1Que devient la langue écrite quand elle change de support, et donc de forme, de sonorité, de texture, quand elle s’échappe du corps par la bouche et non par la main ? Que devient l’écriture quand elle quitte le livre imprimé ?
- 1 Sous peine d’accusation de participation à des activités contre-révolutionnaires, passibles de cond (...)
2J’ai toujours été fascinée, depuis que je l’ai apprise, par l’histoire du poète Ossip Mandelstam, et d’autres poètes russes dans la Russie soviétique, qui, dans l’impossibilité non seulement de publier leurs textes1 et donc de les diffuser, mais aussi de les écrire tout simplement, les apprenaient par cœur, les faisaient apprendre par cœur par leurs femmes, leurs compagnes, leurs amis, qui repartaient ainsi chargés du poids immatériel de la langue de l’autre, de sa poésie.
3La lecture à haute voix, la portée orale de l’écrit (du geste de la main transmettant le mouvement de la pensée), n’est certes pas une nouveauté. Cependant l’usage de supports multiples mêlant le son, la voix, les images fixes et en mouvement, dans une même dynamique de recherche et d’élaboration, tel que l’offre le numérique aujourd’hui, est plus récent.
4Et c’est ainsi que tu envisages ta pratique Laure, dans cette ouverture aux supports multiples en les mêlant à ton corps, en mettant celui-ci en jeu proprement dans la poésie, marqué du sceau d’une langue. Mis en scène dans l’espace, tu l’institues au cœur d’un dispositif propre à ton écriture multipliée, déployée, étoilée, traçant pas à pas, une constellation.
5En effet, dès l’émergence de ma pratique écrite, un double mouvement : un penchant immodéré pour le cadre de la page ; le désir de sortir de ce cadre. L’habiter et le mettre en question à travers un va-et-vient entre scène et imprimé. Ce qui redouble un refus de catégorisation au sein des genres littéraires – roman ? poésie ? essai ?… Loin d’être contradictoire, il me semble que cette recherche permet de créer un espace d’interstices et de rencontres, en constante évolution.
6Dans ma pratique, la performance n’est pas le décalque de l’écrit, apprêté. Si les textes préexistent, ils sont remontés, retravaillés. Le plus souvent, ils sont créés pour l’occasion, pensés pour l’oralité, en interaction avec le lieu, le dispositif de mise en scène – qui peut comprendre une scénographie particulière, la diffusion de vidéos… Chaque performance est unique. L’occasion d’une découverte qui se déroule pendant la durée même de l’action. Et c’est sans doute, aussi, une façon de révéler un rapport au temps, une tendance à déjouer la linéarité. La fugacité de la performance face à la permanence de l’écrit. Mais aussi semer le trouble dans la chronologie : à travers les digressions ou les analepses et prolepses dans l’écrit ; la déconstruction, le déplacement, l’anachronisme dans l’action.
7Lorsque l’écrit est une expérience solitaire – aussi bien pour l’écrivain que pour le lecteur –, la scène, au contraire, est partage, le sens de la performance se construisant dans ce nouvel interstice entre artiste et public.
8À tel point que tenter de cerner les contours de cette pratique mouvante à travers un dialogue semble la forme la plus adéquate possible, Sally. Discerner ensemble les lignes de forces, les enjeux, les pistes possibles. Pourquoi ce besoin de mouvement, ces formes hybrides ? Qu’opère ce balancier entre oralité et inscription ?
9Je poursuis et cherche à pointer le déroulement du temps que nous avons toutes deux pensé faire nôtre.
- 2 Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates, Paris 6 janvier-14 janvier 2015, Paris, Verdi (...)
10Je viens de terminer la lecture de Prendre dates2, échanges entre Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet. Ceux-ci n’ont bien sûr pas tellement à voir avec notre affaire d’écriture et d’oralité, de performance et d’ex-position de la langue (quoique), mais leur portée politique liée aux événements de janvier 2015 à Paris leur donne un poids et une ampleur, une dramatique et une efficace. La forme de ces échanges m’est apparue juste, parce qu’il s’agit de voix qui s’enchevêtrent, d’un dialogue qui se construit, d’une adresse.
- 3 Paul Valéry, cité par Maurice Merleau-Ponty (1964 : 16).
11L’adresse est une belle forme, un beau geste qui semble porter loin et toujours vers l’autre, et un beau mot d’ailleurs, pluriel et mouvant. Parce qu’il contient à la fois une localisation et un envoi, une direction. Il s’agit d’habiter quelque part, d’avoir une adresse, et de pouvoir envoyer une pensée, un mot, à quelqu’un, à son adresse. C’est aussi une parole, le fait de parler, de s’adresser à. Mais aussi quelque chose lié au corps, celui du jongleur ou du magicien. Tu vois où je veux en venir peut-être… Se dessine, avec l’adresse, le mouvement même de la langue orale qui se transporte dans l’espace, qui se déplace et se déploie, qui joue en l’air comme les balles du jongleur avant de retomber dans l’oreille de l’auditeur / spectateur. Se joue également le jeu de cache-cache du prestidigitateur qu’est l’écrivain dans la performance, transformant sa langue écrite en langue orale, adressée différemment, parce que physiquement. De même que le peintre, comme le disait Valéry, l’écrivain lui aussi « apporte son corps3 ». Le geste mental s’exécute en un geste du corps, quoi qu’il donne à voir.
- 4 « poésie » est une performance vidéo de Laure Limongi de 8 h 20 min. réalisée le 8 mai 2014. El (...)
- 5 La performance Poésie a été montrée dans le contexte de la performance Cahiers cousus et mousse au (...)
12Le corps ici m’intéresse : son poids, sa forme, sa lourdeur ou sa légèreté, sa tension ou sa mollesse, sa nudité parfois, réelle ou métaphorique, sa capacité à porter un discours, à traduire un geste poétique, à vibrer comme un instrument. J’en viens alors à ce mot poésie que tu t’es tatoué dans le dos, gravant ainsi dans ta chair même, dans la page ouverte de ton dos, le mot du possible de la langue, en en faisant l’objet d’une performance4 (cela veut-il dire que la poésie est dans ton dos ? comme on dirait dans son passé ?). Pendant que le mot poésie est gravé sur ton dos et montré lors d’une performance, tu t’adresses à un public à qui tu parles de livres cousus et de mousse au chocolat exceptionnellement ratée, où tu joues aussi de cet instrument étrange, l’Autoharpe que tu dis avoir utilisée pour sa ressemblance formelle avec la lyre de la poésie5. Le corps vibre donc, sous tes doigts et sous le regard du spectateur / auditeur. Et il y a une tension dans cette exposition du corps et de la voix de l’écrivain soudain mis à nu (proprement, en l’occurrence).
Fig. 1. Poésie, Laure Limongi, capture d’écran de la vidéo, 8 mai 2014.
13L’adresse est en effet capitale. Quand je commence un geste d’écriture – expression qui n’est pas si chantournée qu’elle ne le paraît, tâchant simplement de cerner les prémices du texte, le moment presque chorégraphique où, avant de se lancer dans l’espace de la page, on est en train de saisir une forme –, c’est toujours vers quelqu’un. Pour quelqu’un. Que cela soit explicite ou pas. « À, pour, avec » écrivait Jean-Marie Gleize – dans Altitude zéro – poètes, etc. : costumes (1997) ; il y insiste sur cette importante dimension dédicatoire. C’est une étape sentimentale si on accepte bien cet adjectif comme un cadeau de Laurence Sterne à travers son titre : Voyage sentimental par la France et l’Italie ; un mouvement de trombe, un défi au temps, rhizomatique et intensément incarné.
- 6 Symi est une île grecque sur laquelle Claude Royet-Journoud et Emmanuel Hocquard ont (discrètement) (...)
14L’adresse s’inscrit parfois ensuite de façon explicite dans le texte imprimé, en belle page, au seuil de la traversée. J’imagine les yeux qui se posent sur le nom ou l’allusion désignant la personne. Ceux qui s’y attardent, plein de questions, ceux qui, au contraire, tournent fébrilement les pages, pressés d’entrer dans le vif et un peu agacés par les antichambres, ceux qui s’en souviendront – comme je me rappelle, sans vraiment savoir pourquoi de ce « Pour Symi6 », désignant donc une île, à l’orée d’un livre de Jean-Marie Gleize (1995) –, ceux dont le regard glisse sur cette page sans s’y attarder.
15Dans l’adresse, il y a une sorte d’énergie bénéfique, une tension magique qu’on déploie en secret afin que le texte se nourrisse de ce rituel. Il vogue vers un point qui n’est pas que son achèvement. C’est d’ailleurs pour cela qu’il peut se passer de linéarité. L’adresse rend caduque la soumission à la chronologie. Elle est un chemin de traverse. La réponse n’est pas explicite. Elle peut se dessiner dans chaque processus de lecture. C’est vertigineux.
- 7 Voir notamment : émission « Poésie et célébration », Poésie et ainsi de suite de Manou Farine, sur (...)
16Je pense aussi aux poèmes que Christian Bernard adresse à des destinataires précis. Ils n’existent pas dans le vaste monde de l’imprimé monnayable mais transitent jusqu’à une boîte aux lettres7.
17L’épistolaire que nous choisissons me semble riche en promesse de bruissements et de découvertes. Je trouve qu’il n’y a rien de plus enthousiasmant que cette attente et cette tension, sentir les idées se former, dans les interstices.
- 8 Donc entendu ici comme une opération d’accordage des intervalles d’une gamme musicale définie.
18Pour moi, la performance amplifie cette adresse. Elle est un moment de don – d’où la nudité, dont tu parles. Elle ne se veut pas érotique ; juste crue. Un geste avec une connotation plus ou moins acrobatique que tu fais bien de souligner. Je ne recherche pas le confort ou l’aisance. Bien au contraire, il me semble que la présence du corps, d’un corps allié à un texte, pose des problèmes considérables quand on ne se place ni du point de vue du théâtre ni de celui de la danse… Il serait vain et un peu ridicule de mal faire ce qu’un danseur répète toute la journée, ce qu’un acteur rode pendant des mois. L’enjeu n’est pas celui d’une dextérité, mais d’une justesse musicale si on part du principe que l’artiste lui-même choisit son tempérament8. La performance déplace et interroge. Elle existe dans l’espace entre l’artiste et le public. En ce qui me concerne, le texte y est central. Ce ne peut être un texte déjà façonné pour l’écrit. Il apparaît en fonction de ce contexte précis, spatial et temporel. Il est écrit pour le corps qui va le transmettre. Il n’est pas joué.
- 9 ORLAN : Première Opération chirurgicale-performance, 1990 ; Quatrième opération chirurgicale-perfor (...)
19Et cette enveloppe n’est jamais allée de soi. (Ces tout jeunes enfants qui, au soleil de milieu d’après-midi, tentent désespérément de se défaire de leur ombre et semblent faire l’expérience d’une intense panique : tant que tes pieds fouleront cette terre, tu ne pourras t’en détacher…) Il faut toujours le mettre à l’épreuve, ce corps. Faire sonner sa voix, capter son image. Tâcher de la cerner. Des preuves, des marques. Parfois, en phase intense d’écriture, il peut tendre à disparaître. Il faut alors s’accrocher aux odeurs, prendre appui sur les sensations. La douleur semble dans ces cas-là une manifestation de vitalité. Les cicatrices ponctuent. Il y a un texte qu’ORLAN lisait en exergue de plusieurs de ses opérations chirurgicales performances9. Un texte extrait de La Robe d’Eugénie Lemoine-Luccioni (1983) : « La peau est décevante. […] Dans la vie, on n’a que sa peau. […] Il y a maldonne dans les rapports humains parce que l’on est jamais ce que l’on a. […] J’ai une peau d’ange mais je suis un chacal […], une peau de crocodile mais je suis un toutou, une peau de noir mais je suis blanc, une peau de femme mais je suis un homme ; je n’ai jamais la peau de ce que je suis. Il n’y a pas d’exception à la règle parce que je ne suis jamais ce que j’ai… »
20Alors peut-être, pour moi, l’écrire est une manière de déjouer ce sort, de transformer le grain de la peau en grain dans le rouage du conditionnement. ORLAN va encore plus loin en se redessinant…
- 10 Julien Blaine, performance Chute-chut ! réalisée en 1982 dans les escaliers de la gare Saint-Charle (...)
21Il y a aussi la question du ratage. Comme tu le soulignes, dans « Cahiers cousus et mousse au chocolat », je parle de fiasco culinaire – certes exceptionnel – et de livres au pilon – pratique hélas moins exceptionnelle. C’est important, la chute. Ce n’est pas Julien Blaine qui dira le contraire – je fais référence à sa Chute-chut !10 très impressionnante dans les escaliers de la gare Saint-Charles à Marseille en 1982.
- 11 Bernard Heidsieck (1999 : 74) : « … le droit au couac ! Seul un poète peut se le permettre ! Peut a (...)
22En performance, toutes les tentatives ne sont pas réussies, loin de là. Je ne parle pas d’accomplissement selon des critères esthétiques normatifs, bien sûr – et encore moins en termes spectaculaires – mais d’après les propres codes de l’artiste ; la justesse de son geste. Il faut accepter ce risque. Bernard Heidsieck parle dans la Respiration et brève rencontre consacrée à Demetrio Stratos de « droit au couac11 », et je crois que j’en ai largement abusé – on met du temps à apprivoiser les codes qu’on essaie de mettre en place et rien n’est jamais acquis. Pour poursuivre la métaphore culinaire, c’est un peu comme les canelés qui sont une expérience d’humilité : ce n’est pas parce que tu as parfaitement réussi tes canelés une fois que tu les réussiras à tout jamais. Il suffit que la consistance de la crème soit un peu différente, que tu aies laissé reposer la pâte un peu plus ou un peu moins longtemps à une température un peu plus ou un peu moins élevée, que le thermostat du four soit capricieux… Et la fois suivante, la déception peut être cruelle.
23Le couac me semble important, parce que la mise en danger du corps et de la voix dans l’espace ne peut se faire qu’avec cette possibilité et ce droit, pour reprendre le mot de Bernard Heidsieck, que l’on s’accorde à la fausse note, à ce qui déborde et déjoue les catégories.
24Ce couac est une sorte de distorsion, de l’espace et du temps, que la performance me paraît mettre en jeu.
Dans le champ des arts plastiques, ce jeu est souvent mis en scène et je pense notamment à une performance de l’artiste américain Robert Morris, étonnante performance qui débute comme une conférence, sérieuse et savante et qui, à mesure que l’artiste développe son propos, travaille précisément la distorsion.
25L’artiste qui a à la fois une pratique plastique et une pratique d’écriture s’installe, là, dans l’écart entre texte et œuvre, il institue à la fois du dédoublement et de la dislocation. Cette performance intitulée 21.3 fut réalisée en février 1964 au Surplus Dance Theater de New York.
Fig. 2. Robert Morris, 21.3, Judson Dance Theatre, New York, 1964.
26Morris plagie une conférence d’histoire de l’art en se servant des Essais d’iconologie de l’historien d’art Erwin Panofsky (1967) dont il reproduit l’attitude, l’apparence (costume sombre et cravate), les gestes et dont il cite le texte, en instaurant un léger décalage entre l’enregistrement – et ici, le rôle de la machinerie ou de la technique, ou les deux, est aussi important – qu’il a effectué du texte de Panofsky et les quelques événements minimes qui viennent ponctuer la conférence : il verse de l’eau dans un verre, tousse, regarde le plafond, il pose les mains sur le pupitre, laisse tomber les bras, etc. Une centaine de gestes sont indiqués sur le texte de la performance qui reproduit le texte de Panofsky ainsi que toutes les didascalies.
27Tous ces gestes sont effectués en décalage par rapport à leur double sonore et produisent une légère distorsion, un déphasage entre ce qui est dit et ce qui est vu. Le propos de Panofsky n’est progressivement plus audible et compréhensible tant ce que dit le corps du conférencier ne coïncide pas avec ce qui est vu. Cette parodie du discours sur l’art met d’abord en scène un discours troublé par le désaccord du geste et de la parole, l’absence de correspondance perturbant le sens même du propos.
28Mais c’est aussi une critique de la méthode historique de Panofsky. La parodie met en question la situation de discours sur l’art et le propos de l’historien d’art portant sur les trois niveaux de signification de l’œuvre d’art : le sujet, la forme et le contenu. Le décalage introduit par la désynchronisation mime (comme Morris mime Panofsky) cette déconstruction de la perception de l’art en différents niveaux et rend visible et sensible la difficulté à passer d’une analyse formelle à celle de son contenu selon une logique historique.
Morris critique une méthode d’analyse ayant tendance à chercher à découvrir dans les arts des éléments ou des significations communes. S’il peut y avoir dans les arts une « sensibilité générale », Morris considère, contre Panofsky, que cette généralisation minimise les différences.
29Et pour reconsidérer cet effet de dis-location que met en scène Morris, je voudrais interroger ce lieu d’où nous parlons, qui est le lieu de l’écrit. Y est-on indéfectiblement attaché, comme une appartenance géographique ou une langue maternelle ? Dans ce cas, l’écrivain pratiquant la performance serait en terre étrangère, en voyage, en déplacement. C’est la question de la frontière ou de la frange. Adorno, parlait de « l’effrangement des arts », pour qualifier de nouvelles formes artistiques (en 1967) produites par la fluctuation des frontières entre les genres artistiques. Parler sa propre langue comme une langue étrangère disait aussi Deleuze de la littérature (1996 : 10 et 41).
30Sur la ou les différences, c’est aussi une question que je voudrais te poser, et que je me pose également (dans ma pratique de la lecture performée), la performance est-elle une « forme » intermédiaire entre par exemple du texte et une forme artistique ? Ou bien gomme-t-elle les différences, parfois irréductibles, entre la pratique d’écriture et la pratique plastique en inventant un troisième terme ? On sait, depuis au moins les années 1960, que la performance est une pratique en soi. Mais quand elle se fait en débord de la pratique d’écriture, en est-elle une extension, une augmentation ?
- 12 Fabrice Reymond est écrivain et artiste. Depuis 2008, il publie tous les deux ans le nouveau tome d (...)
31C’est Fabrice Reymond12 qui se définit comme un poète augmenté et je trouve cette formulation particulièrement pertinente. Mais il y a dans cette formule l’idée qu’au fond, on part ou on vient toujours d’un seul lieu : l’écriture (littéraire ou poétique) et qu’on ne fait que tourner autour, se déplacer, faire un ou plusieurs pas de côté, puis revenir (ou pas).
32Enfin, une autre chose importante, c’est la manière dont le corps – sa gestualité, sa sensualité ou sa brutalité – peut aussi, dans une certaine mesure, oblitérer le discours prononcé. Faire dériver le sens en imposant une présence. Le corps de Morris dans sa performance. Le tien, dans tes performances. Un corps de femme qui se présente comme tel, s’affirme comme tel.
33Je mets du temps à te répondre, à la mesure de l’ampleur de la question. Et puis parce que je suis en train de me nourrir de tant de choses depuis quelques semaines, à New York, qu’il est compliqué de fixer ma pensée. Elle s’étoile davantage, ces jours-ci, expérimente de nouvelles directions. J’en suis bien heureuse, les pistes qui se dessinent devraient m’occuper, disons, quatre ou cinq vies ; au moins.
34Je pense que la performance crée un espace autre. Ce qui me plaît, justement, c’est qu’on ait du mal à le définir. Elle est comme une éternelle friche à habiter, à réinventer sans cesse, à déplacer. Exigeante en raison même de la liberté qu’elle permet.
35J’ai vraiment du mal avec les identités figées. Décréter : j’appartiens à cet espace, celui-là m’est étranger. Je me suis habituée à dire « je suis écrivaine », « je suis éditrice », « je suis professeure » parce que c’est une convention sociale et qu’il n’est en général pas intéressant d’y déroger – sauf à vouloir se lancer dans de longues explications –, mais je préfère largement utiliser des verbes, qui ne sont pas des vestes qu’on enfile. Un verbe, par définition, exprime une action. « J’écris », « j’édite des livres » / « je défends des auteurs », « j’enseigne ».
36La performance incarne cette action.
Le geste.
La poète Anne-Marie Albiach dit, dans un entretien, évoquant son geste d’écriture : « Rien d’abstrait dans cette opération. Par exemple, quand je parle du poignet, c’est le poignet concret de l’écrivain, l’articulation qui permet d’écrire, avec la faiblesse et la force qu’elle comporte » (1978).
37Dans Altitude zéro, que j’ai déjà cité, Jean-Marie Gleize semblait notamment opérer – tout du moins son sous-titre « poésie, etc., costumes » le laisserait entendre – une sorte de réponse à Poésie, etcetera : ménage de Jacques Roubaud (1995). L’attitude supposée, la représentation du poète était une question fréquente dans les années 1990, la façon dont le terme « poésie » semblait immédiatement supposer, pour le grand public, quelque chose de compassé – c’est sans doute, dans une certaine mesure, encore le cas aujourd’hui. Le poète serait ce vieux gars, forcément lyrique, écrivant à la plume, déclamant ses poèmes assis à une table en bois, avec l’inévitable verre d’eau hydratant sa gorge éreintée ; alors même que la forme poétique est, depuis un siècle, le lieu de révolutions formelles intenses et que notamment, depuis les années 1950, la poésie sonore, le croisement avec la performance ont fait sortir le poème de la page et les poètes du costume qu’on leur prêtait.
38J’ai immédiatement pensé à cette question de malaise vis-à-vis d’un rôle assigné dans ta référence à Robert Morris – sans doute, aussi, à cause du verre d’eau que tu cites, l’accessoire indispensable du conférencier et de l’écrivain. Mais aussi à la question de l’ironie qui agit comme un décapant de poses.
- 13 Voir notamment une description de cette action dans Johann Defer (2008).
39C’est ainsi que dans les mêmes années, mi ou fin 1990, Stéphane Bérard avait créé une action de distribution d’écharpes « aux plus poètes des poètes » via le Centre international de poésie de Lardiers, qu’il avait inventé13. La démarche est bien entendu conceptuelle et parodique.
40Ce qui était très fort, dans ce geste, c’est que même si les heureux lauréats comprenaient fort bien le sens de l’action de Stéphane Bérard, dans un contexte poétique et littéraire qu’ils connaissaient bien, il me semblait discerner un certain malaise sur la photo de remise officielle de l’écharpe qui les représente aux côtés de l’artiste, tout sourire. Stéphane Bérard les forçait, aimablement, à endosser le même costume.
- 14 Livres en collaboration avec Fanette Mellier, Thomas Lélu, Béatrice Cussol ; participation à un pro (...)
- 15 C’est un livre construit au fil de récits enchâssés. Il utilise une importante documentation (médic (...)
- 16 Champ lexical : billard.
41Pour revenir à ta question du lieu de l’écriture, si l’on considère les choses sous l’angle de ce que j’ai réalisé, à ce jour, l’écrit prime – et pas qu’en tant qu’auteur, dans mes autres activités professionnelles également. Mais mon univers est loin de se restreindre à une obsession langagière. La musique a toujours une importance capitale – mon livre Soliste (2013) traduit cette permanence, mes collaborations avec des musiciens comme Pierre Henry ou Olivier Mellano également. Les arts visuels, également, à travers la fréquentation assidue des lieux où ils s’exposent, des dialogues avec des artistes14… ce qui apparaît particulièrement dans Anomalie des zones profondes du cerveau (2015)15. Donc j’aurais bien du mal à me dire « poète augmentée ». Peut-être « artiste de surcroît » ? Parce qu’artiste peut-être considéré comme l’hyperonyme d’écrivain. Et « de surcroît » en référence à plusieurs bandes16 à une phrase de Lacan qui disait qu’en analyse, la guérison ne pouvait arriver que « de surcroît »… Ce ne peut être un but, il n’y a pas de trajectoire vertueuse ; reste à accueillir ce qui advient. Ce qui souligne paradoxalement son intensité palpitante, n’est-ce pas ?
42Si j’essaie de jeter un regard rétrospectif sur mes livres publiés, force est de constater qu’ils se situent dans ce que l’on nomme parfois « la littérature de recherche » ou « expérimentale » avec une propension à éviter le classement par genre – il n’a aucun sens pour moi. Quelle angoisse quand on est censé cocher la case « roman » ou « poésie » dans un dossier quelconque ! ça prend des heures, beaucoup de feuilles au panier, et en général, tout le monde finit perplexe.
43Hélène Bessette, exergue à La Tour (1959) :
« — Tout ce que vous voudrez, mais ce que vous faites, ce n’est pas de la littérature.
Ce à quoi Jehan Rictus répliqua :
— C’est peut-être de la moutarde ou des pruneaux. »
44Chacun de mes gestes sous forme de volume diffère manifestement des autres, tout en essayant de tracer un chemin. Tel que je l’énonce, on dirait que cela fait partie d’un plan machiavélique savamment orchestré, mais je dois préciser que cela ne l’est pas ; c’est une analyse rétrospective.
45La performance participe du mouvement qui m’anime en général mais n’est pas le décalque de l’écrit. Pas de rapport de subordination. L’occupation de différents supports est évidemment loin d’être originale. Denis Roche publie ses œuvres poétiques complètes, La poésie est inadmissible, dans un geste manifeste, en 1995, pour s’adonner à la photographie. Bernard Heidsieck, banquier et poète, expliquait que dans la bouche de ses collègues (qui ne connaissaient pas son autre activité), s’exclamer : « ce dossier, c’est de la poésie ! », c’était dire que c’était vraiment n’importe quoi. (Bernard Heidsieck qui avait une pratique plastique, d’ailleurs.) Pour ne citer que ces deux exemples.
46Je parlais ce matin, via Skype, à une étudiante dont je suis le projet littéraire et qui peint également ; elle s’interrogeait sur la façon d’articuler les deux pendant sa soutenance de Master de Création littéraire. J’insistais sur le fait qu’à mon sens, il fallait éviter tout rapport d’illustration. Pas de parent pauvre. C’est terrible ça. On a l’impression d’un dîner de Noël affreusement raté où les cadeaux sont mesquins à la hauteur des ressentiments et la bûche immangeable.
- 17 Voir la Grande Ourse en couverture de Laure Limongi, Je ne sais rien d’un homme quand je sais qu’il (...)
47Je ne pense pas qu’on vienne d’un seul lieu – certaines pesanteurs géographiques sont suffisantes, non ? – ; mais de la constellation que l’on se crée17.
- 18 « ORLAN accouchant d’elle-m’aime », 1965, photographie noir et blanc, 9 × 10 cm, 81 × 76 cm (avec c (...)
48Cette photographie d’« ORLAN accouchant d’elle-m’aime18 » en 1965.
- 19 Par exemple : Laure Limongi, « Trahison, tradition – traición, tradición », publié en juin 2013 dan (...)
- 20 Ce qui apparaît dans le texte « Fougères & paroles gelées » (Limongi 2013).
49Quant à la langue maternelle, cela fait quelques années que je tente de la polyglottiser dans certains textes (Limongi 2015) – souvent partitions de performance, d’ailleurs19 –, de la déplacer dans la mesure de mes capacités. C’est aussi lié à un certain complexe : ne pas maîtriser ma langue paternelle, le corse20. Si le linguicide avait été moindre, je devrais parler, écrire, le français et le corse. J’essaie de m’inventer mon patrimoine.
50Il n’y a rien de plus impur que la langue. C’est délicieusement odorant, musical, plein de racines et de branches connexes, dans un sous-bois fertile. Tous les métissages s’y révèlent, à livre ouvert.
51L’idée est de toujours être en terre étrangère. Quel que soit le support. En mouvement. Pas dans la répétition d’un geste confortable. Certainement pas en tétant le biberon tiède de l’interlocution quotidienne…
52Deux gestes parmi ceux que j’ai vus à New York récemment. La performance de Laurent Derobert, mathématicien, La Formule du miracle. Une rencontre entre deux mondes qu’on penserait fort éloignés, les mathématiques et la poésie (à travers un recours à la « formule » que ne renierait pas Francis Ponge), et qui se révèlent, à travers son regard, en consonance. C’était à la Robotic Church, à Red Hook, le 8 avril 2016 ; il en a fait une autre, quelques jours plus tard, à La Maison Rouge à Paris, Insulter le possible. Chercheur, il sort donc de son champ pour créer les « mathématiques existentielles » à travers des déplacements, questions ouvertes, une expérimentation verbale.
Fig. 3. Straight out of Times, performance de Cao Fei avec le groupe The Notorious MSG, vernissage de l’exposition de Cao Fei à MoMA PS1, New York, 2016. Photo © Charles Roussel.
53Et puis la vaste exposition consacrée à Cao Fei au MoMA PS1, artiste qui investit de nombreux supports (vidéo, photographie, installation, maquette, performance, etc.), de façon profuse, pour tenir une note très difficile à définir, presque une sensation entre observation aiguë d’un milieu sociologique précis et humour noir, le tout sur fond de références pop et de démesure entre surréalisme et gigantisme chinois. Sa performance le jour du vernissage le 3 avril 2016, Straight out of Times, faisait intervenir un groupe de hip hop de China Town plutôt parodique, The Notoriuous MSG, comme pour aller dans l’outrance de ce mot, « performance ». ça sautait dans tous les sens, faisait des blagues entre les chansons – qui pastichent le gangsta rap à la sauce asiatique –, dans un débordement de vie joyeux. Le décor avait été réalisé par l’artiste, mime de restaurant chinois, un peu comme les cuisinières jouet pour enfants, avec des aliments représentés sur les surfaces plastiques. Très coloré, très caricatural. Cao Fei est intervenue deux fois. Une première en tant que « Dim Sum Girl » (le titre d’une chanson du groupe), « Dim sum » signifiant : un « ensemble de mets de petite portion consommé dans la cuisine cantonaise21 ». L’artiste était costumée en serveuse de restaurant américain et lançait des raviolis vapeur, je crois – je ne suis pas totalement sûre, je ne fais pas partie des gens qui ont attrapé les projectiles… – dans la foule déchaînée. Pour sa seconde apparition, à la fin du concert, elle portait une coiffe traditionnelle et a interprété une chanson traditionnelle chinoise. Tout tournait autour de cette question de l’appartenance ethnique et de l’appropriation culturelle, du respect et de la trahison, du mixage et du collage, du pastiche et du fétiche, les chanteurs étant grimés en topoï américains : perruque afro ou lunettes noires à la Lou Reed. Il y avait une intense ironie, mais douce, aussi. Ça mangeait le monde à belles dents.
54Dans la nuit, je lis ou plutôt relis ta réponse new yorkaise, si riche, si dense, si effectivement étoilée et partant dans de multiples directions qui sont toutes de nouvelles pistes à appréhender.
55Par quoi commencer ? J’attrape des formules qui résonnent, et notamment celle-ci : « je pense que la performance crée un espace autre ».
56Alors, bien sûr, « espace autre », qui renvoie pour moi aux hétérotopies et à Foucault, résonne doucement. C’est comme une sorte de murmure, une « rumeur latérale » (Foucault 2008 : 185).
57Oui, un espace autre, c’est bien, c’est juste : un endroit à partir duquel la fiction peut se déployer. Un endroit de repli, ou de retrait, de solitude et de multitude. J’aime l’image que propose M.F. justement, celle de la tente d’indien, ou du lit des parents sous les draps desquels les enfants refabriquent un monde, c’est-à-dire, au fond, fabriquent une fiction au cœur même du réel, sous la toile, le tissu léger. Et, bien sûr, le tissu, c’est le texte – je repense à Barthes et à la définition du texte comme un tissu, une trame. Ça se tisse. Ça tisse. Alors, protégés du monde réel par le voile de la fiction, tout devient possible.
C’est le sens de l’hétérotopie, du possible qui naît au cœur du contraint-réel et qui a le pouvoir de reconfigurer les territoires des choses établies.
58La performance, comme espace autre, c’est l’endroit de la fabrique, de l’exposition du texte dans sa trame, c’est le déploiement d’un certain mouvement de la langue, du corps, des gestes hors des contraintes de la page (malgré ses possibles, à elle aussi).
59Je voudrais revenir à cette question de la disjonction évoquée avec Morris.
J’ai vu, depuis notre dernier échange, le film de Jean Eustache, qui met en scène Alix Cléo Roubaud et Boris Eustache, le film s’intitule Les Photos d’Alix. Tu l’as vu, sans doute.
Fig. 4. Les Photos d’Alix, film documentaire de Jean Eustache, avec Alix-Cléo Roubaud et Boris Eustache, 1980.
- 22 Césarée et Les Mains négatives, deux court-métrages réalisés en 1979 par Marguerite Duras.
60Alors, te souviens-tu de ce décalage progressif entre la parole et l’image, cet écart s’installant au cœur du discours entre ce que l’on voit, nous spectateurs, et ce dont ils parlent ? Ce qu’ils disent et ce qu’ils montrent ne correspond pas, se met à ne plus correspondre, plus précisément. Leur commentaire porte sur d’autres photographies qui apparaissent avant ou après et le décalage s’est fait au montage. C’est étonnant. Certes, pas vraiment nouveau. Je me souviens avoir vu cette disjonction chez Duras également, dans son cinéma. Je pense à Césarée, ou encore aux Mains négatives22. Mais ce qui advient, dans ces trois exemples, c’est le décalage progressif qui introduit de l’intrigue, du doute. Un décollement. Cette distance est belle. Et ce qui advient de plus prégnant, de plus visible, ce sont les gestes de la monstration, les mains de la photographe et de celui qui l’interroge, les mains qui montrent, qui parcourent les images, qui les caressent parfois.
61Est-ce que ce n’est pas ça la performance ? Le geste, la main, le corps, donc, introduits dans la trame du texte ?
La performance fait bouger les lignes du texte, et plus loin, celles des catégories établies, les déplace, les ouvre, les écarte, et je visualise alors la ligne de texte qui fait des vagues, qui se soulève et laisse entrer du blanc, des ruptures de rythme. Il y a des trous, on se perd un peu, on se raccroche à un mot, une suite de mots, un verbe.
62Ensuite, autre prise dans tes derniers mots, tu parles de la performance de Laurent Derobert, que tu as vue à New York. Traversée de l’Atlantique. Hasard des calendriers et des géographies. Justement, je l’ai vue la semaine dernière à Paris, à la Maison Rouge. Si étonnante, magique, fascinante (évidemment, quand on ne sait plus rien des mathématiques, toute formule devient magique, surtout quand elle est agencée à de la fiction et de la poésie). Il y a quelque chose du détournement.
- 23 « Les indiscipliné.e.s », collection d’écrits d’artistes aux éditions Macula, créée et dirigée par (...)
63Effectivement, ce déplacement me touche aussi particulièrement, la possibilité de sortir de son « genre » pour en investir un ou des autres. C’était d’ailleurs le sens du nom donné à la collection créée chez Macula, « Les indiscipliné.e.s23 », pour les écrits d’artistes, car lorsque les artistes écrivent, ils pratiquent l’écart et le déplacement, ils sortent de leur champ disciplinaire et s’autorisent à ne pas se dire seulement artiste. Ne pas être assigné à résidence (que ce soit l’art, la littérature, la philosophie, la critique, ou autre, et je sais que je ne parviens pas à trouver une formule de désignation, c’est quelque chose qui me pose problème depuis longtemps). C’est-à-dire, pouvoir changer de costume, ou pouvoir porter d’autres masques.
64La performance aurait-elle à voir avec le déguisement ?
- 24 La revue N/Z, revue expérimentale et singulière d’art et de littérature contemporaine, est éditée p (...)
65Enfin, je voulais parler de la dimension éphémère de la performance. C’est la salle, le spectacle sans la dimension spectaculaire, les spectateurs, le moment, l’instant, irreproductible. Et ça aussi, cela correspond à ton usage de la performance. Le jour même de ton retour de New York, tu faisais une performance à l’invitation de notre revue N/Z24.
Le lieu s’appelait L’Oiseau, l’artiste qui y exposait, Lea Habourdin, proposait une série de photographies, et tu as poursuivi une version de ta performance Poésie. Et là, encore, une déclinaison. Chaque lieu, chaque proposition est l’occasion d’un autre texte, d’une nouvelle version.
66Pour revenir sur la question de la langue, chaque version (comme on parle de version latine) est une translation par rapport à la précédente, un léger déplacement, quelques ajouts qui font bouger le texte autrement, qui font voir aussi autrement ce geste du tatoueur qui trace dans la peau et à l’encre noire le mot poésie sur ton dos. Pendant que l’on voit, projeté à l’écran, le grain de ta peau et ce liquide sombre qui paraît saigner des lettres mêmes, tu rejoues une nouvelle scène, passant du registre le plus intime (souvenirs d’enfance et paroles familiales) au plus explicatif (une petite histoire du tatouage). Tu reconfigures des territoires, ou un territoire propre, le tien, mais qui est toujours en mouvement.
C’est peut-être la question de l’insularité.
67La performance est une sorte d’île ?
68Le geste, que tu évoques, semble capital. La performance serait l’alliance du conceptuel et de l’inattendu, parfois cru, épiphanique, décevant, douloureux, du corps. Et en tant que tel, il bouscule l’ordonnancement d’une écriture. Pour en diffracter le sens, en créer d’autres, ou bien un doute, propice à la pensée.
69Cela nous amène à une notion importante pour moi, quels que soient les supports, la fameuse « œuvre ouverte » développée par Umberto Eco. Le fait que le lecteur ou le spectateur ne soient pas des récepteurs passifs mais bien des cocréateurs. Eco parle de « message fondamentalement ambigu » pour l’œuvre d’art. Cette ambiguïté est fertile. Ainsi, quand on réalise une performance en public, il y a en réalité dix, trente, cent performances. Autant que de personnes présentes. Esther Ferrer, quant à elle, cite souvent la notion de vide de Lao-Tseu, le fait que c’est le vide qui rend les choses habitables. C’est facteur de liberté et de responsabilité tout à la fois – car ce n’est pas anodin, de remplir un vide…
70Dans le même ordre d’idée, il n’est sans doute pas innocent que, parmi les termes sélectionnés pour nommer la collection de livres que j’ai créée chez Léo Scheer en 2006, je chérissais particulièrement « versatile » – on a finalement choisi « Laureli » qui était mon surnom là-bas, Léo préférant associer nos deux noms plutôt que de côtoyer un adjectif si ambivalent… Et la collection que j’avais créée en 2001 chez Al Dante s’appelait « & », un signe de jonction, une sorte de vide, également, à remplir.
71Dans ce « versatile » épicène, dont j’aime la sonorité, il y a une labilité essentielle mais je ne parlerais pas de masque ni de déguisement. Ce sont des tissus, des surfaces qui recouvrent. Or, je me sens toujours à vif. C’est ma peau que je joue à chaque fois. Que j’écorche ou triture (symboliquement) ou marque (réellement, définitivement, comme dans la performance tatouage que tu cites), pour tenter d’aller à l’os, tenir le fil d’un engagement, la note qui me semble être juste. J’ai l’impression qu’on en revient à la citation d’ORLAN que j’évoquais au tout début de nos échanges ! C’est aussi sans doute en raison de cette même versatilité ou labilité que j’aime décliner des propositions, créer des variations – qui ont peut-être également à voir avec ma formation musicale et ma vénération de l’écriture de Jean-Sébastien Bach.
- 25 Marina Abramović, 23 juin 2016, première conférence « As one » (NEON + MAI) : « History of Long Dur (...)
- 26 La citation exacte est « No man is an island » – mais : le féminisme est un humanisme…
- 27 Shunryu Suzuki, Esprit zen, esprit neuf, traduit de l’américain par Sylvie Carteron, Paris, Seuil, (...)
72Ce qu’il est également important de souligner, me semble-t-il, on l’a d’ailleurs déjà fait – en évoquant le « droit au couac » dont parle Bernard Heidsieck –, c’est la fragilité de tout cela. Marina Abramović dit « Performance is about the process, not about the result25. » Ce que j’entends également d’une façon très politique et spirituelle à la fois. Nous échafaudons, nous œuvrons, nous suons, nous rions (« mon [vers] s’est brisé comme un éclat de rire »), le résultat ne nous appartient pas, nous ne pouvons pas le contrôler autoritairement. Car « [nobody] is an island » (John Donne26) ou encore – à moi de citer un zen, en l’occurrence Shunryu Suzuki : « le moi est une porte battante27 ». C’est dans cet espace entre que tout se joue, un écheveau de pensée, de moyens mobilisés (parfois modestes) qui donnent lieu à un kairos – un moment opportun, pourrions-nous traduire.
- 28 Traduit du portugais (Brésil) par Emmanuel Tugny. Cette chanson apparaît dans un livre-disque colle (...)
73Cela me fait également penser – et tu reconnaîtras mon goût pour la digression… – à cette sublime chanson de Chico Buarque, « Construção ». Je vais en citer un extrait dans sa traduction française28, elle parle de geste ouvrier, donc aussi d’œuvre :
- 29 « Construção » de Chico Buarque (1971) traduit par Emmanuel Tugny pour le Ralbum, (collectif), liv (...)
… L’a fait brique par brique
Formant un tracé féerique
Le regard abruti
Par pluies de ciment et de larmes
S’est assis pour souffler
S’est assis comme un samedi
A bouffé sa gamelle
Comme l’eût fait un Grand d’Espagne
A bu a sangloté
Tout à fait comme un naufragé
Dansé et rigolé
Comme entendant de la musique
Trébuché dans les ciels
Tout à fait comme un déchiré
Plané un peu dans l’air
Imitant tel oiseau léger
A fini sur le sol
Comme une poupée de chiffon
Agonisant au cœur
De lent défilé des moteurs
Est mort à contre-sens
Perturbant la circulation…29
74C’est d’ailleurs une composition très polyphonique, tant d’un point de vue vocal qu’instrumental – pour reprendre cette notion d’« œuvre ouverte »…
- 30 Mehdi Brit et Sandrine Meats, Interviewer la performance, Paris, Manuella éditions, 2014, p. 20. Or (...)
75Mais bien sûr cette image d’île est très tentante, surtout pour moi, l’insulaire. Et l’île est un espace si ambigu. Labyrinthique. Tâchant de définir la performance, Éric Mangion parle de « conquête d’un espace30 » (cité dans Brit et Meats 2014 : 20). On pourrait dire que la performance tente d’inventer son île, une île qui aurait conscience de toutes ses ramifications sous-marines.