Quand les chercheurs ressentent l’appel du large, il est rare qu’ils résistent à la tentation de nouer de nouvelles solidarités. L’interdisciplinarité est souvent le résultat de cette impatience des nouveaux continents.
Jean-Michel Besnier et Jacques Perriault, Hermès, no 67
1Le recours à l’étymologie et aux définitions est un point de départ courant de la recherche en littérature ou en sciences humaines, en un geste qui vise à circonscrire l’objet d’étude, à penser / classer la notion que l’on s’apprête à déplier. Deux mouvements possibles se dessinent dès lors pour le raisonnement : l’un, centrifuge, consiste à donner à l’objet une identité sémantique forte, construite autour d’une histoire du mot plutôt linéaire, unifiée par elle, tandis que l’autre, centripète, tend au contraire à montrer la multiplicité des sèmes d’une notion, à souligner et valoriser l’empan qui les sépare, à risquer l’éclatement du sens pour mieux éviter de le figer.
- 1 Le présent numéro est en grande partie issu des travaux de la journée d’études « Devenirs du manife (...)
2C’est ce deuxième mouvement qui semble le mieux servir la notion de manifeste, au cœur de ce numéro1. Le kaléidoscope sémantique qu’elle constitue, la difficulté que l’on peut éprouver à essayer de la circonscrire sont ce qui fait le caractère fondamentalement interdisciplinaire de l’objet lui-même, ainsi que sa richesse. Tout comme l’expression avant-garde, le terme de manifeste relève en effet, à l’origine, du vocabulaire militaire : c’est la « déclaration que font les Princes par un écrit public, des intentions qu’ils ont en commençant quelque guerre ou autres entreprises » (Furetière 1690). Il a aussi un sens commercial, puisqu’il désigne, dans la seconde moitié du xvie siècle, une « déclaration des marchandises renfermées à bord d’un vaisseau » (Littré 1873). Mais c’est bien sûr le sens politique qui devient rapidement central, dans lequel un manifeste désigne les « déclarations publiques d’un parti » (Littré 1873). Aujourd’hui, s’il a gardé ce dernier sens (le Manifeste du parti communiste est généralement la première référence citée), on le considère davantage encore comme un « écrit par lequel un mouvement littéraire ou artistique expose ses intentions, ses aspirations » (Dictionnaire de l’Académie, 9e édition). Dans le domaine artistique, il est aussi désigné par la critique comme le fruit d’« émouvantes confessions créatrices portées par l’urgence de l’écriture », qui sont le fait d’« artistes en gestation » (Blumenkranz 1993 : 112) ou encore comme une « force agrégative et oppositionnelle » (Heinich 1994 : 55) ayant « toujours pour énonciateur un groupe de signataires » (Angenot 1982 : 61). La définition étendue donnée par Claude Abastado en 1980 englobe également « tout texte qui prend violemment position et institue, entre un émetteur et ses allocutaires, une relation injonctive flagrante » (Abastado 1980 : 4).
3Initialement discours au premier degré, le manifeste a, au temps des avant-gardes dites historiques, été tourné en dérision par les créateurs eux-mêmes, ainsi Tristan Tzara :
Un manifeste est une communication faite au monde entier où il n’y a comme prétention que la découverte du moyen de guérir instantanément la syphilis politique, astronomique, artistique, parlementaire, agronomique et littéraire. (Tzara [1921] 1979 : 55)
4Plus récemment, certains artistes ont été jusqu’à exprimer leur refus du manifeste, tel Pierre Buraglio, qui le juge « liberticide et totalisant », l’associant à toute forme de discours assertif : « Bannissons les certitudes ! et les Manifestes ! » (2007 : 190-193). La critique n’a pas été en reste pour attaquer ce genre parfois considéré comme révolu, surtout celle des années 1980 pour qui, comme l’explique Viviana Birolli dans ce numéro, « cette idée d’une “mort” du manifeste est souvent solidaire […] de la fin de la période des avant-gardes dites “historiques” » (Birolli : 2018). De manière caractéristique, Jean-Marie Gleize (1980 : 13) annonçait d’ailleurs : « l’époque des manifestes est close ». Les mises à mort prennent parfois une connotation plus nostalgique à l’ère contemporaine, ainsi chez Marcel Burger :
La logique manifestaire semble en effet ne s’être pas remise de la torsion imposée par les avant-gardes : on ne lance plus guère de manifestes, on se contente de publier des « œuvres » et de participer à des événements médiatiques. (Burger 2002 : 13)
5Pourtant, le genre semble avoir bénéficié d’un regain d’intérêt au cours de ces dix dernières années, chez les créateurs comme auprès de la critique. En témoignent de nombreuses publications, dont le numéro précurseur dans cette même revue, dirigé par Anne Larue : « L’art qui manifeste » (2008), qui refusait justement « toute nostalgie mélancolique sur l’heureux temps qui prétendument n’est plus ». Parmi les autres publications principales, on citera notamment l’anthologie de manifestes sur l’histoire de l’art d’Antje Kramer (2011), le numéro « Manifeste/s » de la revue Études Littéraires (2013), et en 2015, la thèse de doctorat de Mette Tjell, le numéro de la revue Marges et l’anthologie de manifestes futuristes rééditée par Giovanni Lista.
6Un point aveugle ou à tout le moins mineur de ces recherches demeure toutefois l’interrogation sur l’interdisciplinarité exceptionnelle du manifeste : en effet, quelle autre forme produite par les artistes retrouve-t-on dans autant de domaines différents ? En France, seule la publication récente « Le Manifeste entre littérature, art et politique » (Margel 2013) posait la question sous cet angle. Dans son introduction, Serge Margel se demandait notamment si « [le manifeste] relèv[e] toujours d’un genre littéraire » et si « un film peu[t] se dire, ou se voir comme un manifeste » (6). À l’occasion de ce numéro d’Itinéraires, il nous a semblé important de poursuivre ce travail d’étude comparée du manifeste de manière plus systématique et approfondie. La réflexion s’est donc orientée dans deux directions paradoxales : l’identification de points de rencontre entre les disciplines, d’une part, et la reconnaissance de l’irréductible singularité des œuvres et des domaines, d’autre part, ce caractère « indiscipliné » et revêche aux efforts de catégorisation qui fait le charme de la forme.
7Peut-on penser une évolution homogène du genre aussi bien en art qu’en littérature, ou encore dans les domaines de l’architecture, du théâtre ou du cinéma ? Quels facteurs, inhérents ou étrangers à la discipline concernée, favorisent l’écriture et la publication de manifestes ? Enfin, comment tenir compte des nombreuses formes qu’il adopte désormais ? Une répartition des contributions par type de producteurs et de destinataires, d’une part, et par type d’engagement dans la cité d’autre part, permettra d’interroger cette diversité de production.
8C’est ici que la notion d’interdiscipline rencontre celle d’indiscipline. Dans un numéro de la revue Hermès qui associait déjà les deux termes, et qui se présentait d’ailleurs comme le « Manifeste du renouveau des sciences de la communication » (Besnier et Perriault 2013 : 15), Jacques Perriault et Jean-Michel Besnier analysaient les principales attitudes repérables chez les chercheurs pratiquant l’interdisciplinarité. Celle qui caractérise le mieux l’ambition de ce numéro est l’attitude par laquelle l’interdisciplinarité est une « stratégie de production de savoirs et de pratiques au sein de réseaux ou d’associations telle que la découverte de l’un rétroagisse sur la recherche de l’autre qui offrira en se réalisant du grain à moudre à la synergie formée par les deux » (Ibid.). Cette épistémologie est aussi une façon de « mettre en évidence la vanité de la fragmentation des savoirs, à l’heure où la fluidification des données se trouve induite par les technologies d’information et de communication » (Ibid.). C’est aussi une méthode propice, selon nous, pour décrire les opérations intellectuelles que permet une base informatique telle que Manart, cette base de données sur les manifestes artistiques et littéraires aux xxe et xxie siècles qui est à l’origine de ce travail (voir infra).
9Mais Perriault et Besnier associent surtout, et c’est cela qui retient notre attention, les notions d’interdisciplinarité et d’indiscipline en tant qu’elles sont génératrices d’« interaction » (2013 : 150). Reconnaissant la « fécondité de l’anarchisme épistémologique et le pouvoir d’innovation à l’œuvre dans toute stratégie de décentrement », ils considèrent – et nous avec – l’indiscipline comme « la condition des véritables découvertes » (13). Dans ce numéro, l’indiscipline désigne non seulement notre approche épistémologique, mais aussi, bien sûr, la dimension subversive du manifeste et son caractère irréductible. « Penser / classer » le manifeste par discipline ne relève donc pas tant d’une tentative de taxonomie visant à produire un ordre, que d’une valorisation de la résistance indisciplinée de notre objet aux efforts de catégorisation. Ce geste relève aussi d’une curiosité, d’une envie de dialogue et de comparaisons productives telles qu’en autorisent les confrontations transdisciplinaires. Il relève enfin d’une volonté de saisir au vol un mouvement, celui d’un genre non figé et dont l’essence même est de s’élever contre l’immobilisme de la pensée. C’est peut-être en cela que « le manifeste n’existe pas dans l’absolu » (Abastato 1980 : 5) : il n’existe qu’en lien avec le champ artistique qui en a rendu l’existence possible, qu’en lien avec les autres domaines dans lesquels il a été produit. Autrement dit, une nouvelle définition du manifeste, pour lui être fidèle, ne peut être que dynamique et relationnelle, et non essentialiste : c’est l’une des ambitions de ce travail.
10À l’origine de cette recherche figure la création du projet Manart (Manifestes artistiques), porté par Viviana Birolli, Camille Bloomfield, Mette Tjell et Audrey Ziane. Depuis sa naissance en 20123, Manart a pris de l’ampleur, donnant lieu à plusieurs communications et publications scientifiques4 et à la mise en place d’un site web. Le soutien, en 2014, du labex Créations, Arts et Patrimoine (CAP5) a donné un élan important au projet qui a permis d’aboutir à la conversion en XML de la base, et à sa publication en ligne sur le site, avec la possibilité de l’alimenter et de l’éditer de manière collaborative. Cette dimension a favorisé l’agrégation de chercheurs venus d’horizons disciplinaires et culturels différents au noyau initial. L’objectif scientifique de Manart est d’abord :
[…] d’extraire de ces données des statistiques qui permettront d’éclaircir l’évolution du genre manifestaire, d’y découvrir de nouveaux éléments (traits discursifs, fonctions, intentions), ainsi que de dégager des pistes pour examiner les variations du genre au fil des années […]. Quelle part ce genre fait-il à l’individu et au collectif ? A-t-il encore une actualité aujourd’hui ? A-t-il connu une « grande époque », comme on le croit souvent ? Où produit-on le plus de manifestes ? Les manifestes sont-ils toujours des textes ? Autant de questions auxquelles la base Manart devrait permettre de répondre6.
11Mutualisation des connaissances, partage des savoirs, émulation et questionnements communs ont ainsi permis la création d’une base contenant, à ce jour, des données sur plus de sept cents manifestes produits aux xxe et xxie siècles, dans plus d’une trentaine de pays – la base est ouverte au monde entier. Les premiers résultats issus de ces travaux ont été publiés dans la revue Études Littéraires, dont le numéro spécial « Manifeste/s » (Birolli et Tjell 2013) s’appuyait largement sur Manart pour démontrer l’existence d’un manifeste au singulier dans un genre surtout identifié comme collectif. Au sein des contributions publiées, le travail statistique effectué sur la base permettait d’apporter des éléments de réponse tangibles sur cette question. En voici quelques exemples : Mette Tjell, tout d’abord, affirmait, par une analyse fine et approfondie de données sur une centaine de textes l’existence de nombreux manifestes écrits individuellement, nuançant largement les idées communément admises sur le genre. Un autre questionnement, mené conjointement par Camille Bloomfield et Mette Tjell (2013), portait sur l’âge d’or du manifeste artistique et littéraire en France, et confrontait différentes méthodes d’interrogation de Manart. La première considérait comme manifestes les textes qui avaient été reçus comme tels par la critique, sans s’en revendiquer explicitement, tandis que la seconde adoptait des critères définitoires et plus resserrés du genre. Tout en questionnant notre objet de recherche (qui fait d’un texte un manifeste, son producteur ou son récepteur ?), l’article annonçait déjà ce que Paul Aron (2014) nomme « la valeur formelle et fonctionnelle » du manifeste, et prouvait par la même occasion à la fois l’homogénéité du genre et la fiabilité de l’outil, puisque les deux acceptions différentes du manifeste aboutissaient à des résultats similaires. Dernier exemple de manière possible d’utiliser la base, l’article de Camille Bloomfield (2013b) montrait que celle-ci pouvait servir à remettre en perspective un cas particulier dans la production manifestaire de son époque. Il apparaissait ainsi que les manifestes oulipiens, en l’occurrence, prennent une signification toute différente selon leur date et contexte de parution, inscrivant le groupe dans la tradition avant-gardiste dans le cas du premier, ou soulignant son anachronisme volontaire dans le cas du troisième. Ce type de recherche pourrait bien entendu être réalisé sur d’autres corpus spécifiques.
12De la même manière, le présent numéro, qui se veut une suite des travaux entamés dans Études littéraires, s’appuie en maints endroits sur les données récoltées dans Manart – les auteurs y étaient d’ailleurs explicitement invités. Viviana Birolli les exploite par exemple pour appuyer sa démonstration sur le manifeste architectural contemporain et mettre en évidence, une nouvelle fois, la pertinence du questionnement sur les critères de définition du manifeste : pour identifier des pics de publication des manifestes architecturaux, doit-on inclure dans le corpus ceux qui résultent d’une commande ? Mais la question sous-jacente que l’on se doit de traiter est la suivante : que signifie avoir recours à un outil numérique (la base de données) pour étudier un objet des humanités (le manifeste) ? Quelles en sont les conséquences et les enjeux ? Cette réflexion permettra de donner ensuite un cadre contextuel à la réflexion en interrogeant la base Manart, justement, sous l’angle interdisciplinaire.
13La formalisation – d’abord au sein d’un tableur – de nos premières recherches a rapidement fait surgir des questions de fond concernant le recensement, la fortune critique et la réception des textes en tant que manifestes, notamment pour ceux qui n’en portaient pas le nom dans leur titre (une grande majorité du corpus). Si les bases de données sont par excellence le lieu d’une systématisation, le manifeste se caractérise plutôt, lui, par son anti-systématicité : dans son principe même, c’est donc une forme qui tend à la différenciation, un phénomène qui résulte d’un besoin de distinction, selon le vocabulaire bourdieusien, des membres des groupes et mouvements artistiques par rapport à leur champ d’appartenance. Alors comment procéder pour obtenir des résultats justes ? L’analyse même des problèmes de méthodologie rencontrés éclaire certains questionnements intéressants sur l’objet manifestaire.
14En effet, parmi les champs que nous remplissons pour chaque manifeste dans la base, celui du « domaine d’appartenance » est particulièrement épineux, notre objet questionnant sans cesse, on l’a dit, les frontières disciplinaires. Le premier obstacle est donc d’éviter d’enfermer les entrées dans des taxonomies existantes et dûment référencées, mais pas toujours pertinentes. Pour cela, la constitution de la liste des domaines dans Manart s’est faite de manière empirique, au fur et à mesure des manifestes ajoutés, pour être le plus en adéquation avec la réalité.
15Un second problème intéressant est celui de l’extension disciplinaire du corpus. La question initiale était : faut-il intégrer les manifestes politiques dans une base sur les manifestes « artistiques et littéraires » ? Cela augmentait sensiblement le nombre des entrées, et dépassait en outre le champ de compétences de l’équipe. Mais pouvait-on pour autant exclure complètement le politique ? Et comment les distinguer ? Les catégories ne sont bien sûr pas étanches, et l’on sait combien les artistes entretiennent parfois un rapport étroit avec le politique, certains considérant même l’art comme un moyen d’action avant tout (voir les manifestes situationnistes ou encore féministes). L’une des solutions adoptées dans le projet est d’inclure des textes qui, s’ils ont un contenu très politique, doivent aussi avoir un lien évident avec l’art (soit par la qualité de leur producteur, par leur contexte de production ou par le domaine concerné).
16En outre, la portée de certains manifestes étant floue tandis que d’autres s’adressent à des champs très précis, la liste des domaines possibles a dû progressivement se hiérarchiser en catégories générales et sous-catégories. On trouve désormais le domaine « littérature », mais aussi « littérature (poésie) », par exemple, « littérature (théâtre) », tandis que la catégorie « art » est associée à des sous-catégories telles que : art appliqué, numérique, sonore, peinture, performance, photographie, sculpture, etc. Il peut donc arriver qu’un manifeste soit étiqueté à la fois avec une catégorie générale et une sous-catégorie : le manifeste du surréalisme, par exemple, relève en effet à la fois de l’art et de la littérature en général, et pourtant il semblait judicieux de lui attribuer également la sous-catégorie « poésie », étant donné la forte présence des poètes dans le mouvement. Cette hiérarchie a permis aussi de penser la présence du politique en lien avec un domaine de la création (en utilisant les sous-catégories « littérature (politique) » et « art (politique) »). Ainsi le manifeste traité dans ce numéro par Gwenn Riou, celui de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, relève tout autant du littéraire que de l’artistique ou du politique.
17Une fois ces problèmes résolus, on peut interroger la base sous l’angle disciplinaire et observer par exemple la proportion d’entrées relevant de plusieurs domaines : en septembre 2018, Manart contient ainsi 77 manifestes relevant de plus d’un domaine, sur un total de 725 entrées, soit un pourcentage de 10,6 %. Si l’on affine la requête en la restreignant aux manifestes qui relèvent de plusieurs domaines, mais sans tenir compte des occurrences associant seulement une catégorie générale à une sous-catégorie (ex. : « art » et « art (performance) »), on trouve alors 61 résultats, soit un pourcentage de 8,4 % du total. C’est assez marginal, mais le chiffre est probablement un peu inférieur à la réalité : il faut le pondérer par le fait que le travail de complétion des fiches n’est pas achevé, certains domaines sont encore en train d’être ajoutés au fur et à mesure que l’on a accès aux manifestes eux-mêmes.
Fig. 1. Proportion de manifestes relevant de plusieurs domaines dans la base Manart
18On peut restreindre encore la requête et interroger la base sur les entrées qui relèvent de trois domaines ou plus. On obtient alors 1,7 % de l’ensemble, soit les manifestes suivants, ce qui permet de constater que cette propriété formelle n’est pas caractéristique d’une époque ou d’un mouvement en particulier, mais qu’elle est au contraire propre au genre :
Extrait de la base de données Manart : manifestes relevant de trois domaines ou plus
Titre en langue originale
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Domaine(s)
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Mouvement associé (nom français)
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Date de première publication
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Manifeste Dadaïste
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Art, Literature (Poetry), Literature
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Dadaïsme
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1918
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Manifesto del Sindicato de Obreros Tecnicos, Pintores y Escultores
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Art, Art (Painting), Art (Sculpture)
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1922
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Déclaration du 27 janvier 1925
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Art, Literature, Art (Politics)
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Surréalisme
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1925
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La Cause est entendue
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Art, Literature (Poetry), Literature
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Surréalisme
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1947
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Refus global (le texte)
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Art, Literature, Music, Art (Politics), Literature (Politics)
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Automatisme
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1948
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La Cause était entendue
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Art, Literature (Poetry), Literature
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Cobra
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1948
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Manifeste de l’Infonie. Le ToutArtBel
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Music, Dance, Art, Littérature
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L’infonie
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1970
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Manifeste du Marronisme moderne
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Art, Architecture, Literature (Theatre), Dance, Music, Literature, Literature (Poetry), Art (Video), Art (Photography)
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Marronisme
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1998
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Manifeste du Laboratoire
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Art, Design, Literature, Art (Photography), Other
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Artscience
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2007
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Manifeste pour une construction de situations
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Other, Art (Politics), Literature (Politics)
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Situationnisme
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1953 [not published]
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Maintenance Art Manifesto
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Art, Art (Performance), Costumes
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Maintenance art
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1969-1971
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19On peut aussi se demander dans quel domaine le manifeste est le plus présent. A-t-il la même importance, par exemple, au cinéma et en théâtre ? La base permet une vue claire de la répartition des manifestes par domaine :
Fig. 2. Quantité de manifestes par domaine dans la base Manart
20Dans ce schéma, tout n’est pas à comprendre au même niveau : les chiffres pour « art » et « littérature » sont comparables, puisqu’il s’agit de deux catégories générales. On peut de même rapprocher les chiffres de certaines sous-catégories, par exemple poésie (109) et théâtre (20) – l’écart est d’ailleurs saisissant, comme l’est la prégnance évidente, ici, de la poésie sur les autres arts dans la production manifestaire.
21Bien entendu, ces données chiffrées, aussi intéressantes soient-elles, doivent être traitées avec précaution : le travail est en cours, et certains domaines sont peut-être surreprésentés par rapport à d’autres, en fonction notamment des compétences de l’équipe et des collaborateurs du projet. Mais la quantité de manifestes renseignés garantit toutefois une certaine représentativité de l’échantillon sur lequel portent ces requêtes, et donc une certaine fiabilité des résultats.
- 7 Le corpus concerne essentiellement les champs européen et américain, et les manifestes concernés so (...)
22Plusieurs angles de lecture sont possibles pour ce numéro. En effet, les contributions présentent à la fois des textes qui ont l’apparence typique d’un manifeste et se revendiquent comme tels (ce sont des « manifestes au premier degré ») et d’autres qui s’en approchent, qui ont été lus comme tels par la critique, mais ne correspondent pas stricto sensu à ses définitions usuelles. Les articles alternent par ailleurs entre des études de cas particuliers et des panoramas de la situation du manifeste dans un champ donné, faisant ressortir à la fois le lien étroit qui existe entre les producteurs et les récepteurs pour la constitution même d’un texte ou d’une œuvre en manifeste, et les différents degrés d’autonomie des champs dans lesquels ils émergent7.
23Une autre lecture possible, plus transversale et plus problématique, concerne la caractérisation du geste manifestaire selon la qualité de ses producteurs ou de ses destinataires. Un premier ensemble (partie 1) réunit en effet des articles sur des manifestes produits par des artistes issus de l’avant-garde et/ou de la contre-culture, qui, en un geste fort de subversion, voire de déclaration de guerre artistique, proposent un renouveau qui en passe le plus souvent par une déconstruction de l’actuel.
24Un second ensemble (partie 2) interroge justement la nature de ces engagements, avec un corpus élargi : à qui profite le manifeste ? à qui est-il destiné ? Le spectre s’étend alors de l’engagement des auteurs dans la cité, au sens politique du terme comme chez les « Écrivains et artistes révolutionnaires », ou au sens plus urbain dans les manifestes architecturaux, jusqu’à la récupération de toute l’imagerie de la manifestation et du manifeste par l’industrie de la mode.
25Le constat initial est souvent le même : « Nous piétinons. L’esprit tourne. La poésie piétine », affirme ainsi Pierre Garnier, par exemple, dans son « Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique » en 1963, qui intervient alors que la pratique poétique semble connaître un essoufflement. De là, comme sous la plume de Bernard Heidsieck et de Julien Blaine, provient la nécessité d’une respiration nouvelle, d’une sortie de la discipline. Gaëlle Théval met en lumière dans les manifestes de ces auteurs-poètes cette sortie, qui se traduit par leur volonté de « sortir du livre » et par l’utilisation des nouvelles technologies comme moyens de diffusion et de création. Les « poèmes-objets » de Garnier, les poésies-performances de Blaine, les expérimentations sonores de Heidsieck inaugurent de manière forte la « poésie-action » comme façon de lier l’art et la vie, ou encore la poésure et la peintrie pour reprendre l’expression créée par Kurt Schwitters en 1946 (qui a donné son titre à l’exposition présentée au Centre de la Vieille Charité en 1993).
26C’est également la dimension auctoriale du manifeste en poésie qui peut être questionnée, qu’elle soit collective ou individuelle. C’est sur une étude quantitative issue de MANART que Mette Tjell appuie son analyse du champ français plus contemporain, montrant que les manifestes signés d’un seul nom se multiplient à partir des années 1980. Une décennie plus tard, sous la plume de Jean-Marie Gleize, Alain Jouffroy, Henri Meschonnic, Christophe Tarkos et Frédérik Pajas, le manifeste fait peau neuve et n’est plus l’antichambre de l’œuvre, sa préface ou son paratexte, mais l’œuvre elle-même. Néanmoins, si son évolution formelle vers une forme singularisée est visible, les proclamations n’ont pas toujours pour but de s’opposer aux discours académiques mais plutôt d’user, comme chez Meschonnic, de la rhétorique propre aux avant-gardes pour prôner un retour aux formes « classiques », canoniques de la littérature – ou comment l’indiscipline du manifeste, en une surprenante mise en abyme, en vient à prôner un retour à la discipline.
27Pour ce qui concerne le théâtre, Karel Vanhaesebrouck analyse quant à lui le manifeste T68, publié dans cette grande période de révolte qu’est l’année 1968, par l’écrivain Hugo Claus, le comédien Alex Van Royen et le critique Carlos Tindemans, et nuance l’idée selon laquelle le manifeste est soit révolutionnaire, soit réactionnaire : il peut être les deux à la fois. « Manifeste malgré lui », T68 est paradoxal en ce qu’il proclame la nécessité d’une révolution profonde, sans pour autant réussir à se connecter véritablement aux mouvements antiautoritaires de l’époque. Il se trouvera donc vite réduit à un objet de curiosité sans engendrer cette fondation d’un renouveau théâtral en Flandres que ses auteurs appellent pourtant de leurs vœux.
- 8 « Manifester c’est performer ».
28Dans le champ – jusqu’ici inexploré – des manifestes féministes, en particulier au cinéma, l’archétype du manifeste est plus radicalement questionné. Recensant soigneusement un certain nombre de productions filmiques se revendiquant comme manifestes, Muriel Andrin présente des œuvres profondément innovantes et expérimentales dans leur forme, qui abordent la question de la féminité et du féminisme très directement, non sans quelques détours occasionnels par la pornographie, et n’hésitent pas à mêler pour cela récit filmique, performance et art vidéo. Les revendications féministes ne sont plus seulement « lisibles » mais bel et bien « visibles ». Ovidie, Agnès Varda ou Virginie Despentes deviennent alors l’incarnation même de la formule « to manifesto is to perform8 » (Danchev 2011) en questionnant, exhibant, filmant, photographiant leur féminité et leur sexualité. Ces manifestes remettent définitivement (et sainement) en cause les catégories strictes émises par les linguistes, telles celles de Marcel Burger qui classait le manifeste selon ses fonctions (fondation, maintien et dissolution d’un mouvement), en créant un nouveau langage de combat.
29L’autre question importante qui se pose au vu de la diversité des engagements du manifeste est celle de leur intention même : au service de qui et de quelle mission l’artiste s’engage-t-il ? S’agit-il de servir une idéologie politique et d’être actif dans la cité, comme dans les textes étudiés par Gwenn Riou et Viviana Birolli, ou de répondre à une commande, provenant parfois d’un acteur du marché de l’art, comme dans les contributions à un catalogue d’exposition, que Marianne Jakobi lit comme des manifestes ? À l’autre bout du spectre, Eleni Mouratidou montre que la rhétorique manifestaire peut aller jusqu’à servir une marque et sa stratégie de communication, dans une récupération du genre à des fins exclusivement publicitaires.
30L’analyse, par Gwenn Riou, du manifeste de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (publié en 1932 dans L’Humanité) s’appuie tout d’abord sur une reconstitution de l’histoire sous-jacente de ce texte emblématique qui a réuni les signatures d’écrivains, de poètes et d’artistes. Tout un pan de l’histoire de l’art et de la littérature des années 1930-1940 est ainsi mis en exergue, renouant le lien entre le genre manifestaire et la figure de l’intellectuel engagé. Par une construction typique (énoncer une crise, identifier un adversaire, proclamer la « mise à mort » de celui-ci, suggérer des solutions et appeler au ralliement et à l’action) le manifeste de l’AEAR propose de détruire et d’organiser une société nouvelle basée sur les principes du socialisme naissant. La contradiction, ici, réside dans le caractère potentiellement liberticide de ce manifeste qui énonce des règles dogmatiques sur ce que doit être « l’art communiste », aux dépens des désirs individuels des membres de l’association.
31C’est sur l’utopie et la notion de cité idéale que repose souvent l’engagement manifestaire en architecture, dont Viviana Birolli tente de définir quelques jalons, avec comme point de départ le manifeste futuriste d’Antonio Sant’Elia (1914). C’est l’essence même du manifeste qui est de nouveau questionnée, de ses formes canoniques à ses expressions les plus novatrices, tels les recueils de manifestes produits sur commande lors de la première décennie du xxie siècle, en passant par le « manifeste rétroactif » de Rem Koolhaas (1978), c’est-à-dire un texte qui réactive des volontés du passé : « Chaque manifeste retravaille les manifestes précédents. L’appel au nouveau se construit sur l’ancien » (Colomina 2014 : n. p.).
32Dans le domaine de l’art contemporain, on retrouve également des manifestes de commande. Marianne Jakobi s’intéresse, elle, à une autre forme d’« art qui manifeste » et interroge un nouvel objet sémiotique : le manifeste-catalogue d’exposition. Prenant pour appui de ses recherches la 12e biennale d’art contemporain de Lyon en 2013, elle questionne le catalogue publié à cette occasion : Fait-il table rase du passé ? Marque-t-il la fin de l’engagement politique des artistes ? Ce nouvel acte discursif, genre hybride entre écrit d’artistes et manifeste, semble porter en lui les composantes des manifestes caractérisant les grands « -ismes » de l’art, mais dès lors qu’ils émanent d’une commande, leur sens est nécessairement remis en question.
33Enfin, le dernier article de ce numéro, écrit par Eleni Mouratidou, présente une étude de ce que celle-ci nomme les formats-manif, une nouvelle métamorphose du manifeste qui, loin de cacher ses enjeux commerciaux, entre dans l’arène de la communication médiatique comme dans une nouvelle société du spectacle.
34Sous une forme standardisée, le format-manif s’allie à la subversion des manifestes et des écrits de la contestation, les manif, mais sans être dépourvu d’une dimension entrepreneuriale et économique. Ainsi, des campagnes publicitaires d’un rouge à lèvres Lancôme au parfum Manifesto de Yves Saint Laurent – qui reprennent les attributs du « peuple manifestant » et les représentations plastiques des graffitis – aux mannequins du défilé Chanel au printemps 2015 qui arborent pancartes et haut-parleurs, l’auteure analyse cette nouvelle forme de la manifestation en tant qu’acte marketing sous ses angles discursif, sémiotique et communicationnel.
35Rupture, avant-garde, contre-culture, indiscipline ou subversion : autant de termes qui sont indissociables du mot « manifeste ». Mais il est un autre concept central qui nourrit en profondeur le geste auctorial préalable à tout manifeste, c’est celui de révolution. C’est donc sur un élargissement théorique que se conclut ce dossier, grâce à une proposition originale de l’écrivain et poète David Christoffel, qui étudie les rapports complexes entre musique et révolution, depuis l’affirmation révolutionnaire à l’époque romantique d’une musique « absolue » qui subsumerait les patriotismes et refuserait l’instrumentalisation politique, au caractère manifestaire d’écritures musicales discontinues comme celles d’un John Cage ou d’un Arnold Schönberg. Pas besoin de se proclamer manifeste, pas même besoin d’être reçu comme tel pour l’être réellement : la charge qui fait d’une œuvre un manifeste ne saurait être rapportée uniquement à des critères formels, mais elle doit l’être aussi à une certaine relation des artistes à la notion de rupture (avec leur contexte, ou dans l’écriture musicale elle-même), qui ne se situe pas toujours là où on la croit – les plus révolutionnaires sont parfois ceux qui travaillent « l’invariance », sans se plier aux injonctions de subversion.
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- 9 La base Manart en recense plus de 700 mais elle n’est pas exhaustive.
36L’étendue des formes de manifestes que présente ce dossier est grande et montre une réelle vitalité du genre, mais il faut garder à l’esprit le fait qu’il ne s’agit que d’une toute petite partie du corpus constitué par l’ensemble des manifestes artistiques et littéraires dans le monde, pour les xxe et xxie siècles9. L’interdisciplinarité du genre et ses interprétations variées en font à la fois un élément typique de la modernité artistique, et un genre aujourd’hui chargé symboliquement et répondant parfaitement aux décloisonnements contemporains. Loin d’être une notion évidée par ses multiples récupérations, le manifeste, par son aspect performatif, garde au contraire une forte attractivité auprès des artistes, notamment dans le domaine numérique, très prolifique en la matière. S’y pose en effet de manière radicale la question de sa reconnaissance par une autorité critique, puisque l’espace de discours qui se dessine dans le champ, encore jeune, des arts numériques est bien plus horizontal que dans le champ « traditionnel », et que n’importe quel artiste peut « publier » son manifeste, sans que l’on sache précisément quel écho il rencontre ou même que l’on puisse toujours garantir son authenticité. Il y a là un lieu important de renouveau de la forme dont une étude approfondie pourrait prolonger utilement ce premier travail.
37Quant à l’attitude contradictoire que l’on a pu repérer au fil du dossier, soit entre les différents commanditaires des manifestes soit au sein des textes eux-mêmes, elle apparaît en fin de compte comme un élément constitutif de la posture manifestaire, telle qu’elle était prônée en tout cas par Dada, l’un des mouvements ayant largement contribué à définir le genre par l’usage intensif qu’il en a fait. C’est sur une déclaration insolente de Tristan Tzara que l’on conclura à la puissance d’absorption du genre manifestaire, un genre caméléon capable de faire siennes les contradictions fréquentes des artistes entre parole et geste, entre intention et action, un genre plus tellement rebelle, mais toujours opérant.
DADA propose 2 solutions :
PLUS DE REGARDS
PLUS DE PAROLES.
Ne regardez plus.
Ne parlez plus.
Car moi, caméléon changement infiltration aux attitudes commodes — opinions multicolores pour toute occasion, dimension et prix — je fais le contraire de ce que je propose aux autres.
(Tzara [1920] 2005 : 21)