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Variations disciplinaires et intermédiales

Écrire le je(u) de l’histoire : la confrontation générique de l’autofiction doubrovskienne et l’écriture de l’histoire

Writing the Self / The Game of History: The Confrontation of Genre Between Doubrovsky’s Autofiction and the Writing of History
Anaïs Fusaro

Abstracts

Telling an individual lived story; unravelling the knots of national History: this is how the vast literary project of Serge Doubrovsky (a Parisian academic living in the USA) might be summarised. Doubrovsky’s writing is a literary attempt to translate the wounds that WWII left on him and on his writing. Usually reduced to the controversial genre of autofiction, his œuvre, just like the definition of history proposed by Michel de Certeau, “opens up a specific space within the present: “to mark” the past means making room to the dead one, but also redistributing the space of possibilities.” This paper deals with the “space[s] of possibilities” that Serge Doubrovsky’s autofiction makes possible. When analysed in parallel with de Certeau’s understanding of writing, Serge Doubrovsky’s autofiction appears to offer a space for an experimentation and expansion of language, which is grounded in personal and shared experiences of French history. De Certeau affirms that “to the extent that our relationship to language always is a relation to death, the historical discourse is the privileged representation of a ‘science of the subject’ and of the subject ‘caught into a constitutive division’ – but through the staging of relations that a social body has with a language.” What to conclude about the Doubrovskian experience of writing? Could an autofictional work claim to be a historical narration? Between history and autofiction, which narration precedes the other? This article studies the possibility of the co-existence between History and the man who makes the story.

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Full text

L’Histoire, avec un grand H, domine et efface les petites histoires.
Doubrovsky (1989 : 260)

1Il semblerait qu’en définissant l’autofiction comme un « “phénomène” littéraire [ayant] supplanté à l’autobiographie » (Grell 2014 : 7) l’on fasse fausse route, qu’en la positionnant dans la lignée des écritures du « je », on occulte une partie du problème générique et qu’en centralisant la subjectivité et la véracité des faits relatés, l’on se soit détourné de ce qui constitue véritablement le nerf névralgique de l’autofiction doubrovksienne, à savoir l’histoire. L’autofiction de Serge Doubrovsky (la première à s’être proclamée telle) n’existe pas sans son ancrage historique : de nombreuses études portant sur la place de l’histoire dans son œuvre ont très bien démontré sa primauté dans le processus et l’acte de création (Ponchon 2009, Robin 2001 et 2005, Saveau 2011). Plus largement, Dominique Rosse (2002 : 8) affleure la thématique de l’autobiographie et de l’histoire dans une brève remarque introductive, précisant que « [l]’autobiographie est un récit quasi historique : historique en ce qu’elle procède d’une volonté de produire des énoncés de réalités, des énoncés factuels ; quasi, parce que la mémoire ne produit que des documents douteux et difficilement vérifiables auprès d’autres mémoires tout aussi douteuses ». Ce que l’autofiction doubrovskienne concrétise ouvertement, c’est ce « quasi » qui pose problème tant pour l’autobiographe que pour l’historien. Grâce à la convergence à l’écrit de multiples fragments de soi que la mise sous tension des rapports de l’écriture et de l’histoire a permis de mettre à jour, l’autofiction se présente comme l’enfant rédempteur de l’autobiographie. La métaphore filée des fils narratifs et des nœuds que Serge Doubrovsky emploie dans son « Prière d’insérer » à Fils (1977) pose déjà en parallèle deux modalités historiques convergentes : l’histoire individuelle vécue, du narrateur, et l’histoire nationale subie, de l’auteur. Ainsi, le lecteur de Serge Doubrovsky comprend aisément (et avant même les premières lignes de l’incipit) que l’histoire est à la fois l’orthocentre du cercle circonscrit à la triade histoire-Histoire-écriture et son centre de gravité. La Seconde Guerre mondiale aurait donc laissé bien plus que des stigmates chez le narrateur-auteur, elle aurait donné à l’écriture doubrovskienne une véritable raison d’être. L’œuvre imposante de Serge Doubrovsky (qui compte sept autofictions qui se déploient sur deux siècles, de 1977 à 2013) s’origine et dialogue avec les événements qui ont marqué l’histoire de l’Occident au xxe siècle. Son écriture (et par extension il est possible d’anticiper l’étude à suivre et d’affirmer : l’autofiction) confine à la lecture que Michel de Certeau (1975 : 118) fait de l’histoire, c’est-à-dire qu’elle « ouvre ainsi au présent un espace propre : “marquer” un passé, c’est [pour Serge Doubrovsky] faire une place au mort, mais aussi redistribuer l’espace des possibles ». L’écriture et l’histoire représentent effectivement ces lieux de production de la mémoire où le mariage heureux mais conflictuel des souvenirs passés (des morts qui les peuplent), du présent et de l’imaginaire devient possible. À la lumière des travaux de Michel de Certeau concernant les relations d’agentivité mutuelle de l’écriture du « je » et de l’écriture de l’histoire, l’œuvre de Serge Doubrovsky offre à l’écriture autofictionnelle un espace d’expérimentation et d’expansion de la langue, qui s’ancre dans une expérience personnelle et commune de l’histoire de France. De Certeau (1975 : 120) a également argué que « dans la mesure où notre rapport au langage est toujours un rapport à la mort, le discours historique est la représentation privilégiée d’une “science du sujet” et du sujet “pris dans une division constituante” – mais avec une mise en scène des relations qu’un corps social entretient avec son langage ». Que conclure de l’expérience scripturale doubrovskienne ? De quelle façon l’œuvre autofictionnelle peut-elle se réclamer du récit d’histoire ? De l’histoire ou de l’autofiction, quel récit nourrit l’autre ? Cet article s’emploie à explorer cet « espace des possibles » et à comprendre la coexistence de l’histoire dominatrice doubrovskienne, « la grande, avec sa grande hache » comme la nommait Perec (1993 : 17), et son impact sur l’homme.

2Il faut ainsi dans un premier temps comprendre dans quelle mesure l’écriture autofictionnelle et l’écriture de l’histoire utilisent leur rapport à la langue et au temps pour saisir le paradoxe qui les unit. Elles subliment toutes deux des événements marquants qu’elles transforment en monument (monument au mort par exemple), mais se différencient dans leur rapport à l’oubli : alors que l’autofiction doubrovskienne façonne l’oubli en matériau poétique, l’histoire le passe sous silence. Ces écritures, qui se caractérisent par le manque de ce qu’elles ne peuvent reproduire objectivement, trouvent dans la fiction un élément constitutif et désormais assumé, un élément qui supplante au manque.

Être témoin de son temps : le paradoxe d’une écriture du manque

3Faire sa langue, créer sa voix tout en montrant la voie en chef de fil d’un mouvement qui n’en est pas un, d’un genre que l’on dit « pas sérieux » (Darrieusecq 1996) ou « mauvais » (Lecarme et Lecarme-Tamone 1997), c’est pour Serge Doubrovsky se faire une place au cœur de sa propre pratique de la langue, de son usage, ce qu’elle dit et ne dit pas, ce qu’elle met en valeur et ce qu’elle cache, ce que ses sons appellent et ce qu’ils révoquent. « Transmuer mots, émotions, en son propre idiome » (Doubrovsky 1994 : 258), tel peut se résumer en quelques mots tirés de L’Après-vivre (sa quatrième autofiction) l’idéologie scripturaire de Serge Doubrovsky. Son écriture chercherait ainsi à accomplir ce qui fait son caractère propre, son idiome. Prenant la suite de Marcel Proust, il trouve dans l’expression singulière du temps qui passe une forme d’universalité. Le temps est présenté sous différentes problématiques ; il constitue ainsi la toile de fond de l’entreprise autofictionnelle doubrovskienne, toile sur laquelle le narrateur tente de s’inscrire. Son impact et son importance sur la créativité littéraire sont particulièrement saillants dans cette attestation théorique de Philippe Gasparini (2008 : 306-307) :

Si l’écrivain du moi dispose d’un répertoire relativement limité de contrats de lecture (référentiel/fictionnel/mixte), de modes d’énonciation (je/tu/il), de personnages, d’intrigues et de thèmes, en revanche, il peut, comme un musicien, indéfiniment créer de nouvelles combinaisons rythmiques. Le temps constituant le motif et la matière, le fond et la forme de son récit, le traitement qu’il lui fait subir est plus significatif que ce qu’il en dit explicitement.

4Il souligne avec justesse que l’appréciation du temps est le moteur nécessaire d’une écriture singulière. Or, le temps devient un enjeu majeur de l’écriture lorsque cette dernière veut incarner un individu pris dans une époque, lorsqu’elle est le témoin d’une singularité. Il faut s’arrêter quelques instants sur le mot témoin pour saisir son ampleur dans l’œuvre de Serge Doubrovsky : de son origine latine testimonium, lui-même de testi, le témoin désigne étymologiquement une déclaration « par acte [de] ce que l’on veut qui soit exécuté après sa mort1 ». Percevoir l’écrivain du je comme un écrivain du testi revient donc à faire acte de soi dans une continuité temporelle qui ne trouve pas de fin dans la mort. L’écrivain autofictionnel, contrairement à l’autobiographe, ancre son œuvre dans un discours de temporalité référentielle, précise et définie qui se projette davantage dans la disparition de ses personnages et son lectorat que dans celle de l’auteur lui-même. Serge Doubrovsky qui observe avec justesse et humour qu’il « tue une femme par livre » (Doubrovsky 1989 : 51) détourne la perspective de sa mort et utilise celle d’un de ses personnages féminins pour se raconter à travers la singularité de la relation qu’ils ont entretenue2. Grâce à ce détournement du testi, il revisite le concept littéraire de l’écriture de soi et affirme qu’il est indispensable de se définir à travers différentes entités autres que soi. Comme pour les témoignages sur lesquels se base le discours historique, la multitude de discours lui assure une plus grande crédibilité.

5Cependant, chacune de ses autofictions souligne bien le paradoxe face auquel son écriture se trouve confrontée, à savoir que sa tâche ne consiste ni à présenter une accumulation de faits passés objectifs (comme pourrait le faire un témoin oculaire) ni à projeter dans le passé fantasmes personnels et illusions perdues. C’est en cela encore que l’écrivain autofictionnel retrouve les problématiques de l’historiographe : le récit passé de ce qui n’est plus doit être rendu dans un cadre spatio-temporel présent, mais le récit de l’absent (de l’absente, en l’occurrence) est un récit amputé d’une section vivante, vibrante de l’expérience vécue au présent. Cela dit, et comme argué par François Dosse (2003 : 145-146), « [a]ucune existence du présent sans présence du passé, et donc aucune lucidité du présent sans conscience du passé » ne peut être tangiblement atteignable. Sans « lucidité », comment rendre compte d’un récit objectif ? Il est alors aisé de comprendre pourquoi l’écriture doubrovskienne et l’écriture de l’histoire se glissent toutes deux dans le sillon assumé de la langue, qui reconnaît le manque comme matériau subjectif mais surtout constitutif de leur composition. Après Mallarmé, il est possible d’avancer que l’imperfection de la langue (et donc son manque à être) est à l’origine de la création littéraire. L’écriture s’envisage alors comme une activité qui manque continuellement sa cible, qui s’ancre dans une approche morbide, et donc pathogène, qui dénote d’un déséquilibre ou plutôt qui tend vers un équilibre qu’elle n’arrive pas à atteindre.

Faire histoire de soi : l’hybridité contre l’oubli

6À cet égard, l’autofiction de Serge Doubrovsky convient d’un genre hybride qui se présente en circassien de la littérature. Par exemple, La Dispersion (1969) penche à la fois du côté des récits de vie intime où les souvenirs récoltés font foi, et du côté de l’objectivité journalistique et légale en réutilisant des textes journalistiques provenant notamment de La Gerbe, et d’authentiques extraits de textes de lois et d’arrêtés municipaux – montrant par là même la contamination sans fin de la collaboration du régime de Vichy. Les récits de l’histoire personnelle permettent au narrateur d’articuler les récits de l’histoire nationale, en les mettant en perspective et en montrant dans quelle mesure l’histoire a laissé sa trace sur l’écrivain. Concernant cette qualité d’équilibriste qui incombe également à l’écriture de l’histoire, Michel de Certeau ajoute que :

[l’écriture] fonctionne comme image inversée ; elle fait place au manque et elle le cache ; elle crée ces récits du passé qui sont l’équivalent des cimetières dans les villes ; elle exorcise et avoue une présence de la mort au milieu des vivants. Jouant sur les deux tableaux, à la fois contractuelle et légendaire, écriture performative et écriture en miroir, elle a le statut ambivalent de « faire l’histoire », […] et pourtant de « raconter des histoires », c’est-à-dire d’imposer les contraintes d’un pouvoir et de fournir des échappatoires. Elle « instruit » en « divertissant » […]. (Certeau 1975 : 122)

  • 3 Serge Doubrovsky a publié de nouveaux articles critiques sur l’écriture de soi et l’autofiction, no (...)

7L’autorité naturelle que l’écriture de faits passés possède, que ce soit dans le cadre de l’écriture de l’histoire ou dans l’écriture de l’autofiction, empêche ce même récit de tomber dans l’oubli. Il se trouve archivé dans la mémoire commune, comme monument personnel ou national. Or, faire de l’écriture de soi son cheval de bataille, tant sur le plan universitaire3 que personnel, a permis à Serge Doubrovsky de faire de sa mémoire l’enjeu majeur de son entreprise autofictionnelle, de la mettre en scène à diverses reprises et d’en observer les échos à différents stades de sa vie. Il écrit ses oublis, partage les failles de sa mémoire et contourne ces manques en faisant le récit d’événements annexes. S’il ne se souvient pas du jour de la libération, il garde très bien en mémoire les neuf mois de réclusion forcée dans un sous-terrain parisien. De même s’il a oublié son premier rapport sexuel, il se souvient en revanche du temps passé en sanatorium à guérir d’une tuberculose contractée dans l’après-guerre. C’est dans la fragmentation des souvenirs que se dessine la mémoire, que se construit l’H/histoire et que l’identité prend forme. L’écriture de l’histoire de soi (ou a fortiori d’un peuple) s’apparente alors à l’écriture d’une anamnèse, qui restituerait d’une part les pathologies constitutives et constructives d’une entité et qui, d’autre part, rappellerait le souvenir d’une possible rédemption. La fabrique d’un tel récit se passe alors nécessairement le long de la faille mémorielle, au bord du précipice rédactionnel qui pousse l’auteur à embrasser le temps passé, quitte à lui faire subir une modification qui lui permettrait de réconcilier faits et art narratoire. Ainsi, comme le soutient Marguerite Duras (1987 : 14), « [é]crire, ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est raconter tout à la fois ». L’écriture fait le grand écart en touchant simultanément au vrai et au faux, comme à l’advenu, au non-advenu et à la possibilité d’un alter-advenu. Contrairement à l’histoire qui passe sous silence ses oublis, l’autofiction doubrovskienne le met au cœur de sa pratique créative pour tenter de se définir malgré le vide.

8Pour faire face à cet oubli et le transmuer, Doubrovsky réutilise un procédé employé par l’histoire, à savoir la création de monument. Monument, monumentum, monere : se rappeler. Le récit de faits passés, grâce à la complexité de ses référents, à sa coprésence dans le néant de la mort et de l’éternité, incarne les mêmes fonctions que celles du monument, qui « assure, rassure, tranquillise en conjurant l’être du temps » (Choay 1992 : 15). Le monument permet au spectateur, acteur au sein d’une communauté organisée (politique et/ou littéraire), de dialoguer avec l’événement représenté, de s’y retrouver, de l’intégrer, pour finalement le dépasser. Entre sphère privée et public, l’acte commémoratif détourne l’attention en l’attirant vers un événement marquant. C’est pourquoi la distinction qu’il semble toutefois falloir observer entre les écrits d’histoire et d’autofiction et les écrits autres se retrouve dans la compréhension de la narration historique de Gérard Genette qui constate que la narration historique dépend d’une exigence qui a trait à la diegesis et non à la mimesis, comme on peut le croire. Il est créateur de sens et offre par là même à tous ses lecteurs une clef leur permettant d’accomplir l’acte commémoratif dans une méditation commune et non dans un mouvement répétitif.

Fiction de soi, mémoire et trace : les limites d’une écriture de l’histoire de soi

9Ce qui fait polémique dans ces deux écrits (autofictionnels et historiques), c’est bien la reconnaissance ou non de la part d’invention, de re-création, de réorganisation, en somme la part de fictionnalité qu’ils comprennent. Ni le lecteur, ni le citoyen ne veulent être la dupe d’une entreprise littéraire ou historique qui les fourvoierait. Ils réclament alors une clarification quant à la part fictive d’un récit qui les aiderait à distinguer le vrai du faux. Dans Fils, par exemple, la fiction devient un procédé littéraire qui permet à l’auteur de nouer ensemble différents éléments qui construisent son autoportrait. Elle apparaît en particulier dans la mise en ordre artificielle des événements racontés : l’unité de temps du récit relève en effet entièrement d’une construction purement littéraire. Comme indiqué dans le « Prière d’insérer », l’action principale est celle d’une journée unique qui ne s’est pourtant jamais produite en l’état. L’auteur affirme, en revanche, que toutes les péripéties sont, elles, tirées de « faits réels ». Le lecteur est mis en garde avant même le début du livre qu’il s’apprête à lire. L’abandon d’une narration chronologique permet à l’autofiction doubrovskienne de placer en son centre le mouvement de ses affects et de laisser libre cours aux envolées sonores et autres associations subjectives qui ne relèvent ni du vrai historique ni du fictif narratologique :

Si l’on délaisse le discours chronologico-logique au profit d’une divagation poétique, d’un verbe vadrouilleur, où les mots ont préséance sur les choses, on bascule automatiquement hors narration réaliste dans l’univers de la fiction. (Doubrovsky 1988 : 69)

  • 4 « Si j’imagine cet enfant adulte, je dois m’imaginer MORT » (Doubrovsky 1989 : 297).

10Portée à son paroxysme, cette approche poétique a donné lieu à l’extravagante production du Monstre, autofiction fleuve de plus de 1 600 pages, où l’auteur met en pratique cette « divagation poétique » et ce « verbe vadrouilleur ». Refusé en l’état, tronqué en Fils, puis sauvé des cartons, pour finalement être publié dans son intégralité en 2012, Le Monstre démontre tout de même que l’écriture de l’histoire ne s’appuie pas uniquement sur des documents archivables. Il laisse une place primordiale au non tangible du souvenir (ou du sentiment du souvenir), qui, animé par la langue, devient le véritable moteur de l’écriture qui se fixe au passé en tant qu’unique témoin d’un temps révolu. De même, pour Serge Doubrovsky, auteur et narrateur, l’imagination, la fiction et la mort s’entendent sur un mode narratif similaire. S’il a recours à l’imagination, c’est bien pour accéder à un passé qui est inaccessible par définition et mort par extension4. Serge Doubrovsky l’affirme également au sein même de son autofiction : « Si je songe à moi, un pur rêve. Si je me remémore, je m’invente. Sur pièces, de toutes pièces. JE SUIS UN ÊTRE FICTIF » (1989 : 274). La part de fiction que comprend son œuvre est inhérente à la part de fiction qui constitue tout ensemble se présentant comme unité cohérente, qu’il s’agisse d’histoire ou d’autofiction. Philippe Vilain conclut ainsi que l’autofiction n’est qu’une « variante “post-moderne” de l’autobiographie, dans la mesure où elle ne croit plus à une vérité littérale, à une référence indubitable, un discours historique cohérent, et se sait reconstitution arbitraire et littéraire des fragments épars de mémoire » (Vilain 2005 : 212).

11Pour justifier la part de fiction inhérente à l’histoire, Paul Ricœur (comme Serge Doubrovsky) a recours aux souvenirs et à la mémoire, ces deux acteurs de l’écriture. Principaux matériaux constitutifs de l’identité, ils permettent de construire une unité définissante :

[…] la mémoire est du passé et ce passé est celui de mes impressions ; en ce sens, ce passé est mon passé. C’est par ce trait que la mémoire assure la continuité temporelle de la personne et, par ce biais, [l’] identité […]. Cette continuité me permet de remonter sans rupture du présent vu jusqu’aux événements les plus lointains de mon enfance. D’un côté les souvenirs se distribuent et s’organisent en niveaux de sens, en archipels, éventuellement séparés par des gouffres, de l’autre la mémoire reste la capacité de parcourir, de remonter le temps, sans que rien en principe n’interdise de poursuivre sans solution de continuité ce mouvement. C’est dans le récit principalement que s’articulent les souvenirs au pluriel et la mémoire au singulier, la différenciation et la continuité. (Ricœur 2000 : 116)

  • 5 Notamment dans Fils, Le Livre brisé, Laissé pour conte et Un homme de passage.

12C’est alors la mémoire (et ses actions corrélatives, comme la commémoration) qui se voit érigée en lieu de mémoire comme peut l’entendre Pierre Nora. Ces lieux émergent de la pression sous-jacente à la mémoire dite collective, qui solidifie une unité mémorielle au sein d’une communauté. Un objet peut devenir un lieu de mémoire s’il échappe à l’oubli général. Serge Doubrovsky, dans son autofiction, multiplie les lieux de mémoire collective tels qu’ils sont conceptualisés par Nora, et y ajoute des lieux de mémoire personnelle qui prennent forme grâce à sa communauté de lecteurs. La lecture des autofictions s’unit aux événements personnels dans un mouvement commémoratif qui les empêche de tomber dans l’oubli. Prenons pour exemple cet épisode de la vie du narrateur qui est raconté à plusieurs reprises dans différentes autofictions5 rapportant cet événement marquant de son enfance où ses parents découvrent, écrit sur la boîte aux lettres, le mot « JUIF ». Le père l’efface dans un premier temps, mais il réapparaît et pousse finalement la famille à prendre de plus grandes mesures de sûreté quant à leurs habitudes de vie à Paris. La création de lieux de mémoire que l’auteur partage avec son lectorat lui permet non seulement de partager un moment marquant de sa vie (en l’occurrence la persécution raciale durant l’Occupation), d’écrire sa survie (il le clame ainsi en conclusion de Laissé pour conte), mais aussi de faire perdurer le souvenir vif d’une partie de l’histoire de France. A fortiori, Serge Doubrovsky fait de la mémoire un monument littéraire. Elle cristallise le temps et fixe le devoir du citoyen (le devoir de mémoire) et du lecteur, qui deviennent tous deux porteurs du message.

13Autre exemple : Serge Doubrovsky, universitaire français exilé volontaire aux États-Unis dans les années 1950, a connu un nombre significatif des événements majeurs du xxe siècle : dans un voyage en autocar, traversant le pays du Nord au Sud, il observe les ségrégations raciales et leurs applications, séparant les individus, leur assignant différents toilettes et sièges dans le car. Il se décrit aussi dans un Homme de passage observant l’attaque kamikaze du 11 septembre 2001 de la fenêtre de son appartement new-yorkais avec sa fille. Ces deux souvenirs sont mis directement en perspective avec son expérience de la Seconde Guerre mondiale qui demeure à ses yeux l’événement de référence : au sein de l’économie narrative doubrovskienne, leur importance est amoindrie et ils ne sont mentionnés que pour rappeler au lecteur le génocide des années 1940. L’histoire ne semble pouvoir être perçue qu’à travers ce prisme initial et initiatique, fondateur de l’identité de l’auteur-narrateur. Le caractère mortifère de cette expérience des limites provoque, chez Serge Doubrovsky, une écriture de la répétition. Au sein de l’autofiction, le ressassement « a pour trait principal de raconter, comme ayant eu lieu, le naufrage total […] dont le récit ne saurait en conséquence être préservé » (Blanchot 1983 : 93). Il permet la construction de ces lieux de mémoire chez son lectorat. Une narration qui ressasse a alors pour but de retenir à travers les tissus du texte l’avancée du temps. Laurie Laufer (2008 : 32) précise ainsi que

[p]ar la pensée répétitive, le temps ne peut passer. La mélancolie est une suspension du temps psychique, c’est-à-dire du corps pulsionnel, plus exactement une saturation du temps dans le corps pulsionnel. Une jouissance douloureuse de l’événement. Comme si cette jouissance douloureuse était un retour incessant sur le même sillon. L’événement traumatique agit tout comme un disque rayé, non pas un disque qui s’écouterait en boucle, mais un disque trébuchant, butant toujours sur la même rayure, toujours sur la même note, fixant le mouvement dans une incessante énergie à vouloir continuer et à ne pas cesser d’être immobile.

  • 6 Michel de Certeau (1994 : 51) écrit peu après mai 1968 qu’« un événement n’est pas ce qu’on peut vo (...)

14Le ressassement doubrovskien participe de cette absence de mobilité temporelle et relève de « l’agitation fixe » dont Pierre Fédida disait qu’elle prive le sujet de présent, lui retirant sa capacité naturelle à intérioriser le souvenir. La trace, cette réminiscence ineffaçable du passé, représente bien l’objet historique à contenir, l’événement dont les manifestations constituent de nouveaux signifiés qui contribuent à en saisir la complexité. Ainsi, Michel de Certeau invite à ne pas tomber dans le piège de la consommation d’événements. Il encourage davantage à observer le devenir de quelques événements6 en chacun de nous et au sein de la société. L’histoire qui procède par « connaissance, par traces » (Bloch 1974 : 56) permet l’observation de l’éventuelle évolution d’une même communauté. Il n’est, de fait, pas surprenant de voir l’autofiction se saisir de l’histoire et de l’événement historique pour se saisir soi-même.

15La notion de trace, chère à la narratologie comme à l’historiographie, prend alors une place centrale : « l’écriture ouvre le champ de l’histoire – du devenir historique » (Derrida 1967 : 43). En reliant l’écriture, l’histoire et la trace, Jacques Derrida propose d’observer le mouvement simultané de « la temporalisation, [du] rapport à l’autre et [du] langage » que le néologisme différance sous-tend. Ce que propose Derrida, c’est une observation de la trace nouvelle en partant de son processus de création, de la technique qui l’a vue naître et des conséquences de cette naissance dans le temps. Michel de Certeau situe l’origine de l’histoire dans cette lutte contre l’oubli, le vide et le manque qui s’ensuit, dans ce désire de contention du souvenir qui tend à s’échapper, de retenir le temps perdu. Il ajoute que « [c]’est de ce moment, toujours réparti dans le temps, que date la naissance de l’historien. C’est cette absence qui constitue le discours historique » (Certeau 1970 : 168). Il ajoute ainsi qu’en « réalité la fonction spécifique de l’écriture n’est pas contraire, mais différente et complémentaire par rapport à celle de la pratique » (Certeau 1975 : 141). Elle contribue à la constitution d’une fiction qui ne peut plus être la prétendue histoire diégétique et mimétique, mais une histoire fondamentalement métadiégétique d’individus, fragmentaire et complexe. Pour Serge Doubrovsky, l’écriture autofictionnelle semble trouver son équilibre dans le double désir derridéein de temporalisation de soi et decerteausien de lutte contre l’oubli, qu’autorise l’usage assumé de la fiction.

* * *

  • 7 Le lien reliant le motif de la perte et du temps est omniprésent chez Doubrovsky. Métonymie du trau (...)

16Histoire et autofiction, ces « projet[s] traditionnellement “poétique[s]” : l’exploration de la mémoire où je déplie idées et images, saveurs, odeurs et touchers, réverbérations et sensations, jalousies, exaspérations, douleurs et joies encore si j’arrive à les dire » (Kristeva 1994), permettent une réévaluation du rapport de l’écrivain aux événements produits et à ses modes de communication. Elles offrent à la fois une temporalité nouvelle et de nouvelles possibilités de temporalité. La création d’un lieu de cohabitation hybride, c’est-à-dire d’un lieu qui relève à la fois de la narration de soi et du récit historique (présents dans les autofictions doubrovskiennes), permet de transcender les espaces de la perte (qu’elle soit authentique, comme le décès d’un être cher, ou symbolique telle que le temps est ressenti par le narrateur doubrovskien7). « La parole devient [alors] si rageuse de l’absence de l’absent qu’elle en devient créatrice d’œuvre. Jusqu’à épuisement et jusqu’à l’extinction de sa passion » (Fédida 1978 : 7), mais cet absent n’est autre que le temps perdu, que l’autofiction doubrovskienne, en digne héritière de la problématique proustienne, continue de chercher. L’écriture autofictionnelle, si elle est écriture de la perte, devient alors une écriture transhistorique de soi dans la mesure où elle retient le sujet dans le présent continue de la production narrative et réactualisant de la lecture. « Le passé, le trépassé, là qu[’il] se fixe », là dans le texte, dans la narration de soi qui tend vers la fiction, qui tend vers un témoignage historique, mais qui n’est ni l’un ni l’autre ; mais là, aussi dans l’héritage mémoriel qu’il laisse derrière lui. Ce que Serge Doubrovsky parvient finalement à accomplir avec l’autofiction, c’est ce que Pierre Nora (1987 : 7) et Georges Duby ont suggéré avec l’égo-histoire :

Ni autobiographie faussement littéraire, ni confessions inutilement intimes, ni profession de foi abstraite, ni tentative de psychanalyse sauvage. L’exercice consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer d’appliquer à soi-même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres. D’expliciter, en historien, le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait.

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Bibliography

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Notes

1 Littré, Émile, Dictionnaire de la langue française, [En ligne], http://www.littre.org/definition/tester, consulté le 5 décembre 2016.

2 Par exemple, Fils s’applique à raconter sa relation avec sa défunte mère, Le Livre brisé celle avec sa femme. D’autres autofictions rapportent des fins symboliques, telles que Un Amour de soi sur la fin de sa relation extraconjugale avec la critique Naomi Shor dont la mort prématurée sera racontée dans Un Homme de passage (2011), Laissé pour conte revient à la fois sur le personnage de Elle qui souffre d’alcoolisme et qui finit par se suicider, et sur la fin de la sexualité de l’auteur.

3 Serge Doubrovsky a publié de nouveaux articles critiques sur l’écriture de soi et l’autofiction, notamment Autobiographiques : de Corneille à Sartre (PUF, 1988) et Parcours critiques 2 (ELLUG, 2006).

4 « Si j’imagine cet enfant adulte, je dois m’imaginer MORT » (Doubrovsky 1989 : 297).

5 Notamment dans Fils, Le Livre brisé, Laissé pour conte et Un homme de passage.

6 Michel de Certeau (1994 : 51) écrit peu après mai 1968 qu’« un événement n’est pas ce qu’on peut voir ou savoir de lui, mais ce qu’il devient (et d’abord pour nous) ».

7 Le lien reliant le motif de la perte et du temps est omniprésent chez Doubrovsky. Métonymie du traumatisme subi pendant la Seconde Guerre mondiale, le temps du sentiment d’être humain que le narrateur doubrovskien a vécu lors des persécutions raciales des années 1940.

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References

Electronic reference

Anaïs Fusaro, Écrire le je(u) de l’histoire : la confrontation générique de l’autofiction doubrovskienne et l’écriture de l’histoireItinéraires [Online], 2017-1 | 2018, Online since 15 February 2018, connection on 08 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/3723; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.3723

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Anaïs Fusaro

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