1Le 13 décembre 1931, l’écrivain et critique d’art communiste Léon Moussinac écrit :
[…] il est urgent que l’on fixe la situation réelle de la section française des écrivains et des artistes révolutionnaires… Nous laissons ainsi, par notre faute, aller au fascisme des éléments intellectuels que nous aurions pu amener à la lutte des classes révolutionnaires en leur faisant comprendre notre doctrine et la théorie révolutionnaire du marxisme-léninisme… La section française des écrivains et artistes révolutionnaires doit être dirigée par le Parti. Il n’y a aucune raison pour qu’il en soit autrement. Le Parti doit s’en occuper tout de suite. (Moussinac cité par Klein 1988 : 17-18)
- 1 Voir également, Anonyme, « L’Association des écrivains et artistes révolutionnaires tient son assem (...)
2Quelques mois plus tard, le 17 mars 1932, l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) est créée sous la présidence d’honneur de Léopold Averbach, de Théodore Dreiser, de Maxime Gorki, d’André Marty, de Romain Rolland et d’Edmond Fritsch. Le bureau est composé de Paul Vaillant-Couturier (secrétaire général), Jean Fréville (secrétaire-adjoint) et Léon Moussinac (trésorier). Dès sa création, l’association revendique « 200 adhérents environ (dont 80 pour les écrivains, 120 pour les artistes). [La] fraction communiste comprend 36 camarades1 » (Fréville cité par Morel 1985 : 413).
- 2 Voir à ce propos Morel (1985).
3Le Parti communiste est donc à l’origine de la création de l’AEAR, plus précisément, c’est le Bureau international pour la littérature révolutionnaire – qui est lui-même une création de l’Internationale communiste – qui pose les bases de l’association2. De cette façon, lorsqu’est publié le manifeste de l’organisation dans L’Humanité on peut y lire :
- 3 Lorsque la référence n’est pas précisée, elle renvoie au « Manifeste de l’Association des écrivains (...)
Détruire. Organiser. Pour nous l’un ne va pas sans l’autre. C’est-à-dire que le prolétariat doit poser dès à présent les fondements d’une culture prolétarienne qui ne pourra s’épanouir qu’au lendemain de la victoire de la Révolution socialiste, mais qui, dès l’époque de l’impérialisme, doit servir à préparer cette victoire3. (Anonyme [Paul Vaillant-Couturier] 1932 : 4)
4Deux mondes s’affrontent, « l’impérialisme pourrissant » et « le jeune socialisme ». Il s’agit donc de prendre part à cette lutte de classe et de détruire cet impérialisme dont le symbole est la décadence de la culture bourgeoise. Le prolétariat doit alors, « relever la culture mondiale », que l’impérialisme a mise à mal et dans ce combat « c’est en liant le travail théorique ; littéraire, artistique, à la pratique révolutionnaire qu’écrivains et artistes mériteront le titre de lutteurs du prolétariat ».
- 4 Aux élections législatives de 1928 le PCF perd douze sièges par rapport à 1924. Cette désaffection (...)
5Le vocabulaire employé ici est caractéristique de la période dite de « stalinisation » du PCF et de sa ligne « classe contre classe » qui prévaut jusqu’à la fin des années 1920. Cette pratique est cependant remise en question car le Parti – qui s’apparente alors à une organisation sectaire – atteint dans les années 1931-1932 une baisse considérable de son influence4 (Courtois et Lazar 1995 : 109, 119). Si l’on constate dans le manifeste des « restes » de cette période, notamment dans la phraséologie usitée, on remarque également qu’à aucun moment le PCF n’est mentionné, de même que le mot « communiste ». L’auteur du manifeste sait qu’il ne peut appeler au rassemblement des artistes et écrivains derrière la bannière d’un parti perçu comme ostracisant. Il proclame alors :
Qu’on n’attende pas de nous […] on ne sait quel sectarisme qui nous ferait considérer les correspondants [correspondants ouvriers ou Rabcors] comme la source unique de toute littérature prolétarienne, qui jetterait l’interdit sur les écrivains et les artistes révolutionnaires venus d’autres horizons. (Anonyme [Paul Vaillant-Couturier] 1932)
6Ce discours polémique se termine par l’annonce du programme de l’AEAR qui constitue plus de la moitié du manifeste et qui consiste en la propagation de la conception de l’art et de la littérature prolétarienne et révolutionnaire ; à l’établissement, partout en France, de foyers d’écrivains et artistes révolutionnaires ; à la diffusion de cet art et de cette littérature par le biais d’« éditions, [de] livres, [de] brochures, [d’]albums, [de] journaux, [de] bulletins, [de] feuilles volantes ».
7Enfin, un appel à l’action est adressé aux lecteurs. Il s’achève par une incitation au groupement international de tous les travailleurs qui n’est pas sans rappeler l’injonction formulée par Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » (Marx et Engels [1848] 1945 : 36). Au-delà du programme politique et idéologique qui est énoncé par l’AEAR, la structure même du texte est calquée sur celui de Marx et d’Engels. Seulement, si comme le dit Alain Meyer, le Manifeste du Parti communiste est devenu le « topos » du manifeste politique (Meyer 1980 : 38), il n’en reste pas moins que le manifeste de l’AEAR est avant tout un texte écrit pour une organisation d’écrivains et d’artistes.
8Avec ce texte et la création de l’AEAR, le Parti communiste français s’implique durablement dans la vie artistique. Il s’agit alors d’étudier les modalités de cet engagement, les velléités du Parti en matière de création artistique et ses conséquences. Plus précisément, il sera question de savoir si l’association réussit à fédérer autour d’elle des artistes venus de divers horizons politiques et si elle y parvient par le biais d’un programme politique ou bien esthétique.
- 5 En ce qui concerne les relations entre Henry Poulaille, la littérature prolétarienne et le PCF voir (...)
- 6 Il écrit en 1931 que si « la littérature prolétarienne [peut] être marxiste », il ne pense pas, en (...)
9Malgré l’esprit d’ouverture dont veut faire preuve le manifeste, celui-ci reste tout de même clivant. D’autres mouvements littéraires et artistiques pourtant favorables au communisme sont dénoncés, comme le groupe de la littérature prolétarienne et sa revue Nouvel Âge, dirigée par Henry Poulaille, qualifiés de « fascistes5 ». Pourtant, ce dernier et quelques autres membres de la littérature prolétarienne n’ont pas toujours été honnis par les communistes. L’Humanité a publié plusieurs récits de Poulaille, de Tristan Rémy et de Jean Tousseul (Lahanque 2002 : 174). Seulement, le refus de Poulaille de militer au sein du Parti et de suivre son orthodoxie fait de lui un « social-fasciste6 » (175). Sa non-adhésion au Parti est perçue comme un renoncement à la révolution. Pour l’auteur du manifeste « la littérature prolétarienne sans solution révolutionnaire des antagonismes de classe ne peut être qu’un prêche d’obéissance et de soumission ».
- 7 Le congrès, organisé par l’Internationale communiste, en novembre 1930, conduit à la fondation de l (...)
- 8 « Au Grand Bazar de l’idéologie », Vestnik, no 5, septembre-octobre 1929. À ce sujet voir Morel (19 (...)
- 9 La Révolution surréaliste, no 12, décembre 1929, p. 33.
10L’hebdomadaire d’Henri Barbusse, Monde, est également dénoncé dans le manifeste pour sa « soumission à l’idéologie de la classe dominante » et sa « ligne contre-révolutionnaire ». Ces accusations contribuent à la mise à l’index de Monde, déjà annoncée en 1930 lors du congrès de Kharkov7. Son directeur, Barbusse, est membre du PCF depuis 1923, et en 1926 il est directeur littéraire de L’Humanité. L’année suivante, en novembre, lors de la Conférence des écrivains prolétariens et révolutionnaires qui se tient à Moscou, il est chargé de créer une organisation d’écrivains révolutionnaires en France dont l’organe serait Monde. Toutefois, il y renonce et va même jusqu’à revendiquer l’indépendance de sa revue vis-à-vis du PCF afin d’y attirer le plus grand nombre d’écrivains, artistes et intellectuels de gauche. L’hebdomadaire est alors qualifié de « Grand Bazar de l’idéologie » par Bruno Jasienski8 ou encore d’« ordure confusionnelle » par Louis Aragon9.
- 10 Comme le fait remarquer Jean-Pierre Bernard, Henri Barbusse est certes attaqué lors de ce congrès e (...)
- 11 Déjà, au cours de l’année 1930, André Breton et André Thirion tentent d’organiser l’Association des (...)
11En novembre 1930, le congrès de Kharkov condamne le groupe de la littérature prolétarienne, la revue Monde et son directeur, même si ce dernier reste défendu du bout des lèvres par les chefs de file du PCF qui voient en Barbusse le seul écrivain capable de fonder dans l’hexagone une association d’écrivains révolutionnaires10 (Bernard 1967). Seulement, les surréalistes, adhérents au Parti communiste depuis 1927, et qui participent par le biais d’Aragon et de Georges Sadoul au congrès de Kharkov, pensent que leur revient le droit de créer en France une organisation littéraire et artistique révolutionnaire11. Aragon écrit alors à André Breton depuis Kharkov :
Nous sommes d’accord avec les membres dirigeants [du congrès], qui disent à l’heure actuelle travailler avec des gens qui ont une plate-forme littéraire différente de la leur mais qui ont la même plate-forme politique qu’eux (c’est-à-dire en France les surréalistes) plutôt qu’avec des littérateurs qui semblent plus voisins d’eux littérairement mais qui politiquement sont des bourgeois (Barbusse et autres). […] Nous comptons, Georges Sadoul et moi, sur votre confiance à tous, sur la tienne pour parler en votre nom à Kharkov où il nous sera peut-être donné de liquider, de contribuer à liquider Monde et tout ce qui s’ensuit. Ceci n’est pas chimérique. (Aragon cité par Juquin 2012 : 511)
12Mais au cours du congrès, Aragon retourne sa veste et proclame : « Nous ne sommes pas ici comme surréalistes, mais comme communistes12 » (Aragon cité par Juquin 2012 : 514). Toutefois, la franche opposition des surréalistes à Monde et à son directeur ne leur permet pas pour autant d’entrer dans les bonnes grâces du Parti qui se méfie d’eux13. C’est donc sans surprise que le congrès demande à Aragon et à Sadoul de se désolidariser des actions surréalistes, notamment du Second manifeste du surréalisme. Ils pourront ainsi suivre les « directives du Parti communiste, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan culturel14 ». L’AEAR reprend alors dans son manifeste la résolution de Kharkov qui :
[…] condamne à juste titre la base idéaliste du surréalisme [et] fait confiance à certains surréalistes pour abandonner leurs conceptions, et se rallier au matérialisme dialectique. Mais le surréalisme, en tant que méthode généralisable et que conception du monde, ne saurait être accepté par le prolétariat révolutionnaire ni accueilli dans nos rangs. (Anonyme [Paul Vaillant-Couturier] 1932)
13L’AEAR appelle en effet les artistes à utiliser le matérialisme dialectique comme « méthode » de création, car « seul, le matérialisme dialectique met à découvert les rouages qui actionnent le monde. Seul, il donne à l’écrivain et à l’artiste l’explication de la réalité et les moyens de la transformer ». Les surréalistes, du moins Breton, y sont favorables. Dans le Second manifeste du surréalisme, en 1930, il donne son adhésion totale au principe du matérialisme historique. Cela ne l’empêche pas pour autant de vouloir « entreprendre le procès des notions de réalité et d’irréalité, de raison et de déraison, de réflexion et d’impulsion » (Breton 1929 : 5). Cette volonté, même si Breton s’en défend, se rapproche considérablement d’une conception idéaliste (hégélienne) qui entre alors en contradiction avec le matérialisme du parti marxiste-léniniste. Si Karl Marx et Friedrich Engels adoptent le principe de la dialectique de George Hegel, ils délaissent cependant sa dimension idéaliste qui ne prend pas en compte « l’activité concrète humaine en tant que pratique » objective (Engels [1888] 1945 : 45). De cette façon, la méthode dialectique de Marx :
[…] diffère par la base de la méthode hégélienne, […] elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi [Karl Marx], au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. (Marx [1867] 1938 : 29)
14Plus largement, l’idéalisme est rejeté par les communistes car il apparaît comme un frein à la révolution. La primauté qu’il accorde à l’idée plutôt qu’à l’activité (l’action) est perçue comme une invitation à se détourner de la lutte sociale et politique pour se retrancher dans une activité essentiellement phénoménale et théorique.
15La grande place que consacre l’AEAR à la critique et à la dénonciation des autres groupes d’art et de littérature de gauche suppose qu’elle souhaite s’imposer dans la vie artistique par la force et de manière ostracisante. Son discours s’apparente alors à celui que tenait la RAPP (Association russe des écrivains prolétariens) quelques mois auparavant. Il est vrai que l’AEAR est créée sur le modèle de l’association russe qui depuis sa naissance en 1928 a pour but de favoriser l’éclosion d’une littérature « résolument industrialiste et strictement orthodoxe sur le plan idéologique » (Bernard 1967 : 521). En 1932, cette organisation est à bout de souffle, ses dérives sectaires ont pour conséquence d’affaiblir l’influence des écrivains soviétiques. Le Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique décide alors de dissoudre la RAPP le 23 avril 1932, soit un mois après la création effective de l’AEAR. Un assouplissement dogmatique ressort de cette dissolution qui se traduit non plus par des déclarations d’intention (comme c’est le cas dans le manifeste) mais par une réelle ouverture des organisations artistiques et littéraires révolutionnaires aux compagnons de route. Toutefois, si des non-communistes peuvent intégrer l’AEAR, la mise en avant du matérialisme dialectique comme « méthode » à suivre pour les artistes et écrivains laisse apercevoir la volonté du Parti de s’immiscer concrètement dans la création artistique. L’étude de l’évolution de l’AEAR dans le temps permet d’en savoir plus sur ses volontés en matière d’art.
16En juillet 1933, l’AEAR se dote d’un organe de diffusion, la revue Commune. Son premier comité directeur est composé de Barbusse, Vaillant-Couturier, Gide et Rolland. Le secrétariat de rédaction est formé quant à lui de Paul Nizan et d’Aragon. La présence de ces noms est significative de l’ouverture de l’association aux compagnons de route. Cet ensemble donne à la revue, et de ce fait à l’AEAR, l’image d’une organisation, certes ancrée à gauche, mais ouverte à différentes tendances. La revue souhaite alors :
- 15 « Commune. Revue de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires », Commune, no 1, juil (...)
[rendre] publique la lutte que mène l’AEAR, [et] fait connaître les éléments vivants d’une culture révolutionnaire qui se développe et dont les efforts et les résultats ne sauraient être isolés de l’action du prolétariat révolutionnaire15.
- 16 Anonyme, « Document », Commune, no 1, p. 87.
17Dans son premier numéro, Commune annonce qu’elle envisage de toucher les « larges cercles intellectuels et petits-bourgeois que la crise a rendus perméables à la propagande révolutionnaire16 ». Elle souhaite également recruter en masse des écrivains et des artistes qui sont jusqu’à ce jour encore réfractaires aux idées révolutionnaires. Cette action doit être menée « sur le plan idéologique et sur le plan des revendications professionnelles de ceux que nous désirons toucher » (ibid.). Elle vise donc à atteindre non seulement une catégorie sociale qui peut, par sa présence, gonfler les rangs des révolutionnaires, mais aussi une catégorie professionnelle qui, en rejoignant l’association, a la possibilité de devenir le promoteur de cette révolution. Ainsi, un an après un manifeste d’ordre plutôt théorique, Commune publie un plan stratégique de lutte qui annonce la mise en place du programme de l’AEAR. L’étude d’un événement organisé par l’association permet d’aborder plus concrètement la réalisation, ou non, de ce programme.
- 17 Notons également la présence à cette exposition de différents groupes comme le « groupe des Indélic (...)
- 18 Ces artistes exposent respectivement : Art graphique (s.n.) ; Enterrement, Tuberculeux, Vielle femm (...)
18Du 27 janvier au 18 février 1934 se tient l’exposition des « Artistes révolutionnaires » à la Porte de Versailles. Une centaine de plasticiens y participent en exposant près de trois cents œuvres17 (Rosianu 1934). Parmi ces peintres, dessinateurs et sculpteurs, certains jouissent d’une reconnaissance nationale voire internationale comme Jean Carlu, Théodore Fried, Fernand Léger, André Lhote, Jacques Lipchitz, Jean Lurçat, Frans Masereel et Paul Signac. La jeune génération est également à l’honneur puisque sont présents Georges-Henri Adam, Maurice Estève, Édouard Pignon et Marcelo Pogolotti18.
19Dans le manifeste de l’AEAR, il est énoncé que le rôle de l’association est de :
[…] propager autour de nous notre conception de la littérature et de l’art révolutionnaire prolétarien ; souligner devant la classe ouvrière la nécessité et l’urgence de la création d’une littérature et d’un art prolétarien révolutionnaire en France. [Mais aussi de] demander aux artistes de mettre leur art au service direct des masses, de leurs démonstrations, de leurs luttes.
- 19 Ces œuvres sont, respectivement, d’Antek, de Robert Augros, de Mathieu Rosianu, de Deupe et d’Henri
20Le nombre important d’artistes et d’œuvres exposés dans un lieu populaire répond dans un premier temps à cette volonté de large diffusion. Ensuite, les titres de quelques-unes de ces œuvres comme Solidarité, Fraternisation ou encore La Prise du pouvoir, Le Prolétariat, Manifestation19, etc., renvoient à la deuxième volonté du manifeste de l’AEAR (qui est de mettre l’art « au service direct des masses, de leurs démonstrations, de leurs luttes »). De la même façon, la préface du catalogue de l’exposition écrite par Mathieu Rosianu confirme cette idée. Pour lui, l’art doit traduire « plastiquement le trouble social » mais aussi exalter la « foi du prolétariat en lui-même » (Rosianu 1934 : n. p.). Ces consignes, assez larges, permettent à différentes tendances artistiques d’être représentées à cette exposition. On y trouve ainsi :
[des] peintres qui « parlent de leur malheur », d’autres soucieux du contenu social et de lui seul, des œuvres apparemment sans volonté de signification sociale, que leurs auteurs bien intentionnés, nous obligent à croire sur parole, et aussi des peintres catégoriques, jeunes, optimistes (ibid., non paginé)
21Il y a tout de même une cohésion dans cette diversité d’artistes et de tendances, qui repose sur un recul du « naturalisme-mot-à-mot » et de la mauvaise reproduction. L’art semble se tourner vers des « moyens d’expression plus évolués » car à une idéologie progressiste ne « sauraient correspondre des moyens d’expression périmés » (ibid.). Pourtant malgré cette diversité, la peinture figurative domine. Si certaines œuvres n’ont pas explicitement de « signification sociale », comme la Joconde aux clés de Léger, elles représentent tout de même des éléments issus de la réalité visible.
22L’appel au matérialisme dialectique lancé par l’AEAR en 1932 nous renseigne sur ses volontés esthétiques. Toutefois, jusqu’en 1934, il n’est pas question, dans Commune, de « méthode » de création tel que cela a pu être énoncé dans le manifeste de l’association. Pour cela il faut attendre le mois de juin et la préparation au Congrès des écrivains soviétiques (août 1934), qui se traduit dans Commune par la publication des « statuts de l’Union des écrivains soviétiques de l’URSS » et de l’article de Pavel Youdine et d’Alexandre Fadeev, « Le réalisme socialiste, méthode fondamentale de la littérature soviétique ». Le réalisme socialiste est alors considéré comme l’expression de « l’assimilation critique de l’héritage du passé » et de l’« expérience accumulée par la construction victorieuse du socialisme et du relèvement culturel général » (Comité d’organisation de l’Union des écrivains soviétiques 1935 : 1150). Érigé comme méthode fondamentale de la littérature et de la critique soviétique, le réalisme socialiste exige de l’« artiste une peinture véridique et historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. Ce caractère de la description artistique doit s’allier au problème de l’éducation des masses laborieuses dans l’esprit du socialisme » (ibid.).
23C’est peu ou prou ce que Youdine et Fadeev annoncent dans leur article, toutefois, ils préfèrent mettre l’accent sur la liberté qu’offre la nouvelle méthode de création, ce qui peut sembler paradoxal lorsque l’on incite les artistes à créer selon un procédé défini. Néanmoins, ils certifient que le réalisme socialiste n’est pas un « dogme, un recueil de lois limitant la création artistique réduisant toute la diversité des recherches et des formes à des commandements littéraires » (Youdine et Fadeev 1934 : 1025). Cette liberté réside dans le fait que le réalisme socialiste est l’expression des nouvelles relations existantes entre l’artiste (en l’occurrence l’écrivain), une conception révolutionnaire du monde et une société socialiste en élaboration. Lors du congrès, l’idée que le réalisme socialiste est le résultat de l’interaction entre l’artiste et le développement révolutionnaire est également formulée par Nikolaï Boukharine et Andreï Jdanov. Ce dernier, qui est alors secrétaire général du PC(b)US, lui donne une définition qui marquera la création artistique soviétique et plus largement communiste pendant des décennies. Il souhaite que les artistes :
[connaissent] la vie socialiste afin de pouvoir la représenter véridiquement dans les œuvres d’art, la représenter non point de façon scolastique, morte, non pas simplement comme la « réalité » objective, mais représenter la réalité dans son développement révolutionnaire.
Et là, la vérité et le caractère historique concret de la représentation artistique doivent s’unir à la tâche de transformation idéologique et d’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme. Cette méthode de la littérature et de la critique littéraire, c’est ce que nous appelons la méthode du réalisme socialiste. (Jdanov [1950] 1970 : 5)
24Quant à Boukharine, s’il revient également dans son intervention au Congrès sur le « sens social » du réalisme (Boukharine 1934 : 54-59), il insiste sur la base philosophique de cette nouvelle méthode de création qu’est le matérialisme dialectique. Seulement, si le matérialisme dialectique est pour lui une manière d’appréhender le monde à travers ses particularités scientifiques (sons, couleurs, électrons, ondes, etc.) et/ou sociales (économies, infrastructures, superstructures, classes, etc.), il considère que le réalisme socialiste doit s’attacher davantage au sensible, aux éléments intellectuels qui résultent d’une forme émotionnelle. Ce qui, encore une fois, garantit, en apparence, une certaine liberté à l’artiste.
25L’ensemble de ces textes permet alors de situer le réalisme socialiste comme une émanation artistique du matérialisme dialectique. Ce dernier, on l’a vu, est le principe directeur de la pensée communiste. Plus que cela, il est considéré comme une « méthode généralisable » capable de donner « à l’écrivain et à l’artiste l’explication de la réalité et les moyens de la transformer » (Anonyme [Paul Vaillant-Couturier] 1932 : 4). Le matérialisme dialectique, tel qu’il est défini par Marx et Engels est une conception du monde qui repose sur l’interaction entre la nature (tout ce qui est extérieur et indépendant de l’action humaine) et l’esprit humain (la pensée). De cette façon, pour Engels, le « monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus » (Engels [1888] 1945 : 31) qui amène à un développement d’ordre progressif. Ainsi, l’artiste utilisant le matérialisme dialectique comme méthode de création a la possibilité, grâce au rapport qu’il entretient avec le monde, de le représenter et ainsi de participer à son processus de développement progressiste (la révolution). En même temps qu’il réalise cette opération, l’artiste se transforme aussi puisqu’il opère un changement au sein même du réel. Il est donc à la fois création et créateur en devenir. Ce qui fait dire à Marx que « pour l’homme socialiste, toute la prétendue histoire du monde n’est rien d’autre que la production de l’homme par le travail, donc le devenir de la nature de l’homme » (Freville et Thorez [1936] 1954 : 49).
- 20 « Où va la peinture ? », Commune, no 21, mai 1935, p. 937-960 et no 22, juin 1935, p. 1118-1134. Co (...)
- 21 Créée en 1935, l’Association des Maisons de la culture fédère différentes associations artistiques (...)
26Si le matérialisme dialectique constitue pendant près d’un an la base de la réflexion esthétique dans Commune, il reste néanmoins trop complexe et trop indéfini pour constituer à lui seul un principe de création. Dans le cadre de l’Exposition des artistes révolutionnaires de 1934, par exemple, il est peu probable que les œuvres soient réalisées selon le principe du matérialisme dialectique tel qu’il est énoncé par l’AEAR dans son manifeste. La définition du réalisme socialiste et son officialisation par les Soviétiques permet de répondre à un besoin patent. Les problèmes sont que, d’une part, cette définition est réalisée par des Soviétiques pour des Soviétiques et, d’autre part, que sa diffusion en France est effectuée par des hommes et des femmes de lettres puisque c’est une méthode créée avant tout pour la littérature. De cette façon, si dans le domaine des arts plastiques le terme « réalisme » est récurrent – notamment dans les réponses à l’enquête « Où va la peinture20 ? », l’expression « réalisme socialiste » est absente des pages de Commune. Il faut attendre 1936 pour que le mot d’ordre de Jdanov soit prononcé dans le cadre d’un événement organisé par l’association qui succède à l’AEAR, la Maison de la culture21. Cette dernière organise en mai et juin une série de débats sur le réalisme en peinture. Le 16 mai, Aragon proclame :
[« les réalistes des jours du Front populaire »] sont des hommes d’un temps où les hommes ont entrepris de transformer la nature. C’est dire que la nature ne leur fournit que les éléments de leur art, mais qu’ils peignent pour que ces éléments deviennent profitables à l’homme, pour le devenir harmonieux de l’homme maître de la nature. […] Ce réalisme cessera donc d’être un réalisme dominé par la nature, un naturalisme, pour être un réalisme, expression consciente des réalités sociales, et partie intégrante du combat qui modifiera ces réalités. En un mot, il sera un réalisme socialiste. (Aragon, dans Fauchereau [1936] 1987 : 96)
27Ce n’est pas la première fois que l’ancien surréaliste s’engage à ce point sur la question du réalisme. En 1934, il publie Les Cloches de Bâle, qui est alors perçu par René Garmy (1934 : 6) comme une tentative de littérature révolutionnaire. Un an plus tard, il fait paraître Pour un réalisme socialiste (1935) et s’impose en France comme le défenseur de cette théorie esthétique.
28Les artistes qui participent aux débats de la Maison de la culture, manifestent, – quant à eux – des réticences, voire des résistances envers ce réalisme qu’ils considèrent comme inadaptable à la peinture française. Il apparaît que chaque artiste a sa propre conception du réalisme. Pour Lurçat, c’est une « disposition sentimentale », « une reprise de conscience de caractère avide et combatif d’un monde qui s’ouvre à l’espérance » (Lurçat, dans Fauchereau [1936] 1987 : 25). Pour Édouard Goerg, il existe plusieurs sortes de réalismes ; selon lui, un artiste réaliste a une « lucidité non conformiste, de clairvoyance, d’audace, de prévision, d’anticipation » (Georg, dans Fauchereau [1936] 1987 : 32). Le plus opposé aux thèses d’Aragon est sans conteste Léger. Ce dernier défend le « nouveau réalisme », « fruit des progrès de la technique, du machinisme et des besoins nouveaux des classes jusqu’ici exclues du beau et de l’art » (Racine 2002 : 130). Le peintre pense, en effet, que si le « peuple » n’a pas été touché, au début du xxe siècle par les œuvres des « modernes », ce n’est pas du fait du manque d’humanité des œuvres mais de « l’ordre social » qui ne permet pas au « peuple » d’accéder à « l’art », au « beau » (Léger, dans Fauchereau [1936] 1987 : 103). Afin de toucher les « masses », Léger propose un « nouveau réalisme » :
[…] qui a ses origines dans la vie moderne même, dans ses phénomènes constants, dans l’influence des objets fabriqués et géométriques, dans une transposition où l’imagination et le réel se croisent et s’enchevêtrent, mais où on a banni tout sentimentalisme littéraire et descriptif, tout dramatisme qui relève d’autres directions poétiques ou livresques. (Léger, dans Fauchereau [1936] 1987 : 105)
- 22 Notamment dans « La Roue, sa valeur plastique » (1922), « Le ballet-spectacle, l’objet-spectacle » (...)
29Surtout, il souhaite amener le peuple au « beau » en intégrant dans l’art (dans la peinture en particulier), des objets de la vie quotidienne. Avec la publicité et les arrangements en vitrine de magasin l’objet est en effet sublimé et revêt une dimension esthétique que souhaite capter Léger : « Les vitrines des magasins où l’objet isolé arrête et séduit l’acheteur : nouveau réalisme » (Léger, dans Fauchereau [1936] 1987 : 107). L’intégration de ces objets doit permettre au spectateur qui n’a pas eu accès à une culture artistique d’être touché par le « beau ». Cette beauté est alors celle du peuple et est éminemment réaliste. De plus, l’objet confère au réalisme une certaine forme d’objectivité que le retour au sujet prôné par Aragon ne permet pas. Léger développe ici ce qu’il avait déjà esquissé en 1935 dans sa réponse à l’enquête de Commune mais également dans d’autres écrits antérieurs22.
30Les prises de position du peintre font réagir Aragon qui lui consacre une partie de son article « Le réalisme à l’ordre du jour ». Le « réalisme nouveau » de Léger est qualifié de « tarte à la crème » et d’art de soumission à la classe dominante. Pour Aragon, il n’est pas possible de répondre à une attente sociale en intégrant des objets de la vie quotidienne dans la peinture. De plus, cette intégration amène à la confusion puisque ces objets ne constituent pas le sujet de l’œuvre mais des éléments de composition. Enfin, cette sublimation de l’objet, industriel et/ou commercial, revient à sublimer l’ordre social contre lequel le peintre se bat, ce qui amène Aragon à écrire à l’attention de Léger : « Esclave, vous peignez vos chaînes » (Aragon 1936 : 30). Le « nouveau réalisme » de Léger est alors en complète opposition avec celui que défend Aragon pour qui le réalisme socialiste doit s’envisager comme la représentation iconique du réel d’un point de vue de classe, c’est-à-dire que la réalité doit être appréhendée telle qu’elle est éprouvée par la classe ouvrière (dans ses souffrances et ses aspirations).
31Si Léger est celui qui propose lors de ces débats des solutions résolument sociales, les autres artistes continuent à revendiquer un art contre le fascisme et pour la révolution.
32Il ressort de ces débats qu’il existe autant de réalismes que de peintres et malgré les volontés d’Aragon, le réalisme socialiste n’obtient pas le soutien espéré. Ces débats sont, finalement, révélateurs d’une chose : « l’esprit d’unanimisme du Front populaire » (Racine 2002 : 131). En effet, les artistes multiplient, au cours de ces débats, leur accord avec les mouvements sociaux en cours et les déclarations en faveur du Front populaire. Le temps où les artistes non adhérents au Parti étaient traités de « socio-fascistes » est révolu. L’époque est à l’ouverture politique, au front commun.
33Depuis la création de l’AEAR en 1932 jusqu’à sa transformation en Maison de la culture en 1935 et la dissolution de cette dernière en 1939, ces organisations réussissent à fédérer autour d’elles non seulement des adhérents au Parti communiste, mais aussi des compagnons de route. Ce rassemblement, dont le point de départ est sans conteste le manifeste de 1932, doit permettre de poursuivre les buts du Parti sur le terrain de la culture. Il cherche en effet à étendre son contrôle dans le domaine des arts. Pour ce faire, il entend dans un premier temps déstabiliser les autres groupes de gauche, puis il évoque le matérialisme dialectique comme principe de création artistique. Seulement, le refus des artistes d’abandonner leur autonomie – comme on a pu le voir lors des débats de la Maison de la culture –, ainsi que la succession d’événements majeurs (émeutes fascistes, invasion de l’Éthiopie, guerre d’Espagne, etc.) font que le Parti n’attend plus des artistes qu’ils soient des « lutteurs du prolétariat » mais des remparts contre la guerre et le fascisme.
34Il est alors possible de constater l’échec de la mise en pratique du « manifeste » notamment parce qu’il est basé sur un processus dialectique. De cette façon, les événements qui apparaissent après la publication du manifeste rendent caducs les volontés politiques de ce dernier et font de même pour leurs transpositions plastiques. Ce manifeste est donc, pour reprendre les mots de Louis Althusser :
[un texte qui avant tout] indique, à partir d’une multitude de données encore partielles, mais réelles une certaine direction utile et stimulante pour l’analyse et l’action, sans forcément rendre compte de l’ensemble des données et sans rendre compte de la réalité qu’il désigne. (Althusser, cité par Meyer 1980 : 37)