1Une des premières objections à laquelle on est confronté·e lorsqu’on parle de militantisme sur les réseaux sociaux, c’est l’objection du virtuel. Cette forme de militantisme, parfois appelée « du clic », a souvent l’image d’un coup d’épée dans l’eau. Pourtant, on peut voir pulluler sur des plates-formes aussi variées que Facebook, Tumblr, Reddit, d’innombrables groupes, fédérant quelques personnes ou plusieurs milliers de membres. On aurait alors tort de penser, ne serait-ce que d’un point de vue quantitatif, que toute cette masse a un effet politique nul « in real life », « dans le vrai monde », hors ligne. Dans ces millions de groupes, on échange, on se découvre les un·es les autres, toute une partie de la culture en ligne étant la mise en récit de soi-même. On crée donc du public. Et puis on se fait, parfois, harceler par des groupes masculinistes en chasse dans la sphère féministe 2.0. Et tous les doutes quant à la « virtualité » du monde en ligne disparaissent : tout cela, c’est bien réel, comme dans le reste de la société patriarcale.
2Le groupe féministe qui nous intéresse dans cet article, intitulé « Répondons ! », a un statut un peu particulier. C’est un groupe Facebook, ce qui implique que l’on s’y engage sous sa véritable identité, ou tout du moins sous un avatar aux connexions sociales exposées, donc facilement raccordable à une identité « réelle ». C’est un groupe destiné uniquement à partager ses récits et ses stratégies sur le thème du harcèlement – de rue à l’origine, pour s’étendre finalement à tout type de harcèlement. On traite donc d’un groupe dont la virtualité s’inscrit paradoxalement dans un rapport aux corps « réels » des membres, et à ceux des oppresseurs. Ces corps de membres sont le point central du fonctionnement de ce groupe : chaque corps représente un réseau de positions face à des oppressions systémiques, par rapport aux autres membres. Pour éviter les oppressions à l’intérieur du groupe, on essaie de garder un « espace safe », soit une originalité théorique que nous voulons étudier ici, qui change un paradigme féministe très fixé sur le sujet, pour le commuter sur la problématique du public.
3« Répondons !1 » est un groupe Facebook participatif, créé en 2014, au sein duquel les membres peuvent partager des récits de leurs vécus, concernant des « insultes, comportements sexistes, racistes, islamophobes, validistes, homophobes, transphobes, grossophobes, putophobes, spécistes, harcèlement de rue, abus, regards insistants, etc. » ; ainsi que des réponses qu’il·elle·s ont opposées, auraient voulu opposer, ou ont pensé plus tard opposer à leurs harceleur·euse·s : « L’idée est d’avoir sous la main quelques phrases/actes qui nous permettent de ne pas ressortir frustré-es d’une mauvaise expérience à cause du choc qu’elle peut provoquer, nous laissant parfois sans voix2. » Si on trouve quelques témoignages ou demandes d’aide concernant des remarques d’inconnues ou de connaissances féminines, l’immense majorité des cas relatent du harcèlement de rue, donc perpétré quasi uniquement par des hommes sur des femmes et personnes queers (Raibaud 2015), où se déploient en surimpression les autres rapports de domination qui se jouent au sein de la société. Il s’agit donc d’un groupe féministe de riposte orienté entre autres vers le harcèlement ordinaire, soit les « rappels à l’ordre » patriarcaux, imposés de façon spontanée, constante et banalisée, et perpétrés par une multitude d’individus investis de pouvoir patriarcal (Lieber 2008 : 263). Ce groupe est public, ce qui signifie que toute personne disposant d’un compte Facebook et suivant par ailleurs l’actualité d’un·e membre pourra voir les interactions que ce·tte dernier·ère y aura, mais ne pourra pas participer. Le groupe est modéré par une équipe de modérateur·rice·s à géométrie variable selon les disponibilités des bénévoles, entre trois et six personnes pour un groupe de plus de 4 000 membres au moment de la rédaction de cet article. Ces modérateur·rice·s veillent à l’application d’une charte ramassée :
Ce groupe a pour vocation de nous fournir les mots dont on peut manquer pour répondre à des insultes, comportements sexistes, racistes, islamophobes, validistes, homophobes, transphobes, grossophobes, putophobes, spécistes, harcèlement de rue, abus, regards insistants, etc. L’idée est d’avoir sous la main quelques phrases/actes qui nous permettent de ne pas ressortir frustré-es d’une mauvaise expérience à cause du choc qu’elle peut provoquer, nous laissant parfois sans voix. Nous ne blâmons en aucun cas les personnes qui ne répondent pas dans de telles situations, et nous n’encourageons pas non plus à une systématique réponse : il est juste question de ne pas se laisser taire, si c’est par le choc.
Il est crucial de savoir que l’on ne peut jamais savoir sur qui l’on tombe concernant le harcèlement de rue, et qu’il est préférable d’avoir quelques connaissances en self-défense pour répondre (ou tout autre objet de défense). Un fil est dédié aux stages/cours ici :
https://www.facebook.com/groups/1518754401703050/permalink/1601739786737844/
Nous sommes là pour nous soutenir mutuellement, pour nous donner des idées de répliques, nous réconforter les un-es les autres, donc nous n’avons pas à donner d’injonctions de type “Tu aurais dû faire ceci ou cela”.
Ne revendiquons rien à la place d’un groupe ou d’une personne.
Le but du groupe est de trouver des réponses en cas de harcèlement, sexisme, whateverphobie, etc., qui nous arrive à NOUS en personne. Ces derniers temps, il y a eu plusieurs demandes de réponses sur des panneaux venant d’autres pages fb clairement misogynes, sexistes, et autre, articles, émissions télé, radio, et nous pensons que si nous commençons à nous y atteler, nous en avons pour l’éternité. Plutôt commencer par s’occuper de répondre à des contacts directs avec nous-mêmes.
Pour les situations qui ne relèvent même plus de la répartie nous conseillons vivement le Projet Crocodiles : http://projetcrocodiles.tumblr.com
À vos claviers !
NB :
- la liste des modos : [s’ensuit la liste des modérateur·rice·s, à géométrie variable, et où les joindre]
- nous n’accepterons pas les commentaires tels que “change de mec/potes/boulot”, et les “tu lui casses le nez/mets un poing”
- nous ne sommes pas contre la violence physique concernant une réponse
4Si cette charte fait office de note d’intention, il est intéressant de constater que celle qui régit les codes du fonctionnement du groupe, se trouve dans un nota bene, renvoyant à une page baptisée : « Les mots non admis », dont voici le paragraphe introductif :
Salut à tou-te-s,
Nous avons réalisé qu’il n’était pas forcément évident de savoir quels étaient les termes oppressifs à éviter, et surtout en quoi ils étaient oppressifs.
Nous vous « reprenons » souvent en public pour que les explications servent à tout le monde, et non pas pour vous humilier. Les expériences que nous partageons sur le groupe sont utiles à beaucoup d’entre vous, alors les rappels sur la validité des insultes et de certaines expressions, aussi :)
Nous vous demandons de considérer un point d’importance majeure : sur le groupe, nous acceptons beaucoup de monde, et donc une grande partie des oppressions systémiques sont représentées. Ainsi, si vous tenez des propos oppressifs, il y a de fortes chances qu’ils soient lus par des personnes concernées, opprimées par ces propos. Nos rôles, à nous tou-te-s, membres comme modos, c’est aussi d’offrir à toutes les personnes oppressées systémiquement dans leur quotidien un espace SAFE, c’est-à-dire à la porte duquel elles pourront laisser les attitudes dominantes de personnes non-concernées qu’elles se prennent dans la figure PARTOUT (web, médias, boulot, cellule familiale, transports en commun, écoles et lieux publics… partout, donc).
On en vient donc à la raison d’être de ce glossaire : pointer du doigt les mots du quotidien qui peuvent déranger ou faire MAL, de manière à apprendre à ne plus les utiliser et les remplacer par des expressions dans la meilleure SAFE-ATTITUDE. On ne vous impose pas à l’oral, ou chez vous, ou dans la rue, d’appliquer les règles qu’il y a ici, mais à l’écrit on peut se reprendre, réfléchir, et surtout il y a une fonction magique sur Facebook : on peut modifier ou supprimer un commentaire qui ne colle pas à la charte ;)
Les contre-arguments tels que « non mais plus personne ne l’utilise dans ce sens-là, ça fait partie du langage courant » ne seront pas acceptés : si vous trouvez que « on va trop loin », c’est que vous n’êtes pas prêt-e-s à vous remettre en question car, sachez-le, toutes ces réflexions ne viennent pas que de nous, Répondons !, mais d’une multitude de personnes qui ont remonté, sur ce groupe ou sur d’autres, à quel point certains propos pouvaient les blesser…
Toujours dans un souci de préserver les membres, nous recommandons l’usage de TW/CW sur les posts sensibles. Le TW signifie “Trigger Warning” : c’est pour prévenir que le post peut réveiller des traumatismes chez certainEs.
CW, “content warning”, moins fort, prévient d’un contenu “désagréable”.
Et pour trouver des mots alternatifs, on vous invite fortement à consulter le groupe « Atelier de Création d’Insultes Valables », un petit bijou)
Précision : cette liste n’est pas exhaustive, elle sera amenée à être complétée ultérieurement, et reprends principalement les termes les plus couramment utilisés sur ce groupe, sans “penser à mal”. Bien évidemment, toutes allusions RACISTES, ISLAMOPHOBES ou ANTISÉMITES sont tout autant refusées ! Et surtout, ce n’est pas parce qu’un terme OU un thème a été oublié ici qu’il est valable pour autant, donc pas de “mais ce n’est pas dans la liste des mots qui ne sont pas admis” ;)
5S’ensuit une très longue et non exhaustive liste de termes interdits – découlant, dans l’étymologie ou l’intention, d’un idiome véhiculant l’oppression d’une catégorie de population tierce, ou moins tierce –, classés par catégories. Ces expressions interdites sont les insultes sexistes, homophobes (dont le doigt d’honneur), racistes (avec un accent sur l’interdiction du mot lynchage), putophobes, classistes, capacitistes (concernant les capacités intellectuelles), psychophobes (à l’encontre des neuroatypies), validistes (concernant les capacités motrices), grossophobes, spécistes (à l’encontre des animaux), virilistes (injonction à la virilité ou moquerie des attributs génitaux dits masculins, entre autres) et transphobes. Il est remarquable que la misandrie est totalement autorisée, si elle ne joue pas sur les codes phalliques, jugés transphobes et reconduisant des attitudes hétérosexistes. En outre, s’adresser en écriture binaire à l’ensemble du groupe est interdit, ou à son interlocuteur·rice si il·elle n’a pas explicité son genre :
[…] des expressions telles que « Salut les Filles ! » ne sont pas acceptées ici : tout le monde est susceptible de commenter votre publication, pour vous conseiller ou apporter du soutien, et parmi ces personnes il y a aussi des personnes trans* (trans, intersexes et non-binaires / agenres), qui subissent aussi (voire plus) des oppressions.
6Ensuite, il est interdit aux Blanc·he·s de désigner un·e Noir·e par le vocable « Black », et plus largement les personnes racisé·e·s par « personne de couleur » : « Quand on est blanc-he, le seul mot accepté pour désigner des personnes racisées, c’est racisé-e-s. Ce n’est pas aux blanc-he-s de choisir la manière de désigner des concerné-es. » Enfin, toute personne relevant des groupes sus-cités peut se qualifier comme il·elle l’entend (comme on le voit dans le cas de la couleur de peau).
7Cela met en valeur deux modes de pensée sous-jacents, que nous nous proposons de travailler dans cette première partie :
-
1. Il y a une hétérogénéité axiomatique de population qui s’éclate en sous-groupes recouvrant chacun potentiellement chaque oppression particulière que l’on peut retrouver dans le reste de notre société, et les membres s’attachent à ceux qui les concernent sous le nom de « concerné·es ». 2. Cela induit une altérité irréductible d’un·e membre à l’autre du groupe, chacun·e pris·e dans des intersections d’oppression et de domination intégrés dans ses espaces de socialisation (Crenshaw 1991), 3. dont il·elle ne peut se départir dans la « virtualité » du groupe, où il est attendu que l’identité sociale sous laquelle on participe au groupe soit bien celle que l’on occupe hors ligne.
-
L’espace de discussion s’ouvre sur la modalité de l’interdiction, censée permettre à la discussion de fonctionner au-delà de cette altérité et des processus de domination qu’elle engendrerait.
8Concentrons-nous d’abord sur la deuxième proposition. Si la charte en tant que telle renseigne sur l’intention première, celle de proposer des outils de résistance contre les agressions verbales auxquelles sont confronté·es ses membres, c’est dans cette note que l’on trouve le mode opératoire que se donne le groupe pour s’ouvrir en tant qu’espace de discussion : le concept de safe.
9Il est directement emprunté au militantisme américain et au concept de safe space, dont l’origine en tant que concept institué et expression consacrée reste assez nébuleuse et dont l’archéologie semble encore à faire. Nicole Christine Raeburn, dans Changing Corporate America from Inside Out: Lesbian and Gay Workplace Rights, documente la première déposition de safe-space en tant que label à part entière, développé par les employé·e·s LGBT de AT&T aux États-Unis au milieu des années 1980 réunis en assemblée (2004 : 186-187), et depuis 1996 par une ONG reconnue par le droit américain sous le nom d’Equal ! pour le droit des travailleurs LGBT de Nokia (ex-Alcatel-Lucent, fusion d’une filiale AT&T et d’Alcatel). On peut noter que les acteur·rice·s décrit·e·s par Raeburn sont noir·e·s, s’inspirant du fonctionnement des assemblées des Civil Rights et mettant en exergue l’intersection des constructions d’identités, aussi bien que des luttes :
- 3 « “There was blood spilled in Selma, Alabama. Rosa Parks, Martin Luther King Jr. They are part of m (...)
« Il y a eu du sang versé à Selma, Alabama. Rosa Parks, Martin Luther King Jr. Ils font partie de mon héritage. Je sais que je ne suis pas arrivé ici tout seul. Je considère les émeutes de Stonewall [un catalyseur pour le mouvement de libération homosexuel] comme un événement déterminant. Nous bénéficions tous de ces actions. » Il partagea ensuite des récits personnels du racisme qu’il expérimenta lui-même, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du lieu de travail. […] Une autre intervenante, une femme afro-américaine, qui était la chargée d’action positive et de l’égalité des chances à l’emploi de cette compagnie high-tech, rapporta qu’elle se sentait d’une certaine manière au placard. « Au travail, je ne peux pas me permettre d’être totalement qui je suis », expliqua-t-elle. Discutant d’un article qu’elle avait écrit au sujet de la diversité, elle dit : « Je coupe mon blues et mon Marvin Gaye juste avant d’entrer au bureau, où je “monte sur scène” ». Elle continua : « Et le costume de clone – bleu et taupe pour les femmes – ce n’est pas moi… Je savais que je ne pouvais pas m’épanouir avec le sexisme et le racisme, donc j’ai décidé que j’allais être qui j’étais vraiment, et être à l’aise. » (2004 : 186)3
10Cette intersection a totalement été mise de côté dans l’application du label, pour ne garder que la problématique LGBT, et met en exergue l’argument utilitariste d’une meilleure performance des salarié·e·s dans un environnement non hostile, et d’une meilleure image auprès de ses collaborateurs comme de ses clients4.
11Le choix d’un fonctionnement totalement ouvert, qui veut que l’espace safe soit celui de l’entreprise tout entière, va à l’encontre de l’autre interprétation de ce concept, à savoir un espace délimité dans lequel on tente de neutraliser ou de limiter les mécanismes d’oppression que l’on retrouve à l’extérieur. Une hypothèse appuyée par Moira R. Kenney dans son livre Mapping Gay L.A: The Intersection of Place and Politics (2001 : 24), la fait remonter aux bars gays et lesbiens des années 1960 en Californie, où s’organisent des groupes de conscientisation. Le principe est simple : offrir un espace dans lequel, qui que l’on soit, on ne vive plus les agressions et micro-agressions, recoupant ce que Lieber appelle « harcèlement ordinaire » (2007), mais ayant aussi cours dans l’espace privé : toutes les petites manifestations « non consenties » ramenant une personne à une position sociale objectifiante, étriquée et dépréciée) auxquelles on est soumis·e dans le reste de l’espace public et privé en tant que représentant d’une catégorie de « personnes opprimées systémiquement », pour reprendre l’expression utilisée dans la note de la charte.
12Cette notion a pris dans les milieux universitaires, se multipliant jusqu’à déclencher un débat extrêmement polarisé aux États-Unis, où le doyen de l’université de Chicago a adressé une lettre à l’été 2016 aux primo-étudiants :
- 5 « Our commitment to academic freedom means that we do not support so-called “trigger-warnings”, we (...)
Notre engagement envers la liberté académique implique que nous ne soutenons pas les soi-disant « trigger warnings » [avertissement avant un discours ou un texte prévenant d’un contenu susceptible de déclencher un stress post-traumatique, littéralement « avertissement de déclencheur/gâchette »], nous n’annulons pas les intervenant·e·s parce que leurs sujets pourraient se trouver être sujets à controverse, et nous ne cautionnons pas la création de « safe spaces » intellectuels, où les individus peuvent battre en retraite devant des idées et des perspectives à l’opposé des leurs5.
- 6 « I think everybody is finding this concept of safe spaces quite extraordinary, frankly […]. We wan (...)
13Au Royaume-Uni, c’est même la Première ministre conservatrice Teresa May qui prend la parole contre l’installation de safe spaces à l’Université en septembre 2016 : « Je pense que tout le monde trouve ce concept de safe space assez exorbitant, honnêtement […]. Nous voulons voir une innovation dans la pensée à l’œuvre dans notre pays. C’est ainsi qu’on se développe en tant que pays, que société, et qu’économie6 » (cité par Laura Hugues, The Telegraph, 14 septembre 2016).
14C’est l’argument du « politiquement correct », qui veut que la doxa distillée par les universitaires et les élites installe la peur d’offenser une population, dilue la pensée, et censure la liberté d’expression pour empêcher tout débat allant à l’encontre d’une pensée unique qui imposerait le multiculturalisme et les luttes pour les minorités (D’Souza 1991). C’est la réaction aux espaces de discussion ouverts paradoxalement par l’interdiction de certains propos, comme pour notre exemple « Répondons ! ». Cela semble rendre le débat de facto impossible. Le débat anglo-saxon se polarise violemment autour du droit à la liberté d’expression d’une part, et de la volonté militante d’établir un distinguo entre liberté d’expression et injure d’autre part. Avec pour but d’ouvrir des espaces régis par une éthique de la discussion contrecarrant la possibilité de l’injure. Ce débat est même consacré en tant qu’objet populaire par la comédie satirique South Park le 21 octobre 2015, dans un épisode appelé Safe Space – comme à son habitude, le déroulé de l’action laissant libre à chacun·e de comprendre l’épisode avec sa propre grille de lecture.
15Cette polarisation trouve évidemment son expression sur le Web, ce qui lui permet de dépasser les frontières et d’être réappropriée au-delà des océans. Les deux camps ont deux territoires bien déterminés, où se produisent leurs deux cultures particulières, avant d’essaimer dans le reste du Web – et « IRL », In Real Life, ou la vie réelle. Angela Nagel, dans Kill All Normies, en propose la cartographie suivante. Les forums du site indépendant 4chan pour les chantres radicaux de la liberté d’expression sans aucune restriction, et berceau de l’Alt-right, pendant crypto-néo-nazi de la droite Américaine à l’activisme web ultra-mobilisé pour l’élection de Donald Trump (dont le forum le plus actif en ce moment est /pol/, pour « politically incorrect »). À l’autre extrême, Tumblr, racheté par Yahoo ! en 2013, qui est allé jusqu’à lancer en juin 2017 un « Mode Tout Public » qui masque les contenus sujets à « Trigger Warnings » ; et dont la communauté est très rigoureuse sur les modalités de maintien d’un espace propice à l’exploration safe de la maladie mentale, des handicaps physiques, de la racialisation, des identités culturelles et de l’intersectionnalité (Nagel 2017).
16Si l’infusion de cette culture politique et de communication dans l’espace féministe français est très difficilement traçable, l’explication la plus évidente est la fréquentation de Tumblr, plateforme sur laquelle « Répondons ! » est aussi présent justement, reprenant toute cette « sensibilité politique et esthétique » que Tumblr a développée (Nagel 2017), ainsi que des expressions traduites verbatim, comme « checker ses privilèges » (venant de l’injonction « check your privileges », lorsqu’une personne issue d’un groupe favorisé se mêle d’un débat qui ne la concerne pas ou dévalue la validité de propos rapportés sur un sujet par lequel elle n’est pas concernée). La culture féministe de ce groupe est donc plus directement inspirée de la culture féministe américaine que de la française. Nous allons à présent tenter d’esquisser un tableau croisé du double héritage franco-américain dans lequel il se place.
17Ce mélange entre inspirations académiques et mise en place de processus de discussion militants est particulièrement mis en valeur dans ce paragraphe de la charte :
Nous vous demandons de considérer un point d’importance majeure : sur le groupe, nous acceptons beaucoup de monde, et donc une grande partie des oppressions systémiques sont représentées. Ainsi, si vous tenez des propos oppressifs, il y a de fortes chances qu’ils soient lus par des personnes concernées, opprimées par ces propos. Nos rôles, à nous tou-te-s, membres comme modos, c’est aussi d’offrir à toutes les personnes oppressées systémiquement dans leur quotidien un espace SAFE, c’est-à-dire à la porte duquel elles pourront laisser les attitudes dominantes de personnes non-concernées qu’elles se prennent dans la figure PARTOUT (web, médias, boulot, cellule familiale, transports en commun, écoles et lieux publics… partout, donc).
18L’expression systémique est un positionnement théorique, qui vient préciser la notion d’oppression sociale. Cette implication théorique a un impact majeur sur l’organisation pratique de cet espace safe. Considérer en effet que les comportements oppressifs sont systémiques, c’est ne pas les réduire à une intentionnalité, qui serait elle-même inconsciente (comme la défense de ses privilèges). Le sexisme, racisme, validisme, etc. ne sont pas compris comme l’exception du comportement social, mais comme la modalité même du social dans une société patriarcale, transcendant toutes les sphères publiques et privées (« … les attitudes dominantes de personnes non-concernées qu’elles se prennent dans la figure PARTOUT (web, médias, boulot, cellule familiale, transports en commun, écoles et lieux publics… partout, donc). »). Cela sous-entend exclure la possibilité d’un fonctionnement non oppressif immédiat et spontané entre primo-arrivant·e·s, en tant que les individu·es et leurs comportements sont les produits structurels des systèmes d’oppression qui constituent notre société ; il faut donc nécessairement un temps d’intégration de cette éthique de la communication, complètement contre-intuitive à trois grands principes de fonctionnement social en France : non basée sur un modèle de genre binaire ; contradictoire avec l’esprit universaliste très présent en France, en témoignant de l’irréductibilité d’expérience entre racisé·e·s et blanc·he·s par exemple ; et enfin le bannissement de la plupart des jurons servant à exprimer la colère ou l’emphase (« con », « putain », etc.).
19On trouve là un héritage des groupes de conscientisation féministes des années 1970, aux États-Unis comme en Europe. Ces militantes agrandissent, après les revendications citoyennes de leurs mères, le domaine de leurs considérations et de leurs revendications en clamant que « le privé est politique », pour mieux rendre compte de l’organisation « systémique » du patriarcat.
20Carole Hanish, dans son article-manifeste « The Personal is Political » (1970), écrit à propos du groupe de conscientisation dont elle fait partie :
- 7 « We came early to the conclusion that all alternatives are bad under present conditions. Whether w (...)
Nous sommes rapidement arrivées à la conclusion que toutes les alternatives [de choix de vie] sont mauvaises au vu des conditions actuelles. […] Il n’y a pas de « choix de liberté » ; il n’y a que des mauvaises alternatives. C’est une partie d’une des plus importantes théories que nous sommes en train d’articuler. Nous l’appelons la « ligne pro-femme » [pro-woman line]. Les choses méchantes qui sont dites sur nous les femmes sont soit des mythes (les femmes sont stupides) ; soit des tactiques que les femmes utilisent pour lutter individuellement (les femmes sont des connasses [bitches]) ; ou de vrais traits que nous voulons importer dans la nouvelle société et que nous voulons que les hommes partagent aussi (les femmes sont sensibles, émotionnelles). Les femmes, en tant que personnes oppressées, agissent par nécessité (avoir l’air idiote en présence d’hommes), pas par choix. […] Les femmes sont assez intelligentes pour ne pas lutter seules (comme les Noirs et les ouvriers)7.
- 8 D’où le choix de traduire Noir sans épicènie dans sa citation.
21Le sujet subissant l’oppression faisant système, chez Hanish, est clair et homogène, ce sont les femmes, catégorie distincte des Noirs et des ouvriers8. La société patriarcale n’offre aucun mode de liberté ou de vie bonne aux femmes, mais ces dernières, par la réappropriation de leurs narrations et le truchement d’un groupe de conscientisation, peuvent esquisser des théories politiques normatives concernant l’espace même du groupe pour en faire un endroit à la domination suspendue (la « ligne pro-femme »), mais aussi extensible à l’extérieur par un horizon révolutionnaire (la « nouvelle société »). Cela se fait par un mouvement inductif, le récit de toutes les « alternatives » offertes par la société patriarcale, menant à l’échec systématique de la vie bonne dans cette dernière. Des témoignages se crée petit à petit un savoir sur soi-même, déconstruisant le prisme patriarcal et discursif par lequel les femmes sont appréhendées, et s’appréhendent elles-mêmes. C’est-à-dire que chaque femme est virtuellement membre de ce groupe homogène de femme, aussi homogène que « les ouvriers » ou « les Noirs », qui se rassemblent chacun autour d’une même oppression, et d’une même lutte. Dans le groupe de conscientisation, la femme comme impensée, ou mal pensée, se réapproprie un savoir nouveau, « confirm[e] que certaines expériences sont bel et bien partagées et permettent de s’ouvrir à de nouvelles identités » (Taylor 1999, traduction par Charpenel 2016 : 19). Nouvelles identités qui trouvent leurs racines comme la possibilité de leur expression dans une méta-identité, la sororité, d’où le slogan de 1968 « Sisterhood is powerful » (« La sororité, c’est le pouvoir ») (Morgan [1970] 1999).
22Chapernel jette un pont entre les groupes américains et français en leur donnant la même structure constitutive :
Pour les groupes de parole féministes des années 1970, les trois principales normes sont la non-mixité (qui s’altère avec le temps), le refus de la hiérarchie et la prise de parole à la première personne. […] Leur raison d’être est donc triple : inciter les femmes à la prise de parole, valoriser leur point de vue subjectif comme source de savoir et encourager l’expression de discours sur un soi intime pour générer des solidarités. (2016 : 19)
23En s’appuyant sur Fouque, Charpenel montre bien l’imbrication qu’il y a entre la production de savoir par le témoignage et la création de la sororité, où chaque participant·e du groupe de parole devient un véritable alter ego, un autre moi ; et comment portée par le savoir et le réseau de solidarité, l’identité militante et émancipée peut s’épanouir.
24La phrase d’Antoinette Fouque (militante féministe, figure tutélaire du courant différentialiste) traduit bien l’idée d’un récit de soi jouant ce rôle de support de la politisation des femmes dans les groupes féministes et constituant l’instrument principal à partir duquel se réalise la solidarité entre femmes :
Je devrais l’appeler [son témoignage dans l’ouvrage Génération MLF, 1968-2008] « essai d’egoaltruisme » puisque, en proclamant « tant qu’une femme sera esclave, nous serons toutes esclaves », le MLF exprime une solidarité absolue. Jamais dissocié de l’autre, le récit de soi devient un récit altruiste. (Fouque 2008 : 15)
25Pour Charpenel, ce sont toujours les mêmes normes héritées des années 1970 qui permettent l’installation des espaces discursifs féministes de nos jours, en réactualisant une « triple concrétisation de l’utopie féministe » (2016 : 28) : 1. Affirmation autonome du sujet féministe (« militantes ») en relatant sa propre histoire ; 2. Récit de soi collectif et production de savoir féministe – ce que nous avons appelé mouvement inductif de production de solidarité ; 3. Par effet de capillarité, un changement de langage et donc de façon de dire la réalité dans l’ensemble plus large de nos sociétés (Ibid).
26Reprenons à présent les trois normes de l’espace discursif féministe de Charpenel : la non-mixité, le refus de la hiérarchie et la prise de parole à la première personne. Cette dernière reste un élément du groupe de parole et de riposte « Répondons ! », le refus de la hiérarchie a totalement disparu, puisque la modération a un pouvoir absolu sur les moyens d’expression à disposition des membres ; remplaçant de fait le système de solidarité formé par la sororité et le continuum d’expériences par une solidarité basée sur la reconnaissance d’altérités irréductibles d’expériences, et substituant à la sororité un système de réseau d’allié·e·s. La raison de cette rupture est précisément à trouver dans la phrase de Fouque reprenant un slogan du MLF : « Tant qu’une femme sera esclave, nous serons toutes esclaves », qui y sera considérée aussi transphobe que raciste.
27En effet, toujours totalement imprégnés de la tradition américaine, les groupes se réclamant « inclusifs et safes » reprennent à leur compte les critiques noires (bell hooks 1981) ou chicanas (Roth 2004), la pensée queer (Butler 1990) ainsi que des travaux européens sur l’imbrication entre islamophobie et tradition féministe européenne (Bracke 2008). Un aveu d’échec des politiques de légitimation institutionnelle des luttes de tous les sujets du féminisme, qui ont opéré une « ossification » (Lamoureux 2006 : 60) du débat et du sujet féministe pour finir par favoriser l’accès à des postes clés à des femmes blanches, cisgenre et hétérosexuelles ; et l’invisibilisation de tous les autres sujets du féminisme. En effet, ces objections demandent un système critique du féminisme quant à son propre sujet et ses propres considérations : « La lutte féministe consiste autant à découvrir les oppressions inconnues, à voir l’oppression là où on ne la voyait pas, qu’à lutter contre les oppressions connues » (Delphy 1977 : 30, cité dans Lamoureux 2006 : 60). C’est là que la catégorie unifiante « femme » s’effondre, ainsi que le public homogène et la possibilité de la sororité.
28Ce qui est reproché à la vision de sororité, c’est l’ossification d’un « nous » qui volait les « je » de leurs récits, d’un « elle » qui n’existe pas – notamment par les réflexes essentialistes de la détermination de ce « nous » en tant que « femmes ». Ossification qui s’est aussi manifestée par l’accès à une légitimité institutionnelle pour les plus privilégié·e·s de cette sororité, faisant d’une action-quota disparaître toutes les revendications des contre-publics subalternes qui jalonnent les revendications féministes. Ce pan du féminisme s’est de fait « empêtr[é] soit dans des stratégies de négociation complexe avec les pouvoirs publics, soit dans une logique d’ONGisation dans les programmes de développement international patronnés par les institutions financières internationales (Masson 2003) » (Lamoureux 2006 : 71). Une double logique libérale et bourgeoise est alors à l’œuvre : une discursive, dans la fixation d’une identité abstraite au niveau du « nous », effaçant les éclatements d’identité du public féministe pour le lisser ; et une institutionnelle, la faisant verser dans une problématique de « bien commun » (Fraser 1990 : 144) au mieux, ou plus vraisemblablement un agenda politique dicté par des intérêts privés (Masson 2003, citée par Lamoureux 2006 : 71). On peut reprendre en exemple l’instauration de « safe spaces » chez Alcatel-Lucent, qui s’est muée en argument de relations publiques marketé en direction des LGBT, et effaçant les revendications noires de son histoire. Ce double mouvement neutralise la « dialectique » du « contre-pouvoir subalterne », devenu un pouvoir institutionnel et assignateur. D’où la volonté de construction d’un public safe contre le « Feminism™ », ou marque déposée, expression afro-féministe américaine pour dénoncer l’accaparation blanche du féminisme, en particulier par l’industrie du divertissement blanche à Hollywood. Elle est reprise en France par les groupes se disant « safe » et « inclusifs », avec un accent particulier de dénonciation des ONG féministes militant contre le port du voile et pour l’« abolition » de la prostitution. Ces ONG se trouvent réunies sous l’expression « féminisme d’État », transparente – surtout à l’encontre de Ni Putes Ni Soumise avec l’engagement de Fadela Amara aux côtés de Nicolas Sarkozy, engagé dans une vision laïciste estimée islamophobe par les groupes se voulant « safe » et « inclusifs ». On retrouve toutes les associations d’envergure de France, comme le montre cet échange de commentaires à « Répondons ! » :
– Quick question : le féminisme TM c’est quoi svp ? Sur mon portable c’est über relou d’accéder aux fichiers (quand il veut bien, déjà)😁 Merci
– blanc bourgeois hétérociscentré (genre OLF, madmoizelle, causette…)
29Un groupe gravitant dans la même galaxie que « Répondons ! », aujourd’hui passé en mode « groupe secret » suite à des problèmes de harcèlement, s’était baptisé « Les Paupiettes de Coquine ». Il s’agit d’une référence satirique directe au groupe « Les Copines de Causette », groupe Facebook des abonnées du magazine. Causette est un magazine détenu par un homme, Grégory Lassus-Debat, qui a déclaré à Libération le 19 février 2014 : « J’ai fondé ce journal, c’est moi qui ai inventé sa ligne éditoriale » – qui insiste sur la nécessité de l’inclusion des hommes dans la lutte féministe, et sur l’abolitionnisme concernant la prostitution. Le nom des Paupiettes ne doit donc rien au hasard : c’est un groupe né de la volonté de se protéger contre ce féminisme considéré comme la main armée de l’oppression – putophobe, transphobe, libéral, hypocrite. C’est pour cela que le fonctionnement doit être un fonctionnement critique « inclusif » et pas une sororité – de facto excluante pour les personnes trans n’étant pas des femmes par exemple ; ou encore invisibilisant la racine noire du concept de sisterhood (Brain 2006). On trouve d’ailleurs sur les Paupiettes cet échange de messages entre personnes racisé·e·s à propos d’une vidéo d’une réunion d’OLF au cours de laquelle un groupe de femme blanches chante l’hymne du MLF :
C’est honteux de continuer à chanter cette chanson en 2016. Elle ne fait que reprendre le vécu des noirs « nous sommes le continent noir », « debout femmes esclaves », etc., tout en ignorant les problématiques du féminisme intersectionnel ;
Les meufs elles font de la sororité un truc 100 % blanc P T D R
– Aaaaaaargh y’a une fille noire tout à droite au fond… Loin derrière… […] Elle a l’air perdue… IL FAUT L’AIDER !!
– Je cherche toujours, je suis très myope
– Tout au fond… Près de la porte ! […] Elles l’ont mise en mode camouflage, su fond noiw.
30Alors la phrase de Fouque prend un tout autre sens et revêt une indélicatesse et une absurdité très gênante : tant qu’une femme est encore esclave, toutes les femmes blanches ne le sont, dans les faits, pas ; même dans l’altruisme du partage du témoignage de l’esclave.
31Le point de départ axiomatique de l’espace que veut ouvrir ce groupe est que les membres n’arrivent pas en tant que femmes qui subissent le patriarcat, mais en tant qu’oppresseur·se et qu’oppressé·e à la fois, et ne se défont jamais de cet entremêlement d’attributs. Autrement dit, les différences ne se lèvent pas à l’arrivée dans le groupe comme c’était le cas dans celui de Hanish où le mouvement inductif transcendait les expériences ; ici, aux corps des membres restent vissés les stigmates et la potentielle violence de porter les attributs de la domination (peau blanche, passing cisgenre, ignorance privilégiée). À noter que la virtualité du groupe n’est que celle de l’abolition des distances physiques : ce sont des corps qui se racontent dans l’espace privilégié de la dématérialisation et de l’écrit – soit deux paramètres qui devraient mettre l’instantané du corps à distance. Mais le « hardware » se fait l’extension du corps, téléphone au creux de la main dans la poche, et le groupe un lieu où l’on peut déposer son affect immédiatement et où le soutien sera multiple et imminent, se manifestant par commentaires :
Je rejoins un bar et je viens de me faire agresser
D
J’ai réussis à lebazarder mais J arrive pas à me calmer, je suis dans la rue et je crise
Coucou les rep’s !
Je viens de me faire aborder, à l’instant, par un mec, dans le métro, alors que je rentrais de soirée. Il prend comme prétexte d’ouvrir la fenêtre pour s’asseoir en face de moi, alors que jusque là il était un peu plus loin dans le wagon.
“Relou : je peux m’asseoir en face de toi ?
Moi : nan.
Relou : même pas comme ça, pour parler un peu ?
Moi : nan, casse-toi, je veux bouffer tranquille” (ben ouais, sortie de soirée oblige)
J’y ajoute un regard noir et le mec retourne à sa place sans commentaire.
C’est mon premier témoignage, et franchement encore il y a quelques semaines je me serais juste recroquevillée sur mon siège en attendant mon arrêt, alors que là j’ai réagi sans hésiter. C’est grâce à ce groupe, merci !!
Je viens de me faire cracher au visage en traversant une gare (pas d’échanges préalables ni de contacts j’ai juste croisé son chemin). Après lui avoir hurlé une insulte pas safe (désolée), tout ce que j’ai trouvé à faire c’est de le suivre dans la gare jusqu’à trouver des flics, mais en quelques secondes il a réussi à disparaitre. Si vous avez de meilleures idées sur comment réagir dans ce genre de situation je suis preneuse. Ca m’a quand même fait de bien de voir que je lui avais foutu la trouille en le suivant (pourtant je n’étais pas très rassurée moi-même il était visiblement agressif et alcoolisé).
32Comme on peut le voir dans le dernier message, la demande de solidarité même la plus urgente hésite à sortir d’une certaine exigence d’éthique du langage. La réaction de soutien dans les cas de détresse est toujours de déprioriser l’exigence du langage sur celui du témoignage de la victime – dans notre exemple :
Salut ! D’abord, plein de câlins non-oppressifs parce que c’est vraiment une ordure. Ensuite, déjà tu as réagi et c’est énorme, ça lui fera peut-être y réfléchir à deux fois avant de recommencer, tu n’es pas juste restée là à ne rien faire (ce qui, bon, aurait pu être compréhensible tellement cette attitude est stupéfiante). Enfin, en espérant que ça ne t’arrive plus jamais, peut-être prendre une photo de la personne, si tu en as la possibilité ? Déjà ça lui fait peur et tu peux éventuellement utiliser ça pour signaler les faits si tu le souhaites.
33Mais force est de constater que l’espace ouvert par le regroupement autour de la même expérience du harcèlement ne peut donc plus se faire de manière inductive : il doit être établi de manière déductive. S’il est toujours autant centré sur le partage de récits (les membres ne partagent pas leurs réflexions théoriques, et sont invité·e·s pour ce faire à se diriger vers des groupes satellites, mais uniquement leurs mésaventures ou leurs réparties, comme la charte l’indique), la condition sine qua non de l’accueil de ce récit est la reconnaissance d’une irréductible altérité à celui·elle qui le partage. La conséquence est forte au niveau de la conception de l’interpersonnalité : la possibilité d’un dialogue « pur » entre deux individualités sur un pied d’égalité n’existe jamais a priori. L’espace de discussion ouvert n’est pas celui d’une dialogie retrouvée entre individu·e·s délesté·e·s de leurs stigmates d’oppressé·e·s sur le pas de la porte du groupe féministe et safe, qui formerait même éventuellement une bulle du monde extérieur (les « utopies féministes » que décrivait Chapernel) et qui ferait tomber les barrières de la différence autour d’une même expérience ou d’un même objectif politique. L’espace de discussion est ouvert par une coercition a priori, un commandement – celui de toujours présumer que l’on peut être l’oppresseur·euse d’un·e autre. Il en va de même pour les Trigger ou Content Warnings (« TW » ou « CW »), destinés à baliser les publications dont les thèmes sont susceptibles de déclencher des crises de stress post-traumatiques (récits de viols ou d’agressions par exemple), qui se mettent au début de la publication. Avant toute prise de parole, il est prérequis de ne pas l’imposer à quelqu’un d’autre. Cela induit une transformation profonde du public auquel le groupe s’adresse. Si le groupe de Hanish s’adressait à toutes les femmes, ici, « si vous trouvez que “on va trop loin”, c’est que vous n’êtes pas prêt-e-s à vous remettre en question ». Il y a donc une réduction du public auquel on s’adresse, qui est celui qui accepte les axiomes de discussion de « Répondons ! ». Il ne s’agit plus de sororité : il s’agit d’alliances, un réseau de « concerné·e·s » et d’« allié·e·s », avec les engagements et la diplomatie que cela implique.
34Au vu de ces considérations, on peut proposer une définition du concept de safe : il s’agit d’ouvrir un espace de discussion à la population virtuellement hétérogène, dans lequel les relations systémiques de pouvoir que chaque membre induirait, rien que par sa présence, seraient contrecarrées par différentes stratégies rhétoriques, induisant une réduction de l’éventail discursif des dominant·e·s (interdiction de mots, de gestes, réduction du temps de parole, etc.) en vue de pouvoir faire s’ouvrir celui des dominé·e·s ; et de pouvoir offrir un espace où, si les localisations systémiques des membres, à savoir leur positionnement sur les grilles sociales d’oppressions, n’étaient jamais dissimulables sous un « voile d’ignorance », les attitudes oppressives qui en découlent en dehors de cet espace ne seraient ni tolérées, ni exprimables.
35Trois objections majeures se posent alors :
-
Comment justifier de l’efficacité politique de riposte d’un groupe constitué, en guise de colonne vertébrale, d’un éclatement de récits épars ?
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Il faut un discriminant critique de validité du discours, puisque le filtre critique dialogique commun habituel est considéré ici comme la main déguisée de l’oppression. Ce discriminant semble être la parole et le point de vue de l’oppressé·e, mais en admettant que ce soit un critère valide, comment le déterminer alors même que l’on admet une imbrication de relations de pouvoir dans l’émergence même des sujets en tant qu’individu·e·s ?
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On peut se demander comment un tel fonctionnement dialogique peut prendre en charge dans son circuit l’expression de la colère, de l’indignation et de l’insurrection, en tant qu’il suppose toujours une médiation de l’expression du sentiment, et donc de la légitimité d’un tel fonctionnement pour un groupe de lutte féministe – ce que l’on pourrait appeler l’argument « politiquement correct, ou “on ne peut plus rien dire” », ou encore de la mort du féminisme subversif.
36Concernant la première interrogation, on peut souligner la confusion entre détermination d’un sujet de lutte et la possibilité d’un public : un public, ce n’est pas un corps social. Une hypothèse permettant d’expliquer cette confusion nous est inspirée par celle de Nancy Fraser dans son article « Repenser la sphère publique » (1990). Elle y explique comment la compréhension libérale de la sphère publique en tant qu’ouverture bourgeoise du dialogue délibératif gomme de la carte une multitude de contre-publics tout aussi valables, au nom d’une publicité unificatrice qui serait la seule modalité de la démocratie. En effet, cette conception de la sphère publique porte un « idéal de discussion rationnelle, sans restriction, des affaires publiques […] les inégalités sociales devaient être suspendues et les participants devaient participer pairs à pairs » (1990 : 130). La condition de cette suspension, c’est le bannissement du dit privé de la sphère dite publique, censée élever les individu·e·s contingent·e·s en citoyens égaux. Mais, citant Jane Mansbridge, elle explique que « la transformation du “Je” en “Nous” dans les sphères libérales » ) « peu[t] aisément masquer des formes subtiles d’autorité […]. Suspendre les inégalités sociales dans le processus de délibération revient à faire comme si elles n’existaient pas, alors que c’est le cas, et n’encourage pas la parité de participation » (Fraser 1990 : 135). La simple autorisation à des populations discriminées à sauter dans l’arène publique d’un « nous » désincarné ne permet pas d’instaurer une véritable démocratie. Fraser écrit alors : « Dans la plupart des cas, il serait donc plus approprié de lever la suspension des inégalités » (Ibid.). L’éclatement de « contre-publics subalternes » (Ibid. : 138) accrochés à leurs problématiques privées et aux récits de soi, en faisant proliférer des lieux de création du « nous » (Ibid. : 144), bien loin de montrer une dislocation d’un discours social, sont en fait la condition nécessaire à une véritable délibération – à une sphère publique au sens large et politique qui fonctionne efficacement.
37L’éclatement des publics, c’est un moment de regroupements multiples autour d’un « Je » retrouvé, comme dans l’exemple des groupes de conscientisation :
Dans cette sphère publique, les femmes féministes ont inventé une nouvelle terminologie pour décrire la réalité sociale, dont « sexism » (sexisme), « the double shift » (double journée de travail), « sexual harassment » (harcèlement sexuel) et « marital, date, and acquaintance rape » (viol conjugal, viol commis lors d’un rendez-vous ou viol commis par une connaissance) […] nous avons redéfini nos besoins et nos identités. […] Les contre-publics subalternes ont un caractère double. D’une part, ils fonctionnent comme des espaces de replis sur soi et de regroupement ; d’autre part, ils fonctionnent aussi comme des bases et des terrains d’essai pour des activités d’agitation dirigée contre des publics plus larges. C’est précisément dans la dialectique entre ces deux fonctions que réside leur potentiel émancipateur. (Fraser 1990 : 139)
38Le groupe de conscientisation est donc ce que Fraser appelle un « public faible », que l’on pourrait aussi qualifier d’« échelle intermédiaire entre le monde ordinaire des proches et le monde social » (Achin et Naudier 2013 : 123) mais bien un public qui n’a pas à être refoulé dans le privé, dont le repli originaire est salvateur à la sphère publique politique, à la véritable délibération démocratique (Fraser 1990 : 149).
39C’est ici qu’on peut nuancer très fortement le constat assez dur que nous avions énoncé sur l’échec relatif de la transformation des « utopies féministes », pour reprendre l’expression de Charpenel, des groupes de parole en mobilisation générale dans la sphère féministe – notamment à cause d’un adossement délicat au concept de sororité. Si un groupe comme « Répondons ! » est en lui-même un contre-public subalterne, d’autre sous-« contre-publics subalternes » existent bien aussi au sein de groupes comme « Répondons ». Régulièrement, un·e membre annonce former un nouveau groupe non mixte où il·elle invite les membres intéressé·e·s et concerné·e·s à s’inscrire, un « espace de repli sur soi ». Actif·ive·s sur les deux groupes en parallèle, il·elle·s peuvent trouver dans « Répondons ! » un espace démocratique adapté à l’expression, et à la considération sans invisibilisation des besoins exprimés en non-mixité – des lieux de production de savoir, des lieux de ré-énaction d’« utopies féministes », que l’on retrouve sous une forme différente. « Répondons ! » sert alors d’espace public qui met en place les rouages procéduraux pour pouvoir absorber les nouveautés et les mouvements critiques qui se créent dans les zones non mixtes.
40Dans leur article « Faire des vagues. Les mobilisations féministes en ligne », Jouët et al. s’intéressent à la communication des associations traditionnelles sur les réseaux sociaux. Elles écrivent :
La notion de communauté de mouvement social s’étend avec le militantisme en ligne puisque les réseaux informels prennent aussi place sur la toile. On peut d’ailleurs noter que le terme de communauté (community) est central dans le vocabulaire des espaces numériques avec l’idée de « community management » ou animation de communauté en ligne. Le travail militant implique aujourd’hui de gérer une communauté virtuelle de mouvement social. Le terme de management, issu de l’entreprise, permet également d’insister sur l’adaptation de pratiques professionnelles de communication au monde militant. (Jouët, Niemeyer et Pavard 2017 : 41)
41Ici la communauté est considérée comme quelque chose qu’il faut « gérer », dans laquelle on investit des compétences de management et de gestion afin de la fidéliser et de la mobiliser. Dans le cas des groupes nés directement d’Internet, comme sur « Répondons ! » ou sur Tumblr, personne ne doit gérer la communauté : c’est elle qui s’auto-génère, se mobilise et se fatigue, s’épand et se replie sous la garde constitutive de l’espace safe dans un mouvement organique.
42On voit donc que le public de « Répondons ! » réside dans le procédural de la délibération, pas dans un contenu identitaire ou identificatoire à une instance extérieure. Le public et sa force de frappe, donc, résiste à l’éclatement des identités. Le public n’est pas un corps : il est un réseau de délibérations. C’est là que la virtualité du groupe prend toute son importance, en tant qu’il est un espace de projection des corps qui le forment, mais aussi la connexion de ces corps absents – leur mise en réseau, littéralement.
43En débordant Fraser, je propose que le mouvement dialectique de publicité qu’elle préconisait peut être intégré au sein même du groupe féministe mixte, ce qui ne devrait pas poser de problème théorique s’il est effectivement un public comme l’a longuement démontré l’auteure, et que le concept de safe est la balance de ce mouvement dialectique. Cela nous permet d’explorer la question du critère de validité du discours dans des conditions différentes du fonctionnement dialogique habituel dans notre société.
44Nous avions en effet souligné le fait que « Répondons ! » est un groupe public et mixte, au sens où ses membres rejouent plusieurs entrecroisements de pouvoir et les oppressions qu’elles entraînent. On peut alors le penser comme un public beaucoup plus large qu’un simple « contre-pouvoir subalterne » à la population et aux vécus lissés. On peut le penser lui-même traversé de contre-publics subalternes, dont le principe de safe serait en quelque sorte une Constitution : un critère référentiel procédural. Ainsi, au lieu de discriminer un propos comme valide ou non valide à l’aune du contenu (preuves, langage calme, cohérence, pas de fautes de langue ou d’étiquette, relatant une situation admise comme connue, etc.), on le passe au crible d’une procédure. Ici, vérifier qu’un propos, pour être considéré comme valable, ne doit pas supposer du vécu d’une tierce personne ou de son identité. Bien loin de vider le groupe féministe d’une force politique par le refus d’une substance identitaire, et encore moins la fixation d’un mode de « politiquement correct » comme nous l’avons vu plus haut, c’est la possibilité même de la délibération et des antagonistes internes qu’ouvre le safe comme mode de discussion. Et force est de constater que les nombreux débats que l’on trouve en commentaire portent justement sur l’adéquation de tel ou tel propos avec le safe – adéquation très large, la charte rappelant, soulignons-le, que « nous ne sommes pas contre la violence physique concernant une réponse ». Alors même que « Nous n’accepterons pas les commentaires tels que “change de mec/potes/boulot”, et les “tu lui casses le nez/mets un poing” », ce genre de conseil étant paternaliste. Ce n’est donc pas du tout une fermeture du débat, mais l’ouverture de ce dernier – exactement comme une Constitution.
45Cela permet de répondre à la deuxième objection, celle de la prise en charge de la colère. L’expression d’une colère spontanée qui s’exprime sous les termes putophobes « putain », « bordel » par exemple, ne fait que reproduire un schéma patriarcal qui valide les comportements de harcèlement des femmes (des corps mis à disposition dont la sexualité ne leur appartient pas). L’exigence de ne pas déporter son ressentiment sur une autre catégorie de population permet d’ouvrir un lieu où la colère est exprimée avec des mots propres à la qualifier. C’est donc une possibilité d’expression plutôt qu’une censure. Ainsi, avec la coercition axiomatique à l’installation du dialogue, il ne s’agit pas de ne plus rien pouvoir dire : à mon sens, c’est la possibilité même du dire, ou plutôt la possibilité même d’être entendu·e, puisque mon discours sera pris comme nécessairement valide.
46Dans ce groupe, on trouve au fil des discussions d’innombrables sous-groupes non mixtes qui se créent au fur et à mesure des problématiques soulevées (afro-descendance, descendance Amazigh, dépendance, alcoolisme, usage de narcotiques, grossophobie, neuro-atypie et problématiques trans*, etc., etc.). Ces groupes-là, comme Fraser, l’écrivait, « fonctionnent comme des espaces de repli sur soi et de regroupement ; d’autre part, ils fonctionnent aussi comme des bases et des terrains d’essai pour des activités d’agitation dirigée contre des publics plus larges » – le public plus large pouvant être un groupe « seulement » féministe, comme « Répondons ! ». Les réseaux sociaux permettent de s’affranchir des difficultés que pose le territoire géographique en mettant en contact, avec pour seule barrière la langue, ceux qui ont besoin de se retrouver en non-mixité autour d’une problématique, permettant d’ouvrir des groupes féministes plus larges, traversés de multiples publics tout en « agitant » le reste de la sphère publique en encourageant ses membres à riposter en cas de harcèlement ordinaire (et moins ordinaire), ce qui est un renversement d’habitus majeur : ne plus se considérer comme nécessairement vulnérable (Lieber : 2007). Le début de la subversion.
47J’espère avoir réussi à montrer qu’à la question du sujet du féminisme, on peut partiellement substituer la question de son public. Ce public a connu un inversement de sa constitution. Inductif tout d’abord dans les groupes de conscientisation des années 1970 ; puis mis en crise par l’éclatement des identités refusant la normalisation du féminisme par la légitimation institutionnelle ; et enfin la certaine légitimité d’un mouvement déductif et constitutionnel d’un axiome procédural. Cet axiome procédural serait le concept de safe, dont j’ai essayé de donner une définition : une attitude constamment alerte de sa propre localisation sur la grille des oppressions qui implique sur soi-même une coercition a priori pour l’ouverture d’une délibération publique.
48En guise de conclusion, je souhaiterais ouvrir brièvement sur le concept de tactilité, substitué à l’homogénéité, en m’appuyant sur des réflexions de Guillaumin dans « Questions de différence », où elle analyse le sentiment d’éclatement d’expériences diverses des femmes : « Il serait bien temps que nous nous connaissions pour ce que nous sommes : idéologiquement morcelées parce qu’utilisées à des usages concrets dispersés » (1979 : 21). Ici, les groupes non mixtes, issus d’oppressions systémiques, donc « d’usages concrets » du patriarcat (entre autres) et l’interdiction de jeter un pont a priori entre deux expériences féminines seraient la conséquence directe d’une assimilation patriarcale qui divise les femmes pour mieux régner, poussée au paroxysme de sa perversité : au sein d’un groupe féministe, la reproduction de « pratiques des dominants qui nous morcellent, nous obligent à nous considérer comme formées de morceaux hétérogènes. Dans une sorte de patchwork d’existences, nous avons à vivre des choses distinctes et coupées l’une de l’autre. » (Ibid.).
49Mais les deux discours ne sont en fait pas si éloignés l’un de l’autre, car Guillaumin admet tout à fait l’existence de cette hétérogénéité en tant que matérialité, comme le précise Danielle Juteau (2012). Seulement, elle superpose une autre couche de discours à cette réalité matérielle, un appel : « Notre résistance contre l’utilisation qui est faite de nous (résistance qui croît quand nous l’analysons) rend notre existence homogène » (Guillaumin 1979, citée par Juteau 2012). Si le terme d’homogène reste irrémédiablement non solvable dans l’argumentation inspirée d’une troisième génération féministe, le pont se trouve dans le terme de « résistance ». Car c’est finalement de cela dont il s’agit avec « Répondons ! » : d’une sorte de front hétéroclite réuni en résistance, « contre » un phénomène patriarcal intolérable. « Contre » prend ici un aspect tactile, ainsi que « résistance » : il ne s’agit pas d’être indigné·e par le harcèlement sur un plan de normes et de valeurs, mais d’y être confronté·e, physiquement. Le concept de safe, permettant par sa procéduralité, d’évacuer la question de l’identité, ne rassemble autour de lui que par cette tactilité, contre l’injustice « tout contre », de ceux·elles qui y sont confronté·e·s ; créant ainsi un « nous » indiscutable, et une solidarité d’empathie et d’alliance politique comme de conviction, comme dans tout propos radical. Le propos de Guillaumin ne s’y superpose pas, son appel à l’homogénéité prenant un aspect « idéologico-discursi[f], quand les femmes rejettent l’explication naturaliste et culturaliste de leur appropriation » (Juteau 2012 : 78) ; mais si elle est différente, le safe permet bien une forme de transcendance des matérialités, ou émergences structurelles, ou essences, quoi qu’il en soit, en esquivant la question de l’identité (la renvoyant aux discussions non mixtes), et en faisant appel au procédural pour entrer en résistance contre « l’utilisation qui est faite de nous », ce qu’on exerce contre nous, contre nos corps et nos expériences pour faire système.
50La tactilité, c’est aussi celle de l’algorithme de Facebook, qui met les lecteur·rice·s du groupe en contact constant avec les expressions idiomatiques du groupe, mettant en difficulté la mise à distance de son discours. Très loin d’être parfaite, cette tactilité de corps en réseau est gérée par un système d’archivage et de publication – le fameux algorithme – qui appartient en dernier ressort à une entreprise toute-puissante. Elle est notamment connue pour sa transphobie, en exigeant les noms d’état civil de ses membres et en pouvant exiger des preuves d’identité officielles, souvent plus subies que choisies par les personnes trans*. C’est aussi un dispositif de censure des corps féminins, avec un outil qui désactive les photos où sont détectés les tétons décrétés féminins. C’est en outre un site qui pratique la revente de données personnelles, et tout simplement un outil de surveillance de masse.
51On remarque également la mauvaise digestion, à force de le voir copié / collé partout, du concept de genre. Cela a par exemple mené « Répondons ! », après moult débats, à remplacer l’expression « homme » par « identifié·e homme » pour éviter toute transphobie quand on nomme son harceleur. Décision signifiant le manque de compréhension du concept manipulé, puisque dans une optique d’un groupe à orientation queer, le terme « homme » signifie déjà une identification arbitraire ; en plus de gommer la dimension patriarcale du harcèlement (de rue notamment). Mais ce sont aussi peut-être les maladresses et contresens d’une nouvelle génération balbutiante qui prépare un renversement théorique du concept de genre aussi important que la troisième.