1L’expérimental saisi comme forme non conventionnelle, inclassable selon modèle, genre ou catégorie, entretient une relation étroite avec les démarches qui font rupture, quel que soit le médium utilisé. La traduction des odes de Pindare par Friedrich Hölderlin en 1800 marque une des ruptures cruciales de la modernité : on peut dire qu’à ce titre elle est expérimentale. Elle fut pourtant ignorée. Un siècle plus tard, Norbert von Hellingrath (1888-1916) en découvre le manuscrit à la bibliothèque de Stuttgart. Il le publie aussitôt, inaugurant une réception inouïe de son auteur. Se refusant à attribuer le style heurté de son écriture tardive à la folie, angle sous lequel on la considérait jusqu’alors, il rapporte ce style à un écart voulu par Hölderlin avec la réception dominante du grec dans la philosophie, la littérature et la poésie allemandes de son temps.
2Hellingrath fera de cet écart l’objet d’une thèse intitulée Les Traductions de Pindare par Hölderlin. Prolégomènes à une première édition (Hellingrath 1911). Ce travail, bref car il ne compte que 83 pages dont 23 pages d’annexes, est soutenu peu avant la parution des traductions aux éditions Blätter für die Kunst (Feuilles pour l’art) sous l’égide du poète Stefan George (1910), et publié dans l’année qui suit. De cette étude sont traduites ici les huit premières pages. Hellingrath y expose l’idée principale de son travail : la jonction rude est plus qu’une césure du style, elle signifie aussi celle de la pensée. Par jonction rude, Hellingrath entend un style entravant toute régularité et toute attente : il fait au contraire place à l’imprévu et l’irrationnel. La mise en évidence du caractère physique du mot rend sensibles les disjonctions de l’expression.
3La traduction donnée ci-après respecte, y compris dans la présentation des notes, et souvent au-delà de ce qu’autorise l’usage du français, les écarts du texte original. Syntaxe, ponctuation, abréviations sont, autant que faire se peut, respectées. L’utilisation de la majuscule à l’initiale des substantifs s’éloigne de l’usage habituel : Hellingrath utilise la minuscule, différence que le français ne peut marquer. En revanche, l’emploi des majuscules ou des minuscules en début de phrase suit rigoureusement celui du texte original. De même a été respectée l’accentuation de l’auteur dans les mots grecs. Les extraits de poèmes commentés dans le texte, les exemples cités ont été reproduits afin de permettre au lecteur de se reporter au texte allemand, puis traduits : les ajouts sont mis entre crochets. La pagination de l’original ainsi que les notes du traducteur sont indiquées entre accolades, les crochets figurent en revanche dans le texte de Hellingrath.
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{1} Les traductions de Pindare par Hölderlin sont sans doute depuis un siècle entre les mains des éditeurs/ depuis des années dans une bibliothèque publique sans qu’on leur prête attention. Si nous en cherchons les raisons la première/ est que l’importance de Hölderlin n’a été ou n’est1 partout reconnue que tardivement. La seconde/ qu’à notre époque les lois triviales tant de la poésie en général que de l’art de traduire avaient disparu de la conscience commune. aussi convient-il de mettre en lumière ce fait relevant de l’histoire de la traduction de Pindare en rappelant nombre des qualités nécessaires de ces dernières. C’est pourquoi il sera bon de penser au partage polaire du style poétique/ ainsi que l’enseignait la rhétorique grecque/ quand elle distingue une ἁρμονία αὐστηρά d’une ἁρμονία γλαφυρά et nomme Pindare le poète le plus important de la première2. Nous pouvons rendre cette dénomination par jonction rude et lisse et dire qu’elle se manifeste dans la rudesse et le lissé des jointures entre les différents éléments/ et ce à travers ces trois strates conjointes : le rythme des mots/ du melos/ des sons. ces trois rythmes parallèles présenteront {2} dans la jonction rude des compositions plus irrationnelles moins évidentes moins liées (pas vraiment moins tenues) et ayant un fort degré d’unicité. à nous/ qui venons du côté conceptuel non sensible/ il nous apparaîtra essentiel que dans la jonction rude chaque mot soit autant que possible unité tactique/ dans une lisse en revanche l’image ou un contexte de pensée la plupart du temps plusieurs mots se subordonnent. la jonction lisse est donc moins immédiate et la sensualité s’estompant se rapprochera alors facilement de son unique hégémonie dans la poésie/ la caractéristique en sera alors que les unités deviennent fixes/ des stéréotypes/ c.-à-d. que le mot en tant qu’élément subordonné s’inscrit toujours dans des combinaisons rigides et traditionnelles. en littérature allemande ce style s’est développé à un degré inconnu de la littérature hellénique — en particulier dans le romantisme tardif et à partir du chant populaire3 — et de telle sorte que l’impression qui à travers la succession des mots dans chaque vers rimé se constitue graduellement pour l’oreille est unité tactique et le poème l’alternance rythmique de ces unités : le vers rimé est un assemblage arrondi d’évocations avec un contenu homogène d’impressions (ou/ comme point de repos/ en infime progression des précédentes)/ un melos clos s’achevant sur la rime/ en cadence un kôlon sans césure séparé des autres par des pauses marquées :
Ein kirchhof war der garten/
Ein blumenbeet das grab/
Und von dem grünen baume
Fiel kron und blüte ab4.
{Un cimetière était le jardin/
Un parterre la tombe/
Et de l’arbre vert
Tombaient feuilles et fleurs.}
{3} Dans cette jonction est ressenti comme essentiel quelque chose qui n’est pas logé dans les mots ni perceptible réellement par les sens5. ayant une connaissance obscure de cela les épigones de ce style considérèrent quelque chose qui ne résidait pas vraiment dans les mots — qu’ils l’appellent contenu ou impression ou le poétique {das poëtische} ou comme on voudra — comme étant l’élément essentiel de la poésie et le seul nécessaire sans penser que l’unité des trois rythmes parallèles — unité φυσει non θεσει — est la première condition du poétique. Nous satisfaisant de ces remarques sur ce pôle opposé nous laisserons de côté {4} tout le domaine intermédiaire6 pour nous demander devant la manière abrupte d’écrire/ comment celle-ci atteint l’isolement du mot qui la caractérise7. Aussi peu que nous puissions aujourd’hui espérer trouver une réponse suffisante à cette question/ nous voyons cependant de suite une forte opposition : là où cette jonction lisse présentait les formes et les ordonnancements les plus simples/ beaucoup de mots courants/ aussi peu que possible de tournures remarquables/ la rude étonne par une langue inhabituelle et étrangère. pour la jonction lisse il s’agissait d’éviter à tout prix que le mot lui-même s’impose à l’auditeur. il ne devait pas même arriver jusqu’au mot/ saisir seulement les associations liées à celui-ci qui comme facteurs produisent ce qui est à vrai dire essentiellement image et sentiment. aussi le mot devait-il rester aussi modestement que possible en retrait/ s’ordonner {5} avec aussi peu de tension que possible au contexte. la jonction rude en revanche fait tout pour accentuer le mot lui-même8 et le graver en l’auditeur/ le dépouillant autant que faire se peut des associations de sentiments et d’images qui là-bas importaient justement. ici donc dans le choix des mots/ même lorsque l’on ne dispose pas de langue particulière pour la poésie/ sont évités le quotidien et l’habituel avant tout cependant la liaison conventionnelle/ sont recherchés poids densité et composés de nombreuses syllabes9/ qui en tant que tels attirent d’eux-mêmes sur eux sonorité et sens. on utilise souvent là le mot dans son sens premier au lieu de le faire comme d’habitude dans un sens dérivé. mais inversement/ même là où le contexte logique ne l’exige pas/ c’est l’étymon seul d’un mot qui porte/ parce que justement à travers tout l’environnement le sens de l’auditeur est dirigé sur lui. Même opposition dans le domaine syntaxique : là le plus simple et le plus souple/ ici des structures de phrase plus étonnantes : des anacoluthes/ tantôt des mots donnés sans prédicat/ dans la brièveté desquels se condense une phrase/ tantôt des périodes largement étendues/ qui recommencent à deux trois reprises et s’interrompent pourtant de façon surprenante : seulement jamais de poursuite sans obstacle du contexte logique/ toujours une plénitude de changements brusques dans la construction et antagoniques avec les périodes de la métrique. S’il était arrivé que la jonction lisse s’écarte de la succession habituelle des mots/ c’est qu’elle ne visait plus par là que la fusion interne pour l’unité par-delà le mot/ ainsi : ‘liebste {6} mein’ {très chère mienne} pour ‘meine liebste’ {ma très chère}. Ici en revanche il s’agit de perturber l’appui habituel des mots les uns sur les autres : lorsque par exemple un mot veut se fondre avec son attribut en un concept situé entre deux mots — schnelle schlachten/ erhabenste helden {les rapides combats/ les plus nobles héros} — et que pour cette raison nous ne voulons plus bien prêter attention à chacun des deux mots/ de les arracher l’un à l’autre par une audacieuse insertion : in schnellen erhabenste heroen in schlachten {dans les rapides les plus nobles héros dans les combats}/ où par cette seule dissociation est rendue également impossible la fusion dans l’autre couple. ainsi même des pronoms conjonctions ou autres peuvent être isolés/ qui sans le renforcement de cette tension syntaxique devraient s’appuyer sur les mots qui leur sont étroitement liés : ‘um meine fliegend die kunst’ {autour du mien volant l’art}. Ainsi/ de mot lourd en mot lourd cette écriture emporte l’auditeur/ ne le laisse jamais revenir à soi jamais comprendre se représenter sentir dans son sens à lui quelque chose : de mot en mot il doit suivre le courant et ce tourbillon des lourdes masses boutantes dans son élan désorientant ou festivement clair est leur essence et caractère artistique propre. et si dans la jonction lisse l’auditeur était d’abord pénétré d’une idée/ tellement que dans le cas extrême il ne saisissait plus qu’à peine le mot lui-même/ il est ici tant pénétré du sonore et du poids du mot/ que dans les cas extrêmes il saisit à peine encore leur sens et ce qui est en relation10. Ce phénomène de la jonction lyrique rude/ qui vu du mot est ici adaptée {7} à notre temps/ Denys de son oreille mieux formée l’a étudié sous son seul aspect phonétique. on ne pourrait pas moins bien le saisir du point de vue de la mélodie de la phrase et du vers.
Si tournés maintenant vers un domaine plus étroit nous demandons quels sont les traits particuliers d’une traduction de poèmes/ il ressort aisément de ce qui a été dit — dans la mesure où il s’agit en effet de rendre le caractère artistique de l’original — qu’il est en général mais surtout pour les œuvres au style âpre très important d’atteindre l’intensité de la diction le mode d’ordonnancement des mots/ de tension et d’intrication syntaxique/ moins important et plus sujet à libertés d’atteindre la signification précise des mots/ que en outre le traducteur — dans la mesure où il s’agit en effet de rendre le caractère artistique de l’original — va exactement à l’encontre de son but/ quand il accorde à son travail de réflexion de mettre à jour les co-relations logiques et de contenu de l’original dans le texte de sa traduction/ qui doit plutôt exiger de l’auditeur exactement le même travail de réflexion que le modèle11. Pour ce qu’il en est notamment de la traduction du grec/ la sagesse socratique peut nous valoir quelque peine : à comprendre combien les textes classiques sont obscurs. nous sommes habitués à une langue allemande/ qui aux dépens du vivant se libère du mot et s’est imprégnée d’une certaine logique saisissable d’avance. dans la mesure où {8} une paraphrase dans un tel allemand nous est présentée à l’école et suggérée par des dictionnaires traitant d’aussi peu d’auteurs que possible/ comme plus tard par des traductions de ce type consultées pour une meilleure compréhension/ cette conception paraphrastique des textes antiques devient par habitude automatique : nous prenons accueillons le ‘sens’/ sans du tout nous rendre compte par quelles voies tortueuses nous l’avons tiré des inversions de périodes imbriquées/ de mots audacieux rébarbatifs. mais en allemand/ où cet automatisme n’a pas pénétré/ justement parce qu’il y a peu de formes aussi obscures et que les rares sont ignorées/ nous nous heurtons à la voix des Piérides et trouvons Klopstock et George alambiqués et non allemands. Car que l’on n’objecte pas : le genius de notre langue se refuse à suivre la sensualité obscure du grec. conceptualité et sensualité dépendent de lois générales et ne sont pas innées de façon aussi immuable à une langue. certes l’allemand ne peut pas simplement exprimer le mode d’action par la forme verbale : mais il peut infiniment de choses/ si tant est qu’il le veuille. c’est ce que montrent les traductions de Hölderlin.
1 hors de notre patrie (év Marc 6 4) on trouve très tôt (en même temps que l’étude de Dilthey) un jugement clair et sûr sur le poète — un des plus éminents de l’Allemagne, quoiqu’une destinée ennemie lui eût refusé jusqu’à cette heure le rang qui lui appartient {citation en français dans le texte} — (de P. Challemel-Lacour/ un homme/ auquel personne ne pourra reprocher un esthétisme unilatéralement exagéré) : La place d’Hölderlin est parmi les grands poètes, non pas seulement de son pays, mais de tous les temps… Il est de la famille des Pindare et des Alcée, gardiens des traditions interprètes des pensées divines, chantres des puissances d’en haut. (Revue des deux mondes 15 juin 1867 p. 955 {citation en français dans le texte}).
2 Cf. Denys d’Halicarn. de compositione verborum cap. 21 sq.
3 la jonction lisse est le style véritable de la poésie rimée {reimpoësie}/ au moins là où dans son mètre libre iambique (ou trochaïque) elle adopte des formes très simples. Eichendorff en a donné peut-être les plus beaux exemples.
4 Erk-Böhme I 618.
5 c.-à-d. un monde d’images vit en nous/ les sonorités sont une musique qui accompagne/ mais le mot en tant que tel ne nous vient pas à la conscience :
Und rosen glühten und die glocken klangen
Von fremdem lichte jubelnd und erhellt.
{Et les roses flamboyaient et les cloches sonnaient
Joyeusement baignées de lumière inconnue.}
quelque chose de ce son de cloche arrive à peu près à notre conscience/ le mot cloche lui-même/ lequel désigne un objet de métal/ à peine. comme élément/ unité tactique/ opère quelque chose d’imagé résidant au-delà de la plupart des mots : les cloches sonnent.
6 Sur la ἁρμονία εὐκρατος il y aurait beaucoup à dire car d’elle relève une grande partie de la poésie. La poésie qui repose sur l’expérience vécue de l’image peut trouver des mots et des jonctions si fortes que celles-ci constituent un deuxième ordre d’unités à côté de leur propre unité. la poésie qui part du mot peut constituer au-dessus de ses unités naturelles un ordre d’unités plus serrées ou relâchées : ainsi dans les strophes saphiques de Klopstock la clausule adonienne constitue souvent l’unité supérieure. inversement Septembermorgen {Matin de septembre} de Mörike montre le passage d’une jonction lisse au début à une bien tempérée — c’est ainsi que je traduirais εὐκρατος / si le mot n’était déjà utilisé. Tandis que les deux ordres se disputent souvent la préséance ou alternent/ il existe une manière d’écrire pour ainsi dire équatoriale/ dans laquelle chaque mot est considéré dans sa toute rondeur (ἐκ περιφανειας)/ mais s’ordonne à une unité constamment supérieure. cela est le véritable style d’une poésie rimée fondée sur le mot. Par de telles distinctions internes pourrait être résolue l’aporie de Denys (cap. 21).
7 La production la plus importante de la jonction rude en langue allemande (à côté de Hölderlin lui-même et de Goethe [cf. infra p. 33]) est de Klopstock :
Himmlischer ohr hört das getön der bewegten
Sterne. den gang/ den Seleno und Pleione
Donnern/ kennt es/ und freut/ hinhörend/
Sich des geflügelten halls/
Wenn der planet/ fliehend/ sich wälzt/ und im kreislauf
Eilet/ und wenn/ die im glänze sich verbergen/
Um sich selber sich drehn/ sturmwinde
Rauschen und meere dann her…
{L’oreille céleste entend le son des mouvantes
Étoiles. la marche/ que Séléné et Pléioné
Tonnent/ elle connaît/ et se réjouit/ attentive/
Elle de l’écho en vol/
Quand la planète/ fuyant/ se retourne/ et sur l’orbite
Se hâte/ et quand/ eux qui dans l’éclat se cachent/
Pour tourner sur eux-mêmes/ les vents de tempête
Mugissent et les mers aussi…}
(Die zukunft {le futur}/ cette ode justement dont de manière significative quelques vers ont été attribués à Hölderlin et intégrés à des anthologies biographies monographies avec force éloge) Chaque mot presque est ici isolé/ seuls les très faibles prennent appui/ mais parmi ces derniers certains ont par leur isolement du poids et reposent fortement sur eux-mêmes (ont στασεις ἰσχυρας) : v. 2 ‘den’ {que} v. 4 ‘sich’ {se ; traduit ici par ‘elle’} v. 6 ‘wenn’ {quand}. ce qui voulait s’associer est séparé : par les pauses des fins de vers v. 1 v. 2 v. 5/ par les mots insérés ‘hinhörend’ {attentive} ‘fliehend’ {fuyant}/ par l’inversion v. 7/8.
8 Cf. WDilthey/ Das erlebnis und die dichtung {L’expérience et la poésie} 1906 p. 382 : ‘Alors que nous utilisons généralement en lisant de façon cursive le mot seulement comme un signe du sens dans la co-relation de tout un ensemble de mots/ ici l’économie de l’expression nous fait nous attarder aux mots.’ (ce pour l’observation d’un fait/ qui en soi peut justement être aussi bien étayé par une profusion de l’expression.)
9 Le « rendre le discours étranger et étonnant » aristotélicien (rhét. III 2).
10 Que l’on pense seulement aux nombreux adjectifs et noms accumulés de la poésie grecque/ pour beaucoup desquels le sens conceptuel est devenu par atrophie rudimentaire. Dans la formule de Novalis : « poèmes seulement harmonieux et plein de beaux mots mais aussi privés de tout sens et co-relation » sont réunis les deux extrêmes à l’exclusion du moyen terme.
11 ‘Ce que l’écrit originaire contient de difficile dans la pensée l’expression la co-relation/ entrera en tant que tel dans la traduction/ si nous ne sacrifions pas avec la forme et la fidélité l’essence de l’œuvre et au lieu de la traduction ne voulons pas aboutir à une paraphrase/ qui obtient d’autres intentions avec d’autres moyens.’ Friedrich Thiersch Pindarus werke {les œuvres de Pindare} 1820 I p. 31.
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- 1 Sauf indication particulière, les traductions sont de l’auteur du présent article. Je remercie Cam (...)
4L’aspect visuel du texte de Hellingrath déroute, la prose est complexe, concise : la lecture en est ardue. « Ce n’est pas nous qui pouvons dicter aux poètes notre habitude prise par hasard, c’est aux chants des poètes à nous dicter les lois éternellement nouvelles de l’art1 » (Hellingrath 1944 : 99), écrit l’auteur dans son avant-propos aux œuvres de Hölderlin en 1913. Cette prose dense semble inspirée de la même densification que celle du poète Hölderlin, mais elle porte aussi les marques formelles des écrits de Stefan George dont son auteur est proche. Une intention délibérée de Hellingrath de leur emboîter le pas s’y manifeste, et cette intention parut aux yeux de l’un des trois rapporteurs de la thèse une audace inacceptable, contrevenant aux règles académiques : elle faillit provoquer le refus de ce dernier de laisser le travail venir à soutenance. La proximité de Hellingrath et de Hölderlin, leurs positions similaires quant à une critique des tendances dominantes de la poésie, la conformité du premier à la pensée du second donnèrent à cet exercice universitaire le caractère d’un véritable manifeste de la modernité en ce début de xxe siècle.
- 2 Ce texte a été publié comme postface à l’édition de sa traduction des odes de Pindare en 1929/1930
5Les traductions par Hölderlin des odes de Pindare furent ignorées au xixe siècle, et au xxe quelques-uns continuèrent à les dénigrer. Aussi vingt ans après la parution du texte de Hellingrath, Borchardt écrivait-il que la traduction de Hölderlin était « la version interlinéaire hésitante de quelqu’un qui apprend le grec et avance péniblement dans un déchiffrement littéral, tandis que dans sa personnalité détruite mots et concepts se mettent à rouler et éclater » (Borchardt 1959 : 2332). Dans ce contexte, l’étude de Hellingrath détone : elle n’est pas apologétique, ni ne vise à faire de Hölderlin le traducteur de Pindare ; elle ne cherche pas non plus à prouver chez le poète allemand l’héritage syntaxique du poète grec. Ce que constate Hellingrath lisant Hölderlin, c’est qu’au lieu d’imposer des lois poétiques aux odes, ce dernier se met à l’écoute du poète grec, qu’il se laisse « dicter les lois de l’art ». Suivant ce constat, Hellingrath relève le défi de faire emprunter à son expression critique la même voie. Une voie qui, à ses yeux, représente la seule possibilité de rendre compte, métaphoriquement, d’un renouvellement de l’expression en même temps que de la pensée de la poésie. L’étude des écrits de Hölderlin a rendu Hellingrath sensible au choc ressenti par le poète un siècle plus tôt quand il se heurta à une langue incompatible avec une certaine conception de la poésie et constata avec désespoir que ses poèmes n’étaient pas compris de ses contemporains. Pour le Hölderlin de 1800, les Allemands sont « glebae addicti », leur horizon est restreint, leurs vues sont étriquées : un regard ouvert sur le monde leur fait défaut, soit, en termes hellingrathiens, l’aptitude à se laisser dicter les lois de l’art. Hellingrath souligne en outre que le poète était connu de ses contemporains non par ses œuvres, mais à cause de sa folie et que cette folie s’accordait parfaitement avec la conception triviale de l’esprit romantique. Il explique que cette réputation de poète fou était d’autant plus facile à transmettre qu’au peuple allemand
le poétique [das Dichterische] au sens le plus étroit du terme, création dans le mot, lui est resté jusqu’à aujourd’hui étranger et parce que partout où le poète apparemment pouvait puiser au plus profond du peuple, ce qui l’y portait, n’étaient‑ce pas des matières et des opinions, et non, comme nous avons sans doute raison de le penser, la partie la plus profonde du poétique. (Hellingrath 1944 : 98-99)
6Faire connaître l’œuvre, y compris l’œuvre mineure, de celui qu’il considère comme le premier moderne, telle est la tâche dont se charge l’impétrant, tâche qu’il peut d’autant plus facilement faire sienne qu’en son siècle, « jusqu’à aujourd’hui », le constat de Hölderlin a conservé entière validité. D’un même geste donc, Hellingrath fait se rejoindre le temps auquel il découvre les traductions de Hölderlin et celui qui les a vues naître. Son audace dans ce texte est double : d’une part, il entreprend une requalification du poète allemand et, plus généralement, de son œuvre tardive ; d’autre part, il met parallèlement en question la critique scientifique de ce début de xxe siècle en visant notamment celle qui opère selon des critères moraux ou se fonde sur des opinions.
- 3 Friedrich Schlegel, Fragments de l’Athenaeum, no 116, dans Lacoue-Labarthe et Nancy (1978 : 112).
7Pour Hellingrath, l’œuvre et sa critique ne relèvent que de ce qu’il nomme « dieses […] Innerste des Dichterischen », la partie la plus profonde du poétique. Ce principe essentiel fait gravement défaut à la langue allemande de 1800 comme à celle de 1900 : c’est en lui que Hellingrath fonde son rapprochement avec Hölderlin. D’emblée, Hellingrath note une différence significative entre ce Dichterisches, le poétique profond, et le « poëtisches », le principe supposé de la poésie des romantiques fondé sur l’harmonie. Il éreinte ce dernier au détour d’une incise : « qu’ils [les romantiques] l’appellent contenu ou impression ou le lyrique [das poëtische] ou comme on voudra ». Le terme « poëtisches », lié à « Poesie », « Poeterei », qui depuis le xve siècle a cours en Allemagne, désigne la poésie comme genre, l’art d’écrire en vers, non le principe poétique lui-même. Déjà vers 1800, les frères Schlegel et leurs amis de l’Athenaeum avaient détaché le terme « Poesie » de cette utilisation convenue pour lui faire nommer la création littéraire dans sa globalité et réunir en lui tous les genres de la poésie, faire se toucher et se joindre poésie, philosophie et rhétorique, fondre ensemble poésie et prose, voire dépasser les frontières du seul domaine littéraire3.
8Dans une série de courts textes qui furent rassemblés sous le titre de Réflexions, Hölderlin décrit le principe poétique comme une tension entre enthousiasme et sobriété dont l’origine se loge non dans une inspiration divine, mais dans la vie, le commun, et ne peut les quitter au risque de se perdre, de devenir froid et morne. L’effectuation de ce principe brouille l’ordonnancement logique de la pensée et de son expression syntaxique. Poésie, vérité sont faites d’erreurs.
La plus haute poésie est également celle en laquelle le non-poétique devient aussi poétique, parce que, dans la totalité de l’œuvre d’art il est énoncé au bon moment et au bon endroit. […] La sérénité éternelle, la joie divine est de placer chaque élément singulier à la place qui lui revient dans l’ensemble ; c’est pourquoi, sans entendement ou sans sentiment organisé de part en part, pas d’excellence, pas de vie. (Hölderlin [Réflexions] 2006 : 202)
9À la différence de Hölderlin, Hellingrath délaisse le mot Poesie et lui préfère, sans doute sous l’influence du cercle de Stefan George, le mot d’origine germanique Dichterisches. C’est à partir de l’enthousiasme que s’effectue, pour lui comme pour Hölderlin, sa rupture avec la conception commune du poétique, à partir de ce qui en constitue le véritable fond. Pour Hölderlin, ce fond est la « vie », une vie réfléchie sous le signe de l’« enthousiasme » et de la « sobriété ».
- 4 Walter Benjamin, G. F Hartlaub : Der Genius im Kinde, dans Walter Benjamin, Werke und Nachlaß. Kri (...)
10Dans son analyse de la poésie hölderlinienne, Hellingrath procède en trois étapes, après avoir éliminé les critères formels tels que versification, rimes et lyrisme. Le premier moment retenu se fonde sur une définition négative : l’opposition radicale à ce dont les épigones du romantisme ne tiennent pas compte, c’est-à-dire l’unité des trois rythmes parallèles – mots, melos, sons – et le mot comme « unité φυσει non θεσει ». La « première condition du poétique », formulée ici en creux, en pointe les éléments fondamentaux : la complexité de rythme et de sens mêlés, le mot comme entité physique, matérielle au sein de la langue, sa relation avec chacun de ceux qui l’entourent et sur lesquels il agit par ce qui l’excède, par ses entrechoquements. Dans un second moment, Hellingrath s’appuie sur les traductions de Pindare par Voss (Hellingrath 1911 : 10), parues en 1777 : ce dernier, initiant une nouvelle école de traduction, s’efforça de conserver en allemand la construction et le rythme du vers grec, ainsi que la place et la composition complexe des mots. Sa fidélité au texte original a pour conséquence un enrichissement linguistique et l’approche d’une véritable intensité poétique : c’est, selon Hellingrath, le « genius » de la langue grecque qui opère ici et se transmet à l’allemand. Ce genius se distingue de toute prétendue souveraineté du poète, il possède un caractère d’immédiateté que l’enfant partage avec le poète. Benjamin l’illustre par cette image : « […] l’enfant ne s’exprime pas à travers les choses, mais les choses à travers elles-mêmes. Créativité et subjectivité n’ont pas encore célébré chez l’enfant leur téméraire rencontre4. » Le troisième moment sera le court commentaire de Hölderlin accompagnant sa traduction des fragments Les Asyles et Le Vivifiant. Dans ces fragments et leur commentaire, écrit Hellingrath, l’expression ne vise ni à transmettre une pensée ni à travailler un processus organique en rapport avec le poème, ni ne laisse transparaître de volonté persistante. En eux sont à l’œuvre des forces désorganisées, qui, par la profondeur d’errantes divagations, par l’extrême vie de l’image et de la langue, sont autant de sources d’envoûtement : « l’œuvre est une œuvre de la nature/ la vie est acquise contre la perte d’un esprit qui veut » (Hellingrath 1911 : 59).
11Hellingrath poursuit : la traduction ne relève pas pour Hölderlin d’une expérimentation délibérée de la forme ode ni d’une métrique particulière, mais d’une réflexion philosophique sur la teneur du rapport des Grecs à leurs dieux, de cette immédiateté perdue.
[…] ce qui est essentiel, note Hellingrath, c’est qu’il partait de la forme interne [innere form]. […] la forme interne […] est centrale et correspond à une pluralité de formes périphériques. […] de celle-ci peut/ […] être créée pour de nouvelles conditions une forme externe tout à fait nouvelle. (Hellingrath 1911 : 36)
12Ce que Hellingrath entend ici par « forme interne » est précisé dans une note : « par “forme interne” il ne faut rien entendre en terme de contenu/ par là est signifié ce qui ressortit complètement à la forme langagière du poème/ qui n’est pas liée comme le montre notre exemple à la forme externe/ au schéma métrique/ donc surtout au caractère particulier du mouvement de la langue » (Hellingrath 1911 : 33). Afin d’adopter la « forme interne » de la poésie grecque et de lui faire correspondre une « forme externe », de l’y rendre sensible, Hölderlin procède par un assouplissement progressif de sa langue à travers l’emprunt à Goethe du rythme libre, puis en tentant de rassembler plusieurs accents toniques, en répartissant irrégulièrement les pauses, de sorte que soit entravée la régularité métrique. Se défaire des règles héritées d’une conception traditionnelle de la poésie pour faire place à une nouvelle facture du rythme, voilà ce à quoi s’emploie Hölderlin. L’amplification de la langue, du mot se traduit par des cadences fixes, liées mélodiquement et revenant à des intervalles relativement distants. Petit à petit, décrit Hellingrath, le schéma devient imprévisible, irrationnel en même temps que le tempo se ralentit et que la langue gagne en consistance. Ainsi devient-elle en elle-même plastique, et les mots semblables à des êtres tangibles qui s’ordonnent linéairement et se juxtaposent.
13La traduction de la poésie grecque telle que la pratique Hölderlin vise à apporter à la langue allemande de la poésie une étrangeté et une teneur inouïes. Ainsi cet exemple de la troisième ode pythique :
Nicht· liebe seele· leben unsterbliches
Suche· die tunliche erschöpfe die kunst.
- 5 Hölderlins Pindar-Übertragungen, éd. par Norbert von Hellingrath (1910 : 33). (Dans cette édition, (...)
Non pas· chère âme· la vie immortelle
Cherche· épuise le possible l’art5.
14Ces deux vers, dans l’orthographe et la ponctuation que Hellingrath leur donna pour la première publication des odes en 1910, ne livrent qu’à la longue l’énigme de leur agencement syntaxique et de leur extrême concision. Le poète y suit exactement le ductus du texte grec, imprimant de fortes torsions à la syntaxe allemande, la poussant au-delà même de ses limites. Pour autant l’auteur ne reste pas prisonnier d’un calque : son mot à mot résulte d’un travail précis des mots, de la construction, du rythme. Les groupes nominaux (« leben unsterbliches », « die tunliche […] die kunst ») sont dissociés, le verbe « Suche » est reporté en fin de proposition, un changement de rythme fait commencer et finir le second vers par une syllabe accentuée. Celle qui clôt le vers coïncide avec le mot « kunst » et marque un léger écart de l’original grec : ce dernier utilise au même endroit le terme μαχανά, signifiant « moyen », « ressource » et renvoyant vraisemblablement à l’art du poète. Hölderlin, plus précis, nomme ce moyen – l’art – au risque d’affaiblir l’analogie entre le poète et le tyran que suggère Pindare par la généralité du conseil donné. Dans le texte allemand, « kunst » consonne avec d’autres mots de la même racine (« künstler », « künste »). Comme il n’en est pas de même en grec, on ne sait si la répétition est fortuite ou résulte d’une intention de l’auteur. Elle pointe, cependant, la main de l’homme.
15D’autres passages révèlent des écarts semblables, ainsi cette intervention du poète :
Dir aber dein teil des guten geschicks folgt·
Denn einen völkerführenden herrn sieht·
Wenn einen der menschen· das grosse
Schicksal.
- 6 Ibid. : 35 (dans cette édition, il s’agit des vers 150-153).
Mais te suit ta part d’heureuse destination·
Car un souverain guidant le peuple le voit·
Si un des hommes· le grand
Destin6.
16Pour Hölderlin, ces quatre vers s’adressent au souverain et décrivent la destinée qui s’attache à sa personne. Le premier constate : une destinée favorable t’accompagne. Les suivants expliquent : en effet, le grand destin porte son regard sur le souverain s’il est un homme parmi les hommes – la traduction française que nous donnons ici de l’expression « Wenn einen der menschen » est littérale.
17Dans ce passage, la syntaxe de Hölderlin se fonde avec exactitude sur celle de Pindare. Toutefois, en appelant à l’initiale de la proposition le mot explicatif « Denn » (car), Hölderlin installe entre les deux énoncés une relation de détermination. Par ailleurs, l’expression « Wenn einen der menschen » (mot à mot : s’il est un des hommes) pose un problème d’interprétation car elle est le calque d’une expression grecque signifiant « avant tout », « plus que n’importe quel homme ». Le texte hölderlinien peut être compris de deux manières. Soit on le comprend au sens littéral : une destinée favorable accompagne le souverain s’il est un homme parmi les hommes. Soit il est fait un détour par le grec : une destinée favorable t’accompagne, car le grand destin porte son regard avant tout sur le souverain. Seuls les lecteurs capables de faire ce détour grec saisiront le second sens. Les deux sont antithétiques : dans le premier cas, l’égalité du souverain et du peuple est la condition du grand destin ; dans le second, le grand destin est simplement associé au souverain. Mécompréhension du grec ou ambiguïté volontaire ? Hölderlin étant favorable aux idées révolutionnaires, l’écart est significatif : en lui apparaît l’ampleur de la différence entre les Grecs, les tenants d’une conception restauratrice du grec et les changements que Hölderlin tente de déchiffrer dans son époque. C’est cette dernière orientation qui est ici privilégiée.
18Mimétique du texte grec, la traduction de Hölderlin déporte vers le présent et révèle le gouffre qui sépare deux mondes.
- 7 Hölderlin, lettre à son frère, 1er janvier 1799, dans Friedrich Hölderlin, Fragments de poétique, (...)
[…] chez les Anciens où chacun appartenait de tout son esprit et de toute son âme au monde qui l’entourait, on trouve beaucoup plus d’intensité intime dans les caractères particuliers et dans les rapports, que par exemple chez nous, les Allemands7,
écrit le poète à son frère. Plus tard, il explique combien
- 8 Hölderlin, lettre à Casimir Böhlendorff, 4 décembre 1801, dans Friedrich Hölderlin, Fragments de p (...)
[…] il est dangereux de déduire les règles de l’art de la seule perfection grecque. J’y ai longuement réfléchi et je sais maintenant qu’en dehors de ce qui pour les Grecs comme pour nous, doit être le plus haut, à savoir le rapport au vivant et à la dextérité, il ne nous est absolument pas permis d’avoir avec eux quoi que ce soit d’identique8.
19Comme Pindare, Hölderlin instancie son dire dans le présent, mais ce présent n’est plus le même. Là où le poète grec s’adresse tant au souverain Hiéron qu’à lui-même, le poète allemand n’a plus, dans le temps où il écrit, le même interlocuteur. La césure avec les Grecs est consommée. C’est ce que met en évidence Hellingrath à travers son analyse de la jonction rude : la césure du style matérialise poétiquement la césure avec les Grecs. La rédaction de cette traduction par Hölderlin met en évidence ce qui différencie Allemands et Grecs : tant dans sa forme, l’ode triadique, que dans son mode d’exécution, la représentation par un chœur, le texte est traduisible, mais il n’est pas transposable dans le temps du xixe siècle. Aussi Hölderlin a-t-il choisi d’introduire en allemand la structure phrastique grecque non par imitation, mais pour souligner, par un travail inédit de la langue, le gouffre qui sépare les époques.
20L’intérêt de ses contemporains pour l’Antiquité ne peut se satisfaire de la seule imitation de la perfection grecque, ni de la traduction des œuvres classiques. Les conditions de leur traduction, de leur lecture, de leur réception ont changé, signifie Hölderlin. À commencer par les conditions spirituelles : nous, les modernes, ne vivons plus dans la proximité des dieux comme vivaient les Grecs, notre naturel est autre, c’est lui que nous devons apprendre. Si le rapport au vivant s’est transformé, c’est en raison, explique-t-il dans une lettre à Böhlendorff de novembre 1802 des « progrès de la culture », d’une « impulsion formatrice » (Bildungstrieb), relative à une dimension d’historicité. La leçon des traductions est double : elle est l’apprentissage de l’étranger, donc des Grecs, mais aussi celui d’un rapport analogue de la poésie au vivant, à la différence que ce vivant n’est plus celui des Grecs. Pour ce double apprentissage, les Grecs sont indispensables. Notre monde devient accessible en parcourant l’écart avec le leur. D’où un rapport d’analogie paradoxale, chiasmatique. Ce qui est nature pour les Grecs, à savoir l’inséparé du chaos, c’est ce qui est étranger, éloigné, pour le moderne Hölderlin. Si l’art grec instruit l’impossibilité de rejoindre le chaos, produisant la distance des hommes aux dieux, notre art quant à lui s’emploie, pas à pas, à interrompre notre naturel, qui est d’être d’emblée séparé. Cet apprentissage est, pour qui sait lire, c’est-à-dire se laisser porter par le texte, un apprentissage du commun, ainsi que le révèle la comparaison terme à terme de la traduction hölderlinienne et de l’original grec dans la troisième pythique.
21Hellingrath reprend à son compte la leçon hölderlinienne. En ce début de xxe siècle, ses contemporains, à la différence de ceux de Hölderlin, lui porteront attention. Malgré la forme dans laquelle elle est rédigée, son étude va à l’encontre d’une tradition scientifique commune qui pendant tout le xixe siècle présenta la lecture des textes tardifs du poète comme impossible et en évita la publication. Mais la forme – écriture, style, ponctuation – du travail de Hellingrath matérialise parallèlement l’expression d’une lecture en rupture avec les conditions mêmes de réception des œuvres. Si le xixe siècle n’attachait aucune importance aux hymnes tardifs et a fortiori aux traductions de Pindare, c’est parce que littérature et science de la littérature cheminaient alors sur une voie clacissisante d’abord, puis sur celle du naturalisme. Stefan George, Rudolf Borchardt et plus tard Walter Benjamin, d’autres encore, firent un constat analogue à celui de Hellingrath exposé ici. Dans l’introduction au premier numéro de la revue Blätter für die Kunst en 1892, on pouvait lire en éditorial que la publication
- 9 Blätter für die Kunst [Feuilles pour l’art], volume I, octobre 1892, p. 1. L’article est signé de (...)
veut un art spirituel en raison des nouvelles manières de sentir et de faire – un art pour l’art – et pour cette raison se situe tout à fait à l’opposé de cette école [le naturalisme] usée et de second rang, née d’une fausse conception de la réalité9.
22Élargissant cette volonté artistique à la traduction, Borchardt, en 1905, engage une polémique avec Ulrich von Wilamowitz-Möllendorf à travers son texte Das Gespräch über Formen (Entretien sur les formes). Il y fustige la conception de Wilamowitz qui, selon lui, consiste à tirer le contenu d’un texte antique de sa forme originale pour le couler dans une nouvelle. Borchardt, au contraire, postule l’unité entre ces deux éléments, laquelle sera le résultat d’un travail précis et long du poète. C’est la sphère sensible du texte qui doit d’abord attirer et retenir nos sens, non le contenu. De même la compréhension d’un texte ou sa traduction peuvent être incomplètes, elles représentent souvent bien plus qu’une compréhension ou une traduction détaillées. Ce qui importe en littérature, explique-t-il, c’est le caractère sans mesure de tout ce qui a forme, une œuvre artistique qui a forme est incommensurable jusque dans ses moindres détails (Borchardt 1957 : 343). Benjamin, enfin, dans un article de 1931 sur l’état de la science de la littérature aux xixe et xxe siècle, conclura :
- 10 Walter Benjamin, Der heutige Stand der Wissenschaften, dans WuN 13-1, p. 312.
[…] il ne s’agit pas de présenter les œuvres de la littérature dans le contexte de leur temps, mais d’amener à exposition, dans le temps où elles sont nées, le temps qui les connaît – c’est-à-dire le nôtre. Ainsi la littérature devient-elle un organon de l’histoire, et faire cela d’elle – au lieu de la constituer en un matériau de l’historiographie –, telle est la tâche de l’histoire de la littérature10.
23Ce début de xxe siècle, grâce à Hellingrath qui dès 1913 commença la première publication de ses œuvres complètes, s’engagea dans une nouvelle réception des œuvres de Hölderlin, portant sur la totalité de l’œuvre et formulée par une critique littéraire œuvrant elle aussi de manière pionnière. Les traductions de Pindare par Hölderlin, restées un siècle durant dans les archives, ne furent, jusqu’à ce jour, publiées qu’une seule fois sous la forme d’un recueil isolé. Elles figurent cependant dans les éditions des œuvres complètes. L’étude de Hellingrath ne parut qu’une seule fois dans sa forme originale, celle à partir de laquelle a été rédigée la présente traduction. Elle fut reprise en 1936, 1944 et 2012, avec une orthographe et une ponctuation normalisées, dans un volume présentant l’ensemble de ses écrits. Ni les traductions de Pindare par Hölderlin, ni l’étude de Hellingrath n’ont été traduites en français. Hellingrath est ignoré de la critique française. Cette dernière se satisfait d’un calque sémantique : le concept de ἁρμονία αὐστηρά – harte Fügung, jonction rude – se nomme en français « harmonie austère ».