- 1 Entre-temps… Brusquement, et Ensuite, organisée par Thierry Raspail (directeur artistique) et Gunn (...)
1Pour réfléchir à la pérennité du manifeste artistique aujourd’hui, le choix du catalogue de la 12e biennale d’art contemporain de Lyon Entre-temps… Brusquement, et Ensuite consacré aux procédés de mise en récit1 peut apparaître paradoxal : les manifestes ne sont pas a priori des textes de commande écrits à la première personne (fig. 1).
Fig. 1. Gunnar B. Kvaran, p. 49.
© Les auteurs, les artistes, La biennale de Lyon, 2013, Les presses du réel.
2Mais il résulte de cette commande des textes dont la visée programmatique permet de proposer un rapprochement avec le genre du manifeste, d’autant plus que le manifeste-catalogue d’exposition s’inscrit dans une longue tradition initiée par Gustave Courbet au moment du réalisme, poursuivie par Kazimir Malevitch à l’époque des avant-gardes historiques, et tant d’autres après la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, qu’en est-il du manifeste-catalogue d’exposition aujourd’hui ? S’agit-il d’un genre anachronique ? En quoi ce genre de manifeste lié à l’exposition d’œuvres garde-t-il des traces de la dimension collective, de la volonté de changer le monde, de la notion de progrès ou de l’avènement d’un art nouveau ? Quid de la tabula rasa ? Comment évaluer les liens à la politique, au politique, voire aux manifestes politiques ?
3Autant de questions qu’il s’agit d’aborder en participant à la construction théorique du manifeste en tant qu’objet de recherche, et en approfondissant l’analyse d’un corpus précis (le catalogue sus-cité) pour envisager l’actualité du genre manifestaire. Dès lors, dans un premier temps, cet objet est envisagé à partir de sa définition (identification de l’auteur, dimension individuelle / collective, spécificités par rapport à d’autres types d’écrits d’artiste), d’une méthode d’interprétation privilégiée (l’approche génétique), de sa matérialité (publication dans un catalogue d’exposition), de sa temporalité (historicité et anachronisme) et des relations intermédia (le texte / l’image et l’œuvre). Dans un second temps, une étude de cas centrée sur une biennale très récente permet d’interroger le collectif aujourd’hui, le passage de l’internationalisme à la mondialisation, et les combats artistiques et politiques dans leur ambition de changer le monde actuel.
4Envisager, dans la période la plus récente, les logiques de continuité et de rupture d’un genre d’écrit d’artiste du premier xxe siècle mérite quelques précisions méthodologiques. Tout d’abord, commençons par rappeler une évidence : la définition de ce que les artistes revendiquent comme relevant du manifeste, par la présence de ce terme ou d’un terme équivalent au moment où le texte est rédigé, ne correspond pas forcément à la définition des historiens de la littérature et de l’art.
5Dans le domaine de la recherche, la question du manifeste connaît un véritable engouement avec notamment la publication récente d’anthologies consacrées à des mouvements artistiques (Lista 1973, Conio 1987, Feuillie 2002), à des artistes (Di Millia 1995) et par la suite à des approches plus diachroniques (Danchev 2011, Conrads 2011, Kramer 2011) ou analytiques (Tomiche 2008, 2010) et avec la création d’une base de données novatrice par Viviana Birolli, Camille Bloomfield, Mette Tjell et Audrey Ziane. Cette base sur les manifestes artistiques et littéraires au xxe siècle (Manart) propose une définition très large du manifeste qui prend en compte le moment de rédaction du texte et sa réception ultérieure :
La base Manart doit-elle se restreindre aux textes qui revendiquent explicitement leur appartenance au genre ou, au contraire, intégrer des textes qui ont fait l’objet d’une labellisation postérieure, que ce soit par leur fortune éditoriale ou, plus tardivement, par une attribution critique ? Si la deuxième solution nous a paru la plus pertinente, c’est parce qu’elle permet un questionnement plus ample sur l’hétérogénéité de la pratique manifestaire, qui aujourd’hui emprunte bien rarement la forme canonique du genre2.
6En quoi cette définition en faveur de la diachronie et de l’esthétique de la réception permet-elle d’envisager une extension possible de la base Manart aux pratiques actuelles ? La production ultra-contemporaine, par son actualité, semble peu propice à une étude de la réception qui implique un décalage temporel entre le moment de production et celui de la réception. En revanche, l’actualité de la rédaction d’un manifeste peut être envisagée sous l’angle de l’analyse génétique.
7Née du structuralisme, la génétique des textes telle qu’elle est théorisée à l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM-ENS) est une discipline qui renouvelle la connaissance des œuvres littéraires et artistiques à la lumière des manuscrits de travail des écrivains et des artistes en déplaçant l’analyse de l’œuvre vers sa genèse, de la structure vers le processus (de Biasi et Herscherg Pierrot 2017).
8Dans la perspective génétique, on nomme dossier de genèse la totalité des documents et manuscrits qui se rapportent à l’écriture du manifeste que l’on souhaite étudier : étant donné que la génétique est indiciaire, un tel dossier ne peut, en effet, s’envisager que dans le cas où suffisamment de documents et manuscrits attestés ont été conservés. Un dossier de genèse sans trop de lacunes rend possible le suivi du travail de l’artiste, depuis sa conception jusqu’à la présentation ou l’édition publique du manifeste en passant par les étapes intermédiaires (notes documentaires, esquisses, brouillon, mises au net et manuscrit définitif). En l’état, ces pièces du dossier génétique ne sont pas ordonnées : pour les rendre lisibles et interprétables, il faut inventorier, classer, dater et déchiffrer tous ces documents. C’est ainsi que l’on peut espérer reconstituer l’enchaînement des étapes qui ont fait évoluer le manifeste jusqu’à sa forme définitive. C’est la remise en ordre de tous les éléments qui constitue alors ce que je choisis de nommer, non plus « l’avant-texte » mais « l’avant-manifeste ». Il s’agit d’un geste critique qui désigne la transformation d’un ensemble empirique de documents en un dossier ordonné et significatif. Lorsque tous les documents ont été redéployés selon la diachronie qui leur a donné naissance, déchiffrés, et reclassés dans l’ordre de leur apparition chronologique et d’après la logique de leur interaction, le dossier de genèse change alors de statut : il passe du statut indéterminé de « manuscrits du manifeste » à celui scientifique d’avant-manifeste. Le résultat de ce travail d’élucidation est une remise en ordre « artificielle » puisque l’artiste n’a pas forcément produit et manipulé ces documents de travail selon cet ordre.
9Mais en quoi ce redéploiement, qui n’existe pas dans la réalité, révèle-t-il néanmoins un trajet temporel dont les documents constituent les indices matériels des étapes d’élaboration du manifeste ? Contrairement à « l’étude de genèse » qui est un discours critique (sociologique, formaliste, psychanalytique, anthropologique, etc.), dans quelle mesure l’avant-manifeste est-il une notion qui désigne la transformation d’un ensemble empirique de documents en une remise en ordre diachronique sans présupposés interprétatifs qui se distingue d’un avant-texte dans sa finalité ?
10Il s’agirait donc de tenter de construire un objet d’étude capable de porter sur l’ensemble de la chaîne génétique – des premiers instants de la création à la réception du manifeste – à travers des objets particulièrement significatifs que sont les carnets de travail, les bibliothèques, les titres d’œuvres d’art, les catalogues d’exposition et de biennales.
11Historiquement, le genre du manifeste artistique se développe au début du xxe siècle à une période dominée par les moyens de communication, alors que la quantité croissante des proclamations tend à occuper tous les espaces d’information possibles. Il est important que ces manifestes puissent circuler rapidement dans des revues, des livres, à travers la radio et le télégraphe, la photographie et le cinéma.
12De nombreux mouvements d’avant-garde privilégient en effet des modes de diffusion propices à la communication entre les médias ainsi qu’entre les artistes et le public. Ainsi le mouvement futuriste rend-il public plus de cinquante manifestes entre 1909 et 1916 concernant toutes les formes d’expression, de la littérature à la cinématographie, de l’architecture à la peinture, de la politique à la sculpture, de la dramaturgie à la musique, du théâtre à la danse. Il s’agit alors d’une forme d’écrit d’artiste qui vise à proclamer des énoncés absolus et radicaux pour faire réagir le public, quitte à susciter incompréhension et rejet. Moyen de propagande qui privilégie un langage persuasif, synthétique, publicitaire, les manifestes futuristes sont édités dans des publications de masse ou par le biais de tracts et de dépliants distribués par milliers d’exemplaires (Hulten 1986). Avec des différences propres à chacun, les futuristes, les dada, ou les surréalistes donnent une ampleur sans précédent aux tracts qui frappent le lecteur par la violence des slogans et l’efficacité rhétorique des formules. On peut penser aux tracts distribués par les surréalistes aux abords de l’Exposition coloniale de 1931.
13Aux côtés de ces supports d’édition du manifeste, le catalogue d’exposition occupe une place à part. C’est un nouveau support qui remplace progressivement les livrets de Salon ou des expositions universelles et concurrence les articles de presse, à un moment de mutation du marché de l’art, marqué par l’échec du Salon et l’abandon du contrôle de l’État. C’est la période d’émergence d’une nouvelle catégorie de marchands. À l’instar d’Ambroise Vollard et de Daniel-Henry Kahnweiler, de nombreux marchands collectionnent les œuvres des avant-gardes et reprennent le flambeau de la défense pour l’art vivant, grâce notamment à leurs activités d’éditeurs. Les catalogues d’exposition sont alors un vecteur essentiel de la défense des artistes contemporains et surtout un support propice à leur démarche théorique ou critique, quand ce sont leurs propres textes qui y sont publiés dans une visée manifestaire. C’est le cas de « L’art brut préféré aux arts culturels », la préface de Jean Dubuffet à l’exposition de l’art brut à la galerie Drouin : ce texte à valeur de manifeste est l’aboutissement d’une rage contre les idées qui saisit de plus en plus violemment Dubuffet à mesure qu’il s’implique dans le combat de l’art brut (Dieudonné et Jakobi 2007). Envisager l’évolution des textes manifestaires dans les catalogues d’exposition permet ainsi d’analyser un médium privilégié où s’écrivent l’histoire et la critique d’art, afin de mieux comprendre quand et comment cette forme évolue jusqu’à devenir un texte de référence, et de saisir certains mécanismes de publication des manifestes dans leur matérialité. C’est ce que l’on souhaite interroger avec le cas du catalogue de la 12e Biennale d’art contemporain de Lyon.
14Dans le cadre d’une histoire de l’art immédiate, s’intéresser à un type d’écrit d’artiste tel que le manifeste-catalogue d’exposition soulève la question des relations du manifeste avec l’historicité et l’anachronisme, tant ce type peut sembler obsolète, par son lien avec les avant-gardes historiques.
15Dans le champ des études visuelles, la parution de l’ouvrage d’Alexander Nagel et Christopher S. Wood ([2010] 2015), a réactualisé l’anachronisme comme objet d’étude, en particulier dans le domaine de l’héritage de l’Antiquité, de l’histoire des arts décoratifs et de la mode, et des avant-gardes. Cette approche définit l’anachronisme comme un mouvement de retour, mais on peut aussi, à la suite de Giorgio Agamben (2008) insister sur l’inactualité du contemporain et sur les modalités de décalages temporels en postulant que le manifeste artistique est de nos jours – un siècle après les premiers manifestes historiques – un genre anachronique.
- 3 Programme Anachronismes porteurs de Benedicte Mathios et Saulo Neiva du Centre de recherches sur l (...)
16Ce postulat envisage l’anachronisme comme un objet d’étude qui permet de penser autrement l’approche euchronique des liens d’un artiste avec son époque par l’inadéquation temporelle. Certains manifestes peuvent apparaître comme « inactuels, inopportuns, à contretemps, voire erronés sur le plan chronologique3 », mais ils permettent de proposer une relecture du passé et une réinterprétation du présent. Dès lors, sans aller jusqu’à considérer que l’anachronisme puisse être fondateur du goût et des modes (le rétro, le suranné, le vintage, le revival), on peut envisager l’intérêt épistémologique de traces « erronées » du passé. On peut alors chercher à comprendre en quoi sont activées aujourd’hui des particularités des manifestes historiques. Comment se traduit cette écriture didactique, volontariste et offensive ? Porte-t-elle les traces d’usages plus anciens – ceux des sphères politiques et militaires – datant d’avant qu’elle ne devienne l’emblème de nombreux mouvements artistiques ? Qu’en est-il de la vocation publique pour fédérer des initiatives individuelles autour d’un projet (plus rarement d’une esthétique commune) et de la volonté de rupture par rapport aux œuvres d’un passé plus ou moins lointain ? L’opposition entre l’anachronisme et l’inactuel permet d’interroger le rapport à la contemporanéité, et de manière plus large les liens au présent et à l’histoire.
17Penser le genre du manifeste artistique soulève la question du lien à l’image, qu’il s’agisse de reproductions dans le texte lui-même ou bien d’œuvres d’art. Traditionnellement, le manifeste est conçu comme un métadiscours différent de l’œuvre. Or, ce glissement vers une plus grande porosité entre le manifeste et l’œuvre est peut-être à mettre en relation avec les développements et l’internationalisation de recherches sur les rapports entre le texte et l’image qui portent sur la nature des échanges entre l’image et le texte lorsque les frontières se brouillent, la réévaluation de l’image dans le texte, le débat autour de la possible « lecture » d’un tableau, l’écriture dans l’art (Gombrich 1985, Morley 2004), le rôle du texte dans l’interprétation de l’œuvre (Marin 1985), ou encore, le titre comme interface entre le texte et l’image (Jakobi 2006, 2015 a et b ; Biasi, Jakobi et Le Men 2012 ; Brogniez, Jakobi et Loire 2014).
18Mais la difficulté dans le cas de la biennale de Lyon est précisément la mise en rapport d’un texte (à valeur de manifeste), d’un titre et d’une œuvre dont les liens sont loin d’être évidents. Le catalogue présente les artistes par ordre alphabétique en mettant en regard à gauche, leur nom et leur date de naissance, le titre de l’œuvre et une phrase qui fonctionne comme un exergue, tandis que la page de droite reproduit le texte, qui peut se poursuivre sur les autres pages, accompagné parfois d’illustrations de l’œuvre exposée. Il s’agit donc d’envisager ces trois éléments (le texte, l’exergue et le titre) écrits et publiés dans le catalogue en reproduisant ici systématiquement ces deux pages disposées en regard dans le manifeste-catalogue d’exposition de la biennale pour les artistes retenus dans le corpus.
Fig. 2. Antoine Catala, p. 110-111.
© Les auteurs, les artistes, La biennale de Lyon, 2013, Les presses du réel.
19Ainsi, Antoine Catala souligne-t-il avec humour dans un rébus détournant les textes de René Magritte et les thèses de Walter Benjamin sur l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (Fig. 2) :
Aujourd’hui, un mot, par le biais d’une recherche internet permet de faire se manifester des millions d’images. Puis, par le truchement des imprimantes 3D, un mot permet d’accéder à des fichiers, qui à leur tour permettent d’imprimer des objets associés à ce mot. Ainsi, avec l’aide de ces machines, une nouvelle équivalence physique est établie : objet = image = mot. (Biennale : 111)
- 4 Équipe Manart, « Identités singulières et collectives : pourcentage de manifestes se revendiquant (...)
20Une première piste pour interroger le genre du manifeste-catalogue d’exposition est à chercher du côté des textes écrits collectivement, dans la lignée des regroupements entre artistes (Goudinoux 2015). Or, sur l’ensemble des quatre-vingt textes des artistes présentés à la Sucrière, au Musée d’art contemporain à la Fondation Bullukian, à la Chaufferie de l’Antiquaille, et à l’église Saint-Just, seuls deux sont revendiqués par des collectifs. C’est un résultat attendu étant donné l’importance croissante de la production individuelle dans un domaine – la création artistique – où la notion de singularité est privilégiée. L’après Seconde Guerre mondiale a vu s’accentuer ce phénomène du passage du collectif au singulier. À cet égard, le Manifeste blanc de Fontana, en 1946, ou le Manifeste de l’art charnel d’Orlan en 1992 sont représentatifs de ce glissement vers la dimension individuelle de l’artiste4.
Fig. 3. Bruce High Quality Foundation, p. 104-105.
© Les auteurs, les artistes, La biennale de Lyon, 2013, Les presses du réel.
21Cependant, le manifeste artistique collectif (écrit dans le cadre d’un groupe ou d’un mouvement signé d’un nom collectif) n’a pas complètement disparu. C’est le cas par exemple de The Bruce High Quality Foundation (fig. 3) fondé en 2004 à New York qui regroupe sept à douze artistes en fonction des périodes et des projets. Ces activistes qui travaillent dans l’anonymat rappellent la démarche anti-auteur prônée en littérature. Cette approche, dans la lignée structuraliste, privilégie des techniques (vidéos, installations, performances, objets) et des styles très divers, et une sensibilité commune à la transmission par le biais de cours, d’ateliers et de conférences dans le cadre d’une école d’éducation artistique.
22Mais en quoi le texte qui accompagne l’œuvre de ce collectif présente-t-il des caractéristiques manifestaires ? Tout d’abord, l’exergue (« Les images semblent poursuivre la voix pour essayer de comprendre son histoire… ») est associé à un texte qui revendique le lien entre création et thérapie : « Notre travail est parti d’une question : “Comment l’Art nous guérit-il ?” » (Biennale : 104). Le texte joue ensuite sur l’ambiguïté de l’interpellation en s’adressant à un personnage féminin évoqué par la bande sonore : « Quand tu étais petite et que je te disais quelque chose, il fallait toujours que tu discutes… » (Biennale : 109), allusion biographique à un événement de l’enfance, lié à l’alcoolisme de la mère, qui peut appeler une interprétation psychanalytique. À l’inverse, le titre Psyche revived (Psyché ranimée) pour désigner une œuvre pluridisciplinaire qui mêle sculpture, installation sonore, système d’air et installation vidéo, joue sur le détournement et l’appropriation de l’intitulation de la très célèbre sculpture néoclassique d’Antonio Canova Psyché ranimée par le baiser de l’Amour (1793, musée du Louvre). Autant l’œuvre et son titre se présentent comme une parodie humoristique de l’histoire de l’art, autant le texte insiste sur les réflexions suscitées par des souvenirs d’enfance douloureux et la fonction thérapeutique de l’art revendiquée collectivement par les artistes.
Fig. 4. MadeIn Company, p. 292-293.
© Les auteurs, les artistes, La biennale de Lyon, 2013, Les presses du réel.
23Dans le catalogue de la 12e biennale d’art contemporain de Lyon, l’autre cas de manifeste écrit à plusieurs mains et se revendiquant d’une entité plurielle soulève aussi la question de l’identité singulière : avec MadeIn Company (fig. 4), on n’est plus dans la catégorie des « textes signés d’un nom collectif, sans qu’aucun nom individuel ne paraisse – l’individu se retirant alors complètement face au groupe/mouvement au nom duquel il parle » (Manart). C’est en effet un texte signé par un collectif fondé par un artiste, Xu Zhen, en 2009. MadeIn Company est un pseudonyme anonyme et ironique qui évoque l’expression « Made in China ». Les artistes facétieux de ce collectif revendiquent la continuité avec le passé comme programme artistique : « initier un dialogue entre le passé et le présent, entre des hypothèses et de nouvelles façons de penser » (Biennale : 292). Cette revendication de nombreux manifestes des avant-gardes historiques, étrangère à la tabula rasa, rappelle le programme de Die Brücke – dont le nom insiste aussi sur le lien entre le passé, le présent et l’avenir.
24Ce texte revendique une manière différente d’observer et de comprendre le monde et accompagne une installation, The Physique of Consciousness Museum (Le Musée des activités physiques et de la conscience), qui réunit vingt vitrines présentant chacune une posture chinoise et sa réinterprétation dans d’autres cultures, religions, époques, et contextes (politique, social et sportif). Il s’agit d’une réflexion sur la dimension universelle de l’humanité par la mise en abîme, en un musée encyclopédique, d’un monde nouveau aux allures pourtant très classiques dans la scénographie globale de l’exposition. Cette réflexion sur le geste en tant que première manifestation de la pensée est déclinée en dix exercices que le visiteur peut réaliser, posture par posture, pour mieux souligner le pouvoir symbolique des gestes et parfois le grotesque de nos comportements. Une autre œuvre atypique au titre énigmatique a été réalisée par le collectif MadeIn pour la biennale Movement Field (Champ de mouvement), qui se déploie dans un lieu public, l’espace réservé au café, en jouant sur la perception du spectateur. En apparence agréable par la présence d’un jardin chinois, l’œuvre souligne l’idée d’agitation et de révolte par des itinéraires de manifestations, d’émeutes et de mouvements sociaux dans différentes villes. Ces deux textes écrits par des collectifs d’artistes officient comme des manifestes et révèlent leur présence discrète dans un monde de l’art dominé par des initiatives individuelles.
25Mais à partir de combien d’artistes peut-on parler de collectif ? Est-il possible de défendre l’idée d’un texte collectif écrit par deux artistes ? Les manifestes se revendiquant d’une entité plurielle passeraient alors de deux à six occurrences parmi l’ensemble des quatre-vingt textes de mon corpus. Le catalogue de la biennale reproduit en effet quatre textes, rédigés par des duos d’artistes, qui présentent des similitudes avec des manifestes : Margaret Lee et Michele Abeles, Alice Lescanne et Sonia Derzypolski, Louise Hervé et Chloé Maillet, Ryan Trecartin et Lizzie Fitch.
Fig. 5. Margaret Lee et Michele Abeles, p. 254-255.
© Les auteurs, les artistes, La biennale de Lyon, 2013, Les presses du réel.
26Dans le cas de Margaret Lee et Michele Abeles (Fig. 5) qui vivent à New York, le texte prend ouvertement position en faveur des « écrans » mais surtout revendique des rapports non hiérarchisés dans la production en commun :
La vie par l’intermédiaire des écrans / Est en fait assez bruyante/L’abondance de contenus générés par les utilisateurs eux-mêmes favorise la création d’histoires intéressantes et permet des échanges sur une quantité considérable de choses. Plat, dans la vie réelle, virtuel, peint photographié, 3D, etc. / Avec tout ce qui est disponible, prendre des décisions devient compliqué. Dans ce cas, pourquoi prendre seul(e) les décisions ?/ Il faut commencer avec des choses simples, définir quelques règles élémentaires et la création en commun peut-être très démocratique./ Il n’y a pas de hiérarchie, seulement des allers-retours, entre les gens, les objets, les images et l’espace. Il suffit d’observer la vie de nomade des images et l’apprécier. (Biennale : 358)
27Ces propos oscillent entre volonté manifestaire et parodie de guides de vie, de livres de bien-être et de développement personnel. En exergue de ce texte et placé en regard, les artistes ont choisi de publier la dernière phrase à l’allure de slogan publicitaire dont la traduction est légèrement différente par l’usage de l’impératif : « Observer le mode de vie itinérant des images et amusez-vous. » Ce mot d’ordre accompagne une œuvre dont le titre plonge le lecteur / spectateur dans la tradition surréaliste : The World is Not Your Oyster (Le monde n’est pas votre huître), tandis que l’œuvre plastique joue sur l’ambivalence entre une salle d’attente et une installation fantasmagorique, créant un effet d’inquiétante étrangeté. Cet environnement résulte d’un travail complémentaire entre, d’une part, une plasticienne, Margaret Lee, qui crée un dialogue entre les objets exposés et reproduits, et d’autre part, une photographe, Michele Abeles, qui propose des clichés brouillant les indices par la superposition de mêmes motifs.
Fig. 6. Alice Lescanne et Sonia Derzypolski, p. 274-275.
© Les auteurs, les artistes, La biennale de Lyon, 2013, Les presses du réel.
28Pour leur part, Alice Lescanne et Sonia Derzypolski (fig. 6) qui se font appeler AALLIICCEELLEESS… travaillent à Paris sur la question du langage, son épuisement et ses ressources : ce duo d’artistes opte pour un texte qui prend position contre la tradition théâtrale et revendiquent le droit à l’erreur grâce à un dialogue fictif avec des individus indéterminés :
Quelqu’un d’autre – Bonjour, j’ai un ami qui a mal lu la notice, qui s’est complètement planté. On lui a dit de mettre un arbre désodorisant dans sa voiture, mais il a mis sa voiture (désodorisante) dans un arbre. Est-ce que c’est ça le sujet de la performance ?
Ssd – Well
Aall – Oui
Avec explosant X, on fonce dans les clichés.
Reste à voir si on peut en faire des variantes. Reste à savoir si un cliché perdure en tant que tel ou s’il change de statut quand on change sa couleur, son sexe, son âge, son genre ou son code postal. (Biennale : 276)
29Invitées à faire une performance dans le cadre de la biennale, Alice Lescanne et Sonia Derzypolski installent un dispositif qui sert de décor à la performance qu’elles jugent ensuite, avec humour, hors sujet et perfectible (elles demandent alors à Serge Gaborieau d’interpréter une performance). Pour l’exergue du catalogue, elles choisissent un extrait à la fois ésotérique et drôle qui subvertit la notion de vitesse tant prônée dans les manifestes futuristes : « Une installation transformiste, capable de changer de perruque et de culotte en un temps record », alors que l’installation / performance s’intitule Explosant X. Il s’agit ici de tourner en dérision le culte de la vitesse.
30Envisager les textes manifestaires du catalogue de la 12e biennale de Lyon à l’aune du collectif permet ainsi de constater leur présence discrète dans cette exposition mondialisée.
31Au début du xxe siècle, les mouvements artistiques sont liés au phénomène d’internationalisation de la société : système des expositions internationales, de la circulation des images et des reproductions, du marché de l’art et du collectionnisme sont autant de stratégies internationales des avant-gardes parisiennes pour gagner la consécration (Joyeux-Prunel 2009). Dès lors, si l’on considère que cette internationalisation est un paramètre important pour définir le contexte de production des manifestes historiques, la structure même d’une biennale présente bien le souci de faire coexister des artistes originaires de nombreux pays.
32Dans la tradition des expositions universelles, des biennales, triennales et documentas, la 12e biennale de Lyon en tant qu’exposition internationale est représentative de la création contemporaine dans le monde : dix-huit pays sont représentés réunissant tous les continents. Si l’on en croit Philippe Dagen (2006), la mondialisation de l’art et la lecture géographique de l’art actuel seraient un leurre. Peut-être, mais à travers le catalogue de la biennale de Lyon se dessine une vision mondialisée de la création artistique actuelle.
33La trajectoire du commissaire de cette biennale est à l’image de la mondialisation revendiquée dans l’exposition. Islandais d’origine, Gunnar B. Kvaran fait des études d’histoire de l’art en France, à Aix-en-Provence sur les pas de Cézanne avant de revenir à Reykjavík où il est nommé directeur du musée d’art municipal, puis il « fait le chemin inverse de celui des Vikings norvégiens partis coloniser l’Islande » (Biennale : 27) en mettant le cap sur la Norvège où il dirige le musée des Beaux-arts de Bergen puis l’Astrup Fearnley Museet d’Oslo. Pour la 12e biennale de Lyon, Kvaran commence par voyager aux États-Unis, persuadé que la culture américaine « continue d’être le plus grand laboratoire narratif du monde » (Biennale : 32). D’autres manifestations internationales comme la Triennale de l’art de Paris organisée par Okwui Enwezor sont cependant conçues davantage dans une optique « globale » et moins occidentalo-centrée.
34Dans le manifeste-catalogue d’exposition de la biennale de Lyon, la position hégémonique des États-Unis se vérifie dans la répartition de l’origine et le lieu de vie des artistes avec vingt occurrences. Puis, le Royaume-Uni, la France et le Brésil se partagent la deuxième place sur le podium avec chacun sept artistes présents dans cette biennale. Pour l’Amérique latine, le Brésil est emblématique de l’émergence d’une nouvelle scène artistique qui souligne les inégalités et les tensions économiques et sociales qui traversent le pays aujourd’hui. Arrivent ensuite l’Allemagne et la République populaire de Chine avec cinq artistes chacun. Kvaran est convaincu qu’en Chine le « récit visuel était sans doute une des formes les plus subtiles pour traiter de la situation complexe d’un pays en pleine transformation politique, économique, sociale et culturelle depuis son ouverture à l’économie de marché » (Biennale : 33). À l’initiative de Harald Szeemann et relayé par des institutions et le marché de l’art, cet engouement pour les artistes chinois, en particulier des sculpteurs, photographes et vidéastes, s’explique par des raisons à la fois esthétique, médiatique, politique, économique et diplomatique (Dagen 2006 : 238-239). La position de la Chine marque sa prédominance au sein du continent asiatique, représenté aussi par un artiste japonais et deux artistes travaillant à la fois en Allemagne et à Singapour, et en France et au Japon. Enfin dans le catalogue de la biennale, la Suisse et l’Afrique du Sud sont représentées par deux artistes, et seul un artiste pour l’Islande, le Danemark et la République tchèque.
35Si le commissaire de la biennale revendique une « vaste enquête de terrain à l’échelle du monde » (Biennale : 32), il se refuse à indexer les questionnements des artistes à la géographie et à les réduire à une scène nationale. Kvaran en veut pour preuve les artistes français dont une grande part vit et travaille à l’étranger (Antoine Catala et Alexandre Singh à New York, Laure Prouvost à Londres, Aude Pariset et Juliette Bonneviot à Berlin, etc.).
36Une étude comparative des précédentes biennales de Lyon, et de la trentaine de biennales d’art contemporain dans le monde (Buenos Aires, Dakar, Istanbul, La Havane, Le Caire, Lima, Busan, São Paolo, Shanghai, Sharjah, Sydney, Tokyo, Venise) (Malbert 2006) permettrait d’affiner ces résultats et de montrer en quoi ils sont singuliers ou représentatifs d’une cartographie artistique qui frappe par l’absence d’artistes du Maghreb, du Moyen-Orient et par la faible proportion d’artistes d’Amérique latine et d’Afrique (Dagen 2006 : 240, McEvilley 1999), à l’exception de l’Afrique du Sud. Ce constat s’explique en partie par le pouvoir politique et financier auquel est soumis l’art contemporain (Quemin 2003).
37En termes de génération, seuls font figure de pionniers Erró, né en 1932, et Yoko Ono née en 1933, puis Robert Gober né en 1954 à New York et Jeff Koons né un an plus tard à York, Fabrice Hybert né à Paris en 1961, Ann Lislegaard née à Copenhague en 1962, Tom Sachs né à New York en 1966 ainsi que Bjarne Melgaard et Matthew Barney en 1967, Yang Zhen Zhong né à Shangaï en 1968, et Jason Dodge né en Allemagne en 1969. Les autres artistes de la 12e biennale d’art contemporain de Lyon, c’est-à-dire la très grande majorité, sont relativement jeunes : nés dans les années 1970 et 1980, ils ont entre trente et quarante ans. On peut comparer ce phénomène générationnel à une autre exposition au New Museum en 2009, intitulée « Younger Than Jesus » qui ne proposait pas une vision du futur à construire ou déconstruire ou une quelconque position manifestaire. Qu’en est-il des jeunes artistes réunis lors de la biennale de Lyon. En quoi leur âge peut-il être corrélé à une volonté de changer le monde ?
38La volonté politique de changer le monde, souvent en lien avec un engagement idéologique et utopique constitue un élément central des manifestes historiques. Cette dimension d’un art engagé qui semblait avoir déserté les débats artistiques et esthétiques connaît un nouveau souffle depuis les années 1990, sous l’impulsion des analyses dites micropolitiques, relationnelles et du renouveau des pratiques du détournement et du documentaire (Toussaint 2009). Dans le cas, par exemple, de l’exposition Africa Remix, Évelyne Toussaint se demande comment justifier la perspective géographique alors que l’art contemporain ne connaît pas de frontières. Quels sont les liens entre les catégories défendues dans cette exposition et les post-colonial studies (2009) ? Plus largement, les concepts d’identité, d’universalité, de mondialisation et de cosmopolitisme, de multiculturel, de métissage, de post-exotique, et de minorités (Zabunyan 2005) semblent constituer un nouveau paradigme de l’histoire de l’art. En va-t-il autrement des textes à valeur de manifeste publiés dans le catalogue de la 12e biennale de Lyon ?
Fig. 7. Jonathas de Andrade, p. 50-51.
© Les auteurs, les artistes, La biennale de Lyon, 2013, Les presses du réel.
39Dans les textes manifestaires repérés, certains artistes prennent position contre le racisme et le colonialisme. Ainsi Jonathas de Andrade (Fig. 7) qui vit et travaille à Recife (Brésil) prend-il soin de rappeler que si le terme nego est « une manière familière de s’interpeller – généralement sympathique, […] linguistiquement, le mot a des connotations historiques, et même coloniales et racistes » (Biennale : 32). Un peu plus loin, il précise son combat : « Avec ce projet, j’ai l’intention de prendre la température actuelle du post-colonialisme, du post-esclavage et de l’exploitation de la main-d’œuvre à bon marché. » Il s’agit bien ici de dénoncer des formes très particulières d’exploitation des « pauvres » et d’un racisme dissimulé. Jonathas de Andrade associe à son œuvre 40 black candies is R$ 1.00 (40 bonbons noirs à R$ 1.00), la phrase suivante : « Nego bom est le nom d’un bonbon très populaire ici, au Nord-Est du Brésil… » (Biennale : 50). Mêlant fiction et documentaire, l’œuvre montre la chaîne de production de ce bonbon à l’aide de photographies, de textes décrivant les opérations nécessaires à sa confection, de documents comptables et de témoignages d’ouvriers. À partir de l’histoire de ce bonbon et d’une documentation quasi-anthropologique, Jonathas de Andrade met en scène des rapports de domination et des interactions sociales sous l’emprise du profit qui contrastent avec la vision d’un Brésil multiculturel et démocratique. Davantage encore, il s’agit d’une réflexion sur le rapport maître / esclave et sa version moderne dominant / dominé, qui n’est pas sans rappeler une vision marxiste de la société.
Fig. 8. Thiago Martins de Melo, p. 326-327.
© Les auteurs, les artistes, La biennale de Lyon, 2013, Les presses du réel.
40D’autres textes à valeur de manifeste évoquent le combat des artistes en faveur d’une société décolonisée. Ainsi, Thiago Martins de Melo (fig. 8) met-il en exergue la phrase suivante : « C’est un rassemblement cruel et érotique arrosé de sang noir, blanc et amérindien… » (Biennale : 326). Cette phrase est publiée en regard d’un texte de combat politique où il n’hésite pas à rappeler que « l’histoire de la peinture a fini par devenir un emblème du colon et un signe d’hégémonie culturelle ». Pour sa part, Meloko Mokgosi, originaire du Botswana et qui vit à New York, nomme un ensemble de peintures Pax Kaffraria : The Ruse of Disavowal, avec pour exergue : « Comme chacun sait, les Britanniques ont choisi le nom de Cafrerie pour dire “Kaffir” – l’équivalent de negro… » (Biennale : 346) signifiant ainsi son engagement artistique et politique.
Fig. 9. Dineo Sehee Bopape, p. 96-97.
© Les auteurs, les artistes, La biennale de Lyon, 2013, Les presses du réel.
41La question de l’apartheid en Afrique du Sud et de ses rémanences est aussi un combat pour lequel s’élèvent des artistes. Dineo Sehee Bopape (fig. 9) propose une vidéo sur les notions d’absurde, de trauma, de mémoire et de déplacement accompagnée d’un exergue explicite dans le catalogue : « Les nouvelles d’Afrique du Sud m’apprenaient qu’un homme était poursuivi pour avoir chanté un chant de résistance contre l’apartheid » (Biennale : 96).
Fig. 10. Mary Sibande, p. 446-451.
© Les auteurs, les artistes, La biennale de Lyon, 2013, Les presses du réel.
42De son côté, Mary Sibande (fig. 10) met en exergue un personnage fictif dans la phase suivante : « Lorsque Sophie met son uniforme de bonne, le motif très simple devient une robe victorienne qui se transforme en costume de super-héros… ». Quant au texte, il fait référence à un épisode précis de l’histoire de l’Afrique du Sud :
À la fin des années 1980, des gens manifestaient pour l’égalité, au Cap. Pendant la manifestation, la police a aspergé tout le monde avec un canon à eau. De la teinture violette était mélangée à l’eau afin de permettre à la police d’identifier et d’arrêter les manifestants anti-apartheid. Cet épisode m’a donnée envie de m’intéresser aux rôles qu’ont joué les couleurs dans l’histoire de ce pays. (Biennale : 450)
43Avec Mary Sibande, c’est aussi la double question du statut des femmes dans la société et en tant qu’artiste qui est posée. L’engagement du côté du féminisme5 est présent dans des textes à valeur de manifeste de manière explicite (Juliette Boneviot avec Minimal jeune Fille et l’exergue « L’héroïne est cette jeune fille parfaite, ménagère exemplaire, consommatrice et consommable… » (Biennale : 88) ou, plus souterraine, avec un hommage rendu à la première femme américaine à être allée dans l’espace (Tavares Strachan avec The Immeasurable Day Dream et l’exergue « Je me souviens du jour où Sally Ride est morte » (Biennale : 474). Le manifeste semble ici se doubler d’un travail informationnel et didactique.
44Les prises de position en faveur de l’écologie et de l’environnement apparaissent à travers, par exemple, la lutte pour les terres au Brésil. À cet égard Martins de Melo peint des œuvres de « résistance » et revendique dans le texte « sa lutte pour sauvegarder l’environnement » (Biennale : 336). Son propos est encore plus direct dans la suite du texte :
L’État refuse de considérer les problèmes tels que le travail forcé, la lutte pour la terre, les assassinats des indiens et des chefs des communautés d’Amazonie pour des motifs politiques, la déforestation illégale, l’invasion des réserves indiennes et des quilombolas (les communautés marrons, formées des descendants des anciens esclaves africains fugitifs et qui ont colonisé ces territoires il y a des siècles. (Biennale : 336)
45On peut lire un peu plus loin un véritable appel (au combat) contre les puissants et les hommes politiques : « La grande lutte historique des Brésiliens passe par la lutte pour les terres » (Biennale : 339). Le combat écologique est aussi marqué par des prises de position contre le nucléaire.
Fig. 11. Nobuaki Takekawa, p. 478-479.
© Les auteurs, les artistes, La biennale de Lyon, 2013, Les presses du réel.
46C’est le cas de Nobuaki Takekawa (fig. 11) qui termine le texte de son installation, We are Pirates of Uncharted History, par ce constat désabusé sur la mondialisation et le traumatisme de Fukushima : « La galère poursuit sa course dans une direction inconnue, propulsée par d’anonymes rameurs – semblables à des esclaves ballottés dans un monde obsédé d’économie » (Biennale : 480). Avec la 12e biennale d’art contemporain de Lyon, le catalogue se fait le porte-voix de manifestes et de revendications des artistes sans pour autant constituer une entité en soi.
47In fine, le manifeste-catalogue d’exposition est un support qui permet de défendre, parfois à plusieurs, des aspirations, des intentions ou des revendications – dans un style manifestaire parfois très engagé, comme chez les artistes du Brésil et d’Afrique du Sud. Cependant, en tant que déclaration d’intention imprimée sur un support papier dans le catalogue de la 12e biennale d’art contemporain de Lyon, le manifeste est de nos jours un genre anachronique par sa matérialité même. Ce désamour pour la « culture de l’imprimé » laisse souvent place aux technologies numériques et à la culture globalisée d’Internet (Guilló 2010, Lambert 2008). Les technologies numériques radicalisent des prises de position d’artistes et ouvrent sans doute vers de nouvelles pratiques manifestaires, en échappant ainsi d’une certaine manière au formalisme et à un post-conceptualisme précisément anachronique.