C’est « en bas » au contraire (down), à partir des seuils où cesse la visibilité, que vivent les pratiquants ordinaires de la ville. Forme élémentaire de cette expérience, ils sont des marcheurs, Wandersmänner [vagabonds], dont le corps obéit aux pleins et aux déliés d’un « texte » urbain qu’ils écrivent sans pouvoir le lire. (Certeau 1990 : 141)
1Dans la littérature et la réalité postcoloniale, la question urbaine est fondamentale. Les métropoles sont en effet des lieux marqués par la violence du pouvoir à l’égard de ses administrés notamment les plus pauvres d’entre eux. La misère prélève également un lourd tribu sur le quotidien. Et les anciennes solidarités ont souvent disparu au profit de la loi du plus fort. L’écrivain camerounais Patrice Nganang se saisit de cette situation dans une perspective politique et poétique dans son œuvre tant littéraire que critique. Dans Temps de chien, au titre programmatique, il aborde cette question du rapport entre ville et violence et de son caractère déshumanisant, fonctionnant à la fois comme une métaphore de l’ensemble du corps social et comme un focus sur un cas particulièrement aigu. Il crée un personnage de narrateur subalterne original, un petit chien bâtard au nom d’humain : Mboudjak, ce qui signifie « la main qui cherche » et qui semble fonctionner comme le porte-parole ou un double de l’écrivain.
- 1 Les citations du roman Temps de chien de Nganang sont désormais accompagnées de la seule mention de (...)
2Celui-ci raconte l’histoire du sous-quartier de Yaoundé où il survit : Madagascar. Il vagabonde dans les rues, tenaillé par la faim et le désir de liberté, ou se tient dans le bar de son maître, Massa Yo, ancien fonctionnaire « compressé » (licencié). Il observe les sociétés humaine et canine qui l’entourent « d’un œil distant, étonné et critique » (Ginzburg 2001 : 26), parfois peiné de l’inhumanité des chiens et des hommes. De cette position basse et invisible, il donne à entendre, à voir et à penser la mégalopole postcoloniale camerounaise. Son regard intéressé souvent, apeuré parfois, incisif toujours, met en avant l’estrangement du monde qui l’entoure. Animal philosophe, Mboudjak essaie de « résoudre l’énigme de l’humanité » (Nganang 2001 : 48)1. « Où est l’homme ? » (64), interroge-t-il.
3Ce livre constitue une véritable étude de la vie dans un sous-quartier d’une grande métropole africaine. Cette dénonciation lucide et poétique de la violence de l’homme et de la brutalité de ses conditions de vie s’accompagne d’une volonté de mettre en lumière d’autres subalternes au-delà du personnage principal : les habitants des bidonvilles. Il s’agit par la littérature et l’attention à la langue des personnages et l’inventivité de celle du narrateur, figure de l’auteur, être du silence, de la contemplation et de la réflexion, de créer un espace pour ceux qui n’en ont pas et de leur donner une forme de légitimité, notamment en restituant la langue inventive qu’ils parlent et qui s’entremêle à celle de l’auteur.
4Dans cet article, il s’agira d’examiner comment, dans Temps de chien, Patrice Nganang fait œuvre de moraliste en donnant à entendre et en réinventant la langue bigarrée, forte toujours, violente souvent, des habitants des bidonvilles, et de restituer la « poétique du mapan » de l’auteur (Nganang 2007 : 264). Un mapan est une « piste précaire qui force son chemin entre des cases précaires dans un espace qui n'est pas répertorié dans le territoire » (Garnier 2013 : 21). En partant de la langue de ses personnages et des situations de leur vie, il décrit la ville postcoloniale comme un espace de théâtre et d’illusion gangréné par la rumeur, espace marqué par le désir et la frustration, déshumanisant, voire potentiellement génocidaire (Monga 2009, Davis 2006). Temps de chien est aussi un chant d’espoir dessinant le chemin même de l’humanité et d’une renaissance à soi et au monde pour les subalternes décrits.
5Ce roman polyphonique déborde d’aboiements, de cris, d’insultes, d’invectives, de paroles enjôleuses, dragueuses, exaltées ou désabusées dans un français nourri de langues africaines, de pidgin et d’anglais. Les mots de Mboudjak s’entrecroisent avec cette parole vive rapportée des rues, de la maison de Massa Yo ou de son bar, « Le Client est Roi », lieu central de sociabilité masculine. On y vient pour boire une bière, tuer le temps, regarder les « petites » passer et parler : « [l]es commentaires [y] batt[…]ent leur plein » (147). Hommes et femmes ont le verbe haut. Les dialogues ressemblent à des répliques de théâtre, la rue à une scène, lieu d’apparence et d’illusion dont personne n’est dupe : « Il racontait le superflu pour se taire sur l’essentiel. Un bavardeur, il était, pas plus » (183). Achille Mbembe partage la même analyse, quand il affirme : « La vie quotidienne est une vraie scène de théâtre. Que de personnages réels et allégoriques. […] Partout le spectacle, partout le grouillement, sur fond de […] drame » (Mbembe 2009). Élément important de prestige social, cette parole permet de se vanter de ses prouesses sexuelles, de mesurer sa force à celle de son interlocuteur-adversaire en lançant ou en répondant au « défi journalier du verbe » (147), de le clouer au pilori de la honte.
6La parole sert aussi à colporter ou à inventer des rumeurs : « Il paraît qu’un homme passe de quartiers en quartiers et fait disparaître le bangala2 des gens » (143). Les sous-quartiers bruissent de légendes urbaines. Omniprésente et polymorphe, la rumeur prend une valeur cacophonique dans les espaces publics et ouverts comme le marché. Cette parole, parfois explicitement menaçante, est l’écho d’angoisses liées à un environnement où cohabitent croyances anciennes et brutalité du délitement des liens traditionnels et des politiques de restriction budgétaire débouchant sur une extrême précarité. Venant de quelques « paroleur[s] de sous-quartiers » (115), elle agite les foules et les agit, pouvant d’un instant à l’autre basculer vers le meurtre. Ainsi, un homme n’échappe au lynchage qu’après que son accusatrice avoue avoir retrouvé son porte-monnaie.
7Même la séduction et la sexualité n’échappent pas à la logique du pouvoir et de l’intérêt. Elles sont perçues comme des « coupement[s] […] stratégique[s] » (92). Patrice Nganang illustre cette situation en la personne de Docta, ingénieur qui, malgé ses études, n’a pas réussi à entrer dans le système, et cherche à le faire par le sexe et l’alliance. Dans une altercation, la nièce de Mimi Minor, tenancière du Chantier3 de la République, maîtresse du commissaire, seule personne riche et puissante du sous-quartier, n’hésite pas à proclamer la sujétion de celui qu’elle tient par sa position sociale : « […] son diplôme, il [son amant] peut le brûler maintenant ! S’il ne vient pas me lécher mon cul, il va trouver du travail où dans ce pays ? » (166). Au-delà d’un goût certain pour un verbe coloré, la parole exprime souvent la crudité et la cruauté des rapports sociaux.
8La parole est une arme de combat qui sert à se défendre, mais aussi à attaquer, se moquer, ridiculiser, mettant en avant une certaine bassesse humaine, mais aussi une énergie qui y trouve son ultime refuge ainsi que dans l’humour et des croyances magiques : « Ton fils a dit que je gnoxe4 mon chien » (184). Si elle donne du pouvoir individuellement, elle est aussi un moyen d’en reprendre collectivement. Ainsi, le sous-quartier vit dans la crainte de Mimi Minor. Le jour où l’inventeur d’histoires Panthère relaie la rumeur selon laquelle dans plusieurs chantiers est servie de la viande humaine, Minor abandonne le mépris pour la cordialité et le vouvoiement pour le tutoiement. Et Mboudjak de conclure : « Ce jour-là, je sus le pouvoir de la parole folle des rues, le pouvoir régicide de la rumeur » (142).
9Si la parole semble libre, il est un domaine où elle est asservie : la politique. Sous la dictature du président Biya, en exercice depuis 1982, tout un chacun redoute les espions du pouvoir en place. Ainsi, Massa Yo défend la neutralité de son bar : « Nous ne faisons pas de politique ici-o » (148). Les critiques à l’égard du régime sont formulées de manière oblique par les habitants dans des phrases elliptiques comme « Le Cameroun c’est le Cameroun, hein ! » (346), citation ironique d’un des leitmotive des discours présidentiels. Ponctuant les conversations, elle exprime une idée de fatalité, d’immuabilité des dysfonctionnements et des injustices. Hormis quelques imprudents susceptibles de disparaître rapidement, nul ne se mêle de politique. C’est par le biais de la rumeur, que les subalternes accèdent à un discours politique. En effet, cette « parole anonyme, décentralisée, plurielle » (Garnier 1995 : 890), met celui qui la relaie à l’abri d’éventuelles représailles du régime. Elle sert alors à contrer les mensonges officiels. Arme du pauvre et du faible, Mboudjak la comprend comme l’« ivresse de l’affamé » (348), l’envers de la faim qui tenaille les ventres et les esprits :
[…] les commentaires du quotidien sont l’ivresse qui […] aide les habitants de Madagascar à noyer leur misère têtue dans la mégalomanie. […] l’ambiance des sous-quartiers n’a d’égale que leur impuissance. […] la profondeur vertigineuse de la misère des sous-quartiers [est] le socle qui fabrique les hallucinations les plus démentielles. (347-348)
10Face à la dépossession dont sont victimes les habitants des sous-quartiers, la rumeur est tentative de réappropriation de soi-même et de son destin. Filip de Boeck (2006) parle d’une « architecture du verbe » à propos de tels espaces urbains. C’est aussi un poison – « […] le kongossa5 […] tuerait les habitants de Madagascar » (260) – qui alimente les peurs dont elle se nourrit. Le sous-quartier est un espace effrayant, où l’on se sent, tout le temps, menacé d’avoir sa vie contrôlée ou même ôtée par d’autres : sorciers, malchance, vampires, police, etc. La solidarité et la compassion n’y ont guère cours, hormis entre privilégiés, et peut-être de la part de quelques femmes (mais jamais très longtemps). Dans cette cacophonie, le silence et l’écoute du Corbeau, également surnommé « l’homme en noir-noir », photographe, autre figure de l’auteur, ayant lui-même écrit un roman sur les sous-quartiers intitulé Temps de chien, tranche. La ville est un espace de désir et de frustration : désir de sexe, désir de sortir du quotidien, désir de démocratie, désir de survie, désir d’obtenir une place.
11Les sous-quartiers ont beaucoup à voir avec la ville colonisée décrite par Frantz Fanon comme « une ville affamée, affamée de pain, de viande, […] de lumière » (Fanon 1961 : 32). Mboudjak a souvent faim. C’est notamment le cas lorsque, s’étant enfui, il « […] partage […] la condition de peine de tout chien de sous-quartier » (23), « découvr[e] le visage sordide de leur monde de faim […] les profondeurs de leur merde […] le rongement trop bruyant de leur estomac […] les miasmes de leur enfer dégénérescent […] » (22-23). Il va jusqu’à manger des cadavres d’animaux et, constatant que la liberté est absente également de cette vie-là, s’écrie : « Quelle liberté ? […] Est-ce la liberté de mourir et d’être jeté à la poubelle comme si on n’avait pas d’âme ? » (26). La misère rend impossible la sauvegarde de sa dignité et rend prêt aux compromissions. Ainsi, rabaissant sa fierté, Mboudjak revient, « [s]on honneur endeuillé » (27), auprès de son maître et fait semblant d’aimer sa servitude. Son corps devient alors l’image même de sa soumission : « Je cassais mon dos et j’étirais mon corps en arrière quand Soumi, le fils de Massa Yo, me l’ordonnait. Je me couchais même sur le ventre, battant mes pattes pour dire mon abandon […] » (28). Il cherche à donner un sens à ce retour : il s’agit pour lui de « savoir comment et pourquoi un homme […] pouvait être aussi inhumain […] pour interpeller l’humanité en lui » (41-42).
12La misère rend cruel. Ainsi, Soumi, pour un plat d’haricots aux échos peut-être bibliques, pend Mboudjak à un arbre dans les profondeurs d’une forêt et l’y abandonne à une mort en principe certaine. Nganang (2002) reviendra sur cet épisode dans un entretien pour en donner une traduction politique : « Au fond, un enfant qui pend un chien n’est-il pas un tyran en puissance ? » Sous les traits du Corbeau, il prolonge cette réflexion lors de l’une des scènes phares du livre. De retour au « Le Client est Roi », après avoir passé plusieurs semaines en prison pour avoir défendu un vendeur de cigarettes injustement arrêté, il apostrophe, pendant plusieurs pages, les habitués du bar :
« Laisser votre frère ainsi pourrir en prison, sans rien dire et sans rien faire. Qui aurait pu le croire ? […] Où est votre humanité ? […] Malheureux ! […] Où est passé l’homme en vous ? Qu’êtes-vous devenus ? […] Biya prend tout votre argent, s’en va le cacher en Suisse ; il vous laisse croupir dans des sous-quartiers, et vous passez votre temps à jacasser […] Vous respectez l’argent plus que la vie, non ? Voici l’argent que je vous apporte ! C’est le prix de votre lâcheté. »
Et puis l’homme du silence lança son bouquet de francs en l’air. (203-206)
13Ce questionnement sur l’humanité, conduit avec constance tant par l’auteur dans le roman que par ses doubles, souvent avec désespoir, scande l’ensemble du roman. Il en est même l’une des finalités et s’adresse probablement aussi aux lecteurs, peu ou pas « prêts à souffrir pour [leur] frère » (204). S’ensuit une mêlée féroce où les personnes présentes d’abord honteuses s’entredéchirent pour se rendre possesseurs des billets jetés en l’air. Mboudjak s’en étonne : « Je n’en croyais pas mes yeux. Les pouvoirs de la misère étaient donc incommensurables parmi les hommes. […] Oui, devant l’argent les hommes révélaient soudain leur être véritable : leur rapacité » (208). Cette scène centrale relève d’une forme de parrêsia et, comme bien d’autres dans le roman, d’une mise à jour d’une vérité ontologique terrible, procédé à l’œuvre dans le roman de manière ponctuelle et globale. Le narrateur la formule ainsi :
La malédiction de cet argent du mal semblait retomber sur la tête […] de tous ceux qui avaient cautionné en leurs jacassants silences, l’emprisonnement jadis de l’homme en noir-noir, qui définitivement se vengeait en laissant sourdre l’homme en l’homme. (212)
14Ce geste cynique contraste fortement avec l’ensemble des valeurs défendues par les figures de l’auteur dans l’ouvrage, avec la gentillesse, l’oblation et la cordialité habituelles du Corbeau, alias l’homme en noir-noir qui, prophète et voyant, comme ces surnoms l’indiquent, annonce voire apporte le malheur, du point de vue du groupe du moins. Il atteste ainsi de la rupture qu’un acte inhumain opère au sein de l’individu victime de cet acte et du groupe qui s’en est rendu coupable. Une fois accompli, il ne reste plus que des individus isolés, blessés physiquement et moralement, pleins d’amertume et de haine. Cela pourrait presque constituer une allégorie de certains crimes de masse, en tous les cas une annonce de leur possibilité. Le groupe nominal « argent de l[a] honte » (208) et « du mal » (212) pourrait évoquer les trente deniers remis à Judas pour prix de sa trahison. Mais le sous-quartier est un espace désacralisé : s’il est question de rachat de l’humanité, c’est « au prix de quelques bières » (201).
- 6 Sorcellerie ; société secrète bamiléké.
15Dans cet espace violent, tout peut s’acheter ou se vendre. Ainsi, dans le roman, on croise un « aveugle vendeur de meurtres » aux « nombreuses petites boîtes sombres » (271), et sont évoquées des ventes d’enfant ou d’ombre au famla6 (123 et 147) ou de pénis aux « blancs » (117).
16Le tableau, peint par Nganang, est caractéristique de la ville postcoloniale, fortement stratifiée entre une masse de dominés et quelques dominants. L’ascenseur social y est descendant et l’on se retrouve très vite exclu des sphères protégées. Nganang illustre à plusieurs reprises cette précarité de la vie et des conditions de vie elles-mêmes. Après son licenciement, Massa Yo est « [r]ecroquevillé […] dans le trou obscur de sa crise, mortifié […] abruptement sevré. Émasculé » (18). La retraite de la Panthère n’est pas payée. Docta n’est pas recruté par l’État ses études terminées, comme il l’avait escompté. Le vendeur de cigarettes, son petit fonds de commerce pillé par la foule, devient un simple pousseur. Mboudjak peut être chassé de « chez lui » du jour au lendemain, comme d’ailleurs les hommes et les enfants qui dépendent souvent des femmes financièrement.
- 7 Michel Agier, Esquisse d’une anthropologie de la ville. Lieux, situations, mouvements, Louvain-la-N (...)
17Les sous-quartiers de Yaoundé, comme la ville colonisée sous la plume de Frantz Fanon, sont en réalité des espaces « sans intervalle », sans frontière administrative ou géographique visible. Habités par les mêmes beaux parleurs, ils se ressemblent tous. Nganang nie ainsi la spécificité de chaque sous-quartier. C’est là une position politique. Pour Nganang, l’identité de subalterne est plus importante que les autres identités, notamment ethniques. Il n’est pas aisé de se repérer dans ces espaces labyrinthiques. Mboudjak erre pendant des jours, voire des semaines, dans d’autres bidonvilles sans parvenir à retrouver le bar de Massa Yo. Il est en permanence chassé et bousculé. Même s’il se fait maltraiter à Madagascar, c’est pourtant là qu’il souhaite retourner. En effet, comme le met en évidence Michel Agier7, la ville est un tissu relationnel et il y a ses repères : Madagascar est son sous-quartier.
18Les sous-quartiers sont des espaces tragiques. Les tragédies y sont multiples et quotidiennes. Plusieurs personnages, mettent en scène leur désir d’en finir avec la vie. Une femme, qui n’arrive pas à nourrir ses enfants, se couche devant un bus. La vie de tous a quelque chose de tragique, tel ce chien jeté à la rue par son maître après avoir perdu une patte. Mais l’histoire la plus emblématique est celle de Takou, fils de Docta, quasi-enfant des rues, abattu à bout portant par le commissaire de son quartier pour avoir, à son passage, « dit suffisamment haut pour que toute la rue entende : “Vraiment, le Cameroun, c’est le Cameroun, hein !” ». Takou est tué, pour n’avoir pas saisi qu’en dictature, il faut se taire devant un commissaire. Patrice Nganang (2005) qui a tiré cette histoire d’un fait divers commente en ces termes : « Ce qui à première vue peut apparaître comme une histoire sombre est en fait une plongée dans la vision tragique de la vie des Camerounais, une vision tragique dans le sens le plus profond du terme. »
19Un des éléments qui contribuent à la précarisation de la vie en ville et accroît d’emblée la violence et le danger, c’est la proximité géographique avec le pouvoir politique, l’État et ses corps constitués : sa police et son armée. D’ailleurs, les habitants des sous-quartiers se mettent dans un garde-à-vous mental et quasi physique en la présence des représentants des forces de l’ordre. Ils respirent moins bien, font attention à leurs gestes et à leurs paroles. Faire autrement, c’est être tout de suite qualifié d’opposant. Les habitants des bidonvilles sont perçus comme de dangereux inférieurs à domestiquer. Et cette domestication passe par ces postes avancés du pouvoir que sont ses représentants officiels ou officieux comme Mimi Minor.
20Face à ce constat, Patrice Nganang (2002) interroge :
N’est-il pas faramineux combien il est facile de perdre sa vie dans nos pays ? Juste une erreur de langage, et c’est fini ! Une question suffit pour être jeté en prison et pour y passer un an : juste un point d’interrogation à la fin d’une phrase ! C’est triste […] ce que vaut la vie d’un Africain ou d’une Africaine, d’abord pour les Africains eux-mêmes, et bien sûr, ensuite, pour les autres. C’est faramineux de se rendre compte que notre vie a été dévaluée terriblement, y compris à nos propres yeux !
21À cette violence d’État physique, s’ajoute la violence privée physique, mais surtout verbale. L’ensemble de ces violences et surtout leur banalisation conduisent Nganang à considérer la ville comme un espace potentiellement génocidaire, où la foule peut d’un moment à l’autre perdre toute mesure et tuer symboliquement ou concrètement, où les mouvements collectifs sont toujours possibles et imprévisibles et où la violence ordinaire constitue le terreau de tels crimes. Aussi affirme-t-il :
[…] aucun Africain n’a besoin de faire le voyage de Kigali pour savoir ce qu’est un dispositif génocidaire. Chacun de nous […] n’a qu’à se promener dans les rues de son propre pays […] écouter la violence des propos de son propre voisin. Ce n’est pas la vision en rapproché d’un crâne pourfendu à la machette qui fait devenir humain, mais la sensibilité par rapport à la stupéfiante banalité de la violence dans le quotidien de chez nous. (Nganang 2002)
22Cette assertion extrêmement forte, de plus prononcée au présent gnomique, ne peut manquer d’étonner, tant le réflexe habituel est de considérer que le barbare et le génocidaire, jusqu’à preuve du contraire et même souvent quand la preuve en est donnée, c’est l’autre (peuple, groupe, individu), jamais soi. Son explication en est à rechercher tout d’abord, dans l’attention fine que Patrice Nganang porte aux rapports humains et aux chaînes vicieuses de violence dans son pays et dans d’autres notamment africains, mais aussi, dans sa foi dans la puissance de la parole, des mots. La plainte répétée du narrateur, la colère finale du Corbeau, homme calme jusque lors, face à ce que Nganang présente comme la bassesse humaine, semble faire écho à une forme d’effarement, de colère et de chagrin qu’il semble ressentir devant la violence ordinaire dans les rues de son pays (violence du pouvoir, mais aussi des un peu moins pauvres sur les plus pauvres qu’eux et des adultes sur les enfants, des subalternes humains sur les animaux et des subalternes entre eux) et devant l’indifférence de tous face à ce phénomène qu’ils semblent considérer comme normal. Pour Nganang, écrivain ayant grandi dans une civilisation de tradition orale et à une époque où plusieurs génocides ont eu lieu, les mots sont porteurs de pouvoir et peuvent déboucher sur le pire. Les dénominations animalisantes sont d’ailleurs l’une des étapes du processus génocidaire. Cette dénonciation est opérée par petites touches. Ainsi, la femme puissante Mimi Minor renvoie au néant l’homme qu’elle a symboliquement émasculé en le dépouillant de tout son argent et qui est venu se suicider au « Le Client est Roi », en lui criant : « Lui, cet énergumène […] dit qu’il m’a financée, moi Ateba Zengue Marguerite. […] Vraaaiiiiment […]. Moi la femme de ce cancrelat-ci ! » (80-81).
23Tout d’abord, elle oppose au « je » non un « tu », mais la non-personne « il » en s’adressant à la foule qui se presse autour de son ancien amant. De plus, si elle proclame son propre nom et se qualifie de femme, elle recourt pour le caractériser à des insultes déshumanisantes en le traitant d’une part d’« énergumène », c’est-à-dire de personne possédée par le démon ou de personne inquiétante, d’autre part de « cancrelat ». Or, « cancrelat » fut l’une des appellations des Tutsis martelée dans les médias hutus. Nganang qui s’est penché avec attention sur le génocide rwandais ne peut utiliser ce mot par hasard, même s’il peut sembler relever uniquement d’une rhétorique de la force. C’est justement là que ce type de pensée pose problème. Non, il n’est pas indifférent de traiter un individu ou un groupe social de cafard, etc. ou de pendre un chien à un arbre. De même, peut-être peut-on voir dans l’accusation esquissée à l’encontre de Mimi Minor de servir de la viande humaine à ses clients non seulement la répercussion d’une rumeur urbaine montrant une pensée collective affolée, mais aussi une allusion à la dévoreuse d’hommes et croqueuse de fortune qu’elle est, et peut-être encore bien davantage, le personnage fonctionnant comme une métonymie du régime, la crainte de finir « mangé » par un pouvoir assassin. Enfin, lors de certaines scènes les personnages sont comme possédés collectivement par une violence destructrice liée au verbe que quelqu’un agite sur eux : la foule du marché sur le point de lyncher un homme accusé injustement d’avoir volé un porte-monnaie qui ne doit son salut qu’à sa fuite (280) en est un exemple. Ces actes ne relèvent pas d’un génocide, mais attestent d’une capacité à la violence latente et qui peut facilement s’orienter sur la cible que n’importe qui lui fixe (femme qui n’arrive pas à nourrir ses enfants, mais gêne le départ du bus, homme qui pleure, etc.).
24Ces assertions de l’auteur mettent sous un jour sombre l’interrogation existentielle : « Où est l’homme ? », et conduisent à l’exigence d’une autre question : « Comment s’en sortir ? »
25Les habitants des sous-quartiers ont trouvé différentes techniques de survie pour faire face à l’extrême dureté de leur existence, mais la question qui hante le livre est celle de la possibilité de vivre dans un bidonville d’une mégapole postcoloniale sans perdre son humanité ou en la recouvrant. Sarah Kofman pose en 1982 la question suivante :
Peut-on se sortir d[’]une aporie ? De cette situation intenable, cauchemardesque […] où vous êtes piégé, encerclé, paralysé, prisonnier dans les ténèbres sans issue […] ? Peut-on sortir d’une situation infernale ? Trouver un poros, c’est-à-dire inventer un stratagème, pour faire cesser la détresse, tracer un chemin qui mène de l’obscurité à la lumière ? (Kofman 1982 : quatrième de couverture)
- 8 Jeu de mots à partir du passereau, surnommé « mange-mil » en Afrique de l’Ouest et perçu comme un f (...)
26Pour tenter de répondre à cette question, il s’agit d’interroger le rôle de l’écrivain et les poétiques dont il se réclame. Une première voie, la plus apparente dans le roman, est l’humour. Le lexique des sous-quartiers est un moyen de se réapproprier sa vie par l’humour, notamment en dénonçant, déformant ou jouant avec le réel. Ainsi, un « mange-mille8 » est un officier de gendarmerie (89) et un « sans-payer », un car de police ; ces expressions disent la corruption du régime. De même, lorsque les habitants de Madagascar découvrent que « [l]e terrible Monsieur le Commissaire » (84) est l’amant de Mimi Minor et s’appelle Étienne, ils se saisissent de ce prénom, qui devient « un verbe conjugable à souhait » (84), avec de nombreux sous-entendus sexuels. Mais, « […] il [es]t une chose de […] rire des étiennacités profondes et des étiennements bancals […] et des détiennements non calculés » (83). L’humour bute sur les rapports de force présents. Il s’exerce souvent au détriment de l’autre, vise à s’assurer un ascendant sur lui et sur le groupe et a, de ce fait, un statut ambivalent.
27Il en est de même de l’imagination, le moyen de rendre la vie moins insupportable et de se faire payer des bières. Le personnage de la Panthère, grand (ra)conteur, plaide en ce sens : « […] la vie est invivable si elle n’est pas réinventée. […] seule l’imagination peut donner du jus à ta vie. […]. Regarde comment le jour est laid. Embellis-le avec ton imagination ! » (115-116). La dernière phrase du Manifeste d’une nouvelle littérature africaine semble confirmer cette piste : « L’imagination est notre seul espoir » (Nganang 2007 : 297). L’imagination poétique est pour Nganang très liée à « la poétique du mapan ». Les nombreuses paroles échangées sont, elles aussi, des mapan, pistes de sous-quartiers qui ne mènent nulle part. Patrice Nganang les restitue, cherche à les réhabiliter et à leur donner une égale dignité à celle de la langue française de France. Il caractérise cette poétique, qu’il invite à « faire sien[ne] » comme « fai[sant] chemin à des hommes et des femmes sans ombre ; […] champ d’action des multitudes qui dans les artères de la ville avancent invisibles » (Nganang 2012 : 254).
28La philosophie et plus largement la volonté de comprendre est une troisième issue possible. Pour Patrice Nganang (2002), « [l]e roman est […] une quête, […] une infinie interrogation, un infini aboiement, la recherche effrénée de la réponse à une seule question ». Mboudjak, chien philosophe, s’en sort-il ? Le recul qu’il a par rapport aux bassesses humaines permet-il de pouvoir l’affirmer alors qu’il est maltraité pendant quasiment tout le roman ? Mboudjak semble avoir une forme sourde d’espoir en l’homme, en tous les cas de fidélité et de foi, tenir le rôle d’un gardien de l’humanité de l’homme en l’homme, comme certains prophètes de l’Ancien Testament qui continuent, envers et contre tout, à plaider la cause de l’humain.
29Quelle que soit la voie choisie, la quête d’une issue ne peut qu’aboutir au combat politique collectif. La toute dernière partie du roman contraste avec le reste. Inspirée par la révolte qui a eu lieu au début des années 1990 au Cameroun, elle commence par un chuchotement relatif aux « opposants sortis de l’ombre… » et au fait que « [l]es gens […] ne sont plus prêts à se laisser faire ! » (126). Cette rumeur est propagée à voix basse et cela contraste fortement avec le mode de diffusion des rumeurs ne visant pas directement le régime qui, elles, sont répercutées au vu et au su de tout un chacun et à voix haute. Elle suscite ainsi la surprise des auditeurs, contrairement aux autres rumeurs, aussi invraisemblables soient-elles : « Leurs visages étonnés se posaient sur la largeur du quartier autour d’eux, et ils se couvraient chacun la bouche comme pour s’éviter de crier » (326). Cette attitude renvoie également à la crainte d’être vu ou entendu. La rumeur selon laquelle « il y a eu des morts » (327) « pour avoir marché seulement » (328) suscite d’abord l’incrédulité, puis l’indignation et la colère, augmentées par les mensonges des dirigeants désignés par le pronom « ils » en italique, comme dans le dialogue suivant scandé par l’anaphore « ils disent » destiné à mettre en avant le caractère mensonger et scandaleux des propos pour aboutir au pronom singulier « il » désignant Biya lui-même :
- 9 Le pluriel est dans le texte (précision ajoutée à la demande d’un correcteur).
« Ils ont dit que c’étaient9 des Biafrais. […] Ils disent que les soldats n’ont tiré sur personne. Ils disent que les Biafrais-là sont morts simplement comme ça, en se marchant dessus. […] D’ici peu, […] il va dire que les morts-là se sont tirés eux-mêmes une balle dans la tête, je vous assure. » (333)
30Petit à petit, diverses composantes de la société civile rejoignent le mouvement de contestation qui prend de l’ampleur, mais pas le sous-quartier. Mboudjak, amer, constate que « […] les habitants de Madagascar avaient eux accepté le quotidien de leur réalité vraiment cauchemardesque en bavardant. Éternellement jacassant sur l’Histoire […] plongés dans les drames de leur existence de disette, […] ils subissaient avec étonnement les vagues de la vie, que la rue venait jeter à leurs pieds […] » (341). S’oppose donc au moins deux types de parole, les paroles vides de sens qui servent de divertissement d’une part et la parole politique, poétique et philosophique du chien-narrateur, de l’homme en noir-noir et de l’écrivain.
31La plupart des habitants des bidonvilles semblent avoir intériorisé l’idée que rien ne peut changer, la peur de la répression et l’inintérêt de leur propre existence. Ainsi, ils ne comprennent pas l’initiative du Corbeau ayant adressé au président Biya un courrier l’invitant à « venir se balader dans un sous-quartier […] pour qu’il voie comment nous vivons ici… Pour qu’il voie comment nous mourrons de faim. Pour qu’il voie un peu le visage du pays qu’il dirige » (344-345). De plus, certains d’entre eux semblent garder leur confiance en leur président, refusant par exemple de croire que c’est à cause de cette lettre que le Corbeau a été arrêté. Panthère se heurte à la même incrédulité lorsqu’elle cherche à renverser le sens de la peur mettant en évidence que le pouvoir a peur des bidonvilles : « Vous ne savez pas, […], que Mbiya10 a […] peur des sous-quartiers […] ? […] Quand il traverse la Briqueterie, il a toujours les vitres levées et il roule à cent à l’heure. Il marche pourtant toujours à côté des généraux de l’armée sans trembler. Lui seul sait ce qui lui fait peur chez nous » (345). Et seul le meurtre de Touka, « enfant du quartier silencié. Frappé en son vol par la mort […] » (350), précipite ses habitants dans l’action, « [e]t cette rumeur de Madagascar se réveillant secouait le goudron » (350). Cette image forte évoque une armée en marche, et peut-être même une armée fantomatique, en tous les cas une multitude puissante et bruyante. Une marche spontanée s’organise pour demander justice en portant le cadavre de l’enfant au commissariat. Pour la première fois, une action collective rassemble les différents groupes qui composent Madagascar :
- 11 Espèce de saurien commune en Afrique.
C’étaient des pleurs stridents de femmes, c’étaient les grognements des hommes, […], c’étaient des étonnements d’enfants, c’étaient des sursauts de poules, c’étaient des miaulements de chats, c’étaient des hochements de tête des margouillats11, mais c’étaient aussi des aboiements de chiens. (353)
32L’anaphore « c’étaient des » au pluriel participe de cet effet d’accumulation et traduit l’égale considération de Nganang pour les animaux ou les humains. Elle donne à entendre le martèlement des pas. Cette accumulation de gestes et de bruits divers émanant d’espèces de tous types renvoie au mouvement du vivant qui épouse celui de la révolte. D’une certaine façon, cet assassinat remet les choses à leur place, fait lien entre les habitants des sous-quartiers humains et non humains, habitués à se quereller, voire à se battre entre eux. Cette mort les décille, y compris Docta qui pourtant venait de participer à une contre-manifestation aux côtés du commissaire. Il s’agit là d’une véritable révélation, comme le raconte Mboudjak : « […] il avait rencontré sur le chemin de sa colère la paternité même-même : la vision de l’homme » (351). Et cet homme, en renonçant à ce qu’il vient juste d’obtenir après des années d’efforts acharnés et permanents – « le coupement le plus stratégique du monde – et une place dans le système » (337) – pour devenir père, en renonçant à ses combines pour la colère pure, aux mensonges pour la vérité nue du cadavre de son enfant, a rencontré l’homme en lui-même. Il en est de même de l’ensemble du quartier enfin en marche.
33La marche devient ici « un espace d’énonciation » selon l’expression de Michel de Certeau (1990 : 148) et « l’intérêt du recours à la notion de “rhétorique cheminatoire” [, c]’est [que] ce geste […], en définitive, invente la ville » (Garcia 2002 : 231). Il faudrait aussi parler, avec Gilles Deleuze et Félix Guattari, d’« agencement collectif d’énonciation », présent dans le roman sous la forme de la rumeur qui est déjà une forme d’appropriation et d’invention mais chaotique, imprévisible et potentiellement dangereuse, qui n’aide pas à s’en sortir, seulement à supporter. De l’ordre de l’oblique, cette stratégie émane de cette somme d’individus isolés qui se pensent faibles, subalternes des sous-quartiers, désormais à même de devenir un collectif fort qui cherche à faire plier le vieux lion Biya.
34La manifestation pacifique est arrêtée par la police qui se livre à différentes exactions : humiliations, tabassages, assassinats, viols et autres tortures. Il s’agit d’empêcher le sous-quartier de Madagascar de faire la jonction avec le grand marché. Lorsque la masse des sans-grade se révolte, la peur éprouvée habituellement par le régime à leur égard croît. Ceux qui ont hérité d’une partie du pouvoir de la ville blanche n’ont pas aboli la cassure entre celle-ci et la ville indigène « mal famée » (Fanon 1961), s’y sont installés, en ont aussi repris les peurs. Habituellement, Biya regarde vers la Suisse disent les habitants des sous-quartiers, qui eux regardent vers Biya mais de biais. Et là, ils se mettent à crier, chanter, danser « Liberté » (360), « Carton rouge à Paul Biya ! » (364) et « BIYA MUST GO ! » (365), « phrase récalcitrante devant l’assaut rampant de la mort, […] phrase-marteau des rues bruyantes » (356). Les métaphores urbaines et politiques originales de Nganang participent de cette isotopie d’une ville en chantier, inachevée, au goudron quasi vivant et au marteau-piqueur en action. Peut-être faut-il aussi entendre une allusion au marteau de l’emblème communiste, ou bien un renouvellement des vers fouets des Châtiments de Victor Hugo dans des « phrases-marteaux » qui cette fois-ci ne sont plus le fait du poète mais « des rues bruyantes » renouvelant l’énonciateur des phrases de combat. Il s’agit d’« obliger Biya à écouter la voix des sous-quartiers, [d’]entendre la parole convulsive des rues et, au cas où il serait vraiment sourd devant le beuglement des trucidés, le pousser à déposer le pouvoir […] » (363). C’est un acte de foi et un lieu d’expression d’une parole energeia. Ce roman constitue une sorte de manifeste pour une littérature engagée.
* * *
35Les ouvrages de Patrice Nganang participent d’un « profond humanisme […], une conviction que la parole pouvait être effective, mais aussi une certitude que l’écriture est enracinée dans le présent, dans le concret, dans la boue même de nos vies, que l’écrivain avait un devoir qui est celui de ne pas se taire, parce que son silence est un crime » (2002).
36Et pour cet intellectuel, obsédé par la question génocidaire, cela passe par un travail sur la langue, certes par un donner à entendre, mais aussi par une réflexion sur le sens même de la langue du peuple. Car, pour lui :
[l’]utiliser […], c’est […] montrer comment les structures de dévaluation de notre vie se sont inscrites dans l’intimité même de nos phrases, et […] réfléchi[ssons] un peu sur cette phrase que l’on entendrait sans aucune retenue dans les rues du Cameroun : « Tu vaux même quoi-é ? » […] En prenant le langage des rues, je voudrais retrouver dans les structures des phrases que nous construisons, les mécanismes de notre propre asservissement ; je voudrais retrouver les engrenages avec lesquels nous sabordons nous-mêmes toute possibilité d’alternative réelle. (Nganang 2002).
37Temps de chien s’inscrit dans cette lignée. Il n’y a nulle volonté pittoresque dans le désir de Nganang de faire entendre la langue des bidonvilles et de laisser sa propre langue être travaillée par celle-là. Il s’agit pour lui d’une part de redonner une place aux subalternes qui n’en ont pas, d’autre part d’inviter à petites touches chacun de ses lecteurs à réfléchir sur le pouvoir des mots, y compris de ceux qu’ils emploient chaque jour, des insultes passées dans le langage courant, qui attestent des rapports de force et les renforcent, disent et créent le réel. Ce travail participe du projet de Nganang qui assigne aux écrivains la mission « moins d’inventer un style juste pour dire la tragédie de notre continent, que de créer un style d’écriture qui rende celle-ci impossible : [une] écriture préemptive » (Nganang 2007 : 284), de trouver une écriture susceptible de « suspendre l’événement de la barbarie » (Nganang 2007 : 296). Ce beau livre, œuvre moraliste et exigeante, à la langue inventive, à l’énergie contagieuse et traversé par une forte volonté éthique, constitue un miroir tendu à tout être humain, africain ou non, habitant ou non des sous-quartiers d’une métropole postcoloniale, de notre tendance à l’inhumanité ainsi qu’une proposition de renouer avec notre humanité, et participe de cette utopie.