1Ils sont nombreux, dans la littérature turque, à avoir voulu transmuer la ville en mots : en particulier les encyclopédistes, polygraphes géniaux et curieux ou tâcherons appliqués qui se succèdent depuis la fin du xixe siècle et dont la place n’est pas négligeable dans l’élaboration d’une culture contemporaine où le fouillis ottoman, le grand désordre né dans les consciences au cours des années 1920, trouve à s’ordonner. On remarque la même aspiration chez plusieurs romanciers qui se sont efforcés de traiter le paysage urbain d’Istanbul avec plus de nuance et particulièrement vers la fin du siècle dernier : Tahsin Yücel (1933-2016), Latife Tekin (née en 1957) ou Orhan Pamuk (né en 1952) dans des genres très différents qui vont de la fable au récit inspiré par le réalisme magique. L’objectif visé de dire la ville dans son intégralité et sa multiplicité va, au cours des années 1990, rejoindre le projet d’une encyclopédie des hommes et des lieux négligés, oubliés. L’auteur le plus radical sera Oguz Atay (1934-1977), romancier emblématique de la modernité critique turque, quant à lui réhabilité au début des années 2000 : dans son œuvre maîtresse Tutunamayanlar (Les Ratés, 1971), le personnage de Turgut Özben découvre que son ami suicidé Selim Isik rédigeait, au moment de sa mort, une « Encyclopédie des ratés ». Lui-même y est évoqué dans une notice et il est amené à s’interroger sur son destin et le conformisme de sa vie quotidienne. L’encyclopédie s’inscrit dans une recherche sur la totalité perdue.
2Les deux genres que sont le roman et l’encyclopédie vont se mêler, hésitant souvent entre fiction et répertoire scientifique, avant de composer un ensemble inachevé mais fascinant. Car dans un cas comme dans l’autre, la ville se montre rétive à tout catalogage : la construction fantasmatique d’Istanbul impose une force de morcellement et de dispersion qui est aussi sa marque. Cette tendance très particulière à la littérature turque d’Istanbul possède son fondateur, un historien populaire dont l’aura ne cesse de grandir alors que ses contemporains ne voyaient en lui qu’un original fantasque et amateur de détails insignifiants.
3Il existe plus d’une façon d’aborder le thème de l’encyclopédie d’Istanbul : soit en consultant les dictionnaires de culture turque et musulmane (de grands projets sont engagés au début de la République), soit en fouillant dans des magazines comme la revue Hayat qui, sous la houlette de Şevket Radio (1913-1988), historien populaire, journaliste et cousin par alliance d’Orhan Pamuk qui en fera fort probablement le modèle du chroniqueur Celal Salik dans Le Livre noir (1995), bâtit sans en avoir tout à fait conscience, une encyclopédie permanente de la vie turque : événements infimes ou strictement locaux, portraits de chanteurs et de comédiens, évocation de lieux oubliés, négligés ou destinés à la réfection, interviews de personnalités secondaires. Il serait aussi possible de concevoir une encyclopédie en bonne et due forme qui rende accessible l’ensemble des composantes d’une ville telle que se l’imagine un habitant cultivé, familier de l’histoire ottomane. Mais il s’agirait alors d’une solution trop médiane, trop apaisée : l’encyclopédiste aspire à la démesure alors qu’il doit constamment se restreindre.
4D’un point de vue chronologique, trois grands ensembles se présentent à nous : tout d’abord l’Encyclopédie d’Istanbul (İstanbul Ansiklopedisi) de Reşad Ekrem Koçu (1905-1975). Parue en deux séries de fascicules qui s’échelonnent entre 1944 et 1951 puis entre 1958 et 1969, elle se compose de onze volumes et s’interrompt à la lettre G, plus précisément à l’entrée « Gökçınar Mehmet ». C’est un ensemble pétri de l’idiosyncrasie de son concepteur et nous reviendrons plus loin à cet auteur, un des polygraphes les plus étonnants placés à la jonction de l’Empire et de la République. Il faut attendre 1992 pour que paraisse une deuxième encyclopédie sacrifiant à tous les critères de l’ouvrage scientifique, une somme objective et très au fait des développements de l’historiographie, préparée sous la houlette de la Fondation pour l’histoire (Tarih Vakfı) : en douze volumes, la vision est contemporaine, elle se veut essentiellement urbanistique et culturaliste et l’on peut considérer qu’elle propose une relecture de l’histoire, à la façon des années 1990. Et plus récemment, à l’automne 2010, une encyclopédie en un volume (1 000 pages) est parue aux éditions NTV sous la direction de l’essayiste Enis Batur : compacte, c’est une approche axée sur le contemporain où les choix sont tranchés, l’exhaustivité non revendiquée et qui, en même temps, propose un angle très littéraire d’approche de la ville.
- 1 Une série parue chez Heyamola Yayınları.
5Mais d’autres projets ont vu jour qui s’accommodent peut-être mieux de la malléabilité et de la fragilité de la matière urbaine, de sa constante imbrication du diachronique et du synchronique. La revue mensuelle Istanbul par exemple (dont on célèbre cette année les vingt-quatre ans) regorge d’une riche matière : cet ensemble d’articles, d’interviews et de photos constitue d’ores et déjà un témoignage unique sur la ville en train de se faire. D’une certaine manière et dans leur domaine propre, les grandes encyclopédies littéraires nourrissent le même projet : celle des éditions Dergâh par exemple, préparée en équipe dans les années 1980 et 1990, ainsi qu’une très récente Encyclopédie des hommes de lettres et personnalités culturelles de Turquie (2008, illustrée et accompagnée d’extraits de textes) pilotée par İhsan Işık (10 volumes et 10 366 auteurs) ou l’ensemble de près de 80 portraits de quartiers de la série « İstanbulum » (Mon Istanbul), commandée1 en 2010 à des écrivains, constituent d’autres formes de l’encyclopédie impossible. Quant à la topographie de la ville, L’Histoire encyclopédique d’Istanbul de Haldun Hürel (Istanbul’un Ansiklopedik Öyküsü, 2010) s’applique à quadriller les périphéries de plus en plus nombreuses de cette ville tentaculaire. L’exhaustivité est visée mais le résultat reste décevant. Dès lors, cette déception, émouvante et chargée d’insatisfaction vient alimenter le sentiment de nostalgie qui définit majoritairement le rapport des Turcs à Istanbul.
Fig. 1. Page de garde de l’Encyclopédie
Source : Photo T. Muhidine.
6Reşad Ekrem Koçu, déjà mentionné au début de cet article est un « fou littéraire » de la plus belle eau, un historien populaire dont la production pléthorique d’ouvrages et les innombrables articles dispersés dans les revues ont marqué la relecture récente du monde d’hier. Car les dernières années ont vu la réédition de ses livres sur les tavernes d’autrefois, l’Histoire des pompiers et des incendies ou son Dictionnaire des vêtements et ornements vestimentaires, toute une mosaïque qui touche à mille aspects de la vie sociale et culturelle de sa ville. À travers une approche pragmatique, descriptive et parfois décalée (un côté « brocanteur »), il raconte les époques passées et les interprète en hédoniste, en gourmet de la culture urbaine. Toutes proportions gardées, il rappelle et entre en correspondance avec ses contemporains parisiens, Léon-Paul Fargue ou Paul Léautaud. Le goût pour les illustrations dessinées qu’il commande à plusieurs collaborateurs réguliers, les portraits faits de mémoires des grands inconnus, des sans-voix, des oubliés de l’histoire officielle, matelots, rameurs de caïques, petites frappes de Sirkeci ou de Tophane, femmes de mauvaise vie, chanteuses grecques, tenancières de pension de famille douteuses, enfants des rues, fumeurs de haschich, toute la culture marginale qui sous-tend la ville depuis des siècles et d’ailleurs n’a nullement régressé. Parler d’Istanbul revient à prendre en compte tous ses aspects, de la vie mondaine à ses bas-fonds, cette ville où a longtemps subsisté une organisation criminelle digne de la cour des Miracles : quand Koçu raconte la mort et l’enterrement de la reine des pickpockets, Dudu Kadın (décédée en 1963, après avoir consacré une première partie de sa vie à la prostitution), il faut déguster toute la saveur de l’évocation et voir l’encyclopédiste se transformer en pédagogue des usages du crime organisé. Ainsi, lors des funérailles, une centaine de disciples se rassemblent devant sa maison du quartier de Edirne Kapu, la pleurent toute la nuit et la portent en terre le lendemain, au cours d’une trêve acceptée par la police. On découvre aussi la culture des hamamcı (employées de hammam et synonymes de lesbiennes), les hâneberduş (clochards ou vagabonds traditionnels) et la richesse de leur argot qu’en bons coquillarts d’Istanbul ils assènent au passant. La ville se déploie comme un arbre aux branches entrelacées et aux rameaux innombrables. L’idée est simple mais s’est rarement vue concrétisée : pour réaliser l’encyclopédie d’une ville – dans ce cas une des plus anciennes et vastes du monde médiéval et moderne – on collecte des documents officiels et privés sur les lieux, un choix réputé représentatif d’individus, illustres ou anonymes, des types de comportement ancrés dans la ville, et l’on recueille un compendium des connaissances et des croyances car la culture populaire occupe une place aussi importante que la culture savante dans cet ensemble. Il s’agit donc d’une « vision urbaine » qui couvre les années 1940 à 1970 et s’affirme en dehors de tout organisme officiel, universitaire ou municipal et en marge de la version officielle de l’histoire. Koçu réalise pratiquement seul (avec des collaborateurs choisis, bénévoles et souvent très attachés à la même conception du « détail significatif ») et dans la liberté d’une forte idiosyncrasie, ce projet fou, englobant et boulimique.
7Il est notoire que l’encyclopédie est restée inachevée : on retrouve à la mort de l’auteur plusieurs cartons remplis de dossiers où s’alignent les projets, les rubriques rédigées et plusieurs fascicules à venir. Comme personne ne se propose de les publier, le dossier fera l’objet d’un procès de succession à l’issue incertaine.
8Il faut voir dans ce projet une forme d’album retraçant cinq cents ans de turcité, d’occupation et d’installation turque sur le territoire byzantin. De cette ambitieuse tentative de dire « sa ville », et afin d’appâter le lecteur, on pourrait encore dresser la liste fantaisiste et surréaliste des sujets : ce cabinet de curiosités contient des mosquées, des hammams, des derviches, des bekçi, des tyrans locaux, potentats ou chefs de bande, des artistes, comédiens de rue, acteurs de Orta Oyunu, de Tuluât Tiyatrosu, des quartiers, des rues, des malfrats, des héros de quartier, des footballeurs (par exemple Abdullah l’Arabe, mort sur le front d’Irak en 1917), des écrivains, des fils prodigues, des passionnés de fleurs, des mélomanes et des musiciens, des pehlivan, les lutteurs traditionnels, des restaurants, des cafés, des yalis, des konaks, des muezzins et des cinémas, etc.
9Les illustrateurs méritent aussi une rubrique à part : surtout Sabiha Bozcalı (une peintre qui se consacrera longtemps à ce travail ingrat de représenter les figures humaines éphémères et connues par de simples récits), l’historien de l’art Süheyl Ünver, Münif Fehim, Agop Arad et tant d’autres, oubliés, dessinateurs et observateurs des recoins de la ville.
Fig. 2. Photo de R.E. Koçu
Source inconnue.
10Un bref parcours biographique du maître d’œuvre de l’encyclopédie permet de mieux comprendre la portée de son œuvre : de manière fortuite, quelques photos laissent transparaître une ressemblance avec Walter Benjamin dont Le Livre des passages rejoint par bien des points la volonté de collecte et de déchiffrage de l’historien turc. Il semble que leur passion commune, les visions d’antiquaire, invente un rapport secret entre les villes de grande culture, Istanbul ou Paris. Né en 1905, Resad Ekrem Koçu fait ses études secondaires au lycée de Bursa et sort diplômé de la faculté des lettres de l’université d’Istanbul en 1931 ; il enseigne deux ans comme assistant à l’université d’Istanbul, avant d’en être exclu, à la suite de son maître l’historien Ahmet Refik Altınay (1881-1937). Cette mise à l’écart incarne assez bien le drame des intellectuels, historiens et enseignants considérés comme des produits d’Ancien Régime et remplacés en 1933 par une jeune génération plus axée sur le monde extérieur, connaissant des langues étrangères, adoptant une pédagogie rationnelle. Une révolution culturelle est en marche et les Ottomans de la vieille école n’y ont plus leur place.
11Il survit en donnant des cours d’histoire dans plusieurs lycées d’Istanbul, produit des livres que l’on pourrait rattacher à l’histoire culturelle (en tout une soixantaine d’ouvrages !) et collabore assez régulièrement à la grande presse : jusqu’à sa mort en 1975, il écrit pour le Tercüman. Styliste remarquable car lisible et imagé, il maintient vivant le goût pour un passé souvent dénigré ou fort peu connu des lecteurs en dehors d’Istanbul. Il habite une maison à Göztepe où il se maintient difficilement jusqu’à ses derniers jours et, à l’instar des hommes de sa génération, il se replie sur un cercle d’amis qui couvre des domaines variés et constitue sa vraie famille. Afin de combler un certain vide dans sa vie privée, il adopte un orphelin, Mehmet, à qui il confie tous ses biens ; d’ailleurs le nom de Mehmet apparaît sur la couverture des fascicules de l’Encyclopédie en tant que contributeur, alors qu’il n’intervient pas dans la rédaction. On raconte pour finir que Koçu se convertit secrètement au catholicisme, comme pour parachever un profil d’excentrique stambouliote.
- 2 « Külhanbeyleri - Hamamlar ve Patrona Halil » (p. 39-41). Traduit par T. Muhidine.
- 3 Reşad Ekrem Koçu, « Istanbul Konuşmaları », 2005.
12En 1972, Sadi Yaver Ataman, musicologue et folkloriste, réalise une interview avec l’auteur sur différents thèmes de son œuvre. Ce document unique qui conserve la voix si spécifique de l’auteur n’est exhumé qu’en 19943. On y découvre entre autres, cette chronique qui pourrait à juste titre figurer dans l’Encyclopédie :
« Les Ruffiants »
Mon cher, c’est un sujet bien long. Un peu plus tôt, j’ai cherché des notes que j’avais prises mais n’ai pu les trouver. Mais si je les avais trouvées, je les aurais cachées pour avoir une fois encore le plaisir de votre visite. Et si vous revenez, je m’étendrai encore sur le sujet… pour aujourd’hui, voici ce que je peux dire : l’état des külhanbey (les voyous d’autrefois) dans notre langue actuelle, c’est un état d’esprit, une sorte de vision de voyous, des bons à rien, des détrousseurs, voilà le sens où nous l’employons. Mais ce n’est pas cela… La société des külhanbey est une « confrérie d’Apaches » qui naît au milieu du xviie siècle, au moment de la défaite devant Vienne, et se poursuit jusqu’à l’époque de Riza Paşa, ministre de la Guerre de Abdülmecid. On les nommait : « Confrérie des Ruffiants ».
Ils possédaient un code d’honneur, des usages et rituels, des rites d’initiation pour les jeunes, des modes de vie quotidiens. Parmi eux, on comptait des sous-groupes, des cheikhs, une police, des cuisiniers et des cuisines. Ils avaient des tekke (couvents), des « réseaux de Külhan » dans les hammams du Grand Bazar. Ils faisaient leurs prières en commun et puis une langue, quelle langue ! Ils avaient un argot. Un argot extraordinaire. Par exemple, ils ne disaient jamais « Padişah », ne disaient jamais « Sadrâzâm » ni « Yeniçeri Ağası ». Ils ne disaient jamais « Yeniçeri » (Janissaires) ou « Tulumba » (Pompier)… Ils possédaient un très riche vocabulaire. Sans pouvoir vérifier ce lexique dans mes notes, je ne peux rien dire de plus devant ce microphone. Je n’ai pas l’habitude de parler de mémoire. C’est pour cela.
— Vous savez très bien raconter…
— Voilà pourquoi je dois me préparer et vous les trouver. Oui, les külhanbey occupent une place de choix dans le folklore d’Istanbul. Et je pourrai même ajouter cela : les premiers ouvriers de la voirie, à Istanbul ce sont eux… Ce travail de collecte des ordures, ce sont les külhanbey qui l’ont fait – de nos jours, nous dirions « éboueurs de la municipalité » –, à cette époque-là, c’est eux qui s’occupaient de ramasser le rebut. Et puis il y a les registres des hammams. Les employés de hammam étaient enregistrés et définis sous le nom d’« assistants d’un hammam de dames », « masseur », « préposé au foyer du hammam » auxquels s’ajoutaient les appellations suivantes : « un tel sourcil », « l’œil comme ceci », « d’une telle taille », « borgne », « aveugle », « affublé d’une verrue », à une époque où la photographie n’existait pas. Cette tradition s’est poursuivie après la révolte de Patrona Halil en 1830 et l’on a introduit le principe des registres de hammam. Puis une note est apparue : « À partir de maintenant, on n’embauchera plus de masseur ni d’employé de hammam d’origine albanaise. » Dès que les sus-mentionnés s’en sont allés, on les remplaça par des serviteurs venus d’Anatolie. La raison était que Patrona Halil sortait d’un hammam et qu’il avait voulu renverser le sultanat. Il était d’origine albanaise, venait de Horpeşteli (un village proche de Monastir, en Macédoine), avait été masseur dans un hammam de Beyazit, tout cela fut révélé ultérieurement. […]
13Comme on le voit dans cette succulente chronique transcrite de l’oral, la faconde de l’auteur peut s’exprimer pleinement, tout comme son goût du détail oublié. Entre histoire orale, histoire sociale des classes marginales et fantasmagorie littéraire, la matière brassée par Koçu retrace avec une poésie singulière l’existence d’une métropole mondiale où les archaïsmes se maintiennent longtemps. Et l’afflux de particularismes oubliés, de traits vivants et évoquant la diversité d’une ville-monde située au milieu d’un empire multi-ethnique, composent le tableau finalement réel de ce que fut la vie d’autrefois. Gommés par l’accélération, les changements culturels menés à vive allure et l’oubli que la République décide de pratiquer à grande échelle, élèvent l’Istanbul dont nous parle l’Encyclopédie au rang de légende primordiale.
- 4 Démons dans l’imaginaire musulman.
14En effet, l’élément le plus douloureux de l’expérience urbaine, et toute l’Encyclopédie à la suite de Baudelaire le clame, c’est que la ville change. Aujourd’hui, personne – ou presque – n’ignore Koçu et son lamento ; à preuve le long passage que Orhan Pamuk lui consacre dans son Istanbul, en 2003. Tenu pour l’un des parrains de la description d’Istanbul (ils sont quatre pour Pamuk, semblables à des djinns4 bienfaisants et veillant sur l’extension de la mélancolie urbaine), la personnalité réelle de l’auteur, ses tics et lubies, sa névrose si typique de la ville d’autrefois qui voudrait préserver quelques traces pour le flâneur à venir. Et les dernières années de sa vie correspondent parfaitement au destin qu’il s’était forgé : reclus dans un univers de livres anciens et de vieux papiers : comme tous les véritables collectionneurs d’Istanbul – obsessionnels, porteurs de l’histoire d’un passé douloureux et dont les objets accumulés au fil du temps ne prendront jamais place dans un musée –, Koçu entama lui aussi les dernières années de sa vie, une existence solitaire dans un appartement qu’il avait rempli de fond en comble avec les pièces de sa collection (c’est-à-dire avec une montagne de papiers et de photos). La grande maison en bois construite par son père avait été vendue après le décès de sa sœur, mais Koçu ne pouvait se résoudre à quitter son quartier. Désormais, Mehmet, qu’il avait rencontré par hasard – comme les gamins des rues qui figuraient dans les articles de son encyclopédie –, était installé chez lui, légalement adopté et placé à la tête de la maison d’édition qu’il avait fondée.
15Resad Ekrem Koçu s’affirme comme l’un des piliers de la ville réelle et imaginaire. Il a su s’appuyer et broder sur le mythe de la ville pour donner la preuve que les autres, ceux qui s’appliquent à en rendre compte de manière rationnelle, sans y intégrer la folie et la démesure, ont perdu la partie d’avance.
16Et puis, pour confirmer cette image d’une cité comme ruche peuplée d’originaux et de doux dingues, il y a eu en 2011 le film de Pelin Esmer : Onbir’e On Kalıyor (Les collections de Midhat Bey), une superbe rêverie sur la transformation de la ville, la spéculation immobilière et le rêve de totalité écrite dont se bercent les bibliophiles et collectionneurs de vieux papiers. De même que Midhat Bey se passionne pour l’œuvre de Koçu, sa quête du dernier et onzième volume paru de l’Encyclopédie structure tout le film et révèle des passions secrètes chez son concierge, passions d’ailleurs largement destructrices. Le monde a changé, les amoureux de la ville ancienne et de ses reflets sont condamnés à disparaître sans avoir pu fixer l’ensemble de leur savoir. Pourquoi cette impossibilité ? On décèle chez Koçu, une rage, une complaisance dans la tentative inachevée : cet énorme fragment de ville imaginaire et imaginée ne peut être dépassé et il ne pouvait manquer de le savoir ! Cela tient à la ville elle-même, un monstre, une vague, un torrent, mais aussi à la névrose encyclopédiste qui couve comme un feu, renaît constamment des cendres apaisées de la première encyclopédie, envisagée comme un projet somme toute enfantin et aspire à la dernière encyclopédie, la somme, le monde en réalité. Si l’encyclopédie pouvait trouver son terme, elle serait l’infini.
17Un autre érudit, Enis Batur, collectionneur de livres et de marottes, revient sur cette vision dans l’Encyclopédie privée (2011 : 82) :
- 5 Poétesse turque de la fin du xixe siècle.
- 6 Auteur conservateur et poète mystique du xxe siècle dont les tics étaient fameux.
Une encyclopédie fondée sur des critères objectifs ne peut nous fournir, relativement à Aliye Berger (un des meilleurs peintres des années 1950) par exemple, que certaines « coordonnées », elles ne nous permettent pas de savoir si elle avait réellement cherché à assassiner Carl Berger. Je pense pour ma part que l’opinion générale selon laquelle un article d’encyclopédie ne saurait contenir de tels « renseignements » doit être considérée comme une idée reçue, à bannir d’urgence. Convaincu que la méthode encyclopédique inspirée d’un rationalisme insensé et d’un positivisme réducteur qui consiste à obstruer, par un entassement de connaissances, certains couloirs essentiels de la Vie et de l’Histoire de l’humanité, est condamnée à disparaître au cours des siècles à venir, je salue l’Encyclopédie d’Alberto Savinio, plume virtuose de la littérature italienne, frère de De Chirico, comme un prototype du genre.
Faut-il tenir pour une irrémédiable déviance l’attitude de certains lecteurs qui aimeraient apprendre dans un article d’encyclopédie le groupe sanguin de Flaubert, la pointure de Virginia Woolf, l’ascendant astrologique de Şair Nigar5, la description détaillée des tics de Necip Fazıl6 ?
18Un répertoire des lieux, des bâtiments, des événements historiques ou des hommes peut-il suffire ? La culture turque s’est laissée aller à rêver qu’un seul projet encyclopédique – mais incomplet – suffirait à régler la question, car on y lirait le motif général, la structure définitive de la ville. Les belles lettres, l’histoire et les sciences orientales se combinent à travers les points de vue inspirés par l’amateurisme éclairé et l’imagination pour composer de somptueux fragments qui réussissent à couvrir l’ensemble de l’expérience humaine de manière aussi satisfaisante que les projets exhaustifs : avec sans doute plus de panache, tout en procurant le plaisir de la concentration du sens et en convoquant la subjectivité poétique. On rappellera qu’un poète turc, Nâzım Hikmet, l’a tenté – non pas celle de la ville mais du pays tout entier – dans Paysages humains de mon pays, cette épopée écrite en prison au cours des années 1940 et tardivement publiée entre 1965 et 1967. Une des parties s’intitule « Encyclopédie des hommes illustres » : on y voit défiler certains paysans et habitants d’Anatolie, ceux dont le nom commence par les lettres A à H et qui vont représenter la mosaïque sociale et culturelle d’une géographie très malmenée par l’histoire.