.

38Enfin, les modes de diffusion participent également à une réappropriation peu commune du genre pornographique ; si le manifeste est directement accessible sur le site officiel, le film s’éloigne des réseaux habituels de distribution de l’industrie pornographique (DVD, téléchargements sur Internet ou programmations télévisuelles), et est montré en salle, rendu visible sur la place publique (il sort au cinéma dans de nombreuses villes européennes).

Ecosex Manifesto (Annie Sprinkle et Elizabeth Stephens, 2011)

  • 22 « […] transferred wilder pornographic content into the venues of High Artt ». D’autres permettront (...)

39Certains liens entre manifestes textuels et créations artistiques affichent une tout autre complexité. Depuis les années 1990, et comme le précisent Linda Williams et Lynda Nead, les pionnières comme Annie Sprinkle ont « transféré du contenu pornographique sauvage vers les hauts lieux de l’Art22 » (Williams [1989] 1999 : 284 et Nead 1993 : 147), rendant légitime la pornographie d’un point de vue culturel. Comme c’était le cas au travers de Sluts and Goddesses, il s’agit souvent de processus artistiques bien plus complexes que ce passage de la production pornographique vers l’art contemporain, ou encore du texte aux images. Le projet Love Art Lab (développé depuis 2005) et plus particulièrement Sexecology – Where Art Meets Theory Meets Practice Meets Activism sur l’éco-sexualité que Sprinkle développe avec son épouse Elizabeth (ou Beth) Stephens, ne fait que confirmer cette confusion des pratiques artistiques, tendant vers l’idée d’un projet multiforme et multidisciplinaire où chaque objet créé est un fragment indissociable de l’ensemble. Annie Sprinkle et Beth Stephens élaborent un Ecosex Manifesto en 2011, qui s’inscrit dans un projet global fait de performances (photographiées et filmées), de textes, d’un périodique, mais aussi d’un film radical, personnel et militant, mélangeant pratique documentaire, captation de performances et manifestes, Goodbye Gauley Mountain (2013).

Épilogue

40Il est enfin bien entendu important de souligner que toutes les propositions de manifestes artistiques avancées par des femmes ne tiennent néanmoins pas de la problématique pornographique et d’autres artistes empruntent encore des voies bien différentes. C’est ainsi le cas du Manifeste de l’art charnel/Carnal Art Manifesto proposé par orlan en 1992 qui correspond à une période très précise dans sa pratique artistique – celle de neuf opérations/performances (La réincarnation de Sainte orlan, Images/Nouvelles images ou encore Omniprésence en novembre 1993), de 1990 à 1993, pendant lesquelles orlan fait de sa chair le matériau premier de son travail.

41Loin des revendications militantes et publiques des débuts, certaines artistes avancent même aujourd’hui l’idée, presque paradoxale, de manifestes privés. La réalisatrice anglaise Sally Potter, connue pour son adaptation de l’Orlando de Virginia Woolf au cinéma, explique ainsi l’existence de son Barefoot Filmmaking Manifesto :

  • 23 « Just before I started work on Rage I wrote myself a private manifesto. I called it Barefoot Filmm (...)

Juste avant de travailler sur Rage je me suis écrit un manifeste privé. Je l’ai intitulé Barefoot Filmmaking et c’était une façon de me souvenir de ce en quoi je croyais et comment envisager le travail sur ce nouveau projet. C’est quelque chose que j’ai souvent fait au cours des années, en partie comme une façon de cerner mes propres principes et une façon de me donner de l’énergie quand je me sens marginale, allant à contre-courant. (Potter 2009)23

42On constate dès lors aisément que l’évocation des manifestes abordés dans cet article doit bien évidemment être considérée comme une première ébauche de réflexion à alimenter en analysant le travail d’autres artistes (comme l’exemple particulier de Laura Mulvey et des liens entre son texte fondateur Visual Pleasure and Narrative Cinema et le film expérimental qu’elle réalise en 1975 avec Peter Wollen, Riddles of the Sphinx) ou d’autres pratiques plus récentes (par exemple, celles d’Amber Hawk Swanson et de The Feminism? Project réalisé en 2005-2006 et diffusé via son site web). Il faudrait également nourrir cette cartographie de perspectives plus précises comme les conditions de production, de diffusion, de circulation des œuvres et leur réception. Malgré tout, il semble pourtant clair que le pari de la pratique multiple permet aux artistes féministes d’élaborer un autre type de langage dans lequel toutes les composantes (textuelles, performatives, filmiques) jouent un rôle essentiel.

  • 24 Pour reprendre l’argumentaire du colloque tenu à l’Université de Rennes 2 (« Subjectivités féminist (...)

43Au vu de tous ces exemples, il ne faudrait donc pas trop vite parler de « mouvement » de praticiennes-théoriciennes renouvelant le concept même de manifeste, car comme le précise Ovidie (2002 : 157) « parler de “mouvement” permet d’amoindrir la subjectivité des discours et des travaux de chaque femme ». Il s’agit bien, par contre, de constater l’existence de pratiques multiples qui permettent « de ré-envisager l’œuvre d’art au prisme des relations entre expériences artistiques et intellectuelles, langage et représentations, texte et image24 » dans un combat personnel et public, toujours renouvelé et inéluctablement inventif.

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Bibliographie

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Notes

1 Voir le site de n.paradoxa: international feminist art journal qui répertorie près de 35 manifestes signés notamment par Valentine de Saint Point, Mina Loy, Yvonne Rainer, Valerie Solanas, VALIE EXPORT, Mierle Lademann Ukeles, Jenny Holzer, Orlan, mais aussi par des collectifs artistiques.

2 « The manifesto and its cousins the pamphlet and position statement – (as) invocations of identity, a collective and decidedly temporary subjectivity form for the purpose of immediate and radical rhetorical act ».

3 « The manifesto may be viewed as a programmatic discourse of power because it aspired to change reality with words; the manifesto is a discourse where knowledge is asserted rather than developed because used by the person who utters it as a revolutionary tool representing his or her discovery of knowledge. »

4 L’idée d’un « double manifeste » couvrirait à la fois un texte et une action artistique, celle de « manifestes multiples » couvrirait l’idée que certaines artistes actualisent le manifeste au travers de plusieurs pratiques artistiques (photographies, performances, films, etc.).

5 « Making manifestoes engages the thinker-practitionner ; and in this sphere, the thinker-performer is by no means a contradiction in terms. Art and thought are not incompatible after all. »

6 Comme le rappelle par ailleurs Rébecca Lavoie dans son article « Pratiques artistiques féministes et queers en art vidéo : propositions politiques post-identitaires » (2014).

7 « Non au spectacle, non à la virtuosité, non aux transformations et à la magie et au faux-semblants, non au glamour et la transcendance des images de stars, non à l’héroïque, non à l’antihéroïque, non à l’imagerie trash, non à l’implication du performeur ou du spectateur, non au style, non au camp, non à la séduction du spectateur par les ruses du performeur, non à l’excentricité, non au fait d’émouvoir ou d’être ému. »

8 « Overthrow the government, eliminate the money system, institute complete automation and eliminate the male sex. »

9 La vidéo est actuellement conservée au Centre audiovisuel Simone de Beauvoir à Paris (http://www.centre-simone-de-beauvoir.com).

10 « Je suis une artiste. Je suis une femme. Je suis une mère (dans un ordre aléatoire). Je lave, nettoie, rénove, soutiens, préserve, etc. Aussi (jusqu’à présent de façon séparée) je “fais” de l’Art. Maintenant, je vais simplement faire ces choses chaque jour, et leur donner chair jusqu’à la conscience, les montrer, en tant qu’Art. » Le texte du Manifesto for Maintenance Art est disponible en ligne sur le site Arnolfini : https://www.arnolfini.org.uk/blog/manifesto-for-maintenance-art-1969.

11 Pour une analyse précise et une discussion détaillée de l’art domestique développé par Ukeles, voir la thèse de Véronique Danneels : « Répercussion du mouvement féministe américain sur la production et critique d’art de 1968 à 1975 aux États-Unis », défendue à la Vrije Universiteit Brussel en 2012.

12 « The place of art in the women’s movement is the place of women in the art’s movement. The History of woman is the history of man. »

13 « Women must participate in the construction of reality through the element of the media in order to achieve equal social rights, self-determination, a new self-awareness… »

14 Williams emprunte le terme de re-vision à l’essai d’Adrienne Rich, « When We Dead Awaken: Writing as Re-Vision » dans lequel re-vision est « l’acte de regarder en arrière, de revoir avec un nouveau regard, d’entrer dans un vieux texte sous une nouvelle lecture critique » ([« the act of looking back, of seeing again with fresh eyes, of entering an old text from a new critical direction »] texte publié en 1979 et cité par Linda Williams).

15 Ce mouvement anti-pornographique est mené à la fin des années 1970 par des associations comme Women Against Violence in Pornography and Media (1977) et Women Against Pornography (1979) ou par des figures emblématiques comme Andrea Dworkin, Robin Morgan et la juriste Catherine MacKinnon. Il trouve également des ramifications actuelles comme le démontrent Clarissa Smith et Feona Attwood dans leur article « Feminist Porn Book, Emotional Truths and Thrilling Slide Shows : The Resurgence of Antiporn Feminism ».

16 Notons que ces changements engendreront également les questionnements théoriques qui se développent en parallèle au travers du travail de chercheurs et chercheuses comme Linda Williams, Constance Penley, Laura Kipnis ou Peter Lehman qui introduisent les études pornographiques dans leurs cours et leurs séminaires.

17 Voir le site d’Annie Sprinkle, https://anniesprinkle.org/ppm-bobsart/versions.html (consulté le 15 septembre 2018).

18 La vidéo est divisée en cinq parties : une introduction, la transformation des participantes, des exercices, puis les deux façons d’aborder la sexualité – hard / salope et intellectuelle / déesse.

19 Documentaire de 90 minutes, d’abord diffusé le 21 décembre 2009 sur la chaîne Pink TV puis édité en DVD en 2010 chez Blaq Out.

20 « L’action hardcore et le “vanilla sex”, queer et hétéro, flashant et baisant, provocation, pénétration et poésie. » Voir les sites du film et de la réalisatrice : http://www.dirtydiaries.se et http://www.miaengberg.com.

21 « Skin » (Elin Magnusson), « Fruitcake » (Sara Kaaman et Ester Martin Bergsmark), « Night Time » (Nelli et Andreas), « Dildoman » (Asa Sandzen), « Body Contact » (Pella Kagerman), « Red Like Cherry » (Tora Martens), « On your Back, Women! » (Wolfe Madam), « Phone Fuck » (Ingrid Ryberg), « Brown Cock » (Universal Pussy), « Flasher Girl on Tour » (Joanna Rytel), « Authority » (Marit Ostberg) et « For the Liberation of Men » (Jennifer Rainsford).

22 « […] transferred wilder pornographic content into the venues of High Artt ». D’autres permettront également ce même mouvement de transformation de formes pornographiques en création d’art établi, comme l’artiste Marina Abramovic (avec son Balkan Erotic Epic) ou encore la photographe Sam Taylor-Wood (Death Valley) en 2006 pour la collection de courts-métrages Destricted, pour laquelle ont également collaboré Matthew Barney, Larry Clark ou Gaspard Noé.

23 « Just before I started work on Rage I wrote myself a private manifesto. I called it Barefoot Filmmaking and it was a way of reminding myself what I believed in and how to approach work on this new project. It is something I have often done over the years, partly as a way of tracking my own principles and as a way of energizing myself when I have felt like an outsider, working against the grain. »

24 Pour reprendre l’argumentaire du colloque tenu à l’Université de Rennes 2 (« Subjectivités féministes, queer et postcoloniales en art contemporain : une histoire en mouvements », 8-10 avril 2015).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Muriel Andrin, « Expressions textuelles, performatives et filmiques des manifestes féministes – pratiques multiples dans les années 1970 et 2000 »Itinéraires [En ligne], 2018-1 | 2018, mis en ligne le 15 septembre 2018, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/4495 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.4495

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Auteur

Muriel Andrin

Université Libre de Bruxelles

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