- 1 Set Setal (1990), Bul Faale (toute la décennie 1990), Y’en a marre (2011-2012).
1Set Setal, Bul Faale et Y’en a marre marquent des expériences vives au cœur du vivre ensemble : elles donnent à lire l’affirmation des jeunes générations dans l’espace public. Ces éruptions, à travers lesquelles s’expriment la vitalité et le besoin d’engagement, témoignent de la capacité créatrice de ces jeunes en mouvement ou de ces mouvements de jeunesse, et de leur don d’invention de modes d’action inédits pour peser sur la vie commune. L’action émancipatrice, individuelle ou collective, constitue le centre de gravité de ces phénomènes au cours desquels les jeunes, animés par des mobiles différents, engagent, dans l’urgence et la ferveur, des actions, des affirmations, des combats, mettant en œuvre une myriade d’interventions dans les interstices et les intervalles offerts par le tissu urbain. Ces phénomènes distincts, portés à titres divers et selon des modalités variées par la jeunesse urbaine dakaroise, sur fond d’orientations communes, diffèrent cependant dans leur nature, leur démarche et leur finalité. Il s’agira d’exposer la singularité de chacun de ces phénomènes qui s’inscrivent dans des séquences historiques distinctes1, tout en saisissant les liens qui unissent, opposent ou traversent ces distinctions, phénomènes qui ensemble procèdent à la « refabulation de la ville » (Diouf 2013 : 33), ou, dit autrement, à la réécriture du récit de l’en-commun.
- 2 De fait, la « civilisation » est liée à la « cité » tout comme la « civilité » et la « citoyenneté (...)
- 3 « La polis fut la cité grecque dans laquelle s’inventa, à peu près, aussi bien la politique que la (...)
2La mise en regard de ces phénomènes fait émerger un dénominateur commun : jeunesses, cultures urbaines et citoyenneté se croisent et forment une tresse « indéfaisable ». C’est cet entrecroisement qui fait sens. Quelques remarques préliminaires, sous la forme d’un examen étymologique, s’imposent. La civilisation est liée à la cité, tout comme la civilité et la citoyenneté. Un étymon commun est à l’œuvre2. De même, urbs a donné urbain et urbanité avec toutes les connotations y afférentes ainsi que le mode de vie qui est postulé. Enfin, polis d’où s’origine police et politique superpose un espace physique et un espace juridique. Dans la ville s’invente la politique et la civilisation urbaine tout comme s’y joue ce qui a trait à l’urbanité, la civilité et la politique3. Au point de croisement de ces trois expériences singulières, une jeunesse urbaine issue de tous les milieux sociaux, mais qui a le sentiment que son destin est verrouillé par la conjoncture. Cette jeunesse s’est retrouvée dans une situation d’extrême précarisation de ses conditions de vie, du fait de l’ajustement structurel et de son corollaire, le chômage de masse. Le corps social est soumis à des conditions de vie désastreuses marquées par les violences, les pénuries et les désordres de toutes sortes. La formule « no future », bien connue sous d’autres latitudes, résume bien la condition de ces jeunes enferrés dans un quotidien indigne, à la fois de leurs aspirations et de leurs qualifications. C’est une jeunesse en état d’opposition avec l’ordre, les institutions et les académies, en proie à des sentiments de l’ordre du mécontentement, de l’impuissance et de la colère. De là, ils mettent en œuvre des initiatives populaires qui viennent remplir le vide laissé par le désengagement de l’État.
3Le contexte d’émergence de ces phénomènes respectifs, leurs liens et leurs spécificités, leurs visées et leurs enjeux, de même que les motivations des acteurs et la logique de leurs actions, ont été l’objet de travaux multiples, notamment ceux de Mamadou Diouf (1992, 2013), Jean François Havard (2001, 2007), Mamadou Dimé (2007) et David Vigneron (2016).
4Le mouvement dénommé Set Setal a été appréhendé au-delà des aspects d’assainissement et d’aménagement, comme une expérience de réappropriation et de partage par la jeunesse d’un espace de proximité (le quartier comme lieu d’ancrage de l’identité psycho-sociale), pour l’embellir certes, mais surtout pour le renommer et y réinscrire l’histoire. En fait, la formation d’une mémoire qui interroge la fabrique des identités et les légitimités. Selon Havard : « Le mouvement set setal (“propre”, “rendre propre” en wolof) au tournant des années 1980 et 1990 avait déjà préfiguré cette dynamique juvénile de réappropriation de l’espace urbain comme lieu de réécriture de la mémoire, de l’histoire et de la conscience nationale » (2009 : 329). Diouf, pour sa part, y voit une refonte historique par la déconstruction de la mémoire nationaliste :
Il s’agit aussi d’embellir des sites, de les nommer parfois, de les marquer souvent par des stèles et/ou des monuments pour porter témoignage en exhumant des moments ou des figures de l’histoire locale ou en sollicitant la mémoire privée des familles ou des associations de jeunes. Le recentrage sur le quartier traduit, dans une certaine mesure, la recherche d’une inscription dont l’origine soit autre que coloniale ou nationaliste. (Diouf 1992 : 43)
5Dans un article qui ouvre des perspectives stimulantes, Jean François Havard a tenté de cerner et d’analyser la dynamique de rupture et d’affirmation générationnelle Bul Faale qui gagne la jeunesse au début des années 1990, avec valorisation d’un nouveau mode de réussite, fait d’un engagement pragmatique tourné plus vers l’efficacité que vers les références idéologiques.
6Mais le sous-titre « les nouvelles figures de la réussite sociale » fait plutôt écran aux éclaircissements de l’article lui-même, car il y est question moins de « réussite sociale » que d’ethos, d’un fonds commun teintant les valeurs, comportements et aspirations d’une jeunesse attentive, comme groupe affinitaire et social, à donner sens et visibilité à un quotidien afin de l’ouvrir sur des horizons d’émancipation.
En ce sens, le mouvement bul faale au Sénégal est exemplaire, car il est explicitement un mouvement juvénile et urbain, à la fois culturel – il repose sur des modes d’expression artistiques (le rap) et sportifs (la lutte sénégalaise) – et social, en ce qu’il véhicule un système de valeurs très marqué générationnellement. Il affiche en même temps une volonté de rupture et une remarquable capacité d’innovation, laquelle repose sur des processus de reformulation des identités, à l’interface des dynamiques du dedans et du dehors. (Havard 2007 : 64)
7Il s’agit chez cette jeunesse, d’une reconfiguration d’itinéraires existentiels spécifiques pour la réélaboration d’une identité alternative.
8Cette dynamique de contestation générationnelle et d’affirmation citoyenne, qui se tisse à partir de l’expérience et sans laquelle la première alternative n’aurait pas été possible, annonce et prépare le mouvement Y’en a marre, nettement et ouvertement politique, figure d’une citoyenneté insurgée aux avant-postes du combat pour la seconde alternance politique en 2012. Les trajectoires des jeunes, leurs modes de subjectivation et leur prise de conscience citoyenne les ont conduits à s’investir dans la sphère politique. C’est le sens de l’article de Dimé (2014) qui, analysant le terreau dans lequel ces différents phénomènes plongent leurs racines, y pointe une même énergie de lutte et d’intervention citoyenne à l’œuvre, au-delà de leurs dissonances.
À travers une analyse de leurs conditions sociales de naissance, des figures au cœur des mouvements (à chaque fois celle du rappeur), de la forme de leurs stratégies contestaires, du contenu des messages et slogans de mobilisation, des résultats sur lesquels ont débouché ces expériences de protestation juvénile, nous avons mis en lumière les continuités et les discontinuités entre les phénomènes bul faale et Y’en a marre. Avec l’émergence de Y’en a marre, on est ainsi dans une phase de passage de flambeau intergénérationnel dans la contestation sociopolitique. (Dimé 2014 : 33)
9Diouf élargit la focale d’analyse en inscrivant la réflexion dans une perspective plus générale de saisie globale de tous les processus en combinaison au sein d’interactions multiples, afin de mettre en lumière les ajustements, transactions logiques en jeu dans cette recomposition générale des formes d’identification : mots, gestes, corps, voix, sons, déclinaisons artistiques et citoyennes entrent en résonance pour la mise en forme commune d’une culture en mutation. Il donne à lire ces phénomènes comme effets de loupe des évolutions et des enjeux, des « hybridations en mouvement » au travers desquelles s’opère une redéfinition collective du bien commun.
Les jeunes Sénégalais ont fait le choix d’une re-fabulation pleine, plus ouverte, plus collective et publique, tant par sa production, sa consommation et ses manifestations que par les supports de sa dissémination : le corps, les murs d’enceinte, la cassette, le cercle ou la piste de danse, la radio, la rue. […] Prenant des tours et des détours imprévisibles, elle s’est appropriée des ressources multiples, provenant autant des traditions ré-imaginées que des représentations coloniales et mondiales, constamment réinterprétées. (Diouf et Frederiks 2013 : 87)
10La présente étude s’inscrit dans le sillage des travaux mentionnés, mais s’éloigne cependant d’une perspective purement descriptive, pour tenter de comprendre et d’interpréter ces phénomènes et ces formes d’expression comme appropriation spatiale et générationnelle du lien social.
11Le Set Setal (assainir) marque le surgissement d’une jeunesse urbaine, lasse de ronger son frein et qui, animée par une volonté de réaffirmer les raisons du vivre ensemble, lance un défi aux autorités étatiques. Une jeunesse en souffrance, révulsée par l’image de dégradation de l’habitat social, décide une prise en main citoyenne de la ville et de son destin par des initiatives plurielles d’entretien des espaces de vie en commun.
12Puis, au tournant de l’année 1990, subitement, voici que les jeunes s’agitent ; des milliers d’entre eux prennent balais et pinceaux, s’affairent autour d’une poignée d’artistes et font fleurir les murs de Dakar. Des fresques surgissent, sur des centaines de mètres de murs, suscitent l’étonnement, créent l’événement : c’est le Set Setal. La saleté, il est vrai, était omniprésente. Ordures qui s’entassent, immondices où pataugent les jeunes enfants, où pullulent rats, mouches et moustiques : la saleté a investi tout le paysage urbain, elle s’insinue dans les logis, sur les habits, sur le corps – dans l’âme, peut-être, avec les détournements, les magouilles et les manipulations que le compositeur populaire EI Hadji Ndiaye dénonce chez les « dégueulasses » (Bugnicourt 1991 : 28).
13À travers des initiatives populaires qui tentent de pallier le vide laissé par le désengagement de l’État, cette jeunesse met en œuvre une matrice d’actions qui tournent autour du nettoiement des rues, des fresques murales, des graffitis et qui, toutes, marquent le désir de participer à la gestion de l’espace public. Une demande d’implication dans le groupe et d’investissement concret de chacun ; une disponibilité à l’action adressée à l’ordre social par des jeunes pénétrés d’une forte conscience civique et patriotique.
- 4 Cf. Mamadou Diouf (2013 : 61) : « Le set-setal se réclame d’un ancrage dans le quartier, “le coin”, (...)
14À travers ce mouvement de réinvestissement de la rue par une jeunesse qui la transforme en un lieu de réécriture de la mémoire, de l’histoire, de la conscience locale4, il s’agit pour cette jeunesse de donner une identité au quartier, de se réapproprier l’espace urbain pour créer des liens. Tout concourt à recharger de sacralité et de puissance mythique ces lieux en déshérence, ces ensembles inexpressifs, sans âme, où la communauté ne fait plus communauté mais se réduit à la contiguïté ou la collection de gens qui se côtoient dans des lieux sans identité d’appartenance, sans cohésion ni coercition symbolique.
- 5 Cf. Mamadou Diouf (2013 : 68) : « Par l’imbrication et l’entrelacement de récits multiples, les jeu (...)
15L’objectif est d’élire l’espace comme le sien, de le marquer par des signes, et surtout de le consacrer en le reliant à des modèles qui lui donnent valeur et identité (effigie des saints, portraits de grands intellectuels, ou de personnalités mythiques de l’histoire africaine comme Mandela, Sankara, Cabral), ou de vedettes du spectacle5. Un panthéon local en somme. Par là, cette jeunesse rappelle les droits et les devoirs dans le temps même où elle redéfinit les statuts, les privilèges et les dignités. Ces fresques murales sont l’expression visuelle d’un besoin d’illustrer de manière sensible les idéaux collectifs. Un ordre de visibilité, destiné à donner figure et physionomie à un ensemble urbain, coupé de ses territorialités comme de ses appartenances. En un mot, l’élection d’un quartier pour y inscrire un monde commun, une identité. Un patrimoine de noms propres, de dates et d’événements. Ce désir de donner des racines et des sèves fonde et nourrit les liens entre membres d’un même corps, conduit à enraciner l’esprit du lieu dans le cœur de chaque habitant, et à créer une mémoire du quartier qui habite l’être, ses idéaux.
16Des manifestations diverses telles que des animations musicales, des joutes sportives, des cérémonies de baptême de rues ou de places, des figurations mythiques d’êtres collectifs sont le signe d’un besoin de reprise en main des quartiers par leurs habitants, d’une volonté de reterritorialisation de ce qui dérive sans racines, sans substance commune. Une réappropriation, réinvention et transformation d’un quartier en vue de lui sculpter des traits et un visage, de créer un ciment d’identité, de susciter un partage du sens, c’est-à-dire de mettre du sens en partage.
- 6 Le champion de lutte Mouhamed Ndao alias Tyson, a connu une ascension fulgurante à partir de 1992.
17Le phénomène bul faale, dans le sillage d’une vedette de sport, est de l’ordre de l’ethos. Le champion de lutte Mouhamed Ndao alias Tyson6, incarnation du Bul Faale, apparaît comme le modèle d’une génération qui, à l’exact revers des signes établis de réussite sociale, cultive l’anticonformisme, compte sur ses propres ressources et valorise de nouveaux modèles de « success story ».
18Le Bul Faale constitue une sorte de défi au système de reconnaissance socioculturel établi. Une valorisation de la singularité par une jeunesse qui s’affirme réfractaire aux signes dominants de la société et se déclare déliée des devoirs, complexes, rêves et ambitions des générations précédentes. Un rapport de distinction et de démarcation d’une génération façonnée dans un autre dessein avec ses règles, mots et valeurs propres. Cette déclinaison ostensible de la singularité se manifeste à travers l’affichage de l’anticonformisme et l’indifférence à l’endroit des signes de l’ascension sociale. À travers bul faale (ne t’en fais pas, t’occupe pas) se manifeste la subjectivité d’un moi émergent qui se désinvestit par rapport aux modèles traditionnellement valorisés. C’est une posture de défi de la part de jeunes qui se sentent moins enclins à l’hypocrisie sociale et qui prétendent s’émanciper du regard inquisiteur de la société pour tenter de construire une identité alternative, fondée sur la recherche de manières de vivre plus authentiques. L’affirmation d’une identité au rebours des valeurs clés de la culture sénégalaise dominante que sont la sutura ou le masla, c’est-à-dire le tact et la conciliation, en fait des formes d’évitement des conflits. Cette identité alternative dont le lutteur Tyson est le porte-drapeau se fabrique à partir d’un bricolage de fortune (hymne personnel, tam-tam, drapeau américain, un vêtement rapiécé ou njaxass). Le champion de lutte Tyson qui a emprunté son surnom au célèbre boxeur américain, et qui, en dépit de sa situation d’échec scolaire, a réussi, à la force de ses biceps, à frayer son chemin dans la voie de la réussite sociale, est le symbole de cette affirmation du moi sur le modèle du self made man américain que chaque jeune a désormais vocation à faire sien.
19Bul Faale devient un signe de reconnaissance et de valorisation pour ces jeunes qui, sans s’adonner à la promotion des antivaleurs, refusent d’endosser le rôle que leur assigne une société aux structures rigides, soumise à la tyrannie des conventions, sous l’empire et sous l’emprise des traditions et des tabous. S’y affirme confusément que chaque être est doté de sa personnalité propre, et qu’il revient à chacun d’assumer son statut, quelle que soit sa condition, de fixer ses propres normes et son propre système de valeurs. À chacun de produire ses propres critères de jugement.
- 7 « Leurs pratiques religieuses, telles que le maajal (demande d’aumône) groupé et chanté ou la flage (...)
20C’est cette posture de défiance contre les inhibitions et de défi à celles-ci qui est mise en avant et qui rappelle, par plus d’un trait, le baay faal7, cet être hirsute, dont le Bul Faale épouse sinon les idéaux du moins l’apparence et la rhétorique. Une façon de « surjouer » un anticonformisme vestimentaire et comportemental aux antipodes des normes morales de pudeur, de maintien et de politesse en vigueur au sein de la société sénégalaise.
- 8 Havard (2009 : 329) note à propos des suites politiques de ce mouvement : « le slogan bul faale est (...)
21Cette posture se caractérise par une liberté d’allure qui décomplexe, communique assurance et enthousiasme ; quelque chose de l’ordre d’un feeling qui traverse la vie, la colore, l’infléchit et l’inspire. Une « stylistique de l’existence », pour reprendre la belle expression de Foucault, mais appliquée à l’ensemble des pratiques par lesquelles une génération signe sa vie, la stylise et marque ce qui la spécifie dans ses comportements, gestes, valeurs et projets. Rétrospectivement, le phénomène Bul Faale, « marqueur d’une grammaire culturelle et identitaire » (Havard 2009 : 329), apparaît plutôt comme un symptôme, une tentative de réponse individuelle à la conjoncture. Une marque de fabrique d’une génération qui permet à chaque membre un ajustement identitaire lui conférant l’estime de soi et lui permettant de forger sa propre subjectivité. À travers une stratégie d’affirmation qui met la dignité au cœur de la renégociation identitaire, cette aventure individuelle configure quelque chose au rapport social, en postulant une conquête du sens de l’évaluation. Le mouvement Set Setal et le phénomène Bul Faale, attachés à excéder les figures constituées, en donnant forme et réalité à des revendications et enjeux qui relèvent d’orientations culturelles et de l’éthique, ont été des initiateurs de liberté, de responsabilité et de citoyenneté8. Comme tels, ils sont annonciateurs de l’alternance démocratique de 2000, tout autant qu’une préfiguration de la seconde alternance de 2012.
- 9 « “Tout est parti d’une coupure d’électricité”, explique Malal Tall, un rappeur sénégalais. Ce 16 j (...)
22Les rappeurs de Y’en a marre9 se sont révélés comme un des fers de lance de l’insurrection démocratique qui a conduit à la deuxième alternance de l’histoire politique du Sénégal en 2012. Ils appartiennent, selon Vigneron (2016) à ces « mouvements contestataires urbains en Afrique de l’Ouest qui se sont développés sur le terreau de l’aggravation de la pauvreté infra urbaine et de la déstructuration des solidarités traditionnelles ». Toujours selon ce dernier :
[…] deux types de mouvements contestataires se sont développés sur ce substrat, selon qu’ils sont politiques ou religieux. Les mouvements de contestation dits “politiques” se caractérisent par une logique dénonciatrice exprimée par des manifestations revendicatives et un activisme militant engagé, recourant notamment aux formes d’expression culturelles contemporaines telles que le hip-hop. Les modes d’action passent donc aussi par l’occupation de la rue et des lieux symboliques. (Vigneron 2016 : 5)
- 10 Le projet de révision constitutionnelle devait permettre d’élire simultanément, dès 2012, un présid (...)
23Le rap sénégalais développait un discours revendicatif et contestataire, mais les conditions de l’histoire ne se décrètent pas ; il lui fallait une occasion, un événement, une crise pour que s’exprime sa puissance de frappe. Un très fort potentiel protestataire sommeillait en cette jeunesse sénégalaise confite dans le chômage, excédée par les incessantes coupures d’électricité et laminée par des crises tous azimuts. Une indignation, prête à passer à l’acte, bouillonnait sous la marmite. Mais il fallait une étincelle. Le vote, prévu le 23 juin 2011 par la chambre législative, d’un projet de loi modifiant le scrutin présidentiel, signe le départ du mouvement de protestation10.
- 11 « À 85 ans, après onze ans passés à la tête du Sénégal, Abdoulaye Wade prépare sa succession. Les m (...)
24Face à ce qui apparaît comme un risque avéré de régression démocratique (dérive monarchique et hyper-patrimonialisation du pouvoir11), le groupe Y’en a marre qui cultive l’indépendance politique et prône un nouveau type de Sénégalais (NTS), a réussi, en jonction avec les organisations de la société civile et les partis politiques d’opposition, à mettre en branle un puissant mouvement, une vraie lame de fond, pour faire barrage. La date du 23 juin apparaît rétrospectivement comme le catalyseur de l’union sacrée contre la « dé-démocratisation », une fronde qui va mettre le pays en ébullition. Le retrait du projet de loi, sous la pression de la rue, loin de briser l’élan protestataire, creuse la brèche dans laquelle vont s’engouffrer les opposants. Le M23 est créé, qui désormais conteste la légalité de la candidature du chef de l’État pour un troisième mandat. La sensibilité contestataire, exacerbée par les aberrations politiques et les scandales financiers, sonne l’alerte et bat le rappel de la mobilisation (daas fanaanal), littéralement « aiguiser les couteaux » pour s’en servir le lendemain, c’est-à-dire fourbir les armes, ce qui, dans le contexte, est un appel à se tenir prêt, donc à se prémunir en s’inscrivant sur les listes électorales, un signal de mobilisation. Bensaïd (1997) rappelle très justement que la notion de politique, chez les Grecs, est liée au temps des alarmes. Le sentiment de vivre une dépossession de la démocratie est le moteur de la mobilisation. Les jeunes de Y’en a marre se saisissent de cette situation critique pour se réapproprier les outils de l’expérience démocratique, afin d’intervenir et d’infléchir le destin collectif sur le mode d’une croisade, en faveur de la démocratie. Le slogan « Touche pas à ma constitution » fédère les résistances. La défiance populaire à l’égard des partis politiques joue à plein en leur faveur. Une démarche de combat fondée sur l’héroïsme des principes s’engage avec comme cible unique le président Wade. Le mouvement déploie l’étendard de la révolte, fixe un horizon de lutte, lance des slogans, prône des attitudes de combat. L’expression contestataire explose en une prolifération de figures affirmées, inventées, créées, (clips, slogans, tee-shirts, banderoles, sketches) ; un soulèvement du signifiant à travers un déploiement d’affects, de sons et de paroles. Les jeux de mots et les formules percutantes incitent à faire front contre le président caricaturé en un Machiavel tropical, maître en roueries et en apparence ou portraituré en héros négatif qui fait dévier le cours de l’histoire pour l’orienter vers le pire.
- 12 Daas fanaanal, littéralement « aiguiser les couteaux pour s’en servir le lendemain » devient fanane (...)
25Avec un sens avéré de la scénographie et des coups d’éclat, les fauteurs de réveil et de trouble de Y’en a marre et leurs alliés dynamisent un soulèvement social continu mettant en œuvre des représentations qui font appel aux mythes, symboles, analogies et à la liturgie afin d’enraciner la lutte dans un terreau d’imaginaire ; il s’agit invariablement, sous des figurations multiples, de mettre en scène le combat manichéen d’un peuple justicier contre un dirigeant maléfique, figure hyperbolique de l’imposture, afin de faire déferler une explosion fracassante de colère. Le groupe qui développe une logique de la lutte et une pédagogie du bien social réactive des mythes qui structurent des actions de résistance et mobilise des référents immédiatement opératoires. Une véritable « guérilla de la poésie urbaine » qui laisse libre cours à l’art consommé de la jonglerie verbale par laquelle les jeunes rappeurs aiguisent et cisèlent des slogans qui se font écho et entrent en consonance pour disqualifier le président candidat et attiser le militantisme. Daas fanaanal – fanane daas – sama askan, sama bakan – une école – un drapeau – ma carte mon arme – tey la walo geuneu aye12 (à propos de la persistance des interminables coupures d’électricité). Un travail du signifiant, repérable à travers allitérations, rythmes binaires et rimes intérieures est à l’œuvre. Au hit-parade de la contestation, un clip de Didier Awadi qui tourne en dérision le chef de l’État en parodiant une malencontreuse formule qui lui avait échappé, « maa waxoon waxeet », littéralement : « c’est moi qui avais dit ; c’est moi qui me dédis ». Et ce, à propos de l’illégitimité de sa candidature.
26Dans la ferveur de l’événement, le mouvement se propage et déferle en vagues de protestation dont la campagne électorale sera l’acmé. Des manifestations fréquentes ont dès lors lieu quotidiennement, ravivant les foyers d’irradiation de l’action contestataire. Une convergence active de refus alimente la fronde anti Wade qui s’élargit, avec un seul mot d’ordre : « Tout sauf Wade ». La montée en puissance et la synergie des imaginaires scandent cette dynamique contestataire dont les forces s’alimentent à une ligne de résistance et de combat.
27La force de résistance est d’abord physique : il s’agit avant tout d’occuper un espace, de camper sur ses positions, de refuser de se faire déloger, ce qui induit le cycle répression-résistance qui renforce l’indignation et la détermination des manifestants. Les incidents survenus avec la police et les morts qu’ils ont engendrés s’inscrivent dans cette matrice.
28Le mouvement s’est identifié à une date, le 23 juin, et doit sa prégnance à une place, la place de l’Obélisque, du nom du monument qui surplombe cette place où est rituellement célébrée l’indépendance nationale et qui symbolise la permanence et la fixité des idéaux et des institutions. Le mouvement s’est articulé aux médias et a bénéficié de la puissance d’amplification par les télévisions qui ont diffusé les scènes d’émeutes en boucle. Les réseaux sociaux, comme instruments de mobilisation et banque d’informations, n’ont pas été en reste.
29Mais ce qui singularise par-dessus tout l’action du groupe Y’en a marre, et qui fait de lui le centre de gravité des forces vives, c’est que la mobilisation est portée par des musiciens : le rap communique une énergie de résistance, une force reliée à la musique et qui provoque la contagion des affects (Nietzsche). Pendant les rassemblements de masse, les jeux verbaux, les déclarations péremptoires et comminatoires, les refrains, la chorégraphie, tout cela fait immédiatement sens et agit instantanément. La dimension performative de la scène démultiplie les effets de dramatisation, diffracte les rituels et favorise le montage d’actions spectaculaires. Par la puissance d’entraînement du rap, ses effets d’implication directe et l’immédiateté d’intensité, les corps communiquent dans l’indignation, imprimant une surenchère dans les actions d’un mouvement qui, engagé dans un bras de fer, s’assigne comme objectif de forcer en retour afin de dépasser le statu quo, de barrer toute issue et de contraindre le pouvoir à céder. Une insurrection démocratique qui précède et prépare la déroute électorale d’un régime, la ratification de l’acte de décès d’un pouvoir désormais discrédité, son devenir cadavre déjà annoncé et scandé en chœur par les manifestants, plusieurs semaines durant. « Gorgui dena soul lene ko », c’est-à-dire, « le Vieux est mort, il faut l’enterrer ».
30Le peuple s’est exprimé dans une protestation profonde et déterminée, venue non de l’affiliation à une idéologie, mais de la volonté des jeunes qui se sont érigés en rempart lorsque les limites de l’acceptable ont été en passe d’être franchies. « L’histoire de la liberté est une longue histoire de désobéissances fondatrices » (Bensaid 1997 : 18). Ce sursaut salutaire a revitalisé et régénéré la démocratie, montrant qu’en la matière rien n’est jamais définitivement acquis. Le mouvement populaire, en sonnant le glas d’un pouvoir décrédibilisé, a avéré par l’action qu’il est incontestablement l’autre nom de la souveraineté. La démocratie est esprit avant d’être forme, institution ou régime politique et social ; un souffle doit l’inspirer. S’attache au nom de Y’en a marre cette mission accomplie de revivification et de régénération d’une démocratie en passe d’être privée d’esprit, de souffle, de sens, en lui redonnant sa substance et ses enjeux. Le Sénégal, connu pour naviguer sous pavillon démocratique, a été remis sur orbite et appelé à s’y tenir et à garder le cap.
31L’histoire a vu le président Wade, qui a joué un rôle si déterminant dans l’émergence d’une conscience démocratique au Sénégal, assister impuissant au retour en boomerang de l’énergie de lutte qu’il avait lui-même su insuffler à la jeunesse de ce pays. Cela montre que les révoltes s’inscrivent toujours dans la mémoire du commun des luttes et des intelligences, attestant l’idée de Walter Benjamin que l’héritier authentique, c’est celui qui pousse la fidélité au legs jusqu’à le retourner contre lui-même.
32L’irruption de forces sociales nouvelles, capables de faire bouger les lignes et de rénover le champ politique et social, est l’expression d’une cité en mutation et qui met la jeunesse en demande, en besoin et en recherche de sens. L’horizon commun à tous ces corps rebelles, c’est celui d’une éthique ; ce qui se joue engage l’ensemble de la société et se situe au-dessus des tropismes communautaires (confréries, ethnies, générations, revendications catégorielles) ; le désir de citoyenneté l’emporte sur les partis pris particuliers.
33À l’horizon des lignes de fuite de ces initiatives, la postulation d’un ordre social dans lequel la jeunesse puisse trouver un contenu substantiel et une reconnaissance. Ce sont les valeurs les plus intimes qui sont en jeux. Les jeunes, comme centres et forces de l’histoire, ont été le cœur vif, battant de ces initiatives de résistance citoyenne, de ces formes de militantisme urbain et de ces expressions artistiques de cultures urbaines portées par des mouvements sociaux, et qui sont comme autant de sursauts salvateurs par où se cherche une grammaire émancipatrice et se réaffirme qu’une ville a besoin de visions, de rêves et d’idéaux. Par leur puissance d’éveil (Moulard-Kouka 2008), ces phénomènes qui nouent la lutte à l’écologie politique constituent une machine immunitaire. Ils ont une valeur prophylactique, celle de construire une mémoire du futur, un style et des forces de vie susceptibles d’innerver les exigences, les principes et les modèles par la perpétuelle énergie créatrice du dèmos.