« … comme l’anthropologie, l’esthétique retrouve la dialectique éternelle des échanges Vie-Mort animés par le flux et le reflux de la matière omniprésente dont on ne se libère pas » (Thomas 1975 : 158)
- 1 Emprunt au glossaire de Michel Leiris, Langage, tangage (1985).
1Provoqué, l’anthropologue ? Si nous nous accordons à dire, avec Jean-Luc Nancy, que « les corps sont des lieux d’existence » ou « donnent lieu à l’existence » mais également que la peinture « est l’art des corps parce qu’elle ne connaît que la peau… » (Nancy 2000 : 16-17), que nous donnent à voir les œuvres de Karl Lakolak, « corpographe », que mettent-elles en signes ? Et quels signes d’une anthropo-logique des corps ? Pour l’homme, Michel Leiris proposait « Somme de mots et de maux »1. Outre ceux-là, quels autres éléments offrent ces corps en images, cette profusion bigarrée ?
- 2 2006, musée du Quai Branly.
2Qu’est-ce qu’un corps ? Dirigeant une exposition récente2, Stéphane Breton s’interroge sur ce territoire où s’inscrivent toutes les écritures, sociales, symboliques et imaginaires. Question identique mais non générique pour des réalités différentes, essentiellement relationnelles, rétives ainsi à toute essentialisation comme support, chose, être ou « substance étendue » pour reprendre la formule cartésienne. Question par là même sans objet ? Question inévitable pour autant que nous sachions la contextualiser, que nous la sachions métaphorique et toujours recommencée… territoire du vide ou du trop-plein. Le caractère kaléidoscopique, voire éclaté, de ce territoire de la corporéité ne peut échapper. Pour autant et pour chacun, le corps (le sien et celui de l’autre) demeure une énigmatique conjugaison d’évidences, parfois brutales, comme des perspectives infinies. Chacun de nos corps est construit selon une ontogénie individuelle, constitue un nœud d’ancrages et de contradictions, ordonne tous les possibles, de la douleur à la jouissance, de la maladie à la santé, de la monstruosité ou du handicap à la belle apparence et au plein usage de ses capacités comme à leur manque ou leur perte.
- 3 Sur le rabat de première de couverture, le responsable éditorial se demande déjà : « De quoi parle- (...)
3Tous les (nos) corps restent des corps poreux, plastiques et traversés en permanence : ni tout à fait dedans ou dehors, ni tout entièrement sujets, ni exclusivement objets mais surtout projets, ni individuels seulement, ni collectifs entièrement, hybrides. Faut-il en rester alors à une définition négative, une sorte d’« ontologie blanche » du corps ? Par nature, le corps serait rétif aux territoires fixes et ne répondrait alors qu’aux territorialisations fluides ? Quel corps, du reste ? Cette question persiste depuis les années 1970, moment où elle fut fixée par la désignation de la revue éponyme qui, déjà, s’interrogeait sur l’impossible objet-sujet de notre entendement, l’insoutenable tenue de sa réalité ontologique, sous la plume de Jean-Marie Brohm3. N’était-ce pas, en lui-même alors, un fantôme infréquentable ?
- 4 L’oxymore qui a nourri toute la poésie baroque et a existé sous la plume de Montaigne pour lequel o (...)
4Où le rencontre-t-on, le corps ? Il ne peut plus être question de quête du corps humain, de rêver à une construction totalisante par l’anthropologie normative et européenne ou la philosophie du corps. L’évolution et la variabilité, l’histoire et la diversité, les constructions fictionnelles ou anatomiques et les expressivités socioculturelles, les corporéités et les matérialités, tout ce qui est du corps est frappé au coin de l’impossibilité de totaliser, d’unifier la chose. Au mieux, le corps est un « signifiant flottant » (Foucault 1978 ; 1986), résultant d’un bricolage, d’un feuilletage, même outrepassant ses limites physiques, dès lors qu’il est le nœud d’ancrage au monde et d’élaboration de ce monde pour chacun. Nous rencontrons des corps, pluriels et denses : corps désirés rendus désirables, corps fragiles et résistants, corps de brutes bardés de muscles et assignant leurs injonctions gueulardes à d’autres corps dominés, manipulés, affaiblis, corps mourants parce que vivants4. Nous rencontrons aussi des images de corps, non-corps spectacularisés, mais signifiés et rendus visibles pour une expérience sensible qui se prolonge dans une pratique et/ou une expérience esthétiques.
- 5 Le néologisme est utilisé par Bernard Lafargue (Érographies d’incorporelles, Karl Lakolak, Alfortvi (...)
- 6 Selon l’expression de ce néologisme par H. Claudot Hawad et Bernard Lafargue, dans leur introductio (...)
5Confrontée aux Érographies d’incorporelles (Lakolak 2008) nous nous demandions ce qu’il restait des corps ainsi expeausés5 : rien, sinon justement l’infinie variation de la construction des corps déclinée dans cette sarabande singulière. Et c’est bien là ce qui interroge l’anthropologue renvoyé par cette œuvre à ses pauvres notions empêtrées et laides de « biosocioculturalité » des corps. Autre écriture, autre manigance, pour une autre saisie… le corps, lui, résiste et se bâtit de c(s)es résistances (Foucault 1986 : 61-68). C’est que cette tension permanente entre construction/dé-construction, re-composition, dévoilement et retrait, feuilleté des couches et éclat des couleurs, bref, au travers de ce kaléidoscope (« kaléidoscorps6 » ?) des corps bariolés, le corps semble se perdre, s’effacer à la surface de l’œuvre. Mais, outre que le singulier le désignant (« le » corps) est un leurre pour la rencontre désirée d’une chair singulière et ne peut satisfaire que la commodité d’un usage discursif, scientifique ou doxique, outre que la question « qu’est-ce qu’un corps ? » demeure aporétique, ce qui résiste ce sont les corps, leur singulier pluriel, si l’on nous passe cet oxymore facile.
6Des corps persistant dans leur opacité propre par-delà la surabondance de la violence chromatique ; des corps maintenant leurs formes par-delà la fragmentation des collages, des découpes ; des corps se tenant bruts, nus, denses par-delà les maquillages, grimages et autres tatouages, par-delà les couches, traces, masques et reliefs ou brouillages et habillages de peinture et de tissu ou de plastique. Enfin, ces corps affirment leur(s) sexe(s) et leur(s) désir(s), leur(s) vie(s), par-delà l’hydridation du genre et de la mort, peut-être parce que, comme la mort, le désir donne forme, prend forme, est facteur de forme.
7Quelque chose d’intact résiste. Dès lors, ce qui s’impose au regard devant ces mises en série du corps relève à la fois du vertige et de la reconnaissance. Vertige qui saisit nos imaginaires bridés au « rien de trop » dès lors qu’il s’agit de corps, alors qu’ils sont les lieux de tous les excès dionysiaques ou mortifères ; reconnaissance d’une belle tentative insensée : faire exister les corps hybrides, accords et désaccords de nature et de culture, imposant comme une évidence cela même que notre culture ne peut réellement et véritablement (encore ?) penser et que nous vivons dans nos chairs, cette imbrication anthropo-logique. « Le corps est l’extension de l’âme jusqu’aux extrémités du monde et jusqu’aux confins du soi, l’un dans l’autre intriqués et indiscutablement distincts, étendue tendue à se rompre » écrit Jean-Luc Nancy (2003 : 28).
- 7 Voir l’étude de Bernard Lafargue dans Lakolak 2007.
- 8 Voir pour ses belles analyses des textes de Warburg, Giorgio Agamben, notamment Image et Mémoire (2 (...)
8Dès lors, les corps de Karl Lakolak peuvent être textes, matières, formes, couleurs, éclats et fragments, crânes et visages, os et chairs, dedans et dehors : palimpsestes et série. Corps traversés d’échos tant historiques que symboliques : images christiques, masques mortuaires, planches anatomiques, héros guerriers, écorchés, arlequins étranges, victimes torturées, blessés de toutes les guerres, danseurs dionysiaques, corps tribaux… Corps répétés dont les déclinaisons attestent les invariants anthropologiques comme les variations : sexes, membres, postures, gestes, visages, squelettes, chairs… Au fond, il y a là matière à faire coexister diachronie et synchronie, jeux de l’altérité et du même. Ces images alors, pour le dire comme Giorgio Agamben (2004 : 32), chantent et récitent à la fois, viennent s’inscrire dans ce dépassement (non hégélien mais par la tension du métissage, la polyphonie des figures de l’art et des couleurs qui agissent, du bizarre qui transfigure7) que Warburg appelait de ses vœux en une « science sans nom » selon son diagnostic de schizophrénie tragique occidentale : la polarité représentée par la pratique magico-religieuse et celle de la contemplation mathématique, l’art et la science, ce qui ne signifie pas la rationalité s’opposant à l’irrationalité, bien évidemment8. Elles portent en elles mémoire des scènes primitives de l’art (et pas occidental seulement) comme images mnémoniques et sont toujours chargées d’une énergie capable d’(é)mouvoir, de troubler les corps acteurs (ceux des modèles, de l’artiste, des spectateurs). C’est tout un monde d’images qui est convoqué au travers de ces œuvres, jeux d’échos et de rappels, de transparences et de brouillages : survivances de la Vera Iconica (Marin 1993), des Madone, des crucifixions, de Marsyas, mais aussi des saints Sébastien blessés et rivés aux poteaux et aux colonnes, des statues de marbre de Palerme ou d’ailleurs, des Vanités, des figurines anthropomorphes aux Vénus des médecins, fermées/ouvertes du musée de La Specola, aux avatars enfin de toutes les incarnations, celle de Vishnou ou du Net, in effigie.
- 9 Dans son étude sur Warburg, Giorgio Agamben remarque que « le symbole et l’image ont selon Warburg (...)
- 10 Nous ne saurions développer davantage ce point, plus propre à l’anthropologie des images, ce que no (...)
9La perspective anthropologique peut donc ici emprunter le regard de Warburg sur les images, réalités dont l’inscription historique ne fait aucun doute mais qui appartiennent à la puissance symbolique de la pensée, font signes et sont productrices parce qu’elles traduisent des invariants de représentations dont il faut tenter de comprendre la nature et les sens, en fonction des contraintes symboliques à l’œuvre. Ces images ont alors une dimension transhistorique, voire une « a-chronicité » (Didi-Huberman 1992 ; 2002). L’image est considérée comme trace des tensions spirituelles d’une culture, organe de la mémoire et de l’imaginaire collectifs9. Si, du point de vue de l’art, ce dévoilement du réel peut se passer de spéculations, du point de vue anthropologique, l’étude des œuvres ne vise pas leur « vérité », mais les saisit comme archives sensibles exprimant les événements vécus, les peurs, les imaginaires et les croyances comme les interrogations, les confrontations et les savoirs des populations. L’approche anthropologique peut s’attacher devant ces images de Karl Lakolak aux traits structurels de la confrontation intersubjective et interhumaine, parce qu’elle impose de reconnaître tout son sens à ce qui demeure, aux survivances, aux matrices invariables des images (Belting 2004)10.
10Reste que la série de Karl Lakolak (2008) échappe à l’injonction anthropométrique de constitution de « l’homme moyen » chère à Quetelet et sauve, par l’art et l’atelier, de l’illusion abyssale de l’idéal type de Monsieur Tout-le-monde né dans les laboratoires. Mais elle échappe aussi aux Anthmpométries de Klein qui tente de faire que le corps fixe lui-même son image, dans la fusion ou confusion des « femmes-pinceaux ». Karl Lakolak met l’homme au pied du vide en des sortes de Vanités corporelles : confrontation des regards, des face-à-face, des moments, des expériences. Le crâne, du reste, objet privilégié tant des Vanités que des anthropologues, jamais anodin qu’il soit adamique ou archive biologique des fouilles ou des charniers, est prégnant dans certaines de ces œuvres, en flagrant délit de ricanement.
11Ce qui surprend encore renvoie aux entrelacs de tous les rituels corporels (mais y a-t-il des rituels qui ne le soient pas ?) ceux des « transes chamaniques ou films de science-fiction (Lafargue, 2008 : 17) comme au métissage des forces, des formes et des matières. Sorte de parade infinie, ces œuvres mettent en scène et en signes la geste d’une humanité archaïque et postmoderne à la fois : danse corporelle, comme l’on dit « danse macabre », et qui rythme et égrène les pluriels des états, des postures, des statuts et des sens humains. L’ecce homo en singularités multipliées des corps. C’est pourquoi ces œuvres provoquent le regard, l’interrogation de l’anthropologue pour lequel il ne fait aucun doute depuis longtemps que le corps est la visée et le creuset de toutes les prescriptions et proscriptions sociales et culturelles, des pratiques rituelles, symboliques et thérapeutiques, ancrage des logiques du sensible, de la socialité comme des relations sémiotiques avec le monde.
12Tout se passe comme si ces corps concentraient et éclataient à la fois les pratiques humaines fondamentales : sexualité, écriture/parole, parure et ritualisation, soin, connaissance, séduction, jeu, travestissement, etc. Or, ce qui se lie en elles et par ces corps, ce sont ordre et désordre. Pourrions-nous alors ici faire un parallèle entre le bouffon rituel, le sacrificateur et l’artiste ? Les trois opèrent des transformations : l’un transmue le désordre en ordre, l’autre fait de la vie avec de la mort, de l’ordre avec de la violence, le dernier enfin mêle les forces en des incarnations fugitives dont les images demeurent. Marie-Anne Paveau écrit à propos des érographies de Karl Lakolak : « Un art fait au corps, qui incorpore le langage, lui donne corps et un corps. » (Lakolak 2008 : 23)
- 11 Les travaux des anthropologues à cet égard sont très abondants. Un choix fondé serait ici impossibl (...)
13Nous retrouvons alors cet invariant de toutes les sociétés, procédé de liaison de l’ordre et du désordre dans lequel les anthropologues reconnaissent une anthropo-logique. Toutes les pratiques d’inversion sociale qui, par un contre-cérémonial, renversent les puissants pour les rétablir à nouveau dans l’ordre qu’ils dominent et dans leurs privilèges, qui font des fous les héros des lieux sacrés, de la chair renversée un renforcement du pouvoir institué, qui renouvellent l’ordre établi par la provocation subversive11.
14Sexe, Sacré et Fortune, voilà une trilogie qui structure les humains et leurs sociétés, selon Georges Balandier (2003). Voilà un triptyque constitutif, nous semble-t-il, de l’œuvre de Karl Lakolak. Une version colorée, exultante et polyphonique, dionysiaque de l’affirmation joyeuse d’une grande santé d’Éros. Des beaux corps dénudés, une sensualité lisible, des styles de vie et d’être corporel sinon revendiqués, du moins affirmés.
15Cette « collection » de corps, et le terme « collection » renvoie sans nul doute à la puissance dominatrice et obstinée de l’artiste dans le creuset de son atelier, ordonne une manifestation sacrée. Ce « mélange de crainte et d’attachement, cette attitude ambiguë que détermine l’approche d’une chose à la fois attirante et dangereuse, prestigieuse et rejetée, cette mixture de désir et de terreur » par quoi Michel Leiris (1979 : 60) définissait ce qui peut passer pour le signe psychologique du sacré saisit ici. Ces signes du sacré tiennent tant aux visages exposés qu’aux corps investis par l’artiste et offerts au regard. La singularité du visage convoque la distinction individuelle, l’altérité et d’emblée, le sens (Lévinas 1967 ; Simmel 1988 : 140 ; Le Breton 1992). Chez Lévinas, le visage signifie par lui-même, sans médiation ni renvoi au contexte, il est « expérience pure, expérience sans concept » (Lévinas 1967 : 177). Le visage est à la fois une présence et un horizon d’attente. Ici, il incarne à la fois le mystère et la transparence, dès lors que l’artiste le rend lisible par la surabondance de traitements divers (maquillages, grimages, écritures, masques et autres casques transparents de film plastique, bandelettes, tatouages, etc.) et qu’il impose le face à face.
16Enfin, nous savons, depuis l’étude devenue incontournable de Mary Douglas (1971), que l’ordre symbolique associe sacré et souillure, pureté et impureté. Le corps est, par excellence, le lieu de ces associations, sang, sperme, lait, larmes et autres humeurs s’y répondent et s’y confondent ou s’y excluent, dans des systèmes de représentations complexes. Les liquidités comme les traces dégoulinantes ou la peau maculée renvoient à ces humeurs corporelles, toujours investies symboliquement dans les cultures, jamais laissées au hasard, comme la sexualité. Elles sont ce par quoi une humanité advient en s’arrachant à la nature et en fondant une culture, mais portent témoignage des évidences biologiques, physiologiques toujours signifiantes.
- 12 Voir à ce sujet les très belles analyses de Louis Marin, 1993/1994. Sur cette question également, l (...)
17Cependant, ces corps travaillés par l’artiste nous sont offerts en images. À proprement parler, il ne s’agit ni de performances, ni d’installations, mais d’images de peintre/photographe. Du reste, les corps sont voués par avance au régime de l’image et à l’écriture rapsodique de la chair. Il nous semble alors que se rejoue dans les représentations de Karl Lakolak le paradoxe de la dualité irréductible et originaire de l’image comme du corps, de l’image corporelle et du corps imagé. Énigme de notre culture, celle de l’union du sensible et de l’intelligible, du multiple et de l’un, qui se noue tant dans l’image que dans le corps, par l’un et l’autre12. Dans l’aspect sériel des œuvres de Karl Lakolak, les images comme les corps sont répétables et reproductibles mais, en même temps, sont apparitions d’un unique. « Toute image repose sur un abîme… » écrit Giorgio Agamben (2004 : 139), cet abîme justement qui existe entre le répétable et l’unique ; tout corps également. Tout corps est surdéterminé, saturé de sens et de signes, traversé par des forces sociales et identitaires, éclaboussé de couleurs et de griffures, voilé et dévoilant les strates de ses affects, vibrant de ses intensités, chargé de tous les mots et maux de la tribu. L’artiste le prend pour le mettre à l’épreuve alors que le modèle et le spectateur lâchent prise pour mieux se (dé)livrer.