En l’occurrence, il ne suffit pas d’analyser le dosage entre fiction et réalité. S’ajoute la nécessité de savoir de quelle réalité se nourrit l’écriture mystificatrice qui court à l’essentiel en prétendant tromper […]
Jean Terrasse
1En 1928, André Maurois écrit que « le dilemme du biographe » consiste à « faire de l’homme un système clair et faux, ou renoncer entièrement à en faire un système et à le comprendre » ([1928] 1932 : 51). Dans cette définition qui, rétrospectivement, peut paraître radicale, le qualificatif « faux » annonce déjà les processus fondateurs de la pratique scripturale qui mêle la fiction et le biographique : sélection et réinterprétation des données dites historiques, synthèse et réécriture des séquences de vie, mise en fiction du biographique et reconfiguration biographique du récit fictionnel. Même si la pratique moderne de la biographie travaillera à modifier les contours du « système clair et faux » de Maurois, il y a déjà dans son dilemme l’expression d’un désir de fiction dans le biographique, sans lequel l’acte de l’écriture lui-même ne serait plus possible. À bien des égards, écrire le biographique revient à écrire « la fiction de la biographie » ou ne pas écrire. Dans la présentation d’un volume qui explore le discours biographique depuis l’Antiquité, Sophie Rabau fait écho au dilemme de Maurois en notant que « la fiction d’auteur peut être le fruit d’une volonté délibérée d’invention ou bien l’expression d’une impuissance du savant qui préfère l’hypothèse au silence » (2001a : 19). Dans la tension entre le désir de fiction et l’écriture de l’hypothèse, le biographe est sans cesse confronté à la disparition du biographié et à l’émergence du silence. Dans ce contexte, l’articulation du fictif et du réel demeure un élément fondamental pour toute approche critique du discours biographique. N’en déplaise aux gardiens de la sacro-sainte Vérité, la falsification ou l’« esthétique de la mystification » (Jeandillou 1994) demeure une stratégie parmi d’autres qui permet d’opposer au silence de l’incapacité à écrire les possibilités d’une parole hybride où la contre-vérité devient elle-même un élément de composition biographique et de créativité littéraire. Face à ce que Martine Boyer-Weinmann nomme à la suite de Daniel Oster la « question de la possibilité d’innover » (2005 : 8) en biographie, le jeu de la falsification voire de la mystification biographique est non seulement une façon d’explorer le potentiel créatif du biographique mais également un moyen de repenser le genre littéraire à partir de ses propres limites. Selon Daniel Oster, l’innovation en biographie « devrait être possible à condition d’écarter un certain nombre d’obstacles épistémologiques tels que […] le sujet, le document, la causalité, la linéarité, l’intériorité, le continuisme, etc. » (1997 : 40). Voici donc l’esquisse d’un vaste programme qui nécessite une approche créative de l’exercice biographique, au risque d’évoluer à la limite même de la biographie.
- 1 L’épigraphe est citée par Borges en anglais : « … a mode of truth, not of truth coherent and centra (...)
- 2 Voir les notes de Jean-Pierre Bernès nos 4 à 12 (Borges [1993] 2010 : 1391 et 1392).
- 3 Voir « Table des sources » dans Borges (2010 : 359).
2Dans le vaste champ de la littérature d’Amérique latine, les rapports entre le biographique et le fictionnel constituent un espace privilégié de créativité littéraire. Avec Evaristo Carriego, biographie d’un poète argentin mineur de Buenos Aires parue en 1930, Borges pose un jalon décisif pour l’écriture biographique moderne de l’Amérique latine. En ouverture de ce qui sera sa première œuvre en prose, il place cette épigraphe tirée des écrits de Thomas de Quincey : « …un mode de vérité, non une vérité homogène et centrale, mais une vérité faite d’angles et d’esquilles1 » (Borges [1993] 2010 : 1390). D’emblée, la biographie est reconfigurée en nouveau mode d’écriture qui travaille, détourne et fragmente la supposée vérité historique. Le livre, que Borges présente dans le prologue comme « moins documenté qu’imaginé » (Ibid. : 99), assimile la figure du poète au quartier de Palermo et en fait un symbole de l’arrabal (faubourg) argentin. Néanmoins, cette association symbolique qui ouvre le champ de l’imaginaire n’annule pas pour autant l’effort de la documentation biographique puisque Borges indique avoir mobilisé, dans le cadre de son projet, une série de sources y compris une biographie antérieure du poète, les travaux d’auteurs et critiques argentins, le frère et les amis de Carriego lui-même et même les renseignements fournis par un commissaire de police sur le quartier de Palermo2. Cette combinaison créative de la recherche biographique et de la mystification d’un poète argentin se double d’une dimension autobiographique décisive, construite autour du jeune lecteur Borges et de la somme de ses souvenirs aussi bien réels qu’affabulés. Pour Jean-Pierre Bernès, Evaristo Carriego est une « œuvre de nostalgie » qui « demeure, malgré les différents aménagements, une biographie de caractère hagiographique d’un poète qui symbolise à lui seul la découverte littéraire pathétique du “Palermo du couteau et de la guitare” […] » (Ibid. : 1389). Il y a dans la biographie de Carriego par Borges, avec en arrière-plan la topographie mythique du faubourg argentin, les prémices d’une certaine conception de l’écriture biographique comme genre littéraire ouvert aux jeux de fragmentation, d’appropriation, d’altération et de réécriture. C’est précisément cette dynamique du genre biographique que Borges développera cinq ans plus tard dans les « exercices de prose narrative » (Ibid. : 299) qui composent son Histoire universelle de l’infamie, parue en 1935. Non seulement les textes de Borges sont nourris de ses lectures et de la biographie de Carriego mais ils mettent en œuvre, de l’aveu de l’auteur lui-même, des techniques qui s’emploient à déconstruire le principe de l’unité biographique, notamment « les énumérations hétérogènes, les brusques solutions de continuité, la réduction de toute la vie d’un homme à deux ou trois scènes » (Ibid.). Même si le livre s’appuie de nouveau sur des sources documentaires listées en fin de volume3, il n’en demeure pas moins animé par le désir de fiction, la volonté d’innovation narrative et le plaisir du jeu biographique que Borges souhaite transmettre au lecteur. Dans son prologue à l’édition de 1954, Borges présente ces textes comme « le jeu irresponsable d’un timide qui n’a pas eu le courage d’écrire des contes et qui s’est diverti à falsifier ou à altérer (parfois sans excuse esthétique) les histoires des autres » (Ibid. : 301). La reconnaissance de cette double symbolique de falsification et de divertissement ouvre le champ de l’innovation biographique dans le contexte latino-américain. L’exercice biographique de Borges est un jalon fondateur qui associe écriture, altération et créativité pour libérer le texte et son auteur, et ouvrir la biographie au plaisir transgressif de la falsification.
3L’expérience fondatrice de Borges a beaucoup influencé les générations successives d’auteurs d’Amérique latine qui ont développé des stratégies d’écriture marquées par la transgression générique et la variation narrative. Dans la dernière génération des auteurs latino-américains (Roberto Bolaño, Jorge Volpi, etc.), souvent désignés par le terme « néo-borgésiens », le nom d’Alain-Paul Mallard reste relativement peu connu. Pourtant, nombreux sont les échos de l’expérience biographique de Borges dans son premier livre, Évocation de Matthias Stimmberg, paru en 1995 et dont la traduction française est publiée en 2003 aux Éditions Bibliophane. Composé de dix récits brefs et surprenants, le livre propose une biographie fragmentée sous forme d’« évocation » d’un écrivain autrichien énigmatique, Matthias Stimmberg, dont l’existence réelle n’a jamais été prouvée. Ouvrage provocateur et original, situé entre biographie fictionnelle et fiction biographique, Évocation de Matthias Stimmberg déplace les frontières du genre biographique et pousse l’entreprise borgésienne de falsification et d’innovation à ses limites. En effet, par-delà la mise en œuvre du jeu de la fausse reconstitution, Mallard invite le lecteur à interroger la pratique de l’écriture biographique, autobiographique et fictionnelle. Derrière les souvenirs étonnants et la personnalité singulière de « l’homme de lettres » Matthias Stimmberg, se dessinent à la fois le portrait complexe d’un écrivain prisonnier de ses angoisses, et une réflexion tourmentée sur l’acharnement dans la création littéraire, prolongée dans les « six notes autour de l’obsession et de l’écriture » qui fait suite aux dix récits.
4En explorant les stratégies de mystification et d’authentification biographique mises au point par l’auteur ainsi que sa représentation du biographe en écrivain de l’obsession, le présent article cherche à démontrer que l’exercice biographique, poussé aux limites du jeu fictionnel, peut transformer la biographie en espace d’élaboration esthétique faisant écho aux approches barthésiennes de la notation et du biographème comme expérience d’une jouissance dans l’écriture.
5Sophie Rabau établit une distinction nette entre la fiction d’auteur et les jeux de falsification et de mystification biographique. Dans ces derniers, écrit-elle :
[…] on se trouve dans l’univers du mensonge qui laisse ouverte la possibilité d’une vérification, où les catégories du vrai et du faux sont prégnantes. À l’inverse, les fictions d’auteur ne sont ni vraies ni fausses, mais seulement possibles, et l’on peut juger de leur vraisemblance, mais non de leur vérité. (Rabau 2001a : 19)
6C’est précisément en situant son texte dans un lieu intermédiaire entre la fiction d’auteur et le jeu de la mystification littéraire qu’Alain-Paul Mallard brouille les pistes de lecture et dynamite l’espace biographique. À ce sujet, le choix du terme « évocation » dans le titre n’est certainement pas anodin. Comme le rappelle Le Littré, le terme s’inscrit dans une terminologie de la magie et désigne « l’action d’évoquer, de faire apparaître les démons, les ombres ou les âmes des morts ». À cette signification qui introduit le geste de l’affabulation sous le signe du surnaturel et du fictif, vient se greffer le sens, par extension, du rappel à la mémoire d’une entité, d’un objet ou d’une figure disparus. D’une façon provocatrice et joueuse, Alain-Paul Mallard développe et maintient tout au long de son œuvre une confusion subtile entre l’évocation fictionnelle et l’évocation mémorielle. À l’image de la presse mexicaine qui, comme le souligne la traductrice Anne Plantagenet dans sa note introductive, « s’enflamm[e] » lors de la parution de l’ouvrage et y voit « l’occasion de rendre hommage au penseur autrichien » (Mallard [1999] 2003 : 7), le lecteur n’a pas les moyens de définir l’ancrage générique du livre de Mallard. D’une part, dans la classification établie par Jean-François Jeandillou, Matthias Stimmberg serait « un auteur prétendu » (1989 : 470) en ce sens que le nom de Mallard apparaît sur la couverture et agit en tant qu’« autorité supérieure » qui « endosse toute la responsabilité de l’ouvrage » (Ibid.). D’autre part, ce dernier ne trahit aucune « simulation ludique » (Ibid.) mais intègre à l’inverse une multitude de « procédures d’authentification » (Ibid. : 472) qui peuvent déplacer la figure de Stimmberg vers le champ de « l’auteur supposé » (Ibid.). La quatrième de couverture, par exemple, indique qu’« Alain-Paul Mallard esquisse le portrait d’un homme de lettres énigmatique et polémique, l’Autrichien Matthias Stimmberg » et rajoute que l’auteur « présente dans chaque récit une nouvelle facette de Stimmberg ». La qualité d’« homme de lettres » et le topos d’une présentation en plusieurs « facette[s] » posent le supposé Matthias Stimmberg en sujet biographique à part entière, illusion entretenue tout au long du livre.
7Dans l’« Apostille » qui clôt les dix récits et qui n’est pas sans rappeler les célèbres préfaces fictives des romans épistolaires du xviiie siècle, Mallard met en œuvre toute une stratégie d’authentification biographique. Ainsi, il présente son ouvrage comme un « portrait minimal » (Mallard [1995] 2003: 152) réalisé à partir de l’enregistrement radiophonique d’un entretien de Matthias Stimmberg lui-même avec CBC-Radio Canada. L’évocation d’« une virulente condamnation morale » (51) de Stimmberg publiée par un vrai journaliste allemand dans un vrai journal hebdomadaire suisse (Die Weltwoche) et les remerciements adressés respectivement à Wilfred A. Rupp de la Canadian Broadcasting Corporation (Toronto) pour lui avoir « donné accès aux archives sonores de la radio » (53) et à Florence Olivier pour lui avoir « facilité la transcription verbatim des bandes » (53) dressent les contours de ce qui ressemble à un effort de documentation qui repose sur des médiateurs pour légitimer et authentifier l’entreprise biographique. En se posant comme responsable de la retranscription d’une matière radiophonique autour du supposé auteur autrichien, Mallard s’octroie le statut du biographe enquêteur qui reconstruit la vie et la parole de son biographié. Les dix récits qui composent le livre sont « écrits » par Stimmberg et constituent ce qui s’apparente à un exercice d’(auto)biographie en dix fragments recueillis, organisés et commentés par le « biographe » Alain-Paul Mallard.
8La stratégie d’authentification biographique repose également sur l’ancrage spatial des récits. Dans « Le poète », le narrateur se rend à Mühlebachstrasse, une avenue en plein cœur de Zurich. Dans « Le médecin du Sud », le médecin dirige une clinique à Klagenfurt, ville autrichienne située au sud du pays, sur la rivière Glan. Le récit intitulé « L’ombre et les flaques » évoque Köszeg, ville hongroise située à la frontière autrichienne ainsi que Mannersdorf-an-der-Rabnitz, commune autrichienne du Burgenland. Le récit « Mein Kampf » se déroule à Vienne sous l’Occupation. Dans « Sisyphe », la souris se trouve initialement dans « un magasin d’animaux domestiques, au coin de la rue Daguerre » (46) dans le quatorzième arrondissement parisien, et sa cage est plus tard abandonnée « parmi les planches et les paquets d’ordures du marché Denfert-Rochereau » (49-50). L’accumulation de ces repères géographiques, dont la précision est particulièrement soignée, contribue à la construction d’une identité biographique du supposé Matthias Stimmberg. Cette construction est corroborée par l’association de l’auteur autrichien à des figures réelles dont des épisodes de vie sont reconstruits au détour des récits, à l’image de Paul Celan et sa fin tragique dans la Seine reprise dans le récit intitulé « Sisyphe », de Rilke et sa visite à « l’asile » dans le texte du même nom ou encore de Peter Suhrkamp, célèbre éditeur allemand fondateur de la maison d’édition Suhrkamp dans « Le Sel ». Comme autant de miroirs entourant la figure de Matthias Stimmberg, ces références médiatrices contribuent à forger l’identité littéraire de l’écrivain biographié.
9Au-delà de ces stratégies de légitimation, Mallard prolonge le jeu de l’authentification biographique dans l’esquisse du portrait de Matthias Stimmberg lui-même. Dans l’« Apostille », l’auteur autrichien n’est plus l’objet d’une simple « évocation » mais se trouve doté d’une vraie fiche d’identité : « Heifenberg, 1901 – Vienne, 1979 » (51). Mallard prend même le soin de positionner les dix récits dans le parcours de l’auteur supposé en présentant des dates qui « prétendent situer, de manière approximative, les événements racontés » (53). Ce travail de recomposition biobibliographique enrichit les récits de Stimmberg d’une dimension autobiographique et historique qui légitiment, par extension, le travail biographique de Mallard. Cet effort est prolongé dans la caractérisation de Stimmberg, sous le couvert de l’article supposé du journaliste allemand, en personnalité atypique et singulière : « homme hostile à la politique et entretenant des relations difficiles avec les médias » (52), défini par son « indifférence féroce face aux dilemmes moraux de notre époque », son « apolitisme réactionnaire » et ses « silences complices » (51). Alain-Paul Mallard pousse le jeu biographique encore plus loin en évoquant « un modeste scandale qui sema la discorde dans le monde littéraire de langue allemande » (51) suite à la publication du fameux article critique. Jouant sur le topos de l’écrivain énigmatique et mystérieux, Mallard précise que l’auteur autrichien a eu « un passé anecdotique et fragmentaire » dont il « ne s’abaissa pas à offrir la moindre justification […] » (52). En somme, Mallard construit le portrait de Stimmberg autour d’une série d’éléments qui réactivent le mythe de l’écrivain silencieux, retranché, effacé derrière une œuvre « anecdotique et fragmentaire » qui n’est que le miroir de sa propre vie. Ainsi, le jeu de la légitimation biographique repose sur l’image de l’auteur inventé à partir de son œuvre. Sophie Rabau rappelle à juste titre que « la biographie de l’auteur peut naître plus directement de l’œuvre » (2001a : 18), procédé qu’elle étudie dans la recréation de la figure d’Homère à partir des textes homériques et celle de Pétrone à partir du Satiricon (Rabau 2001b). C’est précisément cette technique que Mallard utilise en posant les écrits de Stimmberg comme œuvre préexistante, récupérée, sauvée du silence, et retravaillée pour reconstruire la figure de l’auteur autrichien. Ainsi, même en se plaçant aux frontières de l’exercice biographique, Mallard donne toujours le sentiment d’être au cœur de la biographie et du lien qu’elle construit entre le texte et son auteur.
10La stratégie d’authentification de Mallard repose également sur un élément stylistique. Dans sa lecture du rapport entre le style et la biographie, Christine Noille-Clauzade rappelle que Proust identifie le style « à une diction singulière et à un monde personnel » (2001 : 139). « Rêver l’auteur », selon une expression de Sainte-Beuve, revient à s’engager dans « la poursuite de cet autre rêve qu’est le “style” » (Ibid. : 138). En somme, le style de l’auteur est « un univers fictionnel qui se cristallise d’abord sur l’induction d’un type de diction ou diction-type » qui « s’incarne dans les énoncés jugés représentatifs, qu’ils émanent ou non de la plume de l’auteur, et elle peut être spécifiée (par réflexion) en éléments-types » (Ibid. : 148). C’est cette recomposition du style en tant qu’univers fictionnel de l’auteur biographié que Mallard s’acharne à conduire à la fois dans le texte et le paratexte. Dans l’« Apostille », par exemple, il soutient que l’auteur autrichien renouvelle le genre autobiographique car, « davantage intéressé par la recréation minutieuse de moments concrets que par l’esquisse autobiographique à gros traits, Stimmberg se souvient aussi bien d’événements survenus récemment que de faits de son enfance révolue, qui est aussi l’enfance de son siècle » (Mallard [1995] 2003 : 52 ; Je souligne). Stimmberg – et par extension Mallard – redéfinit l’écriture (auto)biographique à partir de l’exercice de la « recréation minutieuse » consistant à recomposer des séquences brèves du passé, sélectionnées dans des époques différentes, en prenant soin de les traiter avec une précision et un sens du détail obsessionnels. Il faut rappeler ici que Borges soutient qu’un écrivain « doit voir en ce qui lui arrive un instrument, penser que toutes les choses lui ont été données […] comme une argile, un matériau pour son art » (2005 : 144). Le style de Stimmberg, reconstruit et réapproprié par Mallard, façonne le « matériau » des souvenirs pour offrir des récits-éclairs, soit des fragments narratifs, des notations brèves qui identifient la « diction-type » de l’auteur biographié. La recréation fictionnelle de cette « diction-type » prolonge l’illusion biographique et l’enrichit du signe de l’innovation scripturale. En effet, l’usage de la notation brève et du fragment fait écho aux idées développées par Roland Barthes dans ses cours et séminaires au Collège de France (Barthes 2003), où il fait de la notation – incarnée par le haïku japonais – l’unité de base d’une écriture nouvelle : « […] pour celui qui écrit, qui a choisi d’écrire, c’est-à-dire qui a éprouvé la jouissance, le bonheur d’écrire […], il ne peut y avoir de Vita Nova […] que dans la découverte d’une nouvelle pratique d’écriture » (Ibid. : 29). Il est intéressant de noter au passage que la jouissance du dernier Barthes dans sa quête inachevée du roman rappelle étrangement le plaisir du jeune Borges dans sa pratique de la biographie. La reconstruction stylistique imaginée par Mallard relève de ces deux formes de plaisir qui associent l’auteur biographié à la recherche, la reconstruction puis la transmission, par le truchement du texte biographique, d’une « diction-type », d’une parole représentative capable d’atteindre le lecteur, sans forcément supposer un quelconque « horizon d’une attente » au sens de « règles préexistant pour orienter la compréhension du lecteur […] et lui permettre une réception appréciative » (Jauss [1970] 1986 : 42).
11Face à la question du référencement générique, ces dernières considérations ouvrent un espace intéressant pour tenter une définition de l’œuvre atypique de Mallard. En somme, les dix récits brefs du livre constituent une forme d’unité littéraire qui trouve dans la figure de l’auteur biographié, la reconstruction de son écriture et la transmission d’un plaisir d’écriture trois points d’ancrage essentiels. Si le genre littéraire peut se définir comme « une instance qui assure la compréhensibilité du texte du point de vue de sa composition et de son contenu » (Stempel [1979] 1986 : 170), toute tentative de classification de l’œuvre de Mallard se heurte à la fragmentation de la composition et à l’étrangeté du contenu. Dans Évocation de Matthias Stimmberg, il y a définitivement quelque chose de l’ordre de l’insaisissable et du fuyant : à peine commencés, les récits sont déjà terminés, glissant devant le lecteur exactement comme le fait la figure fuyante et paradoxale de « l’homme de lettres » autrichien. D’une façon tout aussi étonnante, cette dimension fuyante se prolonge jusque dans la genèse de l’œuvre de Mallard elle-même, comme si l’auteur-biographié contaminait l’auteur-biographe. Dans sa « Présentation », la traductrice Anne Plantagenet rapporte que de « quelque deux cents pages écrites en 1994 » par Alain-Paul Mallard, le livre est réduit à « une cinquantaine de feuillets » que l’éditeur a littéralement « extirp[és] des mains destructrices de l’auteur » ([1995] 2003 : 7). Après la publication du livre et les émois de la presse mexicaine, l’éditeur disparaît « dans des circonstances non éclaircies » (8), la maison d’édition ferme ses portes, Alain-Paul Mallard quitte le Mexique et les rares exemplaires du livre deviennent « des objets de collection vite introuvables » (idem). En associant cet aspect fuyant, éphémère et insaisissable à la notion du plaisir comme point d’ancrage et d’émergence de l’écriture biographique de Mallard, on peut lire dans Évocation de Matthias Stimmberg le développement narratif du « satori » barthésien. Pour Barthes, le haïku est « produit par l’éblouissement d’une Mémoire personnelle involontaire » (2003 : 73) à la Proust, avec la différence que la madeleine proustienne produit « une extension » qui transforme une brève expérience fondatrice en ouvrage volumineux (la Recherche du temps perdu), alors que le satori du haïku « produit une intention (d’où l’extrême brièveté de la forme) » (Ibid. : 74). Le livre de Mallard est l’expression de cette « intention » brève, éphémère, rêvée, inscrite entre la recherche d’une écriture nouvelle et la reconstruction de la figure de l’auteur biographié. L’œuvre biographique devient l’incarnation de cette phrase du peintre nord-américain Whistler, reprise et commentée par Borges : « “Art happens”, l’art survient, l’art arrive, c’est-à-dire, l’art… est un petit miracle » (Borges [1985] 2008 : 8). Les dix récits de l’œuvre de Mallard sont autant de « petits miracles » qui surviennent dans le champ de la biographie comme les « satori » de Barthes, déplaçant le genre de la biographie vers ce domaine ambigu où la fiction peut encore se lire comme le fragment d’une réalité brève et éblouissante.
12Du biographe à l’auteur biographié, il y a bien plus qu’un simple rapport d’écrivain à son sujet d’écriture. Comme l’observe à juste titre Sophie Rabau, « la fiction d’auteur est bien aussi une manière de création littéraire, voire une manière de se créer soi-même comme auteur » (2001a : 18). Dans Évocation de Matthias Stimmberg, la mystification biographique et les stratégies d’authentification détaillées précédemment fonctionnent de concert pour esquisser le portrait de Mallard en écrivain de l’obsession, et transformer la biographie de son supposé auteur autrichien en fiction de soi et de l’écriture, soigneusement déguisée dans l’(auto)biographie de l’autre.
13Cette lecture trouve son origine dans une observation liminaire : l’œuvre de Mallard s’ouvre et se referme sur deux textes intitulés respectivement « Le poète » et « Sisyphe », comme si l’idée conductrice de toute la biographie était de redéfinir l’acte de l’écriture de l’autre comme un travail scriptural qui oppose à la fuite du sujet fictif l’obsession et l’acharnement de la composition biographique. En paraphrasant Camus, « il faut imaginer le biographe heureux » car, comme pour Sisyphe, le plaisir de l’écriture biographique naît précisément dans le processus itératif qui reprend sans cesse la peinture de l’autre, suivant la technique des facettes successives annoncée sur la quatrième de couverture. Dans ses Six notes autour de l’écriture et de l’obsession, ensemble de fragments brefs publiés dans le même livre à la suite de l’Évocation de Matthias Stimmberg et qui peuvent se lire comme un commentaire métatextuel de la biographie elle-même, Alain-Paul Mallard conforte l’image de l’écrivain-Sisyphe en expliquant que « pendant son écriture, le livre est succession, car l’écriture elle-même est successive. Pour que la succession ait effectivement lieu, il faut une dose élevée d’acharnement » (Mallard [1995] 2003 : 90). Dans le cas de la biographie fictionnelle, cette nécessité d’acharnement et d’obsession devient encore plus cruciale : l’auteur biographié est une construction imaginaire du biographe, son double fictif qui ne cesse de se dérober et qu’il lui faut repenser et réinventer à chaque nouveau fragment biographique. Cette figure du travailleur acharné trouve un écho dès le premier texte, précisément dans la rencontre de Matthias Stimmberg avec le passager d’un bus qui s’avère être un poète déchu, obligé de se convertir dans la coiffure pour chiens à domicile, sans pour autant abandonner l’écriture : « La vie est dure, vous savez. J’ai dû emprunter d’autres voies et gagner mon pain à la sueur de mon front. Bien entendu, je n’ai pas cessé d’écrire. J’ai une grande sensibilité, a-t-il précisé » (Ibid. : 14). Dans l’imaginaire de Mallard, qui mêle dérision et symbolisme, l’écriture biographique sert principalement à transmettre l’énergie sensible et acharnée du créateur. L’écriture n’est certainement ni un métier ni un gagne-pain, mais plutôt l’incarnation d’un désir, l’expression d’une volonté et d’une sensibilité. Comme l’exprime Mallard lui-même dans son deuxième livre Recels, « raconter, c’est donner à voir, donner à entendre, donner à sentir, donner à palper, donner à savourer, donner à percevoir » (2009 : 197). Raconter l’autre – notamment l’autre écrivain –, c’est donner à le voir, à l’entendre, à le sentir, bref à le percevoir. Il y a ici, en filigrane, le programme d’une biographie déplacée du champ du récit à celui de l’expérience sensorielle.
14Dans Évocation de Mattias Stimmberg, ce besoin de « donner à percevoir » l’auteur biographié se traduit par le recours de Mallard à la mise en scène d’une série d’animaux particuliers (souris, rats, taupes et hérissons), le plus souvent des rongeurs ou des fouisseurs, dont l’activité rappelle l’acharnement et l’obsession de l’écrivain. Ainsi, dans le récit intitulé « L’étude de l’espérance », l’expérience de Jonas, dite « presque ontologique » (Mallard [1995] 2003 : 17), et qui permet d’améliorer l’espérance de vie moyenne du rat par la simple stimulation, rappelle – de façon allégorique – que le travail de l’écrivain a besoin de relances permanentes pour prolonger l’aventure de la création. L’écriture, comme l’espérance de vie du rat, n’est pas une donnée immédiate et figée mais plutôt le résultat perfectible d’un processus continu et sans fin. Comme le note Mallard dans ses Six notes autour de l’écriture et de l’obsession :
[…] les vérités littéraires ne se révèlent que par étapes successives.
Les intuitions peuvent être fulgurantes, justes, immédiates, mais le fait de les modeler, de leur donner la forme optimum, la seule qui en réalité les communique, est un processus. Et un processus qui doit être ardu et laborieux. (Ibid. : 89)
15Ce processus « ardu et laborieux », dont le livre de Mallard est une forme d’aboutissement dans l’espace de la biographie détournée, est reproduit de manière systématique dans les autres textes. Dans ce qui semble annoncer une théorie possible de la pratique biographique, l’obsession de l’écriture donne lieu à l’obsession du thème, du signe, du symbole. Dans le texte intitulé « Le sel », de minuscules hérissons lèchent le sel déposé sur les manches des outils et provenant de « la sueur des mains des travailleurs » (Ibid. : 23). Dans « Les bonnes », les rats s’activent toute la nuit pour « ronger les planches de la cave, désireuses d’atteindre les sacs d’orge » (Ibid. : 43). L’écriture est une affaire de sueur, de désir et d’obstination. Dans le dernier texte, « Sisyphe », le nom du héros de la mythologie grecque est donné par Paul Celan, présenté comme ami de l’auteur autrichien, à une souris qui court « sans fin » (Ibid. : 45) et dont Stimmberg note et suit l’évolution des performances : « Elle courait. Toujours à la même distance de son point de départ et d’un hypothétique point d’arrivée » (Ibid.). La course infinie de la souris est une allégorie du travail de tout écrivain poussé par l’énergie constante du recommencement, se retrouvant après chaque œuvre créée « à la même distance de son point de départ », et ignorant tout de l’œuvre à venir et de son « hypothétique point d’arrivée ». L’écrivain, comme la souris « Sisyphe », est condamné à faire tourner « sa roue de la fortune » (45), et c’est là à la fois sa mission, son devoir et sa raison de vivre, bref cette « affirmation obscène de l’activité vitale » (46) que Stimmberg reconnaît dans la course du rongeur. Ceci étant, cette affirmation ne se réalise que dans la transmission à l’autre, au lecteur. Dans son échange avec Stimmberg, Paul Celan insiste « plus d’une fois, sur le fait que tout poème [est] un chemin de ronde du “toi” vers le “toi” » (50) : en somme, tout acte de création est un cheminement circulaire en boucle fermée qui commence et se termine avec le lecteur. Dans ses Six notes autour de l’écriture et de l’obsession, Mallard regrette le nombre de livres « donnés prématurément à l’impression » et incombe la faute « à l’auteur, à son manque de pudeur, à son peu d’estime pour le lecteur en tant qu’individu et à son maigre sens de responsabilité face au langage » (75). Projetées dans le champ de la biographie, ces réflexions prennent tout leur sens : l’écriture biographique est moins la réécriture de l’autre ou la retranscription de sa parole que la saisie, le prélèvement par l’effort acharné et obsessif, de ces signes qui constituent l’« autre » écrivain mais également son écriture et son œuvre, puis la transmission de ces mêmes signes, dans la jouissance de l’écriture renouvelée, à cette personne tierce qu’est le lecteur.
16Comme un écho à cette redéfinition de la biographie à partir de l’idée de la transmission et de la circulation du texte, Borges écrit dans Evaristo Carriego : « Qu’un individu veuille évoquer chez un autre individu des souvenirs qui n’appartiennent qu’à un troisième, c’est un paradoxe évident. Réaliser avec insouciance un tel paradoxe, c’est l’innocent objet de toute biographie » ([1993] 2010 : 112). Voici donc l’exercice biographique réinventé dans le reflux des souvenirs, dans les mémoires mobiles du biographe, de son auteur biographié et des intermédiaires réels ou fictifs qui nourrissent l’écriture. Cette exigence de mobilité est au cœur du concept barthésien de « biographème ». Dans sa célèbre préface à Sade, Fourier, Loyola, Barthes écrit :
[…] si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des « biographèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; (Barthes 2002a : 706)
17Comme Roland Barthes, Alain-Paul Mallard préfère les « biographèmes » à la biographie, la mobilité insouciante des souvenirs à la composition rigide des unités de vie, la circulation des images brèves et éphémères au poids d’une histoire individuelle cohérente et continue. Dans Évocation de Matthias Stimmberg, Mallard s’emploie à déconstruire l’unité de la biographie et à promouvoir le détail bref, l’inflexion inattendue et le goût pour l’image décalée et contradictoire en nouveaux principes de l’écriture biographique. L’épigraphe du livre, qui reprend un aphorisme du supposé Stimmberg, est une concentration de ce décalage léger, ludique et troublant, à l’origine même de la biographie : « La misanthropie est un humanisme ; l’humanisme aussi, une misanthropie » (Mallard [1995] 2003 : 11). La fausse citation non seulement fait référence à la personnalité duale de Stimmberg et accrédite la thèse de sa supposée existence, mais elle pervertit également ce que Genette nomme « l’effet-épigraphe », c’est-à-dire « un signal (qui se veut indice) de culture, un mot de passe d’intellectualité » (1987 : 148), reconfiguré ici en formule circulaire, autoréférentielle et faussement intellectuelle.
18Alain-Paul Mallard est ce « biographe amical et désinvolte » appelé par Barthes de ses vœux. Son livre est la reconstitution patiente de la personnalité d’un auteur désabusé, paradoxal, traînant derrière lui des fragments de souvenirs et d’illusions. Dans le texte intitulé « Perham », du nom du meneur d’une bande de « sept gitans, encore enfants mais déjà adultes, entre dix et douze ans » (Mallard [1995] 2003 : 27) qui gagnent leur vie en tuant des taupes, l’auteur autrichien voit son prénom attribué à un « gros cafard plat » (Ibid. : 29) qui finit écrabouillé, avec d’autres insectes, par le groupe des taupiers. Image kafkaïenne et symbolique d’une biographie de l’enfance marquée par l’exclusion et la désillusion : « À la nuit tombante, je devais rentrer chez moi. Eux, ils restaient là. Je les enviais. Ils s’amusaient. Ils étaient libres, heureux » (Ibid.). Pour Mallard, la biographie passe par la capture de ces moments brefs, de ces expériences fondatrices et inédites, construites autour d’une image, d’un souvenir, d’une parole. Dans le texte intitulé « De mauvais goût », Stimmberg rend une ultime visite à son père mourant qu’il n’a pas vu pendant quinze ans. Dans le wagon du train, les banquettes en bois sont d’une autre époque, « flanquées de portemanteaux qui gardaient leur dignité » (Ibid : 31). Par la vitre, Stimmberg observe les bois et note : « Ils me semblaient étrangers, leurs arbres étaient plus jeunes que moi » (Ibid.). La rupture temporelle avec l’environnement extérieur préfigure la séparation avec le père qui résume sa déchéance en une phrase : « Il y a ceux qui expirent en odeur de sainteté et dont le corps ne se corrompt pas durant des siècles […] et ceux, comme moi qui pourrissent bien avant leur mort » (32). La parole aphoristique du père survit à sa déchéance physique, la mort est vaincue dans la reconstitution et la réappropriation de ses mots par le narrateur. Le récit biographique devient cet espace où l’auteur fixe la matière mobile des souvenirs de l’autre. Dans Recels, Mallard rappelle que « les faits sont une matière mouvante, une matière qui flotte, en suspension. Si on les relie en un récit, on précipite cette matière, et si on couche ce récit sur le papier, on la fixe définitivement » (2009 : 15). Les « biographèmes » de Mallard sont reliés et fixés dans la structure des récits brefs et successifs. Les images qui défilent recomposent la vitalité des lieux possibles d’une mémoire imaginaire. Dans le récit intitulé « L’ombre et les flaques », la ville hongroise de Köszeg est décrite « comme une sorte de plateau gris de cumulonimbus gris, de bruines et de bourbiers, également gris » (Ibid. : 33) alors que l’asile a l’image d’« un labyrinthe décrépit de salles vides, avec des croûtes de chaux sur les murs et des tas de paille dans les coins [où] dans l’un des pavillons, un lustre se balançait encore » (Ibid. : 34). Mallard, qui travaille également comme cinéaste, promène sa caméra dans les lieux de la biographie imaginaire où l’écriture se construit par accumulation des silences et des signes. Ainsi de cette évocation du gardien de l’asile : « […] j’ai oublié son nom mais pas son grand nez de carnaval […] » (Ibid.). Comme « le manchon blanc de Sade, les pots de fleurs de Fourier, les yeux espagnols d’Ignace » (Barthes 2002a : 706), le « grand nez de carnaval » du gardien de l’asile est le « biographème » qui recrée l’éclat du souvenir, le charme de la lueur romanesque, et qui, au final, traduit le désir et la jouissance de l’écriture.
19Dans son Roland Barthes par Roland Barthes, à la fin du fragment « Pause : anamnèses », Barthes livre cette définition :
J’appelle anamnèse l’action – mélange de jouissance et d’effort – que mène le sujet pour retrouver, sans l’agrandir ni le faire vibrer, une ténuité du souvenir : c’est le haïku lui-même. Le biographème […] n’est rien d’autre qu’une anamnèse factice : celle que je prête à l’auteur que j’aime. (Barthes 2002b : 685)
20Dans Évocation de Matthias Stimmberg, Alain-Paul Mallard transforme la biographie en une succession d’« anamnèses factices », c’est-à-dire un ensemble d’actions, définies par la combinaison du plaisir et de l’obsession de l’écriture, que mène le biographe pour retrouver les souvenirs d’un écrivain imaginaire. En choisissant d’adopter, selon les mots du texte de quatrième de couverture, « la précision du miniaturiste, le souci constant du mot idoine », Mallard déplace la biographie dans le champ de la notation chère à Barthes. L’esthétique de la mystification mène à l’esthétique du fragment, comme s’il fallait perpétuer l’altération de la biographie dans le cœur même du texte pseudo-biographique. Chaque « biographème » se veut le résultat d’une expérience, d’une révélation saisie et reproduite dans le texte. Ainsi, l’exercice biographique donne lieu à une succession de tableaux saccadés où la question de distinguer le fictionnel du réel importe peu car l’important est ailleurs, précisément dans la construction de l’identité du texte biographique. Décrivant son travail d’écrivain, Mallard indique : « J’ai appris […] à écarter chaque phrase toute faite, chaque lieu commun, pour obliger le texte à fonder sa propre cadence verbale, unique, inédite, insoupçonnée pour le lecteur, mais néanmoins capable, une fois lue, de se dresser avec la valeur de l’évidence » (2009 : 196). C’est précisément la quête de cette « valeur d’évidence » qui s’impose comme l’objectif fondamental du biographe fictionnel Alain-Paul Mallard. Ce travail passe par l’effort qui consiste à rendre les anamnèses factices « plus ou moins mates (insignifiantes : exemptes de sens) » (Barthes 2002b : 685) car selon Barthes, « mieux on parvient à les rendre mates, et mieux elles échappent à l’imaginaire » (Ibid.). Voici comment Mallard arrive à créer « l’effet de dire-vrai inhérent à la mystification » (Jeandillou 1994 : 216) : il développe une pratique de la notation biographique qui échappe à l’imaginaire, fait oublier la personnalité de l’auteur biographié en opposant au chaos de son existence la « matité » de l’écriture. Dans ses dialogues avec Osvaldo Ferrari, Borges avouait : « si ma vie est plutôt hasardeuse, je fais en sorte que mon écriture ne le soit pas, qu’elle ait quelque chose de cosmique, même si en moi règne le chaos » ([1985] 2008 : 20). C’est précisément ce contraste déroutant entre la vie chaotique de Matthias Stimmberg et l’écriture créative d’Alain-Paul Mallard qui forge l’originalité de l’œuvre biographique. Jeandillou suggère que « la mystification littéraire constitue le meilleur moyen de démystifier la production littéraire : en tant que leurre provisoire, elle fait apparaître l’illusion là où on ne l’attend généralement pas » (1994 : 217). Alain-Paul Mallard démystifie en quelque sorte la biographie en déplaçant le genre et ses structures cohérentes, unifiées et continues vers l’esthétique du fragment factice, de la notation brève et mate, éphémère évocation d’une pratique biographique ouverte à l’imaginaire et aux possibilités de la création. Après tout, comme il l’explique lui-même, le devoir de toute littérature est de « témoigner de l’étonnante générosité du possible » (2009 : 196).