1Qu’on l’appelle d’avant-garde, voire de néo-avant-garde, expérimentale ou encore extrême-contemporaine, la littérature non conventionnelle obéit généralement à deux logiques parfois jugées étanches. Soit cette littérature creuse et prolonge la révolution visuelle amorcée par Stéphane Mallarmé dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897), soit elle se tourne plutôt vers la scène et la performance, dans la continuité des soirées futuristes, vers 1910, ou de l’agitation Dada, quelques années plus tard. Poésie visuelle et poésie sonore – car il semble bien que l’essentiel des innovations se produit à l’intérieur du domaine poétique, laboratoire pérenne de la littérature – sont les deux continents de l’expérimentation. Il semble toutefois que le chevauchement des deux tendances est fréquent : l’oral et l’écrit se développent et se transforment dans une relative dépendance l’un de l’autre. Les réflexions de Mallarmé sur le livre pointent davantage vers le spectacle, le théâtre, le rite social et quasi liturgique, que vers le seul imprimé, même si la postérité a retenu surtout la dimension abstraite et visuelle de ce type de poésie. Les futuristes inventent à la fois les « mots en liberté » et de nouvelles techniques de lecture publique. Quant à Dada, sa démarche tend dès le début à brouiller les frontières entre les arts, qui de toute façon ne sont plus que les instruments visant à engendrer de violents effets sociaux et politiques.
2Ce qui s’impose dans la production des avant-gardes, c’est à la fois l’insistance sur le caractère nécessairement médié du texte – soit le refus de croire à un texte qui existe en dehors de toute forme matérielle concrète – et le désir d’explorer l’œuvre dans un pluriel de formes médiatiques – soit l’ambition de décliner le texte au-delà et ailleurs que dans sa forme première. Autrement, pour la recherche littéraire, la médiation du texte, c’est-à-dire son appartenance à une matérialité donnée qui excède celle du support au sens classique du terme, est une donnée capitale.
3La poésie visuelle n’est pas détachable de la page ou de l’écran, pour reprendre les cas les plus convenus, mais ni cette page ni cet écran ne constituent des supports fermés. La page peut faire partie d’un livre, elle peut s’exposer, être tenue en main ou être vue, entre autres. L’écran s’insère dans un espace, tantôt privé, tantôt public, dont les propriétés influent sur son usage, et ainsi de suite. Ou encore : la poésie visuelle n’est pas une poésie qui préexiste à sa présentation typographique, tandis que la poésie sonore n’est pas une poésie déjà existante qu’on se borne ensuite à lire en public ou à performer. Idéalement, il y a donc coïncidence, co-production, co-naissance du texte et de sa matérialisation – davantage éphémère et liquide dans le cas de la poésie sonore, très proche de l’unicité de la performance, que dans le cas de la poésie visuelle, quand bien même la mobilité intrinsèque de la culture numérique est ici aussi en train de rapprocher le texte écrit de la version orale. Verba volant, scripta manent a beau être un proverbe très ancien et apparemment universel, il n’est plus sûr qu’il s’applique encore aux textualités contemporaines.
4Or, le passage implique toujours des changements radicaux, qui inscrivent le texte dans la perspective « différentielle » initiée par Marjorie Perloff (2006) dans une discussion sur la poésie à l’écran, qui cesse d’être une œuvre figée, immuable, privée de variantes. Le texte s’inscrit maintenant dans une logique plurielle, avec des œuvres partagées entre plusieurs formes et versions équivalentes, radicalement ouvertes, toujours susceptibles de changements.
5Différentielles, ces productions le sont de deux manières. D’un côté, chaque texte n’est plus rien d’autre que la version provisoire d’un travail en cours, sans achèvement possible. De l’autre, le dépassement du modèle traditionnel implique aussi une ouverture des « lieux » de la poésie. Celle-ci n’est plus confinée à l’espace de la page ou au mode de l’imprimé. Elle se produit dans ce qu’on pourrait appeler, en détournant une formule à succès de Rosalind Krauss (1979), l’espace « élargi » ou « augmenté » de la poésie. Ainsi le texte s’ouvre à la transmédialité dans un mouvement qui le conduit comme spontanément vers d’autres univers, dont celui de la lecture publique.
- 1 On pourrait penser au procédé de « repurposing » analysé d’abord par Bolter et Grusin dans Remediat (...)
6En pratique, la transition d’une période ou d’une technique d’écriture à l’autre n’est cependant jamais simple ou transparente. Toutes les histoires de la littérature (pour un aperçu, voir MDRN 2013) acceptent aujourd’hui que ces mutations sont impures : l’ancien n’est jamais intégralement remplacé par le nouveau, il subsiste diversement, y compris au cœur des formes les plus radicalement novatrices. S’agissant de l’imprimé, par exemple, menacé à première vue par la vogue du hors-livre – l’écran, d’une part, la scène, d’autre part –, force est de constater qu’il est actuellement en train d’être repensé en fonction de ce genre de défis1, d’où l’apparition d’expériences de plus en plus nombreuses qui s’appuient sur les propriétés d’un support que les tenants des nouveaux médias d’avant-hier et d’hier avaient toujours décrit comme le symbole même de l’immobilité bornée et autoritaire : les pages d’un livre (Wurth 2014).
- 2 Sur la « belgitude », qui n’est pas une simple question de passeport, voir l’entretien avec Michaël (...)
7J’aimerais me pencher dans cette analyse sur un cas très particulier : le travail de Vincent Tholomé, auteur expérimental belge2 dont l’écriture est traversée d’un bout à l’autre par les questions de médiation du texte et dont le travail exemplifie l’élargissement du champ poétique – désormais page en même temps que scène, mais aussi écran – et la structure différentielle du poème – qui oscille de manière non linéaire et non hiérarchique entre mise en écrit, mise en voix et mise en espace. De manière plus précise, je me concentrerai ici sur les enjeux et les possibilités d’une pratique qui s’est imposée aujourd’hui comme la voie royale du texte moderne : la lecture publique.
- 3 Et bien sûr non étrangers à l’exemple stimulant des poèmes de métro de Jacques Jouet (2000), dont i (...)
8Illustrant la quasi-totalité des phénomènes de diversification et d’hybridation poétiques, l’œuvre de Vincent Tholomé se divise en trois grandes périodes. Dans un premier temps, l’auteur écrit avant tout en vue de la lecture publique. Les textes qu’il publie sont en fait la version retravaillée, après écoute attentive des enregistrements, de la version orale, qui pour Vincent Tholomé représente alors l’élément clé de son travail. On verra toutefois que l’accent mis sur l’oralité ne condamne pas l’imprimé au seul rang de faire-valoir ou de prétexte. D’une part, la dimension visuelle des textes n’est jamais oubliée, comme le manifeste par exemple le maintien du vers, une propriété typographique de l’œuvre dont les performances publiques de Vincent Tholomé tiennent peu compte mais qu’il exploite admirablement dans, par exemple, ses « poèmes à la minute », clairement inspirés des propriétés techniques du photomaton3, dispositif photographique qui détermine doublement l’esthétique réaliste des textes. Un texte-photomaton transcrit une parole sur le vif et sa présentation sur la page s’efforce de rendre visible la vitesse avec laquelle il a été fabriqué. De manière plus spécifique :
Un poème à la minute est un poème où on écrit un vers par minute. On détermine à l’avance combien de vers il contiendra et donc [de] combien de minutes on disposera pour écrire son poème. On réfléchit pendant une minute à son premier vers puis on l’écrit et on passe le temps restant de la minute à réfléchir au second vers puis on l’écrit lorsque le temps imparti est passé. (Tholomé et Jacques 2002, n.p.)
9D’autre part, ces premières publications réservent toujours une place à l’image, qu’on aurait tort de prendre pour une « illustration », même après la révolution analysée par Roland Barthes dans son analyse de la photo de presse : « Autrement dit, et c’est là un renversement historique important, l’image n’illustre plus la parole ; c’est la parole qui, structurellement, est parasite de l’image » (Barthes 1961 : 134 ; souligné par l’auteur). Ici, plus de problème de préséance entre texte et image, qui façonnent ensemble l’œuvre hybride.
10Dans un deuxième temps, suite au refus de l’auteur de faire allégeance à l’un ou l’autre groupe ou chapelle poétique en France (Batalla 2007), où il était reconnu comme performeur, Vincent Tholomé se tourne vers une nouvelle approche de l’écriture, plus ouverte au récit et à la fiction, et dont l’articulation avec la parole performée est moins stricte. Une création comme The John Cage Experiences (2007) peut toujours servir de canevas à une transposition scénique, mais le livre se veut en premier lieu une œuvre indépendante. Le repli du texte sur lui-même n’est toutefois qu’apparent : tout en prenant une certaine autonomie par rapport à son avenir scénique et ses remédiatisations non livresques, l’écriture de Vincent Tholomé commence aussi à intégrer des contraintes d’un type particulier, basées sur le hasard, dans une tentative de reporter à l’écrit, ou du moins à l’écriture du texte imprimé, quelque chose de l’esprit d’improvisation qui va caractériser de plus en plus les performances de l’auteur.
11Dans un troisième temps (et il est sans doute inutile de préciser que les différences entre périodes et styles n’ont rien de tranché ni de définitif), Vincent Tholomé évolue aussi bien vers une poésie ouverte aux expérimentations sonores et improvisées que vers des ensembles « étagés », où production orale et production écrite se relaient. Un livre comme VUAZ (2013), par exemple, est à la fois dépendant d’une performance orale (le texte a été écrit pendant une résidence, en vue d’une intervention in situ) et largement autonome (la version livresque de l’œuvre se veut une interprétation nouvelle, un peu à la manière de la révolution mallarméenne de la poésie qui, selon les termes de Paul Valéry, « introduit une lecture superficielle, qu’il [Stéphane Mallarmé, J.B.] enchaîne à la lecture linéaire ; c’était enrichir le domaine littéraire d’une deuxième dimension » (Valéry 1957 : 627 ; souligné par l’auteur).
12La question fondamentale que soulève la pratique de Vincent Tholomé n’est pas la coexistence de deux modes de création expérimentale de prime abord inconciliables : la poésie sonore, bruitiste, d’une part, le maintien du livre traditionnel, d’autre part. Contrairement à certaines expériences de Steve McCaffery, comme Panopticon (1984), la typographie des textes de Vincent Tholomé ne vire jamais à l’opacité lettriste (le lettrisme pouvant être considéré comme un équivalent possible de la poésie sonore). Ces dehors classiques du livre sont pourtant trompeurs, comme on tentera de le monter dans la dernière section de l’analyse.
13La fidélité de Vincent Tholomé au livre est indéniable, ce qui ne manque pas de surprendre de la part d’un auteur aussi résolument engagé dans la voie de la création sonore et de la dimension orale de la langue. Mais de quel livre s’agit-il ?
14Le premier aspect qui frappe est que ces volumes sont des livres « pauvres ». Par cette expression, mise en avant dans les colonnes d’une revue de bibliophilie, Arts et métiers graphiques, la célèbre libraire Adrienne Monnier faisait l’éloge du livre simple, sobre, bon marché, « le plus dénué de prétentions dans sa forme » (Monnier [1931] 1989 : 249). Un tel livre, qui évite de tomber dans les pièges d’une certaine édition de luxe, se met au service du contenu du texte, non à celui de l’écrin du contenant. Livre pauvre, toutefois, n’est pas livre « moindre », ravalé, dégradé. Il n’y a chez Monnier nulle envie de casser le livre ou d’en diminuer le prestige, mais le désir de l’apprécier à sa juste valeur, qui tient aussi à leur capacité de faire lire et circuler les textes. Cette posture est aussi celle de Vincent Tholomé et des divers éditeurs avec lesquels il collabore depuis quelque vingt ans.
15En second lieu, on peut remarquer que les livres de Vincent Tholomé ne se veulent jamais des objets « uniques », qui se distinguent du reste du catalogue en question. Quelle que soit la maison qui le publie, Vincent Tholomé se plie volontiers – ce qui ne veut pas dire mécaniquement ou sans originalité – aux contraintes typographiques de la collection qui l’accueille. Ses livres ne sont pas des « hors-séries », comme on le voit entre autres dans le maintien du péritexte éditorial, parfois très différent de l’intérieur du volume. Le décalage est total dans VUAZ et à la lumière de l’approche globale du livre chez l’auteur on peut y lire le signe d’une très grande humilité. Rien n’interdit toutefois d’y reconnaître également l’indice de l’esprit in situ qui ne se limite pas chez lui aux seules performances orales, toujours soucieuses du cadre dans lequel il se produit.
16Troisièmement, on observe une tendance à la « customisation » des moyens typographiques mis en jeu que l’auteur et ses metteurs en pages, véritables coauteurs du livre, élaborent selon une logique particulière. Loin de refléter des affaires de goût ou de personnalité (« montrez-moi vos choix en matière de typographie et je vous dirai qui vous êtes »), les singularités de la mise en pages s’efforcent de rendre compte de certains aspects – mais de certains aspects seulement – de la mise en parole et de la mise en scène, actuelles et virtuelles, tout livre n’étant pas l’accompagnement d’une vraie performance. La base de cette « customisation » est rhétorique, au sens conventionnel du terme : il s’agit de souligner, de mettre en valeur, de renforcer un aspect du texte à l’aide d’une série de figures, en l’occurrence typographiques. Mais cette rhétorique est complexe, comme l’analyse tentera de le montrer.
- 4 À la suite de Lapacherie (1984), nous distinguerons entre deux niveaux typographiques : la lettre, (...)
17Soulignons pour commencer l’étonnante sobriété sur le plan de la « lettre4 ». Vincent Tholomé évite presque toujours la facile manipulation de la taille ou de la forme des caractères. Sur ce point, la démarche de l’auteur est non rhétorique. On s’attend à des variations systématiques de ces éléments aptes à reproduire les modulations incessantes de la voix lors des performances, mais le corps des polices ne change que rarement à l’intérieur des textes. De la même façon, il y a très peu d’exemples d’un recours expressif ou rhétorique à l’italique, au gras, au surligné, etc. Pareille neutralité prouve d’emblée que le projet mimétique de Vincent Tholomé est très concerté. En effet, ce qui se perd d’un côté se gagne multiplement de l’autre. Si la typographie au niveau de la lettre s’efface au point de se rendre pratiquement invisible, c’est pour mieux faire ressortir des effets plus puissants, de plus grande envergure. On n’a pas besoin de soulignements visuels pour imaginer une lecture à voix haute des textes de Vincent Tholomé. Les béquilles typographiques – par exemple le passage au gras pour faire entendre une augmentation de volume – ne sont pas nécessaires pour que le lecteur se fasse une idée précise du rythme de l’écriture. Par contre, ce que mettent en exergue les mécanismes de composition « paginale » aide à matérialiser des propriétés textuelles plus complexes et sans doute moins faciles à cerner. C’est le cas des contraintes temporelles du texte, que Vincent Tholomé cherche à mettre en équation avec les caractéristiques spatiales de ses poèmes, en vers ou en prose. Dans les livres de l’auteur, il y a clairement la volonté de faire coïncider l’espace de la page et la durée d’un poème, ou d’une partie de poème pour les textes plus longs, dans l’espoir de créer une expérience pour l’œil qui soit comparable à la tension sonore sous-jacente à une performance orale d’une seule tenue. Grâce à l’équivalence de la page et du fragment oral, le lecteur peut accommoder son attention aux exigences d’une production « tendue », à une sorte de crescendo. C’est là un effet de rythme macroscopique, au niveau de la page, que l’effacement des mesures microscopiques, au niveau de la lettre, contribue à mieux apprécier.
18Une propriété analogue des textes de Vincent Tholomé est qu’ils s’abstiennent aussi de mimer typographiquement les aspects scéniques ou théâtraux de la performance. L’absence de documents visuels ayant trait à ce même contexte va dans le même sens. Autant on est invité à entendre le texte de l’auteur, autant ce dernier reste vague sur les conditions matérielles de sa réalisation passée ou à venir. Même VUAZ, qui prend appui sur une performance in situ pourtant très marquée, ne fait pas exception à cette règle. La quatrième de couverture donne quelques détails de ce contexte : « VUAZ est un texte écrit durant une résidence à Saute-Frontière, Maison de la poésie transjurassienne. VUAZ est un texte né de la friction avec l’hiver, le froid, la neige. » Cependant les figures typographiques que le texte se plaît à explorer mettront l’accent sur d’autres aspects du paysage, plus liés à l’idée de « parcours » qu’à celle des conditions météorologiques (certes, le texte parle de l’hiver, mais ce qu’on voit, c’est la course des personnages « par monts et par vaux »). Ici aussi, rhétorique et non-rhétorique se tiennent en équilibre – et dans un tel exercice le fait de s’abstenir de certains effets rhétoriques acquiert aussi, par ellipse si l’on peut dire, une valeur rhétorique certaine.
- 5 Pour la clarté de la démonstration, nous mettons entre parenthèses d’autres paramètres dont l’impor (...)
19Enfin, il importe d’attirer l’attention sur le fait que les jeux directement réalistes ou mimétiques de la typographie, soit la conversion de l’alphabet en icônes ou en idéogrammes, se situent au niveau de la composition paginale bien davantage qu’à celui de la forme des mots ou des lettres. Chez Vincent Tholomé, ce qui fait figure ou image, ce ne sont pas les accidents d’une configuration de lettres ou de syllabes, mais la disposition des vers ou des lignes sur la page, l’importance variable et relative des blancs, les transformations progressives des principes de typographie d’une page à l’autre. La séquence intitulée « quand v.t. ne connaissait pas n.t. (couples) » (Tholomé 2004 : n.p.) en offre un bel exemple. Cette section comprend cinq textes – n’ayons pas peur de les nommer poèmes – où alternent à chaque fois deux couleurs, le rouge et le noir, selon des règles à chaque fois différentes. Au début, le croisement du rouge et du noir se fait à chaque mot : un mot en noir est suivi d’un mot en rouge, lequel est de nouveau suivi d’un mot en noir, et ainsi de suite ; à partir du second poème, d’autres types de régularité interviennent5. L’essentiel, ici, n’est pas à chercher dans les manières dont chaque texte applique la combinaison des deux encres, que la plupart des lecteurs rattacheraient spontanément aux prises de parole successives des deux partenaires, l’homme et la femme. Dès la première ligne, Vincent Tholomé écarte cette interprétation psychologique pour tourner le regard vers autre chose. Ce qui compte pour lui, c’est l’utilisation des rapports chromatiques dans le but de superposer au rythme premier par la longueur des mots, des groupes de mots, des lignes et des paragraphes, un second rythme, dissocié du premier mais rivalisant aussi. Tout se passe en effet comme si le rapport entre mélodie et basse continue, entre rythme oral et rythme visuel, le premier dicté par la longueur et la position des unités, le second déterminé par l’oscillation des deux valeurs chromatiques, devenait indécidable – et par conséquent mobile, dynamique, comme pour faire mentir le cliché du livre et de l’imprimé comme « prison » de la parole vivante.
20Inévitablement, la pratique de Vincent Tholomé oblige à s’interroger sur les rapports de cette œuvre avec l’institution, aujourd’hui hégémonique, de la « lecture publique » (Puff 2015, Baetens 2016a, Laisney 2017). De cette performance scénique, forme contemporaine de la tradition de la récitation ou de la lecture à voix haute, il ne suffit pas de dire qu’elle s’est généralisée, au point d’être devenue littéralement incontournable si on veut exister dans le champ littéraire, ni qu’elle se développe depuis plusieurs années en des directions parfois antagonistes. Selon Éric Suchère (2015), elle tend soit vers le théâtre, soit vers les arts plastiques, soit vers la musique. Pour chacun de ces aspects – d’un côté le succès du « format », de l’autre la diversité de ses formes –, il importe de poser des questions supplémentaires.
21L’important ici n’est pas de juger si la lecture publique est inférieure ou supérieure à d’autres dispositifs, par exemple la lecture silencieuse, la conférence-débat, les activités d’animation au cours d’une résidence d’auteur, les ateliers d’écriture ou encore l’exposition littéraire (Reverseau 2017). La grande erreur serait d’isoler la lecture publique de ces autres formes d’inclusion de l’acte littéraire dans l’espace public. Cette présence peut paraître superflue, si ce n’est gratuite (à quoi bon par exemple engager un comédien à l’occasion d’un lancement pour lire quelques poèmes d’un livre qu’on est parfaitement libre de feuilleter au même moment ?). Elle compte pourtant, mais souvent pour des raisons qu’on aurait dit – mais qu’on ne dit plus – extralittéraires : la possibilité de voir l’auteur en chair et en os (comme si la valeur d’un texte dépendait d’une telle caution biographique), l’exposition répétée à une parole dont la répétition constitue un argument de vente (on ne prête qu’aux riches et plus un auteur se multiplie dans l’espace public, plus ce retour rejaillit sur la valeur qu’on attribue à l’œuvre), le plaisir de faire partie d’une communauté littéraire et de rencontrer d’autres lecteurs (ce qui est tout sauf un détail dans un contexte où l’appropriation d’un texte par ses lecteurs est une pièce essentielle dans la vie d’un livre, cf. Collins 2010).
22L’intervention de Vincent Tholomé dans le domaine de la lecture publique a une double qualité. Primo, l’auteur réussit à éviter les mondanités qui détournent de l’œuvre proprement dite. Une lecture publique de Vincent Tholomé (à titre d’exemple, voir Tholomé 2014 et 2015) est toujours sobre et ne cherche pas à excéder le temps et l’espace de la performance, qui est prise au sérieux en tant qu’événement, au lieu de servir de simple prétexte à toutes sortes d’exploitations transmédiatiques. Secundo, ces lectures tentent de souligner le caractère différentiel de l’œuvre d’une façon inédite. En effet, Vincent Tholomé met toujours très fortement en valeur le principe de l’improvisation, qui fait bifurquer le texte sur des possibilités non encore réalisées. Chacune de ses mises en voix et mises en scène se veut une réinterprétation in situ d’un texte déjà publié ou appelé à se faire livre.
23La plus extrême modestie s’accompagne donc de la plus grande des ambitions. Aussi convient-il de terminer cette analyse en revenant sur ce qui paraît l’aspect le plus classique et apparemment traditionnel du travail de Vincent Tholomé : le livre, l’imprimé.
24L’analyse conjointe de Vincent Tholomé poète sonore et Vincent Tholomé poète visuel aboutit à une manière de paradoxe. Le travail de l’auteur est, dans les deux cas, nettement moderne, voire expérimental, mais l’esprit de l’écriture varie fortement. L’usage de la typographie, rhétorique et non-rhétorique confondues, est très voulu, aussi bien dans ce que fait Vincent Tholomé que dans ce qu’il s’abstient de faire, et se laisse aisément interpréter comme un effort pour renforcer l’impact de certains aspects du texte. Les performances laissent davantage de place au hasard et à l’improvisation, qui ont fini par pénétrer l’ensemble des textes de l’auteur. À première vue, on pourrait donc avoir l’impression que le livre, en dépit de sa typographie à la fois simple et savante mais novatrice, représente le pôle traditionnel de l’œuvre, tandis que les lectures publiques seraient plutôt du côté de l’expérimentation pure. Une telle lecture est d’autant plus pensable, pour ne pas dire plausible, qu’elle ne fait que confirmer le stéréotype tenace qui associe imprimé et contrainte, d’une part, et parole et liberté, d’autre part. Elle est pourtant fausse dans la mesure où livres et paroles ne constituent pas deux versants d’une œuvre qui se développe par plusieurs supports, en différents médias. L’écrit et la lecture sont au contraire une seule et même œuvre, devenue « différentielle », dont il importe de faire sens des divers aspects les uns par rapport aux autres. Même en l’absence de réalisation sonore, il faut prendre connaissance des livres de Vincent Tholomé en songeant au flux sonore qu’ils sont capables de produire. Même à défaut de version imprimée, il faut imaginer les performances orales et sonores ou bruitistes à la lumière de la publication qui pourrait s’en faire. Ni les jeux hyperconstruits de la typographie, ni l’abandon à l’improvisation corporelle la plus inattendue ne représentent des facettes autonomes du travail de Vincent Tholomé, qu’il importe avant tout de concevoir et de vivre les unes par rapport aux autres, et ce dans une simultanéité et une équivalence absolues. Chez Vincent Tholomé, si tout existe en plusieurs versions, il n’est plus possible de distinguer entre un avant et un après, un centre et une périphérie, un état fixe et un état mobile d’une création en métamorphose constante.