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Panoramas et « romans vrais » de la société : formes et stratégies de la représentation sociale en France (xixe-xxie siècle)

Panoramas and “Romans Vrais” of Society: Forms and Strategies of Social Representation in France (19th-21th century)
Robert Lukenda

Résumés

Comment peut-on représenter la société ? Cette question qui a déjà occupé les milieux littéraires du xixe siècle connaît aujourd’hui une renaissance, notamment avec des projets comme Raconter la vie (Pierre Rosanvallon) qui offre aux Français la possibilité de raconter leur vie et de participer à l’élaboration du « roman vrai de la société d’aujourd’hui ». Le présent article a pour objectif d’analyser quelques projets actuels du portrait social. Il s’agira de rendre compte des stratégies médiales, narratives et épistémologiques de ces entreprises ainsi que de leurs références historiques.

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Texte intégral

1Comment peut-on représenter et analyser de manière adéquate la société ? Au xixe siècle, cette question a déjà occupé les milieux scientifiques et littéraires pour aboutir, avec Balzac et Zola, à de grands cycles romanesques inspirés par la sociologie. Outre le roman de société ou de mœurs, quelques autres formes de la représentation sociale sont apparues sur la scène littéraire. Parmi elles figurent aussi les œuvres panoramiques comme Les Français peints par eux-mêmes (1840-1842) ou Paris, ou le livre des cent-et-un (1831-1834), moins analysées par la critique littéraire que les grandes fresques romanesques.

  • 1 Viart et Vercier (2008) parlent d’un réalisme « moins romanesque, plus en prise sur les sciences hu (...)

2Au cours des dernières décennies, lorsqu’on a vu se réaffirmer un « retour au réel » en littérature (Viart et Vercier 2008) après la période structuraliste, la littérature française a retrouvé sa sensibilité aux questions sociales et s’affirme en tant que discipline majeure de la représentation et de l’analyse sociale, comme « lieu et […] média d’un savoir social » (Asholt 2013b) tout en cherchant à éviter les « illusions » réalistes du xixe siècle en ce qui concerne la transparence et la naturalité de la forme littéraire1. Des auteurs comme Annie Ernaux ou François Bon témoignent d’un engagement de la littérature à explorer le quotidien, à sonder les relations sociales et à rendre compte de la vie individuelle et collective en collaboration étroite avec d’autres formes de l’épistémologie sociale, notamment avec l’aide des sciences sociales. Sur les listes des meilleures ventes figurent désormais des écrivains et des œuvres qui sont fortement marqués par le souci de la représentation d’une réalité, de certains phénomènes de notre réalité – un développement qui a entraîné un véritable essor des écritures hybrides et polyphoniques dont témoigne le succès récent de la non-fiction novel du type Gomorra de Roberto Saviano (Milan, Mondadori, 2006) qui mêle roman et enquête journalistique, sociologique et ethnologique, en vue de saisir et comprendre la complexité du phénomène mafia.

3Un phénomène encore peu analysé dans le contexte des écritures du réel nous semble être la récurrence des tableaux sociaux, soucieux de fournir une image étendue de la société. D’un côté, les œuvres dites panoramiques du xixe siècle comme Les Français peints par eux-mêmes, dans lesquelles la société s’est elle-même analysée, sont rééditées et adaptées de multiples manières. De l’autre, ces dernières années, on assiste à la naissance de grands projets collectifs comme Raconter la vie qui – en poursuivant dans une certaine mesure la tradition des tableaux panoramiques du xixe siècle – s’engagent à représenter et à déchiffrer la société d’aujourd’hui. Ce faisant, ils proposent aux Français une forme de la représentation sociale qui serait apparemment plus « vraie » et plus « complète », car elle multiplie des voix participantes, rassemble différentes écritures, épistémologies et témoignages du social. Ces efforts ont pour but de remédier à un défaut d’image collective, à un recul de la cohésion sociale ainsi qu’à la présence d’un sentiment de mal-représentation politique omniprésent dans la société française d’aujourd’hui. Cette « réapparition » des œuvres plus ou moins panoramiques, situées plutôt aux marges de la littérature, à mi-chemin entre littérature et sociologie, prétendant saisir la réalité sociale dans son ensemble et produire un portrait de la société aussi vaste que détaillé est d’autant plus remarquable, car il est communément admis que, comme l’avaient déjà souligné Viart et Vercier, le réalisme contemporain semble être marqué par le renoncement à toute « vue d’ensemble » et « à toute perspective totalisante » de la part des écrivains (Viart et Vercier 2008 : 209).

4Le présent article a pour objectif d’inventorier et d’analyser quelques projets et phénomènes actuels du portrait de la société. De manière plutôt synthétique, il s’agira de rendre compte des stratégies médiales, narratives et épistémologiques de ces projets récents, dont en premier lieu Raconter la vie, pour répondre aux questions suivantes : comment ces entreprises panoramiques documentent-elles le monde social ? Et comment érigent-elles ainsi un savoir sur ce monde ? Nous allons par la suite proposer une analyse qui devrait permettre d’identifier quelques éléments de continuité ou d’évolution entre ces projets du xixe au xxie siècle, qui par leurs seules ambitions et dimensions suscitent à la fois fascination et rejet et qui semblent témoigner d’un intérêt persistant pour les modalités de la représentation sociale du xixe siècle.

Le goût du panoramique « retrouvé » : stratégies de la représentation sociale d’aujourd’hui

  • 2 « Confronté à l’embrouillement et à l’hétérogénéité du monde contemporain, le réalisme traditionnel (...)
  • 3 Voir à ce propos Bouchy (2007 : 213) : « Les romanciers du réel se faisaient, volontairement ou non (...)
  • 4 Texte de présentation. Abrégé en Les Français par la suite.
  • 5 Le terme panoramique, assigné à ces entreprises par Walter Benjamin (1969 : 35), reflète cette reve (...)
  • 6 Le troisième volume consacré au monde du travail par exemple, s’attache à explorer « la diversité f (...)

5Alors que la critique note généralement l’absence de vastes fresques sociales voire de « tout projet totalisant expliquant le “monde réel” dans son ensemble ou au moins certains de ses milieux sociaux ou culturels » (Asholt 2013a : 28) dans la littérature contemporaine, expliquant ce fait par le constat que la réalité contemporaine ne se dévoile que par fragments et éclats2, au sein de cette vaste gamme des « écritures du réel » s’affirment des projets qui retrouvent un certain goût du panoramique, de la perspective étendue. Aussi audacieuse et démesurée qu’elle puisse paraître face à la complexité du monde social, l’idée de peindre un portrait de la société aussi vaste que détaillé semble de nos jours revenue à la mode. C’est notamment en multipliant les auteurs, les témoignages de la réalité sociale ainsi que les genres et écritures que certains projets qui brouillent les frontières entre littérature et sociologie, entre fiction et enquête, affrontent un travail de représentation à grande échelle que le seul roman ou les romanciers, pour des raisons variées de nature formelle, esthétique ou idéologique, ne veulent ou ne peuvent plus effectuer3. Ainsi, en 2003, les éditions La Découverte avaient l’idée de demander à une quarantaine d’auteurs contemporains de « “tirer le portrait” des Français d’aujourd’hui » (Les Français peints par eux-mêmes 2003)4. Ce projet reprend l’initiative de l’éditeur Léon Curmer qui, en 1840, avait entrepris sous le même titre de dresser un portrait complet de la société de son époque – une « encyclopédie morale », comme le précise le sous-titre, qui devait englober la société entière de l’époque (voir Janin 1840 : xvi)5. De nombreux écrivains dont Honoré de Balzac, Alphonse Karr ou Théophile Gautier tout comme des journalistes renommés, entre autres Jules Janin, avaient participé à cette entreprise avec des textes sur environ trois cents « types de Français », illustrés par les caricaturistes les plus célèbres de l’époque comme Honoré Daumier, Henry Monnier et Paul Gavarni. Sans pour autant recourir à l’aide des arts visuels, le projet contemporain s’inspire étroitement du geste collectif et polyphonique de son modèle du xixe siècle : « Sollicités pour s’engager dans cette aventure encyclopédique », comme il est souligné dans le texte de présentation, « les plumes et talents les plus divers » comme Didier Daeninckx et François Bon « ont accepté, chacun à leur manière, avec humour, poésie, réalisme, ironie, de décrire les figures et types sociaux qui leur tenaient à cœur ». Les quatre volumes de la collection « se présente[nt] sous la forme de petits ouvrages, chacun dédié à un « milieu, un espace, un champ de la vie sociale : la rue, l’entreprise, la politique, le sexe ». À la pluralité des styles correspond une diversité de genres : les textes sont en grande majorité fictionnels, mais on y trouve également des enquêtes sociologiques, des comptes rendus de phénomènes âprement débattus comme la prostitution ou des articles qui, sous forme de reportage journalistique, explorent les hétérotopies de la société actuelle comme le milieu naturiste. Tout en renonçant à l’ambition exhaustive de son prédécesseur, le projet se caractérise néanmoins par une approche systématique dans laquelle transparaît la volonté panoramique de donner une vision étendue du champ social et un certain geste encyclopédique, d’étudier de façon approfondie – en rassemblant fictions et documents – des « fragments significatifs » (Les Français 2003b : 9) de la société actuelle6.

  • 7 Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, publiée par Léon Cur (...)

6Les rééditions ou les réadaptations récentes des « classiques » de la littérature panoramique7 semblent rendre compte d’un intérêt renouvelé pour une tradition de la représentation sociale qui est longtemps restée dans l’ombre des romans-cycles du xixe siècle. Comme en témoigne le projet des Français de 2003-2004 qui de son prédécesseur s’est approprié notamment le geste polyphonique et la vocation encyclopédique, il s’agit d’un intérêt pour les techniques de la représentation sociale préfigurées par ces entreprises, considérées certes comme un peu anachroniques, mais tout à fait adaptables et utiles pour servir en quelque sorte à éclairer certains traits de la réalité contemporaine.

  • 8 Voir à nouveau Les Français (2003b : 9).
  • 9 Il s’agit donc ici de rendre visible une condition générale plutôt que la société dans toutes ses c (...)
  • 10 Voir à ce propos Viart qui, renvoyant à la question de Barthes soulevée dans La Préparation du roma (...)

7Ce serait aller trop loin que de vouloir énumérer tous les phénomènes littéraires qui font preuve d’une perspective panoramique sur la société. Toutefois, parmi les écrivains contemporains figurent certains qui, de diverses manières, cultivent d’une certaine façon le « rêve » de saisir le monde contemporain dans son ensemble, de dépasser le cadre individuel pour témoigner de la réalité collective, sans pour autant s’abandonner entièrement au « fantasme de la saisie totale », c’est-à-dire exhaustive, d’une réalité « par le biais du récit » (Huglo 2012 : 195)8. C’est dans Les Années d’Annie Ernaux (2008) que l’on retrouve l’idée d’écrire un « roman total » (158), qui saisit la réalité, « organise [la] mémoire accumulée d’événements, de faits divers, de milliers de journées qui […] conduisent jusqu’à aujourd’hui » (158-159). Le roman, en effet, dresse sous forme d’un dictionnaire mémoriel, le portrait d’une vie individuelle (toute comme celui de la société contemporaine) à travers une énumération d’événements, impressions et instantanés qui ont marqué la vie de la protagoniste. Dans Fragments de la vie des gens, Régis Jauffret rassemble plus d’une cinquantaine de « romans » brefs et compose, comme il l’écrit dans le texte de quatrième de couverture, un « prisme à travers lequel, à un certain moment de [s]a vie, [il a] vu non seulement [s]on existence mais aussi la société tout entière » (Jauffret 2000)9. Quant à Olivier Rolin (1993), son roman L’Invention du monde tente de (re)construire le portrait « d’une journée de la terre » (texte de présentation) à l’aide de fragments d’histoires qu’il récupère dans plus de cinq cents quotidiens du monde entier parus le 21 mars 1989. Derrière ces œuvres qui cultivent une esthétique du discontinu et du fragmentaire tout comme une certaine volonté du panoramique, pointe un mécanisme dichotomique, mis en place pour, comme l’avait déjà exprimé Perec (1962), apprendre le « général […] en fonction du particulier ». Il s’agit d’un côté de restreindre la perspective pour mieux observer le quotidien, l’ordinaire de la vie, afin de « faire émerger un autre niveau de réalité – proche, concret, ordinaire – investi d’une puissance de révélation » générale (Huglo 2012 : 195-196) ; de l’autre, on étend son champ d’investigation, en collectionnant, en rassemblant ces « éclats » de la réalité dans des formes narratives plutôt brèves pour saisir la société entière – une réalité plus ou moins immédiate qui, comme l’avait montré Viart (2012b), grâce à son caractère « éphémère » et « contingent » semble « se prête[r] mal au récit » romanesque (136)10.

  • 11 Nous traduisons. Ce fait met en évidence que, dans une large mesure, « l’écriture collective du pré (...)

8Il convient d’ajouter que, dans une certaine mesure, les séries télévisées ont désormais assumé la fonction des panoramas sociaux (Kämmerlings 2010). Grâce à leur capacité de gérer un immense répertoire de personnages, de lieux et de trames, grâce aux techniques narratives de la mise en abyme, celles-ci parviennent non seulement à dépasser le potentiel narratif et représentatif du film, mais aussi à s’approcher de la profondeur, de la complexité narrative et de la capacité de réflexion du roman pour devenir un véritable « Balzac pour notre époque » (Kämmerlings 2010)11.

« Le roman vrai de la société d’aujourd’hui » : le projet Raconter la vie comme expérimentation éditoriale et littéraire

9Parmi les projets contemporains les plus remarquables par la seule dimension et ambition panoramique de produire un vaste tableau de la réalité sociale, se détache l’entreprise Raconter la vie. Ce projet narratif, lancé en 2013 par l’historien Pierre Rosanvallon, est d’abord un site web et une collection de livres qui offrent aux Français « moyens » la possibilité de raconter leur vie quotidienne et de prendre connaissance de celle de leurs contemporains12. En recueillant des témoignages et observations du monde social, l’entreprise veut mener un nouveau travail de représentation et de déchiffrement afin de « rendre plus lisible la société d’aujourd’hui et [d’] aider les individus qui la composent à s’insérer dans une histoire collective13 ». Pour fournir une image de la société aussi étendue que diversifiée, Raconter la vie s’est fixé comme objectif d’accueillir une vaste gamme de genres et de styles : « Pour “raconter la vie” dans toute la diversité des expériences, la collection accueille des écritures et des approches multiples – celles du témoignage, de l’analyse sociologique, de l’enquête journalistique et ethnographique, de la littérature14 ». C’est donc à partir de nombreux récits – par une esthétique qui, comme dans les projets mentionnés ci-dessus, s’attache au fragment, aux formes brèves d’écriture – que doit prendre forme une fresque sociale polyphone. Cette fresque composée de récits de vie, de témoignages, d’enquêtes et de reportages, inspirée de la littérature comme des sciences sociales, entend représenter la réalité sociale, être le « roman vrai de la société d’aujourd’hui », comme l’avait souligné l’en-tête du site web du projet raconterlavie.fr.

  • 15 Rosanvallon parle d’un « individualisme de singularité » (2014 : 21) qui caractérise la société act (...)
  • 16 « S’il était aisé de représenter des ordres, des classes, ou des castes – structures sociales et in (...)

10Selon Pierre Rosanvallon (2014), ce nouveau travail de représentation sociale est devenu nécessaire parce que « […] le pays ne se sent pas écouté » (9). Comme il le déclare dans les premières lignes d’un essai nommé Le Parlement des invisibles, le manifeste du projet Raconter la vie, « [u]ne impression d’abandon exaspère et déprime aujourd’hui de nombreux Français. Ils se trouvent oubliés, incompris, pas écoutés ». Bref : « Le pays ne se sent pas représenté » (10). Ce manque de représentation doit être entendu dans un double sens : d’une part, il concerne l’absence d’une image concrète et donc « vraie » de la société, c’est-à-dire l’ignorance de l’état actuel de la société, de la diversité profonde des expériences vécues. Selon Rosanvallon, la société s’est « singularisée15 » suite aux transformations économiques des dernières décennies et notamment au passage d’une société industrielle à une société de services qui a ébranlé la solidité des classes et des groupes sociaux. Il en résulte que les vies et les trajectoires des individus ont davantage perdu de leur homogénéité et se sont encore diversifiées, ce qui a favorisé le sentiment d’isolement chez beaucoup d’entre eux. Par ce mouvement de singularisation, les inégalités structurelles des classes ou des milieux se sont transformées en inégalités individuelles. Le problème d’invisibilité, comme le soutient Rosanvallon, concerne donc aujourd’hui toutes les couches de la société (20)16. De plus, l’avènement d’une économie du service a non seulement créé de nouveaux lieux et de nouveaux environnements de travail à explorer (par exemple le domaine de la logistique), mais affaibli les modes et les institutions traditionnelles de la représentation sociale (partis politiques, syndicats, etc.). Il en découle, selon l’historien, la nécessité de saisir, de représenter et de déchiffrer ces nouvelles réalités, de comprendre les dynamiques, transformations et problèmes qui caractérisent la société actuelle.

11D’autre part, le défaut de représentation tient à une valeur nettement politique, car le sentiment d’oubli et de relégation naît, d’après lui, d’une « coupure […] entre la société et les élus censés la représenter » (2014 : 14). Rosanvallon s’attache ici à l’image du monde politique constamment préoccupé de lui-même et déplore la tendance des partis à s’occuper de préférence avec des questions de pouvoir politique et à négliger le « souci d’exprimer la société » (Ibid.). Par conséquent, les citoyens se détournent de la politique et de ses institutions, ce qui met en péril le fonctionnement et la légitimité du système démocratique et renforce les mouvements extrêmes et populistes comme le Front national qui s’attribuent le rôle des « authentiques porte-parole » (11) du peuple. Face à ces « évolutions inquiétantes qui se dessinent aujourd’hui » (62) dans la société française, comme l’explique Rosanvallon, Raconter la vie tient donc à assumer une fonction « indissociablement intellectuelle et citoyenne » (13) qui vise à revitaliser la vie démocratique, tout d’abord, parce que le projet a l’ambition de permettre à tout le monde d’exprimer sa propre condition et d’être entendu. C’est ce droit à la parole qui devrait rassembler les individus et existences différentes dans un « Parlement des invisibles » – une sorte d’espace démocratique fictif – Rosanvallon parle d’une « démocratie narrative » (23) – où chacun a le droit à la parole, de faire connaître sa propre histoire, de participer au discours social sur un pied d’égalité.

  • 17 Dans ce contexte, Rosanvallon parle aussi d’une « représentation-narration », la définissant comme (...)

12Le but est de créer une sorte de « représentation-narration » – un « récit qui fait sens » (Rosanvallon 2014 : 23) et qui possède un caractère émancipateur, car il exprime une volonté collective de reconnaissance et rassemble les existences dans une communauté « d’individus pleinement égaux en dignité, également reconnus et considérés, et qui puissent vraiment faire société commune » (27)17.

Raconter la vie et la tradition du portrait social

  • 18 « Ce qui est nouveau – et très français –, c’est de consolider la cohésion d’une société à l’aide d (...)

13Si le diagnostic social de Rosanvallon ne paraît pas tout à fait nouveau, les moyens par lesquels il tente de lutter contre la « mal-représentation » ont suscité un certain intérêt. C’est dans une des rares réactions au projet Raconter la vie à l’étranger, plus précisément dans un bref article paru dans le quotidien allemand Die Welt, que le sociologue Wolf Lepenies (2014) a insisté sur le caractère novateur et proprement « français » de l’entreprise qui s’engage à affronter les défauts mentionnés à travers le recours à la « littérature18 ». Néanmoins, Lepenies n’explique pas de manière plus détaillée en quoi consiste le caractère « littéraire » de l’entreprise et se limite au simple constat : « il ne s’agit pas de communication [pratiquée sur les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook] mais de littérature » (Ibid.). Hormis l’encadrement péritextuel (« roman vrai », « récit ») qui devrait signaler la présence de littérature (voir Zenetti 2014 : 7), c’est apparemment l’ambition d’explorer « les vies singulières » dans leurs dimensions sociales et intimes, c’est-à-dire, de rendre « sensible le monde » (Rosanvallon 2014 : 56) par un effort d’écriture et par une volonté de s’appuyer sur une tradition littéraire de la représentation sociale qui, dans le contexte du projet, fait « littérature ».

  • 19 Eugène Sue, cité d’après Rosanvallon (2014 : 38). Sauf indication contraire, les emphases sont repr (...)
  • 20 C’est donc son caractère sociologique qui, selon Rosanvallon (2014), distingue le projet présent d’ (...)
  • 21 Si, dans la perspective de Rosanvallon, les bouleversements politiques, économiques et sociaux du x (...)

14Par sa seule ambition d’écrire « le roman vrai de la société d’aujourd’hui », Raconter la vie vise à renouer avec une tradition des grandes entreprises de la représentation sociale. Dans le manifeste du projet, Rosanvallon se réfère à toute une galerie d’ancêtres et de projets variés qui selon lui, depuis le début du xixe siècle, ont rassemblé la littérature et les sciences sociales naissantes dans un commun travail de figuration, de mise en texte et de déchiffrement de l’ensemble social. Hormis les écrivains « sociologues » avant la lettre comme Balzac (La Comédie humaine) qui ont tenté d’écrire le roman de la société et des mœurs ou, comme Hugo (Les Misérables), de promouvoir la visibilité sociale pour encourager la participation démocratique des classes populaires (Rosanvallon 2014 : 41-42), à part les journaux du mouvement prolétaire et les chansons des poètes ouvriers (35-38) qui prouvent qu’« [à] défaut de représentation politique, ces ouvriers ont créé une sorte de représentation poétique19 », l’historien cite notamment les œuvres panoramiques, en premier lieu Les Français peints par eux-mêmes, comme des exemples d’une « autre histoire des sciences sociales » qui « avait prolongé l’observation romanesque » (Le Blanc 2014). Selon lui, l’entreprise des Français est remarquable par sa volonté de peindre un portrait complet des sphères sociales et culturelles de la nation française (types sociaux, classes, professions, mœurs) – un portrait qui, outre la société bourgeoise, visait également à représenter les zones occultées de la société comme le monde des fabriques, les milieux criminels ou les existences précaires, par exemple détenus et mendiants (Rosanvallon 2014 : 39-40)20. L’émergence de procédés valorisant une multitude de perspectives ou auteurs qui, selon le principe moderne de la répartition du travail, dissèquent les sphères sociales en recourant à une multitude d’écritures, de genres (essai, reportage, etc.), de médias (textes, images) et d’épistémologies du social (littérature, sciences humaines et naturelles, données statistiques, etc.) correspond ici – comme dans Raconter la vie – à une vision de la réalité sociale, devenue trop complexe, hétérogène et fragmentaire pour être saisie et représentée par un seul regard ou un seul auteur (Janin 1840 : iv, xv)21.

  • 22 L’exemple du mouvement prolétaire montre bien que le travail de représentation possède une portée p (...)
  • 23 Voir à nouveau Rosanvallon : « [Le] capitalisme, en créant une société de classes, avait paradoxale (...)

15Toutefois, l’on déplore dans le manifeste de Rosanvallon le manque d’une distinction ou discussion des différences ou prémisses de nature idéologique de ces projets : outre la volonté de créer une visibilité sociale, les expressions littéraires des ouvriers mentionnées dans le manifeste semblent dans une large mesure motivées par l’ambition de créer une conscience de classe et de promouvoir les intérêts et la participation politiques22, tandis que l’entreprise panoramique des Français paraît minimiser toute implication ouvertement politique ou révolutionnaire. Les classes laborieuses et « dangereuses » sont certes représentées dans cette œuvre, mais l’on y constate – avec quelques exceptions (voir Moreau-Christophe 1841a, b) – en général l’absence de tensions sociales et révolutionnaires de l’époque. Le tableau social peint par et dans Les Français correspond à une vision principalement bourgeoise de la société, considérant la prédominance des types décrits (le spéculant, le banquier, le touriste, etc.). En voulant créer une lisibilité totale et « rassurante » d’une société complexe, en s’appuyant sur des bases plus ou moins scientifiques (la physiognomonie, la typologie des espèces de Buffon, les données statistiques, etc.), ce projet collectif vise, comme l’avait déjà souligné Sieburth (1985), à réduire toute sorte d’« altérité » et « transforme […] son anonymat radical en un lexique de stéréotypes ». Il produit une image de la société qui, aux yeux des lecteurs, malgré sa complexité reste « maîtrisable » « – comme un système lisible de différences » (48)23.

  • 24 Voir à cet égard la fonction d’archive détaillée du quotidien que s’étaient attribuée les physiolog (...)
  • 25 Bourdieu s’était fixé pour objectif de parvenir à une « représentation complexe et multiple, fondée (...)

16Par la suite, Rosanvallon en vient également aux entreprises sociologiques et ethnographiques influencées par l’école de Chicago comme le Federal Writers’ Project de 1935, par lequel le gouvernement Roosevelt avait tenté de dresser un vaste portrait de la société américaine qui sortait de la crise économique de 1929 en envoyant sur le terrain toute une armée d’écrivains, journalistes et professeurs d’école censés recueillir des témoignages de « gens ordinaires », de leur vie quotidienne qui faisait l’objet d’une minutieuse observation ethnographique (Rosanvallon 2014 : 45-47) ; preuve qu’au tournant du xixe siècle, la sociologie notamment d’outre-Atlantique avait abandonné son « cloisonnement académique » au profit des enquêtes de terrain et avait découvert les sources de l’oral history, des témoignages autobiographiques et des récits de vie, s’efforçant de les inclure dans le travail de représentation du monde social et produisant monographies, guides ou collections de récits à caractère plus ou moins littéraire (Rosanvallon 2014 : 45-47)24. Parmi les exemples d’une sociologie d’empreinte « littéraire » basée sur des « observations participantes » (50), figure aussi l’étude La Misère du monde (1993) dirigée par Pierre Bourdieu – une entreprise collective basée sur la collecte de témoignages directs des acteurs sociaux et qui, afin de représenter la complexité de la réalité et les contradictions dans les différentes perceptions du monde social, visait à imiter l’écriture des perspectives multiples et diversifiées des écrivains modernes tels que Faulkner, Joyce ou Woolf (Rosanvallon 2014 : 50)25.

  • 26 La tradition du portrait social semble généralement aller de pair avec une délégation de la fonctio (...)

17Tandis que dans les projets collectifs cités les acteurs sociaux participaient de manière plus ou moins passive – dans le cas du roman social et des panoramas du xixe siècle, des spécialistes « possédant une capacité d’écrire, de dessiner, et plus généralement de représenter que le reste des Français n’a pas » (Peigney 2015 : 1) parlait en général à la place d’existences, groupes ou classes26 –, Raconter la vie s’engage à leur donner la parole et à les inclure de manière active dans le travail et l’écriture de la représentation. D’« objets » observés et étudiés (dans le cas des Français peints par eux-mêmes) ou questionnés dont les propos sont, comme chez Bourdieu, reproduits ou cités dans le cadre d’un autre discours, celui du sociologue ou de l’écrivain (voir Zenetti 2014 : 3), ils deviendront dans Raconter la vie des « sujets », c’est-à-dire des auteurs (et en même temps des personnages) du « roman vrai ».

  • 27 Pour ce qui concerne les termes de la visibilité invisibilité, Peigney renvoie à Olivier Voirol e (...)
  • 28 Il ne s’agit d’ailleurs pas forcément de raconter sa propre vie, les propres « invisibilités », mai (...)

18Si le but des physiologies du xixe siècle est de représenter la société entière, Raconter la vie se focalise sur les « invisibles27 » et, comme le soutien Peigney (2015 : 1), refuse de donner le pouvoir de la représentation aux « spécialistes de la représentation », au monde politique, scientifique ou aux médias, même si, en pratique, cette distinction entre les « visibles » et les « invisibles » de la société n’est pas maintenue, le projet n’excluant pas, bien au contraire, la participation des « professionnels de la représentation » (sociologues, écrivains et même députés) qui, comme on verra plus loin, occupent une place importante dans la collection imprimée de Raconter la vie28.

  • 29 La tendance à repérer la réalité sociale à partir de témoignages du quotidien, à proposer à l’indiv (...)

19Ce « roman vrai » devrait par ailleurs assumer une fonction de contre-narration : d’une part aux discours convenus dans la politique ou dans les médias qui produisent un imaginaire du social en créant une multitude de formules ostensibles et de stéréotypes comme la banlieue ou les bobos qui occultent la complexité des sociétés modernes et la spécificité des conditions de vie (voir Rosanvallon 2014 : 11) ; de l’autre aux grandes théories universalistes sur le fonctionnement des sociétés qui pensent en systèmes et abstractions, négligeant la réalité et les expériences des individus. Aux discours officiels, imposés par « le haut » – soit du côté des institutions, de la politique et des médias, soit du côté des sciences sociales et de la philosophie – Raconter la vie voudrait opposer un récit produit par le « bas », fondé sur les vies ordinaires et les expériences concrètes29.

Raconter la vie : une épistémologie du social

  • 30 http://thepeoplesscience.org/, (consulté le 20 juin 2017). Voir aussi Wikipédia.
  • 31 Voir à ce propos la collection « Terre Humaine » qui se veut « un pont entre les sciences sociales (...)
  • 32 On note à cet égard qu’une entreprise panoramique comme Les Français peints par eux-mêmes s’était p (...)

20La structure ouverte, participative de Raconter la vie témoigne de la popularité actuelle des méthodes épistémologiques et des plateformes comme The people’s science – « science for everyone30 » – qui s’engagent à diffuser le savoir scientifique, à mettre en réseau experts et amateurs avec l’objectif de combler un écart entre science et société, de renverser, selon la formule de Jacques Rancière (2013), la hiérarchie « entre ceux qui pensent et ceux qui sont les “objets” de la pensée31 ». En facilitant la participation collective dans le processus de l’enquête, de la représentation et de la production de savoir, Raconter la vie tente d’assumer une fonction de contrepoids aux cultures et cercles du savoir restreints et isolés32.

  • 33 Roche (2007 : 180-181) attribue au récit de vie et à la littérature une fonction « totalisante » d’ (...)

21C’est par la forme du récit qui, dans la perspective de Rosanvallon (2014 : 55) « rassemble [les] manières de connaître le monde33 », que Raconter la vie veut supprimer une prétendue séparation entre :

  • 34 Cette fonction de lien entre disciplines, savoirs et modes de l’analyse sociale que réclame Raconte (...)

[…] deux univers : celui de la littérature d’un côté, et celui des sciences humaines et sociales de l’autre. La littérature explorait les vies singulières comme la pulsation des foules, sondait les rapports humains, démontrait le ressort des psychologies, exprimait sans faux-semblants les indéterminations et la complexité des sentiments moraux, en un mot, rendait sensible le monde. Les sciences humaines et sociales, elles, pensaient la société dans ses structures et sa dynamique historique, mettaient à jour ses lois de fonctionnement, conceptualisaient la réalité34. (Rosanvallon 2014 : 55-56)

Entre expérience individuelle et histoire collective : la société comme « communautés d’épreuves »

  • 35 Par rapport au champ thématiquement plus ouvert des récits, le focus de la collection de livres pub (...)
  • 36 Voir à ce propos un roman comme Journal du dehors, Paris, Gallimard, 1993.
  • 37 Nous reprenons par la suite quelques aspects de l’analyse de ce récit dans Zenetti (2014).

22La mise en réseau des épistémologies du monde social dans le cadre d’une narration35 trouve son expression, quasi exemplaire pourrait-on dire à première vue, dans un texte d’Annie Ernaux, bien évidemment une experte des « écritures de la vie36 » qui a participé à la collection de Raconter la vie avec un récit intitulé Regarde les lumières, mon amour – une sorte de journal, dans lequel elle avait noté ses impressions et ses expériences pendant ses visites à l’hypermarché Auchan du centre commercial des Trois-Fontaines à Cergy-Pontoise et qui, à lui seul, rassemble une multitude d’approches et styles pour saisir quelques traits de la vie moderne37.

  • 38 « Je me rappelais la première fois où je suis entrée dans un supermarché » (Ernaux 2014 : 9).
  • 39 « Or, quand on y songe, il n’y a pas d’espace, public ou privé, où évoluent et se côtoient autant d (...)
  • 40 « Les femmes et les hommes politiques, les journalistes, les “experts”, tous ceux qui n’ont jamais (...)
  • 41 D’une façon moins radicale, mais tout à fait comparable à son « roman à instantanés » (voir Oliver (...)
  • 42 « Pour écrire, je m’étais isolée hors saison dans un village de la Nièvre et je n’y arrivais pas. A (...)

23Ainsi, le récit commence par une énumération de souvenirs brièvement évoqués qui décrivent les expériences individuelles d’achat dans des supermarchés38, continue ensuite par une description de la dimension symbolique et donc collective de ce lieu emblématique de la société moderne qui fait partie des vies du narrateur-personnage comme des autres39, pour aboutir à une description minutieuse (quasi naturaliste) du lieu et de sa fonction – physionomie, situation géographique, accessibilité (Ernaux 2014 : 13-15) – afin de, comme elle le déclare, « rendre compte d’une pratique réelle de leur fréquentation [des hypermarchés], loin des discours convenus et souvent teintés d’aversion que ces prétendus non-lieux suscitent et qui ne correspond en rien à l’expérience que j’en ai » (Ibid. : 12-13). Le récit est à la fois journal intime, observation proche et distanciée, enquête ethnologique et réflexion sociologique qui se confronte de manière critique avec des notions sociologiques comme le non-lieu (Augé 1992), désignant des endroits d’une socialité anonyme et fugitive, ou avec la différence des sphères de vie, quand elle déplore par exemple l’ignorance de la réalité de la part des « élites40 ». Il oscille entre une description réaliste et poétique, mêle le langage neutre (des descriptions du lieu) et affectif (des sentiments éprouvés pendant les courses ou des souvenirs évoqués) pour représenter les multiples facettes du lieu et pour saisir les formes et les expressions de la vie sociale dans un tel endroit41. La « dimension solidaire » de cette écriture, très importante pour le projet de Rosanvallon, se perçoit dans la volonté de lier le je (des mémoires individuelles, de la propre expérience) avec le nous des expériences, des sentiments et des désirs partagés qui font de la société une « communauté d’épreuves » (Rosanvallon 2014 : 59) : « Pour “raconter la vie”, la nôtre, aujourd’hui, c’est donc sans hésiter que j’ai choisi comme objet les hypermarchés » (12)42. C’est dans ce passage du je au nous que se manifeste cette « histoire collective » que Raconter la vie veut rendre visible.

24Toutefois, comme l’avait noté Zenetti (2014 : 11), l’écriture d’Ernaux semble en même temps dépasser et mettre en cause le projet représentatif de Raconter la vie de produire de la visibilité grâce à sa « capacité à pointer et à questionner les rapports de pouvoir » qui se cachent derrière le récit et le langage quand elle décrit son « dilemme » et les problèmes pour représenter et « rendre visible » une femme « noire » qu’elle est en train d’observer :

[Dilemme. Vais-je ou non écrire « une femme noire », « une Africaine » – pas sûr qu’elle le soit – ou seulement « une femme » ? […] Écrire « une femme », c’est gommer une caractéristique physique que je ne peux pas ne pas avoir vue immédiatement. C’est en somme « blanchir » implicitement cette femme puisque le lecteur blanc imaginera, par habitude, une femme blanche. C’est refuser quelque chose de son être et non des moindres, sa peau. Lui refuser textuellement la visibilité. Exactement l’inverse de ce que je veux faire, de ce qui est mon engagement d’écriture : donner ici aux gens, dans ce journal, la même présence et la même place qu’ils occupent dans la vie de l’hypermarché. Non pas faire un manifeste en faveur de la diversité ethnique, seulement donner à ceux qui hantent le même espace que moi l’existence et la visibilité auxquelles ils ont droit. (Ernaux 2014 : 21-22)

25Cette parenthèse qui met en évidence la difficulté de parvenir à une représentation transparente, dépourvue d’implications idéologiques, illustre que le récit (comme le langage) est tout autre qu’un dispositif narratif « neutre » et « transparent » reflétant une réalité donnée mais, au contraire, un moyen d’intervenir dans le monde et d’attribuer de la signification. La réflexion d’Ernaux rend en effet bien compte des rapports de pouvoir entre ceux qui désignent et ceux qui sont désignés.

Liens épistémologiques

  • 43 Toutefois, le rapport entre le récit et l’auteur reste incertain. S’agit-il d’une autofiction ?

26Le caractère « vrai » ou la véridicité des récits susceptibles de témoigner d’une réalité sociale ne réside pourtant pas toujours exclusivement dans les récits et dans la façon de multiplier les écritures pour peindre une image pluridimensionnelle du social. Il s’appuie souvent sur une stratégie de références qui enrichit les récits fictionnels ou non fictionnels d’un vaste réseau de documents. C’est le cas par exemple du récit Business dans la cité de Rachid Santaki (2014) qui raconte l’histoire d’un jeune homme de banlieue qui abandonne le trafic de stupéfiants pour recommencer une vie professionnelle dans la légalité43. Sur le site web de Raconter la vie, cette fiction qui décrit les difficultés des activités économiques en banlieue est accompagnée de tout un tissu documentaire qui comprend entre autres des photographies des lieux de l’action à Saint-Denis, des vidéos sur le trafic de drogue qui s’y déroule, des enquêtes et des reportages sur la vie des jeunes en cité ainsi que des liens utiles qui renvoient à des organisations de secours en banlieue.

Fig. 1. Capture d’écran de la page du récit Business dans la cité de Rachid Santaki (2014) sur le site raconter la vie (désormais indisponible)

Fig. 1. Capture d’écran de la page du récit Business dans la cité de Rachid Santaki (2014) sur le site raconter la vie (désormais indisponible)

C’est donc aussi grâce à son emplacement médiatique – avec l’aide d’Internet en tant qu’espace d’échange et créateur de liens épistémologiques qui élargit le champ de la narration et de la réception, contextualise le récit et le lie avec d’autres expériences et témoignages – que l’histoire racontée dépasse en quelque sorte son cadre (fictionnel) et devient document « vrai ». Et vice versa : la proximité de fictions et de faits sur le site facilite la traduction ou transformation de ces dernières en histoires.

  • 44 Cette juxtaposition de différents moyens de la représentation fait allusion aux œuvres panoramiques (...)

27Cet encadrement multi-médiatique, l’enrichissement du récit d’un réseau discursif et communicatif (d’enquêtes, commentaires et discussions) rend donc possible une appréciation vaste, quasi « totale » de l’histoire racontée et représente la tentative de réaliser une alliance entre les dimensions du fictionnel et du factuel pour mieux éclairer et saisir la réalité44. Dans cet univers de différentes modes et médias de la représentation, c’est pourtant le récit, « et […] la littérature en général » qui semble témoigner d’« un savoir sur la vie, mais aussi de la survie, peut-être plus nécessaire que jamais et nulle part ailleurs possible de cette manière » (Asholt 2013a : 33).

Limites et ambivalences du « roman vrai »

  • 45 En mai 2017, la collection de livres compte 26 ouvrages tandis que les récits publiés sur le site w (...)
  • 46 Pour les activités multiples autour du projet et les récits voir https://atelierrlv.tumblr.com/ (co (...)

28Étant donné la quantité impressionnante de récits accumulés en plus de trois ans et la mobilisation d’une masse considérable de participants dont des écrivains professionnels, des chercheurs, des sociologues, des journalistes et d’autres représentants de l’intelligentsia mais également un nombre substantiel de gens « normaux », l’entreprise suscite une fascination indéniable45. L’entreprise peut sans doute être considérée comme une véritable innovation éditoriale, car elle a dépassé certaines limites de l’édition en publiant notamment des textes d’une longueur jugée en général comme trop courte pour la publication sous forme de livre, favorisant la participation de personnes qui n’ont peut-être jamais écrit et publient leurs textes dans une même collection, à côté des œuvres d’écrivains célèbres comme Annie Ernaux (voir Becker 2014). Il reste aussi à savoir si les récits et surtout la communication et les débats engagés autour d’eux sur le site web du projet entre l’équipe éditoriale, les lecteurs et les auteurs parviennent à dépasser le cadre de l’espace virtuel et à donner des impulsions concrètes sur la cohésion sociale comme l’avait prévu Rosanvallon. Un certain social impact en dehors de l’espace virtuel est d’ailleurs perceptible puisque les textes et les objectifs sociaux attirent l’attention du public et font l’objet de discussions et réceptions variées. Ainsi quelques récits, dont Regarde les lumières mon amour, ont été mis en scène. Nombreuses sont en outre les lectures publiques d’écrivains participant au projet. Les textes semblent bien se prêter à des fins didactiques comme en témoigne leur utilisation en contexte scolaire46.

  • 47 « Pour raconter la vie, il faut des écritures et des approches multiples. Celles du témoignage, qui (...)
  • 48 Le roman « absorbe, intègre, accomplit et dépasse tous les autres genres (poésie, essai, autobiogra (...)
  • 49 C’est le « sous-titre “roman”, qui souligne […] l’inflexion esthétique qui s’y opère du reportage a (...)

29Toutefois, il est difficile d’ignorer la tension évidente entre le caractère novateur et la volonté de s’appuyer sur une tradition de la représentation sociale. D’un côté : la nouveauté de l’entreprise éditoriale, l’ambition d’élargir le travail et le discours de la représentation par la voie de l’internet quasiment à toute la société (chacun pouvant raconter ses invisibilités) ; de l’autre : la volonté de poursuivre une tradition de proximité entre littérature et sciences sociales, de s’approprier geste collectif et collaboratif, la perspective étendue, voire « totale » et « encyclopédique » des panoramas sociaux du xixe siècle. De plus, comme le souligne Zenetti, le projet semble attaché à un « certain imaginaire de la représentation » qui reste assez « schématique » (Zenetti 2014 : 5) et qui, par conséquent, risque non seulement d’orienter mais de défigurer le récit et la fabrication du discours social47. En fin de compte, c’est aussi le terme de roman, auquel on fait référence dans l’en-tête du projet, qui donne une forme d’ensemble aux fragments narratifs du projet48 et qui, en tant que médium « traditionnel » privilégié de l’observation et de la lisibilité sociale, est un garant du caractère « vrai » et relève d’un double effort de l’entreprise : d’un travail d’enquête et d’un travail d’écriture49.

  • 50 « […] l’horizon d’une totalité pluraliste mais harmonieuse » (Zenetti 2014 : 4).
  • 51 Selon Zenetti (2014), « [d]errière le slogan [du roman] pointe donc aussi un idéal de représentatio (...)

30Les projets de la représentation sociale considérés dans cet article sortent du cadre romanesque. Ils fragmentent la réalité dans des récits plus courts, multiplient les voix et les écritures pour mieux saisir la société dans sa diversité et complexité, tout en proposant une forme d’ensemble, dans le cadre de Raconter la vie, une histoire (collective). Il s’agit donc de répondre à un besoin croissant d’une « resocialisation narrative » (Krauss et Urban 2013 : 6) face à la diminution de la cohésion sociale. Alors que, sur des canaux comme YouTube ou des blogs, ce « roman social » se raconte / s’écrit aujourd’hui quasiment lui-même, un projet comme Raconter la vie tend, malgré son approche plurielle et fragmentaire, malgré la possibilité théorique et virtuelle (dans le cas de Raconter la vie) de prolonger ce roman à l’infini, à la cohérence, ne serait-ce que par les tentatives de la mise en récit et par le rassemblement des voix dans un « parlement des invisibles ». Sous son propre point de vue, il contribue dès lors, à côté de sa composante analytique, à produire du sens, une « histoire collective » qui se veut plus qu’« une accumulation de singularités » (Viart 2015 : 186) en esquissant, non seulement un portrait fidèle, mais l’image d’une société « meilleure50 » Dans ce sens, c’est bien le roman qui « dans la mesure où il concurrence le réel, est à la fois le dépositaire et le pourvoyeur de l’imaginaire social » (Wolf 1990 : 7)51.

  • 52 Il s’agit là de questions ou problèmes qui ont été d’ailleurs bien identifiés au sein du groupe de (...)
  • 53 Sans s’engager dans une analyse représentative, il apparaît que les textes de la collection imprimé (...)
  • 54 Voir à ce propos la réponse de Peretz : « Mais nous avons […] souhaité publier dans une même collec (...)

31Bien évidemment, le projet a suscité toute une série de questions et de critiques, notamment le soupçon de storytelling. Dans ce sens, il serait illusoire de croire que les motivations de l’équipe de Rosanvallon et celles des participants sont généralement identiques. Chez certains, le désir de faire entendre leur propre voix relève peut-être moins d’une volonté hypothétique de rendre plus lisible la société que d’un intérêt plutôt privé. Au lieu de témoigner de la réalité actuelle, Raconter la vie risquerait de devenir une plateforme de l’exposition de soi dans un contexte social et médial de la « communication-pour-tous, qui allait devenir l’un des fétiches de la fin du xxe siècle » (Wolf 1990 : 9) – un moyen pour « médiatiser » la vie privée afin de participer au concours de la visibilité sociale, comme le suggère d’ailleurs le reproche de storytelling adressé au projet de Rosanvallon (voir Salmon 2014). De ce point de vue, l’incitation à « se raconter » serait donc plutôt un symptôme de la désocialisation : « Au repli de soi dans le champ social répond l’exposition de soi sur internet » (Viart 2015 : 173)52. Ne risque-t-on pas dans ce projet qui a pour objectif la démocratisation de la parole de reproduire des hiérarchies discursives entre ceux qui la donnent et ceux auxquels elle est concédée ? Dans ce sens, le seul fait de publier quelques textes choisis en forme de livre pourrait correspondre à un choix qualitatif d’accorder un statut privilégié par rapport aux récits53 – un choix qui, en fin de compte, accorderait aux « professionnels » de la représentation une visibilité majeure dans cette « démocratie narrative » et une autorité supérieure, dans la production d’une histoire collective (voir Zenetti 2014 : 7-8) qui veut s’émanciper des discours élitistes. Internet offre certes des possibilités considérables d’expression pour un large public54. Néanmoins, il serait erroné de croire à un renversement des hiérarchies discursives et à une démocratisation de la représentation par la seule mise en place des moyens techniques accessibles à tous.

  • 55 Notons que, dans le contexte politique d’aujourd’hui, il paraît essentiel d’avoir la « meilleure » (...)

32Ne risque-t-on d’ailleurs pas que la parole donnée aux invisibles reste inaudible, qu’elle se perde dans la multitude des récits (qui ensuite ne sont pas lus) ? Au lieu de s’attaquer aux raisons vraies de la « mal-représentation55 », l’exposition médiatique des masses ne contribue-t-elle pas au contraire souvent à enfermer les gens dans une « illusion de présence », comme le soutient Georges Didi-Huberman :

  • 56 Le constat de Didi-Huberman ne fait d’ailleurs que confirmer en grande partie l’analyse de Rosanval (...)

Les peuples sont exposés. On voudrait bien, « âge des médias » aidant, que cette proposition veuille dire : les peuples sont aujourd’hui plus visibles les uns aux autres qu’ils ne l’ont jamais été. Les peuples ne sont-ils pas l’objet de tous les documentaires, de tous les tourismes, de tous les marchés commerciaux, de toutes les télé-réalités possibles et imaginables ? On aimerait aussi pouvoir signifier, avec cette phrase, que les peuples sont aujourd’hui mieux « représentés » qu’autrefois, « victoire des démocraties » aidant. Et pourtant il ne s’agit, ni plus ni moins, que du contraire exactement : les peuples sont exposés en ce qu’ils sont justement menacés dans leur représentation – politique, esthétique –, voire, comme cela arrive trop souvent, dans leur existence même56. (Didi-Huberman 2012 : 11)

33Là où la réalité semble être modelée sur des fictions littéraires ou des modèles narratifs, il y a forcément un soupçon d’idéologie et d’occultation de la réalité par le récit, par la représentation qu’il produit. La présence effective de l’individu serait donc « effacée » par le récit, selon un mécanisme paradoxal qu’avait identifié Corinne Enaudeau (1998 : 24) :

Transparence de la représentation, d’une part : elle s’efface devant ce qu’elle montre. Joie de son efficace : c’est comme si la chose était là. Mais opacité d’autre part : la représentation ne présente que soi, se présente représentant la chose, l’éclipse et la supplante, en redouble l’absence.

34En outre, la question se pose de savoir si la clarté et la transparence sociale, et donc la visibilité de la réalité visée par le projet, ne sont pas occultées par le nombre des narrations, des écritures ainsi que des données qui, comme dans le cas du récit de Santaki, entourent et accompagnent l’histoire racontée. La multitude des liens et des possibilités de continuer la lecture pourrait donc avoir pour conséquence de rendre plus difficile la perception du phénomène raconté et de créer de la confusion plutôt que de la lisibilité, du sens et de l’orientation sociale. La multitude des expériences racontées pourrait donner l’impression que la société décrite dans Raconter la vie reste quasiment imperceptible dans son ensemble. Elle a tendance à se disperser. Là où les œuvres panoramiques proposent une perspective centrale d’observation – une « unité de la perception » (Stierle 2001 : 115), incarnée par la figure du « flâneur » qui « recouvre cette multiplicité ouverte de la perception » de la société –, les projets collectifs d’aujourd’hui (pour des raisons évidentes) en font défaut. Dès lors, ils semblent renforcer le sentiment général d’un monde fragmenté, d’une société sans centre.

Le « défi » de la visibilité

  • 57 Voir par exemple A. C. (2015).
  • 58 Voir aussi Bourdieu et Chartier (2010 : 46).

35La pluralité d’auteurs, d’existences et de phénomènes sociaux décrits sur Raconter la vie ne peut pas masquer un problème de fond qu’a fait resurgir l’entreprise dirigée par Rosanvallon : le problème de parvenir aux « invisibles », c’est-à-dire d’inciter ou d’amener des personnes (plus ou moins marginalisées) qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer par écrit, qui ne lisent pas et qui n’utilisent pas Internet, de produire des récits. Comment alors mobiliser des personnes, qui, selon une formule récente d’Édouard Louis (2017), sont peut-être convaincues que, non seulement la politique, mais « la littérature tout simplement ne les concerne pas » ? Une lecture superficielle (non représentative) sur le site raconterlavie.fr donne l’impression que la grande majorité des récits a été rédigée par des personnes qui – comme des enseignants, employés, fonctionnaires ou écrivains – pratiquent une certaine culture de l’écrit par profession. La dominance déjà mentionnée des « témoins spécialisé[s] » (Peigney 2015 : 2), dont des écrivains comme Ernaux ou Maylis de Kerangal, des journalistes comme Eve Charrin et des universitaires comme Sébastien Balibar, est particulièrement sensible dans la collection. Cela donne l’impression qu’il reste l’affaire des écrivains, journalistes ou divers universitaires de faire surgir cette cause commune du projet en contextualisant les observations et expériences et en rassemblant les épistémologies du social, comme l’illustre bien le récit d’Ernaux. On pourrait donc supposer que, malgré ses intentions, le projet ne parvient pas en quelque sorte à abroger complètement les mécanismes habituels de la représentation. Nombreux sont d’ailleurs les textes qui, comme le suggère la formulation « Témoignage recueilli57 », semblent être élaborés sur la base d’entretiens enregistrés, de tandems d’écriture ou de manuscrits révisés par les éditeurs qui « prêtent leur plume », ce qui, à nouveau, soulève la question des conditions de l’écriture qui – Bourdieu l’avait déjà noté dans La Misère du monde où il parle de ses « risques » et de « l’illusion spontanéiste du discours qui “parle de lui-même” » (1993 : 920) – est à la base du travail de la représentation, la produit, l’informe et la conditionne58.

  • 59 Dans La Misère du monde, Bourdieu parle de « deux ensembles de contraintes », souvent incompatibles (...)
  • 60 Voir Peretz (2018). Reproduire la parole telle quelle, c’est-à-dire avec toutes les digressions de (...)

36L’objectif que s’est fixé Raconter la vie de fouiller encore plus profondément dans les réalités et milieux inédits, de donner la parole aux invisibles pour dire leur réalité semble en fin de compte menacé par un « dilemme » qui avait déjà occupé des écrivains comme François Bon lors de ses ateliers d’écriture avec des personnes en difficulté sociale (voir Bon 2000) ou Bourdieu et son équipe lors des transcriptions des propos recueillis pour La Misère du monde59. En substance, ce « dilemme » porte sur les problèmes et les conséquences liés à la « transmission de la parole » : Comment faire sortir des individus qui n’ont pas l’habitude, la possibilité ou les moyens de s’exprimer dans un langage convenu d’un état de mutisme et d’invisibilité, comment faire entendre leur voix sans leur ôter leur propre langue, sans leur imposer une norme linguistique et donc une écriture qui risque de dénaturer l’expérience racontée et la condition spécifique des personnes60 ?

37Pour ces « invisibles », l’apparition dans la société ou encore, dans une sphère culturelle, où on est lu, sur un niveau, où l’on peut faire « société commune » (Rosanvallon 2014 : 27), pourrait donc se révéler comme un défi au prix élevé – un défi qui a ses racines dans un « [p]aradoxe de l’écriture », et du récit de vie même, bien exprimé par Anne Roche (2007 : 191) : « sa fonction sociale est de désocialiser pour permettre l’émergence d’un sujet à l’aide d’un outil socialisé, la langue ».

  • 61 Texte de présentation.

38La récurrence actuelle des entreprises qui font partie d’un riche et vaste répertoire de l’imaginaire social depuis les premières décennies du xixe siècle et qui tentent de saisir la société dans ses détails tout comme dans son ensemble, s’efforçant de rendre compte d’une réalité individuelle et collective, reste certes encore à explorer plus précisément. Toutefois, si ces projets se sont avérés problématiques dans quelques aspects, ils témoignent d’une conviction que, malgré la complexité du monde social, la représentation de cette réalité reste un fantasme qui continue d’inspirer la littérature et les sciences sociales et les rassemble pour faire face à ce que Jacques Généreux (2011) a nommé le défi du xixe siècle : « penser une autre société instituant des liens sociaux qui libèrent les individus61 ».

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Notes

1 Viart et Vercier (2008) parlent d’un réalisme « moins romanesque, plus en prise sur les sciences humaines, plus interrogeante » par rapport au réalisme « traditionnel » (212) et plus critique à l’égard des propres capacités de saisir et exprimer le monde actuel (voir par exemple 252 et suiv.). Aussi cette littérature se prononce-t-elle sur l’état du réel qu’elle fait ainsi apparaître, ce qui la conduit à remettre sur la table la question discutée de « l’engagement littéraire » (212). Le terme « écriture du réel » (207) exprime la diversité des « réalismes » contemporains et met l’accent sur la dimension « auto-réflexive » de l’écriture elle-même (voir Asholt 2013a : 22).

2 « Confronté à l’embrouillement et à l’hétérogénéité du monde contemporain, le réalisme traditionnel, avec sa dimension totalisante, est devenu désuet. Nous n’avons donc plus que des “réalismes précaires”, “paradoxaux”, “subversifs” et même “spectraux”, ou des “écritures du réel” abordant le réel par touches, par fragments ou par des instantanés […] » (Asholt 2013a : 32).

3 Voir à ce propos Bouchy (2007 : 213) : « Les romanciers du réel se faisaient, volontairement ou non, sociologues, parce que le réel auquel ils se confrontaient étaient envisagé comme une totalité saisissable, et une poétique active pouvait le donner à connaître. Chez les romanciers contemporains […] la socialité se délite, elle est même dans une certaine mesure à reconstruire et à chercher dans les interstices d’une société de consommation qu’il n’y a même plus à décrire. C’est peut-être pour cela que l’écriture des romanciers du réel avait, selon le mot de Jacques Dubois, “quelque chose de compulsif”, “sa pente naturelle [étant] d’ajouter des phrases aux phrases, des pages aux pages, des volumes aux volumes”, alors que nos romans du quotidien peinent souvent au contraire à trouver dans leur projet d’expérimentation suffisamment de matériau pour nous livrer plus de 200 pages, et bien moins pour certains : ils ont bien peu de socialité à mettre en lumière, parce que leurs héros ont plutôt de la vie en société l’expérience de la solitude et de l’émiettement du lien social ». Les écrivains du réel semblent aujourd’hui plus préoccupés par les phénomènes de dissolution de la société et des liens sociaux (voir Blanckeman 2007 : 227).

4 Texte de présentation. Abrégé en Les Français par la suite.

5 Le terme panoramique, assigné à ces entreprises par Walter Benjamin (1969 : 35), reflète cette revendication (ou illusion créée par le dispositif visuel du panorama) de fournir une perspective totale sur la société et de rendre possible la saisie simultanée ainsi que le décryptage d’un contexte social qui dépasse la perception humaine. Dans le contexte de cet article, le terme panoramique désigne, dans un sens plus large, des entreprises narratives qui s’appuient sur cette tradition, en dressant un portrait vaste de la société.

6 Le troisième volume consacré au monde du travail par exemple, s’attache à explorer « la diversité formelle du travail dans le monde contemporain », « les différents phénomènes de précarité » etc. (Les Français 2003c : 8). À travers la description de quelques-uns de ces « idéaltypes » les plus emblématiques comme le manager, le syndicaliste, l’informaticien, il s’agit d’esquisser parcours professionnels, conditions de travail, méthodes de gestion, problèmes psychiques, rapports de pouvoir et conflits de travail qui dominent le monde des entreprises.

7 Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, publiée par Léon Curmer, édition présentée et annotée par Pierre Bouttier, 2 vol., Omnibus-La Découverte, 2003-2004 ; version abrégée) ; Paris, ou le livre des cent-et-un [1831-1834], édition critique réalisée par Marie Parmentier, Paris, Honoré Champion, 2015.

8 Voir à nouveau Les Français (2003b : 9).

9 Il s’agit donc ici de rendre visible une condition générale plutôt que la société dans toutes ses composantes.

10 Voir à ce propos Viart qui, renvoyant à la question de Barthes soulevée dans La Préparation du roman (Paris, Seuil-Imec, 2003) sur la possibilité de « faire du roman avec la vie présente » (cité d’après Viart 2012a : 19), conclut : « Par ailleurs l’écriture du présent est un risque pour le roman. D’abord parce que l’immédiateté se prête mal au récit à cause précisément de la réduction du spectre historique qu’engage la notion. Sans déploiement historique ou chronologique, comment écrire une histoire ? Le roman est un art du temps. Or le présent est éphémère, contingent : on ne peut le saisir qu’en fragments » (2012b : 136).

11 Nous traduisons. Ce fait met en évidence que, dans une large mesure, « l’écriture collective du présent n’est pas faite par les historiens, encore moins par les littérateurs, mais qu’elle s’effectue sur les écrans de télévision et aujourd’hui de l’ordinateur » (Viart 2012a : 35). Toutefois, hormis le champ de la littérature et des séries télévisées, un certain goût pour une perspective vaste semble s’être étendu à d’autres domaines de la recherche sociale, si l’on tient compte du projet des Lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora (Paris, Gallimard, 1984-1992) qui dresse un inventaire de la mémoire collective en France – « la plus grande entreprise éditoriale » (Garcia 2000 : 127) et « la plus importante par le nombre d’historiens réunis qu’ait connu l’histoire en France » (123).

12 Entre-temps, le projet a été placé sous le titre Raconter le travail (http://raconterletravail.fr/, consulté le 21 juillet 2017). La majorité des liens pointant vers le site raconterlavie.fr sont désormais indisponibles.

13 http://raconterlavie.fr/projet/ (la date de consultation pour les sites de raconterlavie.fr est ici et par la suite le 10 mai 2017).

14 Voir la présentation de la collection sur le site du GIS Démocratie et participation : http://www.dicopart.fr/en/node/1654, consulté le 14 juin 2018.

15 Rosanvallon parle d’un « individualisme de singularité » (2014 : 21) qui caractérise la société actuelle.

16 « S’il était aisé de représenter des ordres, des classes, ou des castes – structures sociales et institutions formelles se superposaient alors –, comment représenter une société d’individus ? » (15).

17 Dans ce contexte, Rosanvallon parle aussi d’une « représentation-narration », la définissant comme une « forme d’ensemble à toutes les attentes de reconnaissance » qui assume un caractère de mouvement, car elle permet aux individus de « rassembler leur vie dans un récit qui fait sens, de s’insérer dans une histoire collective. […] Sortir de l’ombre et de l’anonymat, c’est assurément pouvoir inscrire sa vie dans des éléments de récit collectif ; affirmer sa singularité et en même temps se découvrir participant d’une communauté d’expérience ; lier son “je” à un “nous” ; retrouver en même temps dignité et capacité d’action » (23-24). Le projet semble donc se baser sur une idée fondamentale narratologique voire anthropologique : la fonction du récit en tant que créateur de sens (individuel et collectif).

18 « Ce qui est nouveau – et très français –, c’est de consolider la cohésion d’une société à l’aide de la littérature » (Lepenies 2014). Dans la foule des mouvements (politiques, sociaux, citoyens, etc.), Raconter la vie se considère comme un nouveau type de mouvement (littéraire, social, citoyen et démocratique).

19 Eugène Sue, cité d’après Rosanvallon (2014 : 38). Sauf indication contraire, les emphases sont reproduites de l’original). La représentation devient ici « une entreprise multiforme d’expression de soi et connaissance sociale » (38).

20 C’est donc son caractère sociologique qui, selon Rosanvallon (2014), distingue le projet présent d’un de ses modèles les plus importants : le Tableaux de Paris de Louis-Sébastien Mercier avec son « simple souci du pittoresque ou de la satire des mœurs » (39). Voir à ce propos par exemple les comptes rendus longs et détaillés de Moreau-Christophe, inspecteur des prisons de la Seine dans les années 1830 et réformateur social, sur Les Détenus (1841a) ou sur Les Pauvres et sa classification de la misère (1841b).

21 Si, dans la perspective de Rosanvallon, les bouleversements politiques, économiques et sociaux du xixe siècle ont créé confusion et complexité, ils ont toutefois produit des classes et permis le regroupement des individus en types sociaux dans les physiologies du monde social : « les mutations contemporaines du capitalisme […] ont bouleversé le précédent monde formé de blocs stables et compacts, de classes bien délimitées » (2014 : 18). Comme le rappelle Marie-Ève Thérenty (2007), la littérature panoramique naît de la volonté de « créer un monde clos, totalisant et complet, dans une volonté un peu mégalomane de représentation, de décryptage et d’élucidation du monde réel […] » (3) tandis que la structure de Raconter la vie reste principalement ouverte. Malgré la tentative d’insérer les individus et les expériences dans le cadre d’une histoire collective, l’image de la société décrite se perd dans l’immensité des expériences et réalités individuelles.

22 L’exemple du mouvement prolétaire montre bien que le travail de représentation possède une portée politique, qu’il peut – comme le souhaite le projet Raconter la vie – précéder à ou se transformer en un véritable mouvement social (voir Rosanvallon 2014 : 23).

23 Voir à nouveau Rosanvallon : « [Le] capitalisme, en créant une société de classes, avait paradoxalement redonné une évidente lisibilité au monde social – Marx disait qu’une fabrique textile produit à la fois du coton et des prolétaires » (2014 : 18).

24 Voir à cet égard la fonction d’archive détaillée du quotidien que s’étaient attribuée les physiologies du xixe siècle comme Les Français peints par eux-mêmes (Janin 1840 : iii-iv).

25 Bourdieu s’était fixé pour objectif de parvenir à une « représentation complexe et multiple, fondée sur l’expression des mêmes réalités dans des discours différents, parfois inconciliables ; et, à la manière de romanciers tels que Faulkner, Joyce ou Woolf, abandonner le point de vue unique, central, dominant, bref quasi divin, auquel se situe volontiers l’observateur, et aussi son lecteur […] au profit de la pluralité des perspectives correspondant à la pluralité des points de vue coexistants et parfois directement concurrents » (Bourdieu 1993 : 9-10). C’est en adoptant une telle démarche que, comme le souligne Lepenies ([1985] 2006 : i) la sociologie assume une « attitude herméneutique » qui la rapproche de la littérature [trad. par R.L.].

26 La tradition du portrait social semble généralement aller de pair avec une délégation de la fonction auctoriale. Cela renvoie aussi à l’idée de Balzac ([1842] 1976) selon laquelle l’auteur (ou bien « l’historien ») du roman de la société est elle-même, tandis que lui se voit comme son secrétaire (17).

27 Pour ce qui concerne les termes de la visibilité invisibilité, Peigney renvoie à Olivier Voirol et Axel Hormuth qui traitent l’invisibilité sociale comme une question pratique portant sur « les processus par lesquels des groupes sociaux, généralement définis en termes de capital économique, de genre ou de statut, bénéficient ou non d’une attention publique » (cité d’après Peigney 2015 : 5). Toutefois, le « caractère pratique de la visibilité, l’organisation de l’attention sur certaines activités ou sur certains thèmes, relèvent d’opérations de constitution du visible qui ont également une dimension normative, morale et politique ». À cela s’ajoute, dans le contexte de Raconter la vie, la catégorie de dignité permettant aux individus « d’être appréhendé[s] selon ce qu’[ils] estime[nt] la définir le mieux » (5).

28 Il ne s’agit d’ailleurs pas forcément de raconter sa propre vie, les propres « invisibilités », mais aussi, comme on verra, celle d’autrui. Vu la prédominance de textes écrits par des « spécialistes de la représentation », ceux-ci semblent jouer un rôle tout à fait important dans l’entreprise.

29 La tendance à repérer la réalité sociale à partir de témoignages du quotidien, à proposer à l’individu une image parlante de la réalité sociale et une possibilité de s’identifier à une histoire collective, trouve actuellement un vaste écho dans des séries ou films documentaires comme Les Français (Laurent Delahousse, France 2, 2016) qui, en huit épisodes, dresse le portrait de la société à travers dix personnages suivis pendant plusieurs mois dans leur vie de tous les jours. Voir à ce propos le documentaire Les Habitants (Raymond Depardon, 2016) dans lequel un régisseur parcourt la France avec une caravane pour recueillir les conversations des Français.

30 http://thepeoplesscience.org/, (consulté le 20 juin 2017). Voir aussi Wikipédia.

31 Voir à ce propos la collection « Terre Humaine » qui se veut « un pont entre les sciences sociales et la littérature, […] avec, pour horizon, le témoignage des invisibles » (https://www.lisez.com/pocket/collection-terre-humaine-poche/qui-sommes-nous/57945, consulté le 28 mai 2018).

32 On note à cet égard qu’une entreprise panoramique comme Les Français peints par eux-mêmes s’était proposé le but d’établir des collaborations épistémologiques entre littérature et peinture (Janin 1840 : xv) et de combler une lacune dans la représentation et dans l’étude des sociétés. L’approche phénoménologique d’une peinture de la société dans ses manifestations matérielles et immatérielles pour en déduire mœurs et principes, fait de ces projets des médias d’une « autre » histoire sociale et culturelle, qui se base sur une observation minutieuse de la vie de tous les jours, négligée par les historiens (iii).

33 Roche (2007 : 180-181) attribue au récit de vie et à la littérature une fonction « totalisante » d’exprimer en même temps « la subjectivité de celui qui raconte » et l’ensemble de la culture et « des différents niveaux du vécu (économique, politique, religieux, social, etc.) que les approches scientifiques divisent pour mieux les analyser, mais du coup font éclater et éparpillent ».

34 Cette fonction de lien entre disciplines, savoirs et modes de l’analyse sociale que réclame Raconter la vie, avait été anticipée, selon Rosanvallon (2014) dans une certaine mesure par la tradition romanesque du xixe siècle et par des auteurs comme Balzac, Hugo, Flaubert ou Zola qui, comme il le souligne, avaient relié « l’exploration de l’intime et la saisie du collectif [et] dépassé l’opposition entre le registre de la fiction et celui de la pensée » (56-57).

35 Par rapport au champ thématiquement plus ouvert des récits, le focus de la collection de livres publiée chez Seuil est sur l’exploration de « trois principaux ensembles : – Les récits et trajectoires de vie, mêlant histoires singulières et portraits types […] – Les lieux producteurs ou expressions du social, [par exemple] nouveaux lieux de travail […] – Les grands moments de la vie » (http://raconterlavie.fr/collection/).

36 Voir à ce propos un roman comme Journal du dehors, Paris, Gallimard, 1993.

37 Nous reprenons par la suite quelques aspects de l’analyse de ce récit dans Zenetti (2014).

38 « Je me rappelais la première fois où je suis entrée dans un supermarché » (Ernaux 2014 : 9).

39 « Or, quand on y songe, il n’y a pas d’espace, public ou privé, où évoluent et se côtoient autant d’individus différents » (Ernaux 2014 : 12).

40 « Les femmes et les hommes politiques, les journalistes, les “experts”, tous ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France d’aujourd’hui » (Ernaux 2014 : 12).

41 D’une façon moins radicale, mais tout à fait comparable à son « roman à instantanés » (voir Oliver 2012) Les Années, Ernaux « pulvérise ainsi la continuité narrative en notations, souvenirs égrenés sous forme de listes dès les premières pages, expérience fragmentée dans une tentative de captation qui défait la naturalité du récit linéaire » (Zenetti 2014 : 9).

42 « Pour écrire, je m’étais isolée hors saison dans un village de la Nièvre et je n’y arrivais pas. Aller “au Leclerc” à 5 km était un soulagement. Celui, en me mêlant à des inconnus, en “voyant du monde”, de retrouver, justement, le monde. […] Découvrant par là que j’étais pareille à tous ceux qui vont faire un tour au centre commercial pour se distraire où échapper à la solitude » (Ernaux 2014 : 12).

43 Toutefois, le rapport entre le récit et l’auteur reste incertain. S’agit-il d’une autofiction ?

44 Cette juxtaposition de différents moyens de la représentation fait allusion aux œuvres panoramiques du xixe siècle qui, elles aussi, constituent un composé et ensemble d’images et textes, fictions et documents, dans un volume.

45 En mai 2017, la collection de livres compte 26 ouvrages tandis que les récits publiés sur le site web sont plus de 800. À la suite du projet Raconter la vie, la CFDT a créé en 2014 le site raconterletravail.fr (consulté le 21 juin 2017) pour recueillir des témoignages de la « vie professionnelle » (http://raconterletravail.fr/projet/). En 2015 la coopérative « DireLeTravail » a lancé le site direletravail.coop (consulté le 22 juin 2017) qui s’engage à recueillir notamment des écrits signés des travailleurs.

46 Pour les activités multiples autour du projet et les récits voir https://atelierrlv.tumblr.com/ (consulté le 10 juin 2017).

47 « Pour raconter la vie, il faut des écritures et des approches multiples. Celles du témoignage, qui restitue le langage immédiat du vécu ; celles de l’analyse sociologique, qui rend le monde lisible en resituant les existences singulières dans une conceptualisation des formes sociales ; celles de l’enquête journalistique, fondée sur la curiosité d’un regard libre qui révèle des situations méconnues ; celles de l’enquête ethnographique, avec son attention au grain des choses et l’engagement de l’auteur ; celles de la littérature, qui apporte un supplément d’intelligibilité grâce aux ressorts de la mise en scène du récit et à la force de révélation de l’écriture ; […] » (Rosanvallon 2014 : 55).

48 Le roman « absorbe, intègre, accomplit et dépasse tous les autres genres (poésie, essai, autobiographie, théâtre) » (Forest 2011).

49 C’est le « sous-titre “roman”, qui souligne […] l’inflexion esthétique qui s’y opère du reportage au récit » (Kieffer 2015). Voir à ce propos quelques autres « romans vrais » actuels, par exemple Marie-France Etchegoin, Marseille, le roman vrai, Paris, Stock, 2016. Voir aussi Olivier Pastré et Jean-Marc Sylvestre, Le Roman vrai de la crise financière, Paris, Perrin, 2008.

50 « […] l’horizon d’une totalité pluraliste mais harmonieuse » (Zenetti 2014 : 4).

51 Selon Zenetti (2014), « [d]errière le slogan [du roman] pointe donc aussi un idéal de représentation de la société comme totalité unifiée de discours, sur le modèle du roman polyphonique et prenant le relais d’une ambition esthétique considérée comme toujours d’actualité, de façon à prolonger le désir d’un Balzac de “faire concurrence à l’état civil” » (Zenetti 2014 : 5).

52 Il s’agit là de questions ou problèmes qui ont été d’ailleurs bien identifiés au sein du groupe de Raconter la vie. Pour un bilan après l’arrêt du projet en 2017, voir l’article de Pauline Peretz (2018), la directrice éditoriale de Raconter la vie.

53 Sans s’engager dans une analyse représentative, il apparaît que les textes de la collection imprimée ont un caractère littéraire plus marqué par rapport aux récits publiés sur le site web. Comme l’on peut s’y attendre, le texte d’une professionnelle de l’écriture comme Maylis de Kerangal (2016) qui dans Un chemin de tables dresse le portrait d’un parcours professionnel dans la gastronomie, se caractérise par une certaine complexité stylistique – par exemple l’usage d’allitérations comme « des mains maniant des ustensiles de métal » (7) – tandis que de nombreux récits publiés exclusivement en ligne font preuve d’un style et d’une syntaxe plutôt simples avec, par exemple, de nombreuses répétitions de la première personne du singulier.

54 Voir à ce propos la réponse de Peretz : « Mais nous avons […] souhaité publier dans une même collection des auteurs aux habitudes d’écriture très différentes, écrivains, chercheurs, journalistes, mais aussi témoins. C’est probablement la nouveauté qui a le plus déconcerté les lecteurs et les critiques, d’autant plus que l’abolition de la distinction entre écrivains professionnels et écrivains amateurs était accentuée par la création d’un site internet participatif sur lequel chacun pouvait mettre en ligne son récit de vie. L’expérience nous a montré que les lecteurs ont eu du mal à distinguer les deux logiques éditoriales : pour la collection, la commande à des auteurs ou à des témoins de titres qui répondaient à un programme ; sur le site, l’arrivée spontanée de textes relus, mis en ligne et classés par Pauline Miel, notre web rédactrice, pour qu’ils puissent être retrouvés comme dans une bibliothèque virtuelle. Raconter la vie se voulait donc également une expérimentation éditoriale, en défendant l’idée que les professionnels de l’écrit comme les non professionnels pouvaient contribuer côte à côte à la même ambition de produire de la connaissance sur la société contemporaine, et que l’édition devait pouvoir combiner papier et web, en créant autant que possible des ponts entre les deux. Nous voulions une collection inclusive, n’établissant pas de hiérarchie entre témoins et écrivains, proposant des textes de formes très différentes selon l’identité de celui qui écrivait – un portrait, un reportage, un témoignage, un récit » (Peretz 2018).

55 Notons que, dans le contexte politique d’aujourd’hui, il paraît essentiel d’avoir la « meilleure » histoire (au lieu du « meilleur » programme peut-être). Voir à ce propos une déclaration de Barack Obama, dans laquelle il affirme qu’« une des missions principales d’un leader politique est de raconter une meilleure histoire sur ce qui nous unit » (cité d’après Rabe 2017, nous traduisons).

56 Le constat de Didi-Huberman ne fait d’ailleurs que confirmer en grande partie l’analyse de Rosanvallon (2014).

57 Voir par exemple A. C. (2015).

58 Voir aussi Bourdieu et Chartier (2010 : 46).

59 Dans La Misère du monde, Bourdieu parle de « deux ensembles de contraintes », souvent incompatibles, qui agissent sur la mise en écrit des propos recueillis : d’une part « les contraintes de fidélité à tout ce qui s’est manifesté pendant l’entretien », c’est-à-dire la nécessité de rendre visible tout ce que la mise en récit, les outils de la grammaire de base (la ponctuation, etc.), enlèvent au discours ; d’autre part, il y a les « contraintes de lisibilité » de l’autre (Bourdieu 1993 : 920-921) qui rendent indispensable la mise en forme, l’application des normes de l’écrit, afin de permettre au public la perception et la compréhension du discours.

60 Voir Peretz (2018). Reproduire la parole telle quelle, c’est-à-dire avec toutes les digressions de la norme, c’est courir le risque de dévaloriser ou ridiculiser la personne, la « normaliser » signifierait changer la particularité et la coloration du discours ainsi que de l’expérience décrite (voir Roche 2007 ; Bourdieu 1993 : 920-922). Pour devenir auteur de Raconter la vie, il faut accepter les conditions fixées dans une charte éditoriale qui prévoit également des « modifications minimales » apportées aux textes envoyés « par le web éditeur, pour en améliorer la syntaxe et la compréhension » (http://raconterlavie.fr/projet/). Toutefois, le « toilettage » (Roche 2007 : 181) exacte des récits publiés sur Raconter la vie reste invisible. Sur les conditions de l’écriture voir Peretz (2018).

61 Texte de présentation.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Capture d’écran de la page du récit Business dans la cité de Rachid Santaki (2014) sur le site raconter la vie (désormais indisponible)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/3971/img-1.png
Fichier image/png, 802k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Robert Lukenda, « Panoramas et « romans vrais » de la société : formes et stratégies de la représentation sociale en France (xixe-xxie siècle) »Itinéraires [En ligne], 2017-3 | 2018, mis en ligne le 15 juin 2018, consulté le 30 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/3971 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.3971

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Auteur

Robert Lukenda

Université de Mayence

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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