Vifs remerciements au Dr Placide-Bertrand Ebanga, à Bertaut Ngodjo (PLEG) et à Sébastien Nguepi Tonleu (interprète et doctorant) pour leurs remarques et suggestions.
1Depuis plus d’une vingtaine d’années, on assiste à un regain d’intérêt pour le genre biographique. Ce qui semble plus intéressant, c’est le fait que la biographie devient, davantage, un alliage de la réalité et de la fiction, de l’histoire et de l’imagination. Elle donne ainsi aux biographes la possibilité de partir de faits réels, connus mais incomplets, pour essayer de donner leur part de vérité, à défaut de restituer toute la vérité historique. Ces biographes se comportent ainsi comme des justiciers de la plume, qui mettent en lumière des aspects de la vie de personnes qui restent peu, mal ou méconnues.
2Dans ce sens, on peut citer Patrick Rödel qui s’est intéressé à Baruch Spinoza, ce philosophe dont la profondeur de la pensée n’a, paradoxalement, d’égal que la rareté, la superficialité et l’inconsistance des faits jusque-là connus de sa vie. Il a donc commis une biographie imaginaire sur Spinoza intitulée Spinoza, le masque de la sagesse.
3Dans le même ordre d’idées, Alain Vircondelet a rapporté la vie de Séraphine de Senlis, l’une des plus grandes peintres autodidactes du xxe siècle. Dans cette biographie intitulée Séraphine de Senlis : de la peinture à la folie, Vircondelet relate sa vie et sa fin de vie. En effet, après une œuvre artistique exceptionnelle, elle a péri dans un asile de fous, victime de l’« errance diagnostique » (Siaud-Facchin 2010a) d’un personnel soignant qui a « pathologisé » son génie et son comportement en lui administrant la camisole de force et la camisole chimique. Le choix de ces deux biographiés se justifie par l’ostracisme, l’incompréhension, la souffrance, la misère dans lesquels ils ont vécu ; et la reconnaissance post mortem dont ils sont l’objet. Ce choix s’explique également par les vides observés dans le flot d’informations recueillies à leur sujet ; vides astucieusement comblés par le génie de leurs biographes.
- 1 Il exemplifie ces étapes dans le schéma narratif quinaire (Guiyoba 2007).
4Ces biographies posent donc le problème de la relation qui existe entre la réalité et la fiction. Comment la fiction vient-elle à la rescousse de la réalité ? Dans quel but ? Quelle est l’incidence de cette collaboration sur la structuration et l’élaboration du genre biographique ? Pour répondre à ces questions, on se servira de la narratologie pour déconstruire la structure diégétique des biographies susmentionnées à l’aide du processus narratif à structure quinaire modifié par François Guiyoba. En effet, partant de la conception de Tzvetan Todorov (1973 : 82), explicitée par celle de Jean-Pierre Goldenstein (1986 : 69), il procède à une mise à jour de la configuration dudit processus. Pour ce faire, il ajoute à sa perspective syntagmatique ou processus, une perspective paradigmatique ou histoire racontée ; le tout adossé à une terminologie empruntée à Roland Barthes dans L’Analyse structurale du récit. Aussi obtient-il les cinq étapes1 suivantes : la situation initiale (S.I), le nœud (N.), le tournant décisif (T.D), l’apogée (A.) et le dénouement (D.). Pour Guiyoba (2007), en fin de compte, tout « récit se veut un microcosme complet de vie, son contenu se suffisant à lui-même, qui comporte un début, un processus et une fin ».
5Cette analyse narratologique sera complétée par une seconde, stylistique. En effet, le style revêtira une acception holistique telle que prescrite par Jean-Marie Schaeffer, à savoir « le style comme lieu de la singularité subjective, le style comme expression (affective ou intellectuelle), le style comme écart, le style comme fait textuel discontinu, le style comme signe de l’art » (1997 : 14). Cette synthèse des postures définitionnelles de théoriciens comme, notamment, Georges Mounin avec le style comme écart, Jules Marouzeau et Charles Bailly avec la notion du choix des mots et de l’affectivité, Roman Jakobson avec l’attente déçue et Aron Kibédi Varga avec la surprise, aboutit à la mise en évidence des moyens destinés à « élever le contenu informationnel du message » (Martinet 2008 : 194).
6À la suite de tout ce travail, on tracera une ligne de démarcation entre les faits réels et les faits fictionnels. On interrogera également la psychologie et les neurosciences, en leurs récentes et respectives avancées, pour voir si d’autres éclairages peuvent être apportés à ceux, déjà enregistrés, sur l’état de santé mentale de ces deux personnalités atypiques. Enfin, l’épistémologie permettra de voir si, en définitive, les biographies imaginaires ne viennent pas remettre en cause la construction des biographies dites classiques.
7On commencera par la biographie de Spinoza. L’auteur l’imagine sur la base d’œuvres et d’informations d’autres philosophes et biographes en essayant d’être vraisemblable et logique. La biographie de Spinoza commence en 1632, date de sa naissance (S.I). Toutefois, Rödel ne s’appesantit pas là-dessus ni sur son enfance car cette période ne semble pas l’intéresser. Il survole aussi son adolescence. C’est une adolescence au cours de laquelle Spinoza manifeste déjà une aversion pour le Talmud. Cette aversion va s’exacerber avec la flagellation publique suivie du suicide d’Uriel da Costa (N.). Spinoza prend alors ses distances d’avec l’enseignement rabbinique, ce qui lui vaut l’excommunication (T.D). Cette exclusion en elle-même ne semble pas l’émouvoir. Ce qui l’atteint par contre, ce sont les représailles qui s’ensuivent : mesquineries, ostracisme et tentative d’usurpation de son héritage, pour ne citer que celles-là. Pour se défendre, il intente un procès à ses sœurs et le remporte (A.). De plus, pour survivre, il est obligé d’exercer le métier d’opticien, avant de mourir, en 1677 (D.). Tous ces événements justifient la tonalité dysphorique qui marque, d’une manière générale, la vie de ce philosophe. À bien des égards, cette vie n’est pas différente de celle de Séraphine qui, des siècles après, a connu quasiment le même sort.
8Séraphine de Senlis : de la peinture à la folie est donc l’histoire de la vie de cette femme de ménage qui devient peintre et meurt misérablement dans un asile de fous, abandonnée de tous. Séraphine naît en 1864 (S.I). Après le décès prématuré de ses parents et de sa sœur, elle doit affronter la vie toute seule. Elle entre à l’école tardivement et en sort précocement. Pour survivre, elle devient femme de ménage et est recrutée au couvent où elle exprime le désir inassouvi de devenir religieuse, ce qui ajoute au sentiment de rejet et d’injustice qui l’anime déjà. Elle se lance dans une quête intérieure (N.) qui l’amène à partir du couvent, persuadée qu’elle a un destin particulier.
9Commence alors une carrière prodigieuse de peintre sur injonction divine. Cette carrière prend une tournure particulière lorsque Uhde Wilhem découvre un de ses tableaux chez des amis (T.D). Sans formation, elle peint pourtant magistralement et, subjugué par son talent, il décide de la parrainer. Il s’engage alors entre eux une collaboration mutuellement bénéfique. Les revenus qu’elle obtient de la vente de ses toiles lui permettent de vivre décemment. Mais, progressivement, une dérive se produit dans son comportement. Cette dérive va aboutir à sa folie et à son internement dans un asile, puis dans un pensionnat (A.). Cette situation met un terme à sa carrière. Plus tard, on décèle aussi, chez elle, un cancer du sein. Et le dénouement (D.) intervient lorsqu’elle meurt de famine en décembre 1942. Comme Mozart, elle est inhumée dans une fosse commune. La question que l’on peut se poser à ce niveau est celle de savoir comment les deux auteurs arrivent à transcrire la dureté de la vie de ces deux personnes.
- 2 Voir aussi Hona (2014 : 284-296).
10Au niveau stylistique, le registre de l’écriture de Rödel est soutenu. On peut le voir à travers des tournures telles : « On en peut juger […] Nous sommes au rouet […] intention apologétique ou polémique (14) […] il lui arrive de ne les point percevoir (21). » L’auteur ne laisse aucune place à l’approximation. Son texte est une longue narration sans dialogue. Et, comme tout bon philosophe, il use de références pour donner du crédit à ses propos : « Ce portugais dont Voltaire parle dans Candide… (24) […] le Traité théologico-politique (26) […] Des travaux de Galilée et du Discours de la Méthode (30) […] François Halma, dans sa Vie de Spinoza (34) […] Dans son Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle, à l’article Spinoza (54). »
11Au niveau lexical, on observe que l’auteur utilise des mots et expressions latins : « Judaeus et atheista (12) […] exemplar humanae vitae (29) […] hilaritas (51) […] Opera posthuma (78). » Il utilise aussi des mots et expressions hébraïques : « Niddui […] Cherem […] Schammata (36) […] Yom-kippur (42) […] kaddish (43). » Le latin est la langue de l’intelligentsia de cette époque. Il renseigne sur le niveau d’érudition de qui l’utilise : « le latin, affirme Rödel, est la langue de la société savante ; c’est en latin que s’échangent toutes les correspondances entre les personnes lettrées, en latin que se publient les ouvrages scientifiques et philosophiques (30). » L’hébreu quant à lui, renvoie à l’appartenance culturelle et religieuse de Spinoza.
12Au niveau rhétorique, des interrogations se distinguent qui se placent plus ou moins exactement en début de chapitre, comme au premier : « Sait-on que, de Spinoza, nul portrait ne nous reste dont on puisse dire qu’il ait été pris sur le vif, qu’il l’ait saisi à une époque précise de sa vie – adolescence ou maturité – ? » (9). On retrouve ces questions aussi au début des chapitres 2, 7, 8 et 11, ainsi qu’au début de paragraphes dont certains en sont exclusivement composés :
Qu’y a-t-il de si amusant ? Les efforts grotesques des êtres vivants pour persévérer dans leur être ? La loi de la nature qui condamne les plus faibles à être les victimes des plus forts ? L’absurdité d’un mécanisme dépourvu de toute finalité qui pousse les membres d’une même espèce à s’entretuer pour n’avoir pas à partager la possession de leur petit territoire ? (52)
13Un autre paragraphe est formé de six phrases dont cinq questions (110). C’est une caractéristique bien marquée de l’écriture de Rödel. Elle lui donne de mettre en évidence le peu de connaissance qu’on a de la vie de Spinoza. Par la même occasion, elle justifie la raison d’être de sa biographie : proposer quelques réponses aux questions posées.
14Au plan prosodique, la plume du philosophe prend, parfois, des allures poétiques :
Que la jeunesse juive désertât […] les études talmudiques pour se laisser prendre au piège, tels des phalènes au feu d’une lanterne, et finît – ô comble d’horreur ! – par se convertir au christianisme. (33-34)
15Il y a dans l’exclamation de l’auteur des sonorités poétiques, avec des allitérations, comme dans l’extrait suivant : « jeu de miroirs, jeu de masques, politesse lisse sur laquelle glissent des occasions de conflit mais qui n’offre pas davantage de prise à ces liaisons qui emprisonnent, qui empoisonnent » (80). Autant de mots qui parlent de maux qui, en fin de compte, poussent Spinoza à se retirer à la campagne ; une retraite qui est aussi ce qui caractérise la vie de Séraphine.
16La biographie de Séraphine laisse aussi apparaître des traits caractéristiques aux niveaux lexical, rhétorique et prosodique.
17Le champ lexical de Vircondelet gravite aussi autour de la religion. À la différence que chez lui, on passe du judaïsme au catholicisme : « le curé (19) […] La Sainte famille […] entrer au couvent (27) […] la rédemption par la prière (31) […] les paroles du magnificat (34) […] Notre Dame de Lorette, Notre Dame de Lourdes […] la grotte de Massabielle […] la Vierge Marie (35). » Il se compose aussi de termes relatifs à la psychologie :
le désir violent d’être libre (23) […] des combats intérieurs […] des nuits qui la tourmentent (26) […] douleurs rentrées […] de frustrations, de désirs reniés (27) […] les angoisses, les peurs secrètes […] bouillonnements intérieurs (39) […] grande conversation intérieure (44) […] une fatigue secrète, des tourments imprécis (47) […] l’injonction de l’ange (57) […] une telle fureur (61).
18La rhétorique de cette biographie repose également sur le triptyque questions – paradoxe – comparaison. Des questions introduisent la biographie et l’émaillent de bout en bout. D’une part, elles donnent les motivations de l’auteur : « Qui se souvient encore de Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis née au village d’Arcy, dans l’Oise […] ? Qui se souvient de cette vie cachée, de ce destin prodigieux qui fit d’une humble femme de ménage un des plus stupéfiants peintres hallucinés du xxe siècle […] ? » (7). D’autre part, elles permettent de combler les vides de la biographie de Séraphine. De ce fait, l’auteur s’interroge sur ses sources d’inspiration et laisse la latitude au lecteur d’y répondre :
D’où peint Séraphine ? De quel monde invisible vient-elle ? (16) […] Quelle est cette obscure voix qui la harcèle jours et nuits, indifféremment, qui ne se nomme pas et dont elle sent pourtant la présence, cette sorte de poids qui l’embrume et la rend si peu communicable aux autres ? (47) […] Où donc est-elle allée chercher cela ? D’où ? Oui d’où ? (79).
19L’oxymore est le signe de la profondeur de sa peinture : « comme Cézanne, Séraphine semblait à ses yeux avoir atteint à la même densité sublime, retraçant l’essentiel et le permanent, le fugace et l’éternel […] la construction elle-même est inédite, simple en apparence, savante en vérité » (69-70).
20La comparaison et la métaphore constituent le troisième axe majeur de la rhétorique de Vircondelet. Il compare la vie de Séraphine à celle des saints, des plus grands écrivains, des plus grands peintres, des plus grands artistes. Et, selon le cas, la comparaison est implicite ou explicite :
Elle fait penser à ces vies de saints d’autrefois, à ces hagiographies reconstituées par de bons prêtres […] Que sait-on des années incertaines de Giotto ou de Botticelli, de Jean de Lacroix ou de saint Augustin, des années de jeunesse, sur les routes d’Italie, de Jean-Jacques Rousseau ? (45) […] elle insuffle la toile, elle la gonfle […] à la manière des maîtres émailleurs du Moyen Âge […] Van Gogh et Séraphine le ramènent à des interrogations spirituelles (135-136).
21En droite ligne des préoccupations rhétoriques viennent d’autres, se rapportant à la morphosyntaxe et l’orthographe approximatives des lettres écrites par Séraphine. En plus des nombreuses incorrections qu’elles comportent, qui sont, du reste, compréhensibles et liées à son niveau scolaire, elle surutilise l’accent circonflexe, notamment dans la signature de ses tableaux et de ses lettres : « Séraphine Louis, sans rivâle (14) […] c’est êpouvantable (170) […] je la détrônerais effronté […] je vous pûnieraie (171) […] S. Louis-Maillard (sans rivâle) (175). »
22Tous ces procédés rentrent dans le cadre d’une stratégie d’écriture utilisée par ces biographes pour mettre en évidence le contraste saisissant entre le génie, la qualité de leur héros et le sort pitoyable qui leur a été réservé. Cette stratégie permet de susciter l’intérêt du lecteur et de remporter son adhésion. Mais une question majeure reste posée, celle de savoir où situer la limite entre les faits réels et les faits fictionnels.
23D’une manière générale, la relation entre la réalité et la fiction dans la biographie n’est pas une nouveauté. L’histoire regorge de faits qui l’attestent à suffisance.
24Déjà, à l’époque antique, que ce soit du côté de Rome ou d’Athènes, la biographie servait à magnifier les actes de bravoure de la chevalerie et de l’aristocratie. À Athènes, on avait recours au mythe et à l’épopée. À Rome, grâce au laudatio funebris, l’orateur vantait les mérites du défunt auprès de ses descendants (Gingras 2000). Mais c’est surtout au Moyen Âge, avec la mainmise de la religion, que l’on assiste à une véritable « dérive fantasmagorique. Le surnaturel devient alors prépondérant et le saint, le médiateur entre le ciel et la terre, entre Dieu et les êtres humains » (Hona 2014 : 172). Au niveau de la monarchie, on assiste à l’émergence d’une biographie dite officielle destinée à « assurer la maîtrise d’un pouvoir encore fragile et [… à] consacrer les rois dans leurs prérogatives » (Dosse 2005 : 165-166). Dans ces conditions, mythe, fantasme, propagande et démagogie ne peuvent qu’avoir pignon sur rue, pour fidéliser les ouailles et assujettir davantage le peuple. Il en sera plus ou moins ainsi à travers les âges, c’est-à-dire de la Renaissance au romantisme, au cours desquels la préséance est accordée exclusivement aux personnes illustres.
25Mais, dès le xviiie siècle, on assiste à une démocratisation de l’accessibilité au statut de biographiable. Désormais, il peut être « un individu moyen, proche du lecteur, objet de compréhension interne » (Madalénat 1984 : 52). Cette tendance va se consolider aux xive et xxe siècles. Elle va se doubler d’un souci de fictionnalisation prononcé. Ce goût pour la fiction va générer des typologies particulières. C’est ainsi que François Dosse (2005 : 10-12) propose une typologie culturelle, dans laquelle il affirme que la biographie française aurait un fort penchant pour l’imagination, à la différence de son homologue anglo-saxonne, plus portée sur les faits. Quant à lui, Daniel Madalénat propose plusieurs typologies dont le triptyque de Kendall repris par Saul Friedländer dans Histoire et psychanalyse : Essai sur les possibilités et les limites de la psychohistoire, qui, non seulement reprend le duo de la classification précédente, mais y ajoute aussi une troisième catégorie, qui serait l’idéale, faite d’un savant équilibre entre la réalité et la fiction :
La biographie « romancée » simule la vie, mais ne respecte pas les matériaux dont elle dispose, tandis que la biographie gorgée de fait […] adore les matériaux, mais ne simule pas une vie. L’une manque la vérité, l’autre l’art. Entre les deux s’étend l’impossible artisanat de la vraie biographie. (Friedländer 1975 : 15).
26Le couple fiction-réalité s’est donc imposé et montre, chaque jour un peu plus, que l’hybridité qui en découle est ce qui semble restituer au mieux les spécificités de la complexité de la vie de personnes, illustres ou ordinaires. À cet égard, la terminologie se diversifie et s’enrichit. Ainsi, l’ouvrage collectif dirigé par Anne-Marie Monluçon et Agathe Salha (2006 : 10) intitulé Fictions biographiques xixe-xxie siècles, le montre avec un éventail d’expressions : « fiction biographique », « biofictions », « biographies fictives » et « biographie imaginaire ». L’article conjoint de Robert Dion et de Frances Fortier abonde dans le même sens. Ils y montrent, en effet, que « l’imaginaire et la fiction [sont] des instruments de connaissance plus appropriés, plus puissants que la recherche documentaire et 1’herméneutique “sérieuse” » (2008 : 52).
27Il en est de la biographie comme de la littérature d’une manière générale. Et, ce n’est pas Hélène Maurel-Indart qui le démentira. Elle, qui intitule le dixième chapitre de son ouvrage Du plagiat, pose la question suivante : « Jusqu’où peut-on copier la réalité ? » ([1999] 2011 : 327). Ce qui lui fait dire que « le réel ne se laisse vraiment dévoiler que dans la fiction » ([1999] 2011 : 327). Elle ajoute qu’« au lieu de maintenir une opposition distincte entre fiction et réalité, il vaut mieux distinguer au sein des œuvres de fiction des composants de différentes natures » ([1999] 2011 : 333). Cette affirmation offre une passerelle opportune pour transposer ce mécanisme dans les biographies soumises à notre examen. En effet, peut-on y tracer une ligne de démarcation entre les faits historiques et les faits imaginés ? En d’autres termes, peut-on mettre en évidence quelques faits décrits comme vécus par les deux personnes et qui seraient issus de l’imagination des auteurs ?
28On ne peut y répondre que par l’affirmative. À ce titre, les décisions de justice rendues dans le cadre des deux procès intentés par Rödel et Vircondelet à leurs plagiaires, respectivement Alain Minc et Martin Provost, regorgent d’éléments significatifs suffisants. Même si, par ailleurs, il a été démontré que le juge ne peut être à la fois juriste et critique littéraire, ses propos, en l’espèce, sont dignes d’intérêt. On peut observer que dans les deux procès, quasiment tous les indices de plagiat validés par le juge correspondent aux péripéties inventées par ces deux auteurs.
29Si l’on prend le cas de Rödel, sur les trente-six copies reprochées à Minc, huit ont été jugées recevables. Elles portent sur la flagellation d’Uriel da Costa (26-28), son suicide (28), le litige entre Spinoza et ses sœurs (41-42), la nostalgie de Spinoza pour le rituel religieux (42-43), le désordre de son établi (46-48), l’état de santé de Spinoza (81) et la lettre de Bouwmeester lui indiquant la recette de la confiture de roses (84-85). À ces indices, Hona (2014 : 398) ajoute trois supplémentaires portant sur l’enfance de Spinoza (26), la présence de Spinoza au supplice d’Uriel da Costa (26), l’ouvrage d’Uriel da Costa (29). En général, ces indices ne sont pas documentés comme ayant fait partie de la biographie officielle de Spinoza. Ils ont été créés par le biographe pour rehausser l’acuité des circonstances ayant abouti à l’excommunication du philosophe. Pour terminer sur ce point, Patrick Rödel pallie cette gravité en peignant un personnage au visage plus humain, c’est-à-dire moins austère, capable de sentiments et, précisément, à l’égard de la fille de son précepteur, Van den Enden (65). Dans le même sens, le combat d’araignées qu’il organise (50) et le rire qui s’ensuit (51) sont autant de péripéties du cru de l’auteur qui viennent alléger la narration d’une vie jusque-là ostensiblement austère.
- 3 Voir l’édition de 1986.
30En ce qui concerne Vircondelet, la situation n’est pas très différente. Ainsi, sur les trente-cinq indices de plagiat qu’il dénonce, seuls neuf ont été validés par le juge. Tous ces indices sont la création de l’auteur. Tout d’abord, on peut citer la recette des mélanges pour la confection des couleurs utilisées par Séraphine3. Ensuite, on a, notamment, la présentation de ses tableaux et la réaction de Mme Delgorge (70), le refus de peindre de Séraphine lorsqu’elle est internée à l’hospice (161) ; la nuit, moment privilégié où elle peint (161) enfin, son admission au pensionnat avec sa chambre personnelle (160), et la liste n’est pas exhaustive.
31Dans le cas des biographies actuelles, et spécifiquement, de celles soumises à notre analyse, la dimension fictionnelle intervient pour combler un déficit d’information. C’est l’absence de faits, de témoignages et de données fiables qui, quasiment, oblige les biographes à utiliser la fiction et l’imagination dans le but de livrer de manière vraisemblable leur part de vérité sur la vie de personnes ordinaires et marginales devenues extraordinaires avec le recul du temps. Il est question de les ressusciter afin qu’elles ne sombrent pas dans l’oubli. Visiblement, ces biographes répondent à un devoir de mémoire. Ils sont animés par le souci de rendre justice, un désir de réhabilitation. Cette imagination et cette fiction résultent de la connaissance, par les biographes, de faits sur leurs personnages, de leur environnement socio-culturel, des avancées enregistrées dans les domaines de la science et de la médecine ainsi que de l’action épurative du temps. Fort de tout cela, ces biographes et chercheurs semblent avoir proposé des textes qui, sans être des vérités absolument historiques, se rapprochent le plus possible de la réalité.
32Pour prendre le cas de Séraphine de Senlis, Vircondelet se livre à une investigation et même à un investissement psychologiques grâce auxquels il essaie de comprendre le comportement de Séraphine, ses questionnements et ses troubles, sans les œillères du personnel soignant de son époque. Il arrive ainsi à expliquer sa perception de la réalité et sa vision du monde. Le lecteur peut se faire une idée de l’acuité des souffrances qu’elle a endurées. De manière indirecte, ces biographes dénoncent les errements médicaux et sociaux qui ont causé ou accentué le drame de leurs personnages.
33Ainsi, avec les dernières avancées de la recherche en matière de santé mentale et de neurosciences, on peut, à bon droit, se demander si Séraphine et Spinoza n’étaient pas ce que l’on appelle aujourd’hui des cerveaux ou hémisphères droits. Encore appelés surdoués, ce sont des êtres qui, de manière prédominante, utilisent leur hémisphère cérébral droit. Ce faisant, ils ont un fonctionnement mental et intellectuel différent certes, mais pas pathologique. Ils font appel plus à leur intelligence intuitive qu’à leur intelligence analytique. Jeanne Siaud-Facchin parle d’une « hyperactivation cérébrale. […] Toutes les aires cérébrales prennent en charge l’information, quelle qu’en soit la nature, ce qui génère une vision holistique de toute information mais qui brouille par ailleurs la possibilité de focaliser l’attention sur l’information pertinente » (2010 : 36). S’y ajoutent une hyperesthésie et une hypersensibilité qui dotent le surdoué d’une puissance de la pensée ; pensée en arborescence et pensée divergente qui, paradoxalement, cachent mal des difficultés sur le plan métacognitif, émotionnel et relationnel : « Le surdoué, renchérit-elle, voit ce que les autres ne voient pas, entend ce que les autres ne perçoivent pas, ressent fortement et parfois violemment ce qui peut échapper à la plupart d’entre nous » (Siaud-Facchin 2010 : 36).
34Le trouble, le handicap et la maladie n’apparaîtraient, très souvent, qu’à cause de leur sensibilité surdimensionnée qui amène les surdoués, parfois, à absorber comme des éponges les dits, les non-dits, les attitudes, les insinuations et les pseudos certitudes du corps socio-éducatif, religieux, médical et professionnel. Ces errements ne sont pas révolus. En effet, de nos jours, combien de personnes se sont retrouvées en difficulté ou en échec scolaire, académique ou socio-professionnel, taxées de paranoïa, de bipolarité, de phobie sociale, de schizophrénie, de perversion et de possession, juste parce que ledit corps a été en incapacité de répondre, de manière appropriée, à leurs état, sollicitations et besoins ?
35En rentrant dans les deux textes, on n’en est que plus édifié. Ainsi, Spinoza est un enfant précoce : « Petit garçon sérieux trop vite devenu un adolescent révolté qui ne supporte pas l’enseignement talmudique (25). » Il est extrêmement sensible et, à la flagellation injustifiée d’Uriel Da Costa, « Spinoza est resté figé à la place qui était la sienne » (27). Il a été marqué par Van den Enden, son précepteur, mis à l’index, simplement parce que, comme Uriel da Costa, il avait une liberté de pensée. Il est très intelligent, épris de justice et gagne le procès qu’il intente à ses sœurs qui ont voulu le priver de la jouissance de l’héritage paternel (42).
36Ces qualités valent également pour Séraphine. Son entrée tardive à l’école est rapidement rattrapée : « Attentive et douée au dire de son maître. Elle sait particulièrement bien écrire, s’ingénie à faire du mieux possible les pleins et les déliés, moule ses lettres avec […] grâce » (19). Elle est dotée d’une personnalité forte, éprise de justice, indépendante et solitaire (19 et 21), ce qui induit un mal-être existentiel : « Personne n’a remarqué sa faculté de s’abstraire du monde, de s’éloigner de tous, de vivre ailleurs (21) […] Étrangère dans le monde, en permanent exil » (163). Elle dit parler le langage des plantes (19). Enfin, elle est « un être affectif » (Siaud-Facchin 2010 : 38) : « Cyrille […] lui a pris la main pour la lui demander en mariage […] Et son amour s’était comme retenu en elle, des mois elle l’avait attendu mais il n’était pas revenu » (30-31). Et devant de tels profils, que conclure ?
37Dans les deux biographies analysées, la fiction semble compléter efficacement la biographie de ces deux êtres parfois méconnus, parfois mal connus, parfois inconnus. Par le truchement de l’imagination, ces biographes réhabilitent deux personnes conduites à « l’autodafé » par les corps socio-religieux et médical. Spinoza est un classique en philosophie dans les lycées et les universités. Les improbables compositions chromatiques de Séraphine, taxées d’alchimie, ont étonnamment bien résisté à l’usure du temps. La qualité de ses tableaux est restée intacte. Et, de nos jours, ses toiles s’arrachent à prix d’or et les académies des Beaux-Arts étudient sa peinture pour son inventivité novatrice.
38En définitive, c’est moins la composition et la typologie de la biographie que l’usage qui en est fait qui semble renouvelé. À partir de là, la fiction et l’imagination sont loin d’être de simples affabulations, mais des ressorts puissants d’explication, d’authentification, de réhabilitation et même de prospective. À leur manière, ces deux biographes amènent à comprendre qu’en réalité, précocité, sensibilité exacerbée, forte intuition, capacité surdéveloppée des cinq sens, soif de justice et d’absolu, pour ne citer que ces qualités, sont les dénominateurs communs de ces êtres atypiques. Ils confortent l’hypothèse selon laquelle de bien portants bien que différents à l’origine, ces personnes sont devenues des « hors-la-loi » et des « patients » à l’arrivée. Et pour cause, dans une société où le credo était à l’uniformité et au conformisme à outrance, elles ne pouvaient que se mettre à dos leurs coreligionnaires et contemporains. Il est indéniable que Séraphine a souffert de troubles du comportement. Mais la vraie question est celle de savoir si ces troubles ont été la cause ou la conséquence du regard que la société a posé sur elle, des attitudes ou encore, des agissements que cette dernière a adoptés à son égard. Vircondelet l’a si bien compris, qui affirme qu’« en réalité ce sont des êtres comme Séraphine qui nous disent que l’on n’a besoin que de quelques dates, de quelques lieux, parce que l’important est dans l’invisible, que tout se risque ailleurs » (2008 : 16). De manière ultime, grâce aux progrès des neurosciences, ces deux biographes appellent, même implicitement, à un aggiornamento des pratiques en matière de psychologie et de psychiatrie. Aussi, le même Vircondelet conclut-il sa biographie avec un coup de gueule, en affirmant que : « l’on comprend mieux alors, s’il en était encore besoin, qui étaient les vrais fous » (2008 : 207).