- 1 Voir les analyses d’Ève de Dampierre-Noiray (2013).
1La ville du Caire est désignée suivant des termes emphatiques ou guerriers : Al-Quahira (la triomphante), Oum ed-dounia (la Mère du monde) ou Misr (l’Égypte), auquel cas elle équivaut à l’Égypte tout entière, comme le précise le romancier Gamal Guitany : « Car Le Caire est un microcosme de l’Égypte. Il est au cœur de la littérature contemporaine comme il est au cœur de l’espace et du temps » (Guitany 2001 : 7). L’examen du nom de ses rues, ou de ses points principaux (gares, places, stations de tramway ou de métro plus récemment) indique une importance plus grande accordée aux personnages historiques qu’aux écrivains. Dans le reflet du roman, miroir de la ville, la littérature se reconstitue. Elle est affaire de reconstitution autour de certains points topographiques plus que d’érudition. L’érudition cède le pas à la fiction1. La particularité des textes littéraires associés aux paysages urbains du Caire ou d’Alexandrie serait, selon Ève de Dampierre-Noiray, qu’ils « ne se présentent pas comme le reflet fidèle du matériau dont ils s’inspirent. […] ce sont des images projetées par les différents écrivains égyptiens et occidentaux sur l’histoire du pays, sur son esprit et son paysage […] » (Dampierre-Noiray 2013 : 19). Allant plus loin, l’auteure avance l’hypothèse que l’écrivain réussit à « prendre conscience au cours de son récit et grâce à lui, de la manière dont il a transformé l’Égypte en fiction » (Ibid. : 52). Nous adopterons l’hypothèse d’une fictionnalisation du Caire en particulier à travers certains récits en étudiant ses modalités narratives et spatiales.
- 2 C’est l’explication donnée par le narrateur du récit Taxi de Khaled Al Khamissi à un taxi nubien qu (...)
2Les microcosmes sont valorisés dans la littérature égyptienne comme autant de points de repère. Les plans successifs de la ville du Caire construisent un réseau de points dont chacun serait un personnage marquant de l’histoire égyptienne depuis les pharaons jusqu’à Sadate, en passant par Soliman Pacha, qui honorait de son nom la place aujourd’hui nommée Talaat Harb2. À présent, le cœur visible de la cité serait probablement la place Tahrir, devenue un symbole universel de la révolution arabe, comme la place Taksim l’est pour la Turquie, grâce à la diffusion médiatique de son nom. La topographie politique se juxtapose à d’autres découpages de la géographie urbaine. Il existe un Caire religieux aussi bien, relevant de plusieurs récits pieux ou ésotériques. Il existe un rehaussement du relief, le Muquattam, marqué par une brèche, dont la singularité est racontée par un récit légendaire. El Muqattam signifie « la morcelée », car cette montagne est morcelée en trois morceaux. Une ordalie aurait été exigée par Mo’ezz-le-dine Allah, premier prince de la dynastie fatimide face au pape Abram, pour mettre à l’épreuve les paroles de saint Mathieu : « la foi déplace les montagnes ». Avec le désir d’élargir la ville à l’est. Après divers jeûnes et prières se produisit un tremblement de terre, et la montagne se fendit en deux (Assad 2004 : 95).
3La ville s’organise autour d’un fleuve (élément parfois habité), à proximité d’un désert (espace de la vacuité horizontale, mais aussi support d’un ensemble funéraire monumental : les pyramides de Gizeh), éléments naturels qui dynamisent l’espace aussi bien qu’ils le délimitent. Le facteur marquant est l’étalement de l’implantation humaine qui dévore des villes jadis distinctes, ou colonise des espaces inattendus (lotissement en plein désert, cimetières et caveaux, rives du Nil). La métaphore tentaculaire, trop fantastique, ne conviendrait pas pour dire une telle dynamique urbaine. Pourtant, ce sont bien chez des auteurs attentifs à cette puissance, à la potentialité imaginaire de ces rues ou quartiers, à la littérarité des noms de lieux, à la toponymie singulière du Caire, que se retrouve le mieux une tentative de description d’un tel monstre. Ou plutôt, des ruses narratives pour l’apprivoiser, notamment par des procédés métonymiques, par l’inclusion ou l’abstraction d’autres mondes.
- 3 Ce roman inaugure le genre romanesque en Égypte, en 1914, à tel point que l’auteur signe de façon a (...)
- 4 ‘Abd al-Rahmân al-Sharqâwî (1920-1987) est l’auteur d’une œuvre majeure, Al-Ard (La Terre), en 1954 (...)
4Par comparaison, les romans qui prennent pour objet d’autres régions d’Égypte (le S’aidi, la Haute Égypte) ou l’Égypte du versant méditerranéen (Alexandrie) sont plus rares, d’autant plus que Naguib Mahfouz est un pur produit du Caire. Littérature cairote et littérature égyptienne semblent se superposer, du moins dans l’approche que le monde extérieur peut en avoir. Cette perception est certainement liée aux choix éditoriaux en France, et au degré de notoriété des auteurs. L’identification du Caire et de l’Égypte est peut-être une accroche facile pour les lecteurs, même si l’histoire du roman égyptien témoigne d’une autre veine, rurale et terrienne. Le roman égyptien commence avec le roman de la terre, notamment Zeinab de Muhammad Husayn Haykal3, et bien des auteurs s’inspirent de situations extra-urbaines, comme Abd al-Rahmân al-Sharqâwî4 ou Youssef Idriss. Par ailleurs, il existe des auteurs alexandrins de renom comme Édouard Al-Kharrat, qui rivalisent avec le Quatuor d’Alexandrie, ou d’autres qui situent leurs fictions aux marges de la vallée du Nil, désert ou oasis, comme Nabil Naoum, Gamal Ghitany ou Bahaa Taher. Mais précisément, ces espaces sont perçus comme « extérieurs », portes ou limites de l’Égypte, tandis que Le Caire en serait le cœur. Deux des écrivains que nous allons analyser se caractérisent par leur « fidélité romanesque » (Dampierre-Noiray 2013 : 274) au Caire : il s’agit d’Albert Cossery et de Naguîb Mahfûz. Pour reprendre les termes de Jean-Pierre Gaxie (2009), il s’agit d’une antienne, la nostalgie urbaine propre au Caire, mais d’une antienne moderne et non pas antique.
- 5 « L’activité descriptive, qui n’est pas uniquement et exclusivement littéraire, bien entendu, peut (...)
5Pour développer quelques exemples de cette dynamique littéraire nationale, nous allons confronter différentes approches descriptives5 de la ville du Caire qui semble véritablement devenue l’agent d’œuvres littéraires plus que l’objet de récits. Nous allons privilégier trois manières de formuler Le Caire, trois formes narratives qui semblent émaner des caractéristiques urbanistiques propres à la capitale égyptienne dans son évolution historique.
- 6 Citant Richard Jacquemond, Ève de Dampierre-Noiray rappelle qu’au-delà de l’ancrage géographique, l (...)
- 7 Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Folio Gallimard, 1985.
- 8 Roman publié en 1946 au Caire. Traduit par Fayza et Gilles Ladkany sous le titre Le Cortège des viv (...)
- 9 Roman publié en 1947 au Caire. Traduit par Antoine Cottin sous le titre Passage des miracles, Paris (...)
- 10 Paru au Caire en 1956, ce roman a été traduit par Philippe Vigreux sous le titre Le Palais du désir(...)
- 11 Paru au Caire en 1957. Traduit par Philippe Vigreux sous le titre Le Jardin du passé (Paris, J.-C. (...)
- 12 En réalité, la traduction par « ruelle » ou par « impasse » ne rend pas bien compte du degré de ram (...)
- 13 Jean-Charles Depaule a analysé en détail le thème de l’habitat arabe, en particulier celui de la ma (...)
- 14 Le taxi comme espace social fictionnel est un phénomène encore rare qui ne peut rivaliser avec le r (...)
- 15 Ibrâhîm Aslân concentre un roman entier dans un quartier de la rive occidentale du Nil, Imbâba, dan (...)
6Naguib Mahfûz est celui « qui connaît toutes les rues et ruelles du Caire et, apparemment, cela lui suffit » (Jihad Hassan 2006 : 59). Il est présenté comme « le maître de la description de la vie des quartiers populaires » (62). Anciens quartiers, vieux cafés disparus : le maître du roman égyptien est reconnu pour son talent descriptif d’une société, ou de micro-sociétés liées à un habitat spécifique, le Vieux-Caire islamique, son lieu de naissance et le décor de son enfance. Quoique désigné comme « le Zola du Caire », sa perspective est loin d’être celle du simple réalisme social ou celle d’un naturalisme à l’égyptienne. La dimension descriptive de son œuvre se double d’une dimension allégorique qui a été souvent interprétée en termes religieux ou politiques. Le plus probable est que la description d’une partie de la ville (la hâra, traduit par « ruelle » ou par « quartier » comme nous allons le voir) renvoie à un discours moral et mystique : « un immense traité sur le pouvoir » (82). Mahfûz autorise une lecture politique de ses romans. Autrement dit, la politique gouvernementale développée par Nasser puis par Sadate, est l’objet d’une critique voilée. Le développement des images favorise le dépassement de ce qui ne serait autrement qu’une « transcription de l’histoire » (Dampierre-Noiray 2013 : 358). Mentionnons tout d’abord une difficulté qui relève de la traduction et de la réalité anthropologique du Caire : la « ruelle » pour un lecteur ne donne pas l’idée d’ampleur et de grouillement humain. À lire Mahfûz, le lecteur se rend compte qu’il s’agit d’une autre réalité urbanistique6. Le mot « venelle », utilisé directement en français par le romancier francophone Albert Cossery dans La Maison de la mort certaine, renvoie à une réalité désuète, élégante, discrète et bourgeoise, qui ne convient pas non plus à une douloureuse pauvreté. Enfin, le terme « passage » a le mérite de renvoyer à un modèle universalisé au xixe siècle, dans la perspective ouverte par Walter Benjamin (2006) d’une capitale universelle, Paris. Pourtant, le « passage », tel que le connaissent encore les Parisiens dans sa version conservatoire et touristique, diffère certainement du « passage » décrit par le romancier égyptien. On perçoit un mélange d’habitat dense, donnant sur la « ruelle » et de commerces, ou de lieux de sociabilité (cafés). Le passage parisien, mais dans sa version plus ancienne et populaire, comme celui décrit par le narrateur au début de Mort à crédit, s’en approcherait davantage7. Les titres de Mahfûz indiquent bien la prégnance d’une topique urbaine cairote à de rares exceptions près, mais celle-ci est difficilement lisible en français, à moins d’avoir une connaissance intime qu’avait l’auteur du Caire islamique. Elle est donc passée sous silence comme si la ville n’était pas traduisible en termes universels, malgré la dimension allégorique mentionnée. Ainsi, Khân al-Khalîlî (46), qui renvoie à un marché (khân) couvert, est traduit par Le Cortège des vivants8, même si ce quartier est devenu le plus touristique du Caire, réhabilité par divers programmes internationaux. Le roman décrit le déclin de ce quartier populaire. Il touche au lieu biographique de l’auteur. Zuqâq al-Midaqq (47) est le nom d’une ruelle : c’est le « passage du mortier », mais il a été traduit de manière plus énigmatique par Passage des miracles9. Ainsi, Mahfûz donne à ses récits des titres liés à la réalité toponymique ou architecturale d’une partie du Caire, liant de façon indissoluble parole conteuse et enracinement urbain. La trilogie, écrite de 1947 à 1952, relève tout entière de cette inscription de la ville dans une série de lieux, traduits de façon plus suggestive qu’ils ne le sont en réalité dans la langue arabe : Bayn al.Qasrayn (56) devient Impasse des deux palais10. Ce nouveau terme, « impasse », au lieu du simple espace entre deux palais, apporte des connotations différentes, le contraire du passage : la circulation, l’ouverture, pour accentuer l’idée de concentration, voire d’endogamie résidentielle. Qasr al-Chawq (57) est traduit par Le Palais du désir, et Al-Sukkariyya (57) par Le Jardin du passé, alors qu’il s’agit bien d’une banale sucrerie11. Quels que soient les termes retenus, nous pouvons les subsumer sous une trinité incontournable, les trois cercles dans lesquels se meut la société cairote vue par Mahfûz : al-bayt, la maison traditionnelle, qui est loin d’être coupée du monde extérieur par différentes ouvertures, fenêtres ou moucharabieh. Al-hâra (la ruelle)12 qui est l’exutoire et le filtre de la maison, mais qui reste détachée du reste de la société, lequel constitue le troisième cercle (le monde du dehors)13. Cette succession de cercles permet de mieux comprendre comment la hâra devient le lieu même de la fiction, tout autant qu’un quatrième cercle, interchangeable avec tous les autres, qui les résume tous en tant qu’origine de la parole, littérature en acte déjà, et qui est le café. Là, les conteurs s’accompagnent de musique et de chant : ce fut la première expérience de littérature articulée à un espace collectif, avant les taxis, lieu d’expression de l’opinion et du fait divers, fondement d’un autre type de littérature plus réaliste14. Le café est le lieu du mélange sociolinguistique (Jihad Hassan 2006 : 67). Que Mahfûz soit resté un homme de cafés, c’est une évidence. Mieux, plusieurs romans prennent pour titre le nom d’un café. C’est le cas d’Al-Karnak (1974), qui est né au café Al’urâbî, à cause d’un personnage qui y était entré, ancien directeur de la prison militaire (Mahfûz 2007 : 188). Les personnages principaux sont inspirés des employés et clients de ce café authentique. On peut citer Khammârat al-Qit’t’al Aswad (1969), dit « Bistrot du chat noir » où les nouvelles du recueil se déroulent à l’intérieur d’un bistrot de quartier15.
7On retrouve la réalité du quartier, ou hâra, dans le titre d’un roman controversé, Awlâd Hâratîna, paru en 1959, à la forme possessive, Hâratina, « notre quartier », donnant l’idée d’une unité spatio-temporelle intime (Dampierre-Noiray 2013 : 149), mais traduit par Les Fils de la médina, soit l’histoire d’un quartier du Caire en cinq livres allégoriques, et dont Malh’amat al-H’arâfich (1977), L’Épopée des gueux serait le « pendant profane » (Jihad Hassan 2006 : 80). Nous développerons davantage l’intrication du récit et de la chronique de quartier dans un autre roman de Mahfûz, paru en 1975, Récits de notre quartier, Hikâyât H’âratinâ. La traduction de « quartier » par « médina » ne vient pas simplifier le sens du terme, puisque médina, ville arabe ou ville ancienne, est une tout autre réalité, même si ce choix possède ses raisons. Néanmoins, on y retrouve l’opposition, pertinente pour Albert Cossery, entre quartiers « indigènes » et quartiers « européens ». Naguîb Mahfûz, qui déménagera ensuite pour Al-‘Abbâsiyya, se réfère à son expérience enfantine dans le quartier al-H’usayn à Al-Jamâliyya, situé au nord du Caire islamique, quartier de mixité sociale et de contraste entre survivances médiévales et fragments de modernité. L’aspect dominant de cette localisation de la fiction dans le « quartier » au sens défini plus haut est le contraire de l’isolement et de l’anonymat, synonymes au xxe siècle de la cité moderniste, telle que la décrivent un certain nombre de romans européens, ce qui confère à ces romans un caractère anachronique ou intemporel, comme s’ils se déroulaient un siècle auparavant, alors que c’est le différentiel dans la transformation urbanistique et sociale qui est seul en cause. Ces romans mesurent avec nostalgie la transformation de la réalité sociale égyptienne, et le caractère inéluctable du passage du temps. Il faut reconnaître que le romancier a délibérément construit son œuvre autour de l’événement de sa naissance dans un vieux quartier du Caire, et de l’expérience des séances de café, à l’écoute des conteurs accompagnés du rêbab (ou ‘rébec). Son art du récit provient de celui pratiqué dans un de ces lieux où il rencontre des personnages de roman, comme ces jeunes intellectuels rencontrés dans les cafés, puis réunis en cercle hebdomadaire les vendredis au casino Qaçr al-Nil (Gokelaere-Nazir 2000 : 16).
- 16 Dans cette perspective historique, le hâra est un lieu clos qui renvoie à la perception du narrateu (...)
- 17 Ces divers édifices ou bâtiments sont édifiés en conformité avec le Waqf qui est, dans le droit isl (...)
- 18 Il s’agit des peuples de l’Asie du Sud-Est insulaire, autrement dits les Indonésiens.
8Une question ne manque pas de se poser sur la primauté qu’il faudrait accorder à l’emplacement de la fiction, bien plus structurant qu’un simple décor, ou qu’un arrière-plan fictionnel, ou bien sur la priorité donnée aux personnages, suivant un mode d’expression sociologique « par coupes » (Gokelaere-Nazir 2000 : 70), par opposition à un mode d’expression horizontal ou spatialisant. Ainsi, Zuqâq al-Midaqq renvoie pour le récit à un héros principal qui est l’impasse du mortier elle-même, monde clos, centré sur le café de Karcha (Ibid. : 60). Awlâd H’âratina, plus justement traduit par « Les Habitants de notre ruelle », est centré sur un ancêtre isolé, Jabalâwî, ancien futuwwa, l’un de ces costauds de quartier, protecteur et querelleur, fondateur de la ruelle qui porte son nom : « il est à l’origine de notre quartier qui est l’origine du Caire, la Mère des cités » (Mahfûz 1991 : 24). Paradoxalement, le lieu restreint de deuxième niveau du hâra est la métonymie de la société, et l’homme fort du quartier est un pilier vivant de l’édifice. Sa mort coïncide parfois, faute de successeur, avec l’effondrement littéral de la « ruelle », au sens de quartier susceptible d’être annexé par un futuwwa voisin plus puissant. Ce rapport d’inclusion (selon Ghâlî Chukrî, « la ruelle est l’Égypte elle-même […] » ; Gokelaere-Nazir 2000 : 151) et de contiguïté entre la chair du personnage et l’existence du lieu (la ruelle / le quartier) se trouve confirmé par Hikâyât H’âratinâ, où les récits du quartier deviennent rapidement une chronique des différents futuwwât. Ce dernier ouvrage est écrit sous la forme de courts récits qui reviennent sur son enfance, mais s’agit-il uniquement d’une toile de fond, ou d’un simple « décor » (Ibid. : 332) ? Un travail de mémoire à partir du point de vue de l’enfant va permettre de restituer la personnalité des habitants, dans un glissement naturel de la topographie à la sociologie. C’est le règne des futuwwât, qui prend fin, dans la réalité de l’histoire du Caire, au milieu des années 1930, mais sans lesquels leur ruelle n’aurait pu exister16. Le récit suivant, Malh’amat al-H’arâfich, explique bien la dimension bienfaitrice et constructive de ces chefs de quartier qui mettent en place les éléments principaux de la ruelle : abreuvoir, fontaine, zâwiya, école coranique17. Dans leur travail de valorisation de l’espace du quartier, ces futuwwât jouent le rôle du chef du gouvernement à l’échelle du pays tout entier (Ibid. : 346). Hikâyât H’âratinâ, Récits de notre quartier : le titre de cet ouvrage est révélateur d’un regard orienté vers l’immédiat familier, un périmètre qui n’a rien pourtant de rassurant. Coexistent une communauté de présence, un habitat collectif, une collectivité proche du village, et l’ouverture vers l’inconnu, le vide sous le plein qui se dérobe vertigineusement au fur et à mesure que la chronique devient plus abstraite et plus universelle. Dès le titre, une parfaite équivalence est posée entre l’activité narrative et la puissance des lieux. Quels sont-ils ces lieux, en apparence limités et communs à tous les quartiers ? Et qu’est-ce qui vient rendre celui-ci unique ? Trois lieux sont nommés : l’esplanade, le tunnel, puis le monastère entouré d’un jardin, donnant une dimension schématique à cet espace. Le sacré jouxte le profane, la ville et la non-ville. Ce n’est pas un hasard si le monastère est le premier motif comme il sera le dernier dans l’ordre des récits. Le cœur spirituel du quartier est bien la résidence du cheikh que l’enfant aperçoit un jour mais dont il ne comprend pas le message mystérieux. Or, nous révèle le dernier récit (« histoire du monastère »), ce monastère était jadis situé « dans une région désertique » (Mahfûz 1988 : 197), « mais avec le temps, l’urbanisation s’est étendue jusqu’à eux, et bientôt, ils ont été entourés » (Ibid.) ; c’est par désir d’isolement, pour recréer la solitude que le monastère est clos. C’est pourtant un point capital que la présence dérobée et spirituelle du grand Cheikh, car tous désirent le voir. C’est bien le centre spirituel dissimulé du quartier. Le « tunnel » (dont la présence reste inexpliquée) est loin d’être une zone déserte. Son obscurité représente un abri. Il permet le surgissement d’êtres nouveaux dans le quartier. C’est un lieu d’apparition. Il est considéré comme hanté par des Efrits (des esprits, ou génies qui appartiennent à la classe des djinns). Ce quartier dans l’ensemble est situé à la périphérie de la ville : il jouxte le désert. Le cimetière, tout en restant limité et clos sur lui-même, ce qui le rend si désirable, est totalement ouvert, car il est « l’espace ouvert sur le ciel » (Ibid. : 27). Ainsi le quartier, dit aussi « ruelle » ou « passage » dans les choix de traduction de Khaled Osman, est composé d’un certain nombre d’éléments architecturaux que l’on peut énumérer comme un contenant et son contenu, une forme de récipient qui contiendrait en combinaison les éléments de l’inventaire suivant, fourni par l’auteur lui-même : échoppes, concession, moulin, four du boulanger, taverne, cimetière, hammam, kouttab (école), sabil (fontaine) historique, fumerie, zaouïa (édifice religieux musulman), esplanade (Ibid. : 120). L’essentiel n’est pas là, mais dans l’emplacement des personnages qui sont des présences aussi massives que celles énumérées. Ainsi, l’enfant aperçoit depuis la terrasse de sa maison deux présences : la ville du Caire et sa tante Oumm Zaki, nue au soleil dans son appartement. Or, les deux réalités se confondent. Le narrateur affirme : « Depuis la terrasse, j’ai vue sur les minarets et sur les dômes » (Ibid. : 13). Mais après avoir vu le corps de sa tante : « La ville est une femme aux seins nombreux – ou phallique » (Ibid.). Cette équivalence orientalisante entre Orient et femme lascive enfermée dans le harem est utilisée par un auteur arabe et musulman et doit être prise dans un autre sens, au second degré, tout comme l’idée de se prêter au jeu de dominer le monde oriental comme le mâle désire asservir la femelle, ne viendrait pas non plus à l’esprit de Lee Miller photographiant les dômes blancs d’un monastère détachés sur un fond désertique comme autant de seins (Conley 2013 : 102). C’est pourtant ce qui se produit, comme si l’artiste avait pour rôle de formuler l’inconscient érotisé de la ville orientale. Chair et architecture deviennent interchangeables. Et ce sont les héros de ces récits du quartier qui sont les véritables murs et piliers de l’ensemble, tel « le héros du passage », « […] trônant à l’entrée du passage tel une légende » (Mahfûz 1988 : 99). Ce mendiant, aveugle et « colossal », se nomme Ibrahim Qird. A fortiori, et parce qu’ils sont les détenteurs de la « puissance et la force » (Ibid. : 121), les futuwwât sont les piliers de chair du quartier. Mais au fond, ces hommes forts semblent sécrétés comme une nécessité par la ruelle elle-même, en position de sujet collectif, « notre ruelle » : « la ruelle a en ce temps grandement besoin d’un futuwwa pour affirmer son identité et protéger sa dignité face aux autres ruelles hostiles » (Ibid. : 134). De façon insensible et proprement fantastique, et ce trait sera repris comme une invention narrative remarquable par Gamal al Guitani, disciple de Mahfûz, en des récits dominés par la force et la puissance mystérieuse de la ville, par exemple dans Chat’h al-madîna, Les Délires de la ville dans la traduction française de Khaled Osman parue en 1991. Ce qui émerge de la fausse chronique autobiographique de Mahfûz est bien la force d’une conscience collective, celle de la ruelle, dont nous entendons la voix : le « nous » collectif va dominer dans la complainte d’une éternelle menace. La ruelle risque de subir les conséquences d’un état de guerre latent entre futuwwât pour l’annexion, et donc l’abolition, des ruelles voisines. L’histoire nationale se connecte à la chronique locale et « le hâra devient alors un personnage dont ces récits retracent le destin » (Dampierre-Noiray 2014 : 162). Habile conteur, Mahfûz va montrer comment le personnage central de la ruelle obéit à d’autres règles spatio-temporelles que le reste de la ville, ou que le monde extérieur. Les hommes qui l’habitent deviennent parfois des éléments intrinsèques du quartier, devenu organique et vivant, comme le cheikh Labib : « le cheikh Labib est une figure antique de notre ruelle. Il m’apparaît comme un monument au même titre que le monastère, le tunnel ou le sabil » (Mahfûz 1988 : 167). Les conflits entre futuwwât – conséquence d’un mauvais choix ? – remettent en cause la vie même du quartier, « […] de sorte que nous restons cloîtrés dans notre ruelle comme des rats pris au piège » (Ibid. : 136). La ruelle devient une prison : son espace rassurant et clos devient intolérable. La régulation des relations entre extérieur et intérieur devient problématique, si bien que les habitants font éclater la règle sacro-sainte qui différencie le hâra du reste du monde : ils envisagent de démolir le mur est, et de se faufiler vers le désert. En effet, la ruelle est située à peu de distance de la colline du Muqattam. Les habitants de la ruelle ouvrent un passage dit « passage du Sabil » ou « passage vers le désert ». Or cette ouverture inaugure le risque d’une inondation et d’une fuite au désert par les habitants dont la chronique humaine rejoint alors une dimension biblique. Le récit s’enrichit alors d’un passé légendaire. Ainsi, la venue d’un étranger (ou la soudaine présence d’un inconnu au café) prend une valeur surnaturelle, comme cet Abdallah (littéralement, le serviteur (abd) de dieu (Allah), qui émerge un jour tout nu du tunnel, lieu devenu la matrice obscure du récit puisqu’il communique avec le cimetière. Outre les ennemis naturels de toute ruelle que sont les autres Futuwwât, la chronique de la ruelle rejoint une modernité, celle de la ville ouverte et interdépendante. Encore faut-il passer par des intermédiaires, tel le cheikh Omar Fikri, greffier de profession, pour répondre à de nouvelles démarches liées au resserrement des liens « entre notre ruelle et la grande ville » (Ibid. : 193). Ainsi, un plan d’urbanisme inquiétant envisage de supprimer le monastère qui barre la ligne droite de la ruelle. Même le cimetière est menacé, ce qui est une réalité remarquable du Caire, et de certaines villes d’Afrique, comme Kinshasa, en raison de la pression démographique : les cimetières sont habités, ou entrent dans le circuit économique. Pour revenir à la fiction, ces projets de destruction et d’ouverture sont abandonnés, mais un premier réverbère vient éclairer la ruelle comme l’emblème de la modernité urbaine. Autrement dit, la ruelle et la ville sont deux entités urbaines différentes, et le fonctionnement du hâra ressemble à celui d’une communauté villageoise repliée sur elle-même, pour laquelle le grand voyageur est une exception parmi ceux qui ne quittent la ruelle que par nécessité et avec effroi, tout en écoutant les récits du monde extérieur comme si c’étaient ceux d’un au-delà du monde, ou ceux des « montagnes de wak wak18 » (Ibid. : 182). Après avoir défini les caractéristiques du hâra, du quartier ou venelle, ou ruelle, réalité sociale, mais élevée au rang mythologique notamment avec le personnage du futuwwâ, ou celui du cheikh invisible, entité spatiale et architecturale précise, mais susceptible de transfigurations fantastiques, venons-en au niveau premier, celui de l’habitation, non pas privée, mais collective, l’immeuble d’habitation, l’immeuble locatif.
- 19 Une conception de la littérature « dont Mahfûz peut apparaître comme un modèle : si sa vie se confo (...)
- 20 Héliopolis est un quartier situé en direction de l’aéroport du Caire aujourd’hui. C’est une ville e (...)
9Certaines caractéristiques sont communes avec la hâra, notamment la personnification et le traitement du lieu comme un personnage. C’est un dispositif narratif devenu classique, en particulier depuis la tentative perecquienne de La Vie mode d’emploi. Toutefois, et dans le contexte socio-économique de la capitale cairote, plusieurs cas de figure peuvent se présenter avec de notables différences en fonction des quartiers envisagés par la fiction. Ainsi, Les Années de Zeth, en traduction française par Richard Jacquemond, Dhât (1992), de Sun’allah Ibrâhîm, représentant du « nouveau roman » en Égypte, mais dans un tout autre sens que le nouveau roman français des années 1950, se focalise sur un seul ménage (ou couple), tout en décrivant avec détails le cas des autres habitants du même immeuble, ainsi que le monde du travail, notamment le bureau où travaille l’héroïne. L’Immeuble Yacoubian, (Imrat Ya’qubyan), d’Alaa Aswani, paru dans la traduction française de Gilles Gauthier en 2002, et considéré comme l’initiateur d’un nouveau réalisme, présente un autre cas intéressant d’une coupe sociologique opérée grâce à l’immeuble qui sert d’habitation aux personnages, tout en donnant le détail des dégradations dues à la confiscation des appartements et à la pression démographique qui fait du moindre recoin du toit en terrasse une habitation. Il insiste sur la corruption dans la gestion des biens confisqués à des « étrangers » bannis ou en exil depuis la révolution des jeunes officiers en 1952. Le destin de l’immeuble Yacoubian, fondé par un riche et cultivé Arménien, puis réduit en partie à un îlot surpeuplé, est emblématique de la destinée malheureuse du quartier moderne et européanisé du Caire. Ces rues furent aménagées suivant le chic parisien ou londonien, puis déclassées, elles servirent de repoussoir pour la bourgeoisie, même celle créée par les privilèges accordés aux officiers égyptiens, comme c’est le cas dans le roman de Sun’allah Ibrâhîm, Les Années de Zeth. La propension du roman égyptien réaliste à devenir le mode d’expression d’une conscience nationale19, ceci au travers de la description très spatialisée, voire sectorisée, d’un échantillon social représentatif du passé ou de l’avenir de l’Égypte est perceptible, à travers la perception historique du destin de l’Égypte et de ses trois présidents, de Nasser à Moubarak, adossée à la réalité défectueuse et génératrice de malheur d’un immeuble pourtant situé dans un quartier relativement privilégié, et marqué par l’ordre européen : Héliopolis20. L’immeuble choisi par le couple de héros passe pour celui des « jeunes mariés promis à un brillant avenir », mais « le seul appartement disponible était au quatrième étage, et ne donnait pas sur la rue » (Sun’allah Ibrâhîm 1992 : 17), ce que regrette Zeth. Les Années de Zeth peut être lu comme la chronique parallèle de l’évolution d’un couple d’Égyptiens et des mutations économiques, sociales et politiques de l’Égypte contemporaine.
- 21 Toutefois, un large plan d’aménagement urbain du centre-ville cairote et de ses vieux immeubles et (...)
10Le cas du roman d’El Aswany est quelque peu différent puisqu’il s’agit d’un quartier autrefois moderne et luxueux, et d’un personnage déchu, Zaki, un fils de pacha symbolisant l’Égypte d’avant la révolution. Les deux romans mettent en avant l’importance des mutations urbaines de l’Égypte moderne, synonymes de lourdes menaces sur la pérennité des régimes politiques qui ne parviennent pas à résoudre la question du déclassement, voire du délabrement de parties entières du tissu urbain qui ne relèvent pas d’une approche conservatrice et politique comme Le Caire islamique, lequel est devenu un enjeu national et international21. On rejoint ici un trait commun à de très nombreux romans égyptiens : la mise en place d’une « atmosphère de décomposition et de destruction » (Dampierre-Noiray 2013 : 332). Le problème n’est pas récent, comme le prouve le récit d’Albert Cossery, La Maison de la mort certaine, son deuxième récit, paru en 1945. Le cas d’Albert Cossery, auteur francophone égyptien, mais, résident au long cours du Vieux Caire, et né dans une famille arabophone, habile à transposer les tournures arabes directement en français, lui donne un statut à part, qui l’isole des écrivains égyptiens arabophones. Précisément, ce récit se situe dans Le Caire historique, dans une parenté certaine avec l’univers recréé par Mahfûz, mais la représentation de Cossery est cauchemardesque. L’immeuble locatif, dit « maison », devient un piège dès lors que ses locataires ne peuvent mener une vie digne de ce nom dans une telle ruine. La portée politique de ce récit est beaucoup plus explicite et formule un appel à une révolution sociale, même si sa diffusion fut réduite, en raison de la langue ou des éditeurs retenus, si bien que ce brûlot n’eut qu’un impact modeste sur les lecteurs arabophones. Nous allons développer l’exemple de ce troisième roman centré sur un immeuble locatif, qui démontre que l’immeuble, après la ruelle ou le quartier, peut devenir un vecteur efficace pour la description de la condition urbaine malheureuse au Caire.
- 22 « Le facteur se venge », la première nouvelle, se déroule dans la boutique du repasseur Hanafi dans (...)
- 23 Mieux, elle devient récit elle-même, ou plus exactement bonne histoire, plaisanterie sur le mode ég (...)
- 24 Le premier livre d’Albert Cossery est un recueil de poèmes d’inspiration baudelairienne intitulé Le (...)
11La Maison de la mort certaine, ce titre choisi par Cossery, est emblématique d’une tournure oralisée, d’un parler populaire, comme si l’essentiel ici était moins la figure stylisée de la description (avec le risque d’un récit statique) qu’un discours véhément, à perdre haleine, un art du dialogue qui relève de l’apostrophe et de la malédiction, des paroles chargées de colère et pleines d’éloquence. Ce récit décrit la mise en mouvement d’une volonté politique à travers la prise de conscience d’une situation d’oppression liée à une maison collective, à un modeste immeuble dégradé du Vieux Caire. L’immeuble vaut surtout pour sa nature dialogique : il a une réalité matérielle, mais sa vraie nature est verbale : il devient un concentré de dialogues savoureux, typiques d’un esprit urbain cairote. Il devient le vecteur d’un discours politique. Dans Récits de notre quartier, Mahfûz évoquait la répression des partisans de Sa‛âd Zaghlûl par l’armée anglaise au cœur même de la ruelle, et les échos du mouvement progressiste parvenaient jusqu’à l’enfant de la ruelle, mais, dans le cas d’Albert Cossery, les habitants de l’immeuble prennent conscience très lentement de leur misère, et des causes de celle-ci. Ils deviennent révolutionnaires. Les habitants de la ruelle chère à Mahfûz se terraient dans leur maison en cas de danger, ou envisageaient la fuite alors que ceux de la « venelle » (tel est le terme utilisé par Cossery) choisissent déjà de débaptiser leur quartier en barrant le nom de la venelle, et en le remplaçant par : « venelle à vendre » (Cossery 1990b : 31). Ce sont presque tous des hors-la-loi et des rebelles qui ne souhaitent plus habiter dans un espace répertorié. La réduction de ce quartier dit « venelle » à une seule « maison » autorise une caractérisation beaucoup plus précise de chacun des personnages. Par contre, la venelle perd relativement en force. Elle est centrée sur cette maison, laquelle jouxte une place importante, une fois traversé l’axe de circulation de la venelle. De fait, c’est la « maison de la mort certaine » qui occupe tout l’espace, avec un volume inquiétant parce que démesuré en raison d’une focalisation narrative extrême. Cette représentation d’un édifice vertical, sombre, maléfique, doit tout autant au cinéma expressionniste allemand qu’aux formes de la superstition populaire en Égypte. En tout cas, Cossery réussit ce tour de force de créer un personnage architectural, une émanation du sol et de l’histoire du Caire qui incarne sa sournoise décadence. Comme dans le cas du recueil de nouvelles, Les Hommes oubliés de Dieu, axé sur les habitants de différentes ruelles22, La Maison de la mort certaine réussit à tenir à la fois la variété des destins individuels et la puissance d’une destinée collective, liée à cette habitation ‒ inhabitable. L’auteur n’est pas le seul à insister sur la dégradation de l’habitat urbain cairote. À leur façon plus allusive, les romanciers contemporains, Alaa El Aswany ou Sun’allah Ibrâhîm, insistaient eux aussi tantôt sur l’envahissement du toit, et des cabanes à lessive, devenues appartements, ou l’élevage de basses-cours sur le très élégant immeuble Yacoubian, tantôt sur la construction hâtive et défectueuse de l’immeuble d’Héliopolis constamment en réparation, ou mal entretenu. Mais Cossery est pratiquement le seul à donner une telle évidence dramatique à une simple maison d’habitation collective. Il en fait une créature vivante, un monstre dévorant, l’incarnation du mal et plus précisément, l’incarnation de la volonté maléfique du propriétaire, Si Khalil. Ce dernier s’est enrichi en achetant des maisons de rapport sur le point de s’écrouler pour un prix dérisoire, en continuant à les louer en l’état, quitte à ce que de nombreuses victimes soient à déplorer. La question des maisons ou immeubles qui s’écroulent n’est pas une légende au Caire, et les abus liés à la corruption touchent un très grand nombre d’Égyptiens, ce dont témoignent en particulier les articles insérés en contrepoint des malheurs de Zeth, l’héroïne du roman Les Années de Zeth qui a valeur de récit-documentaire sur la vie égyptienne au quotidien. L’incurie des pouvoirs publics et du gouvernement égyptien face à la mort accidentelle de ses citoyens laisse rêveur. Cette situation trouve son écho dans les fictions23. Mais revenons à la manière dont Cossery s’y prend pour incarner sa « maison de la mort certaine » et comment il en fait le symbole d’une Égypte non prolétarienne, apolitique, mais plus misérable que le Lumpen proletariat, et petit à petit poussée à la révolte. Il existe une opposition frontale entre les quartiers indigènes et les quartiers européens soit une perception violemment dichotomique de la ville héritée du monde colonial. Le propriétaire, Si Khalil, appartient au monde indigène, le plus souvent installé au café avec de jeunes effendis, plus rarement faisant la tournée de ses immeubles, même s’il habite l’autre monde, les quartiers européens. Face au Caire indigène, se dresse Le Caire européen, en particulier Le Caire résidentiel de l’île de Zamalek. Cossery, issu d’une famille arabe et d’un père commerçant, naît et grandit à proximité du Vieux Caire. Il choisit ensuite de s’y immerger, parmi les indigènes, vivant sur le modèle de la bohême dandy appris sans doute dans Les Fleurs du mal, non loin des femmes vénales24. Il n’appartient pas à l’univers misérable décrit dans son récit, mais il le côtoie par choix et en tire un parti littéraire saisissant, en termes de description colorée des bas-fonds cairotes, sans pour autant tomber dans le travers d’un exotisme de pacotille. Mieux, il écrit la plupart de ses livres depuis une autre forme de bohème, depuis le quartier Saint-Germain-des-Prés, dans l’après-guerre existentialiste auquel il prend part. Autrement dit, il écrit une œuvre tout entière située au Caire, alors que cette ville n’existe que dans son souvenir. Sans doute la distance et le recul existentiel lui ont-ils permis de simplifier et d’intensifier la valeur expressive d’un décor urbain qui n’a rien de pittoresque et qui ne tombe pas dans la couleur locale, comme il en est loué par Georges Henein, auteur francophone égyptien, introducteur du surréalisme en Égypte, et animateur des avant-gardes depuis l’entre-deux-guerres (Kober 2014). Son œuvre se situe, elle aussi, à cheval entre Paris et Le Caire, et la représentation du Caire ne peut être, selon lui, qu’indirecte et allégorique, comme un personnage moral plus que comme une entité géographique précise :
Avec des phrases mal taillées, avec des personnages voûtés qui se meuvent dans des ruelles sordides, avec des décombres et des gravats, Albert Cossery forge une matière durable et des images tenaces. Dans chaque aspect particulier des choses, il perçoit et isole le germe d’une vision plus ample, plus essentielle. (Henein 2006 : 578)
12Cossery décrit une opposition générale entre deux villes, deux quartiers, voire deux mondes : les riches et les pauvres au Caire, la souffrance étant du côté des « quartiers populaires » (Cossery 1990a : 7). Le cœur métonymique de ces quartiers, c’est la maison de Si Khalil, au fond de la « Venelle des Sept Filles » (7), située sur une colline aux environs immédiats de la citadelle du Caire. La fragilité de cette maison est telle qu’elle est même menacée par la voix trop puissante des vendeurs ambulants interdits de passage. Cette maison est une forme hyperbolique de la catastrophe en suspens. Cette masure, l’image même du dénuement, telle que la voit un enfant nu, connaît une « ignoble renommée » (9). La venelle et la maison ne sont qu’un point représentatif du quartier environnant composé d’autres « venelles étroites et périlleuses » ou de « terrains vagues infestés de scorpions » (9). Le narrateur a choisi de situer son récit dans un des cercles de l’enfer. Cette maison penchée est associée à des contenus légendaires, ogre ou serpent, suivant un récit immémorial. Son aspect délabré – le moucharabieh est presque décollé de la façade – engendre l’image d’un serpent démesuré pour l’enfant qui regarde la fissure énorme. Le récit devient relation d’un « rêve grotesque » (12), et le regard porté par le vieux locataire Kawa est non moins déréalisant : avec ses yeux presque aveugles, il n’aperçoit qu’une « étendue désastreuse à laquelle il était depuis longtemps habitué » (13). Le premier chapitre de ce court récit fait de la maison le personnage central, un lieu jeteur de sorts par rapport auquel les personnages manifestent un rejet ou une grande indifférence. Seul l’énergique charretier Abdel Al concentre le récit sur une action libératrice et révolutionnaire : la grève des loyers.
13Remarquable chez Cossery est la volonté d’universaliser son propos qui dépasse de loin le simple cadre du Caire. Ainsi, la « Venelle des Sept Filles » ne se distingue en rien des autres « venelles de la misère » (Cossery 1990a : 31). Le récit se situe dans une aspiration digne de l’Internationale révolutionnaire, qui pose pour tous les pays du monde le même objectif d’émancipation. Les environs de la citadelle, à proximité de cette maison, renvoient à une matérialisation dramatique de la condition humaine. L’immeuble de Si Khalil signifiait la misère définitive du peuple égyptien. Ici, c’est la révolte des hommes contre leur destin qui est signifiée paradoxalement par l’emblème de la soumission de l’homme à Dieu, le minaret : « de toutes parts s’élevaient les innombrables minarets des mosquées d’alentour, semblables à des bras vengeurs levés vers le ciel » (33). En fait, la dimension libre du peuple cairote est immortalisée par divers personnages et se traduit par un art du dialogue, un type de réplique représentatif, on l’a déjà évoqué, de l’esprit d’une ville (et ici d’un peuple). Cette parole de la ville est distribuée entre les différents habitants de la maison penchée. L’expérience de ce logement impropre à une vie normale est une expérience positive du dénuement philosophique, comme une manière d’habiter par avance son tombeau. Il faut se préparer à être « enterrés vivants » (44). Bayoumi, le montreur de singes affirme : « il s’agit maintenant de savoir vivre dans les ruines » (44). Ce personnage fait l’expérience du vide, ayant vécu dans un terrain vague près du quartier de Boulac, populaire et riverain du Nil. Il soutient que la vie devient plus facile à vivre grâce à cette expérience du dénuement. Si Khalil ne se situe pas dans cette perspective : pour lui, une maison croulante n’est pas une promesse de vide libérateur, mais une source de profits. Cossery rejoint ici toute une série de romanciers réalistes et politiquement engagés qui dénoncent le scandale de la pauvreté des uns et de l’enrichissement des autres : « À l’heure actuelle, il [Si Khalil] possédait une dizaine de ces avalanches en suspens, éparpillées dans différentes venelles des quartiers indigènes » (48). La vision du Caire chez Cossery est profondément sociale et politique. L’auteur ne se contente pas de focaliser son récit sur l’immeuble et ses habitants. Il possède une vision globale de la répartition sociale inégalitaire du Caire dans son ensemble.
14Le chapitre vi s’ouvre sur une évocation contrastée du lever du soleil, qui éclaire différemment la « ville européenne » et les « quartiers populaires » où son histoire se situe. Son mode d’expression est fondamentalement symbolique et hyperbolique, comme si ce soleil était un dieu vengeur qui accable les pauvres : « sous ses rayons obliques, les masures infâmes étaient comme éclaboussées de sang » (Cossery 1990a : 59). Le grand jour révolutionnaire se lève rouge de sang. Les personnages de Cossery sont certes des marginaux urbains, mais ils sont surtout des personnages dépossédés, habités par une idée fixe, par le souci de leur survie, au point de sembler en proie à la folie. Ils sont tous des monomaniaques habités par des manies qui touchent à l’insubordination ou à la provocation. Ils sont le grain de sable dans la mécanique urbaine, comme cet ancien conducteur de tramway, Ahmed Safa, prêt à vendre n’importe quoi pour se procurer de la drogue. Il est, comme bien d’autres personnages aux professions modestes, un perturbateur de l’ordre. Son activité de conducteur de tramway entre en collision avec sa passion pour le haschich : « […] il se livrait à des lubies excentriques, dont la moindre consistait à ne pas s’arrêter aux stations officielles, mais suivant son humeur et le hasard des routes » (77). Là où se différencient le monde des personnages de Cossery et celui des habitants des quartiers fortunés, c’est dans la pratique du haschich. Leur pauvreté semble compensée par le pouvoir de construire des rêves et de s’installer en eux. Cossery excelle à décrire l’univers des stupéfiants, et il ne fait pas de doute que ses visions littéraires doivent quelque chose à ces substances hallucinogènes. Voici une fumerie vue par les yeux du vendeur de melons Soliman El Abit : « Tout de suite, il fut saisi par la fumée lourde et opaque qui stagnait dans cette masure imprécise où des hommes affalés sur des nattes, parmi les immondices, montraient des visages de rêve aux grands yeux hagards » (85). La dimension imprécise de la description est essentielle. Avec Cossery, on se situe aux antipodes de la topographie minutieuse. Au contraire, la ville s’efface, s’agrandit, ou disparaît dans une fumée, comme c’était le cas avec les aspects les plus fantastiques du récit mahfouzien. Il est rare que la ville du Caire donne lieu à de telles descriptions d’un espace hors de l’espace décrit en termes réalistes. Ce lieu halluciné et onirique est une échappatoire à l’emprise angoissante de l’espace de la misère. La maison (et sa fissure) qui étaient au centre du récit sont un piège mortel, une métaphore du destin misérable du peuple égyptien dans sa soumission : « La maison tout entière vibrait du bruit de la mort contenue dans ses entrailles » (93). Elle se referme encore sur ses habitants « comme une nuit sans lune » (93). Le propriétaire évacué de l’histoire, restent les locataires dans leur face-à-face avec la maison. Le gouvernement, qui laisse impunis les agissements des propriétaires, est lui aussi disqualifié dans cette affaire. Cette maison, c’était eux, comme le résume Abd El Al (96), et l’éveil en eux d’une conscience politique, du désir de lutte (97). Toute la fin du récit est animée par les prémisses d’une révolution, par un souffle pré-révolutionnaire. Et cela devient le sens des « quartiers populaires », à l’origine d’une révolution sociale. Au fond, Cossery a bien ressenti la montée d’une insatisfaction qui aboutira à l’incendie du Caire en 1952, puis au renversement du roi Farouk, même si, d’une certaine manière, le peuple a été dépossédé de sa révolution.
Ils sont la force qui se lèvera un jour de la boue des quartiers populaires, une force immense et explosive que rien n’arrêtera plus. Venue du fond des venelles, elle submergera les places et les avenues. Elle déferlera comme une mer tempétueuse ; elle atteindra, par-delà le fleuve, les îles endormies dans la splendeur des palais. (Cossery 1990a : 101-102)
15En général, la révolution de 1952 reste un impensé, un négatif jamais formulé de toute la littérature égyptienne (Dampierre-Noiray 2013 : 360). La maison se vide dès lors de sa substance, et la fuite d’un habitant, le boueux Abd Rabbo, la mine de l’intérieur : « En effet, dès ce moment, la maison sembla se dissoudre d’une façon vertigineuse » (Cossery 1990a : 141).
16Cet espace de clôture angoissante va céder la place à une ouverture prometteuse. À un cycle de destruction-reconstruction, dont l’origine est le peuple conscient de sa force, comme les habitants de la maison le sont devenus : « Si Khalil imagine la maison effondrée mais sous la poussière des décombres, il voit les vivants apparaître parmi les morts » (Cossery 1990a : 144).
17Parmi les nouvelles modalités de présentation fictionnelle de l’espace cairote, un récit se distingue à la fois par son affranchissement et par sa soumission à l’espace urbain, sous la forme d’un recueil d’histoires liées à la vie quotidienne du Caire et aux embarras de la circulation automobile.
- 25 Le taxi reste malgré tout un espace romanesque marginal face à la ruelle ou à l’immeuble, qui ont d (...)
18Le récit de Khaled Al Khamissi, Taxi, hâwadît al machâwîr, paru en 2007 au Caire, et en 2009 en traduction française, sous le titre Taxi, n’est pas uniquement une manière nouvelle et astucieuse de renouveler le problème du dialogue romanesque. Ces différentes conversations ou rencontres muettes dans un taxi vont beaucoup plus loin dans la mesure où elles engagent un travail de mémoire et de réinsertion de la toponymie ancienne dans une nouvelle façon de désigner l’espace urbain. Plus qu’un roman ordinaire, il s’agit en fait d’une suite de nouvelles urbaines. En effet, les mémoires de la ville se télescopent au rythme cahotant de cet élément incontournable du Caire contemporain : le taxi. L’organisation concentrique de la description géolocalisée cède le pas à un ensemble de lignes brouillées, à un parcours mobile. L’ensemble des trajets se substitue à une « écriture sédentaire » (Dampierre-Noiray 2013 : 337). Pour autant, ce récit n’est pas un roman cartographique, ni un jeu de parcours limité aux rues praticables en voiture. Deux aspects peuvent se conjuguer qui sont d’une part une vision cinétique de la ville, d’autre part l’approfondissement de la connaissance de ses habitants, qu’ils soient en déplacement, passagers ou conducteurs. Le caractère remarquable de ce récit est d’avoir bien restitué littérairement la domination du Caire par la circulation automobile, phénomène qui est loin d’être isolé à l’échelle des métropoles africaines, mais qui atteint une forme de démesure au Caire. Dès lors, la vie urbaine se retire des quartiers ou des immeubles pour se concentrer dans le déplacement motorisé. La ville est vue en mouvement, encore que les véhicules s’immobilisent parfois en de monstrueux embouteillages, avec l’avantage de voir les lieux les plus emblématiques sous un autre angle. Les passagers du taxi deviennent des récitants, des aèdes qui composent le poème de la ville, dans une polyphonie tissée de points de vue subjectifs et de rumeurs. Le premier aspect qui défile derrière la vitre est celui de la place Tahrir, carrefour routier, semblable à « une caserne militaire » (Al Khamissy [2007] 2009 : 28). Ce qui permet de rebondir sur la question du terrorisme et de sa prévention. Les contraintes de sécurité rendent un peu moins fluides encore les mouvements intra-urbains. La sensation de couvre-feu, de surveillance et de désillusion, est aussi perceptible, car Taxi représente une chronique du Caire contemporain sans s’interdire parfois une profondeur historique. Le présent est mesuré à l’aune d’un passé considéré comme plus heureux. D’ailleurs, la nature des personnages représentatifs de la ville, qui en seraient l’incarnation même, change. On avait remarqué la disparition des Futtuwât à l’époque moderne. Ici, l’homme fort, le roi de la rue, c’est « l’agent de la direction de la circulation au ministère de l’Intérieur » (Ibid. : 15). Le titre en dit long sur l’emprise bureaucratique qui s’exerce notamment sur les taxis. Le policier chargé de la circulation, jadis idéalisé, est aujourd’hui une apparition de cauchemar : « Comment ce rêve s’est-il transformé en l’espace de trente ans en cauchemar enraciné dans les rues égyptiennes ? » (Ibid.). Face à lui se dresse le chauffeur de taxi, thème principal du roman dans toute sa vérité sociologique et humaine. En presque deux cents pages, l’auteur résume des dizaines de rencontres avec les chauffeurs de taxi. Le chauffeur de taxi est devenu l’un des personnages les plus emblématiques du Caire. Leur multiplication est la rançon des revers économiques, en particulier du problème de l’emploi et du salaire. Cette activité procure un complément de salaire à des salariés dont la principale profession est très différente. La parole donnée à ces chauffeurs permet de présenter une vision en coupe de presque toute la classe moyenne. Le roman Taxi est devenu une synecdoque du Caire, un fragment représentatif au même titre que la « ruelle » de Mahfûz, l’immeuble locatif de Cossery, Aswany ou Sun’allah Ibrahîm25. À travers les conversations déclenchées par les aspects de la ville traversée, ou bien par d’autres agents déclencheurs, c’est toute l’économie et la société égyptiennes qui surgissent, alors que la prolifération des taxis est en soi le symptôme de la crise et de la paupérisation d’une partie de la population en proie à l’explosion démographique.
19Pour revenir au taxi en tant que vecteur mobile de la description, son avantage est de pouvoir dire l’illimité de la ville par glissements successifs. De Tahrir, le lecteur glisse dans la rue Ramsès, puis le narrateur-conducteur note une absence : celle des cinémas du Caire de la rue El-Geich. Le hasard d’un chauffeur de taxi cinéphile permet de reconstituer sous forme énumérative cet aspect fondamental de la culture égyptienne : l’amour du cinéma.
Aujourd’hui, la plupart des anciens cinémas bon marché n’existent plus pour nous : le cinéma Hollywood n’est plus ce qu’il était, et le cinéma Misr, le Rio de Bab al-Louq, le cinéma Star de la rue Khaïreb et les cinémas de Sayyeda Zeinab : l’Isis, Al-Ahly, celui d’été d’Al-Hilal, et plein d’autres encore, ils ont tous fermé. (Al Khamissy [2007] 2009 : 35)
20Chaque salle de cinéma est associée au temps révolu, mais aussi à des quartiers du Caire, lui donnant une unité aussitôt défaite, uniquement subjective et discursive.
21La dynamique du récit procède de la variété des personnages convoqués, chauffeurs ou passagers, et permet d’exprimer les contrastes considérables entre quartiers. Ainsi, une femme voilée monte dans le quartier ouvrier et populaire de Chubra, puis change de tenue à l’arrière du taxi, ce qui laisse penser qu’elle est une prostituée. Elle descend à Mohandessine, le quartier des ingénieurs, moderne, élégant et réservé aux riches occidentalisés. Or, cette fille travaille dans un bar, et le taxi sert de relais entre des univers moralement incompatibles. Un personnage paradoxal est le chauffeur de taxi nubien, c’est-à-dire originaire du Sud de l’Égypte. Celui-ci est originaire d’Assouan : « c’est très rare de croiser un taxi nubien au Caire […] je n’ai pas arrêté de lui expliquer la topographie des rues » (Al Khamissy [2007] 2009 : 53). Outre la complexité du Caire, l’anecdote permet de mettre en valeur une autre dimension qui est l’importance de la toponymie : les noms des rues sont chargés d’un pouvoir affectif au-delà de leur sens, ou du référent culturel et historique. Dans le cas du Caire, les pouvoirs politiques successifs ont remanié le nom des rues, sans réussir à modifier l’usage des gens, qui continuent d’appeler rues et places par leurs anciens noms. Ce qui donne une idée des difficultés du jeune Nubien.
22Si le récit d’Al Khamissy donne une juste idée du phénomène de la circulation urbaine dans une grande métropole africaine, il évoque notamment un projet assez comique intitulé « Taxis de la capitale » pour encourager les visiteurs à prendre des taxis en meilleur état, alors qu’il existe déjà 80 000 taxis dans le Grand Caire (Al Khamissy [2007] 2009 : 94). Les pouvoirs publics aggravent donc la situation en voulant l’améliorer car les nouveaux taxis se juxtaposent aux anciens. Il présente astucieusement son corollaire, celui de la pollution liée aux embouteillages. Dans une rue du Caire polluée et encombrée, le narrateur monte dans un taxi piloté par un fumeur de Marlboro. Le portrait du fumeur de Marlboro est l’occasion de construire un parallèle entre fumée de cigarette et fumée de véhicules. L’auteur dresse le portrait d’une ville polluée, où l’on roule autant que l’on fume, ou bien qui roule pour fumer en toute liberté. Le niveau de pollution est lié à l’engorgement urbain et à la densité du trafic automobile. Le narrateur tire de son expérience concrète d’usager des taxis cairotes une image infernale et en partie humoristique de la condition urbaine : « la rue de Gizeh était bondée comme au jour dernier. Le taxi ne bougeait pas d’un pouce, et la pollution, alliée à l’ennui, avait figé le temps » (71). Prisonnier du « cercle de la pollution et de l’ennui » (Ibid.), le narrateur et le chauffeur n’ont d’autre ressource que de parler, mais ce dialogue tourne au réquisitoire contre le gouvernement égyptien avec l’ultime réplique du chauffeur :
— Vous savez où on est ?
— Où ?
— En Enfer. (Al Khamissy [2007] 2009 : 73)
23L’enfer social, économique et politique de l’Égypte contemporaine, tel est le sujet abordé par Al Khamissy, qui reprend une tradition critique et documentaire du roman égyptien contemporain. Le peuple ressent durement l’injustice et l’inadéquation du pouvoir qui aggrave une situation de crise. Ainsi, la sortie de Moubarak, sur le trajet entre Doqqi et le pont du Six Octobre, vers Héliopolis, occasionne trois heures d’attente dans le taxi, mais ces trois heures correspondent à trois heures de bavardage agréable et à une vingtaine de blagues (Al Khamissy [2007] 2009 : 34). L’habitacle du taxi, même menacé par la pollution extérieure, et par le désarroi intérieur, devient une forme de lieu utopique. Les taxis sont partout et nulle part. Ils passent inaperçus en raison de leur très grand nombre. Ils sont une forme de réponse rusée et astucieuse à des espaces contre-utopiques, des lieux considérés comme invivables (le Sud égyptien, la vie en couple, la cellule familiale). Il existe au moins deux lieux positifs dans le récit d’Al Khamissy, en dehors du taxi qui est le lieu où la parole libère des angoisses humaines. Le premier est le Nil. En effet, le narrateur rencontre un chauffeur de taxi élégant, un homme bon qui contemple la surface du Nil pour garder espoir et qui est, assez exceptionnellement, nommé : Cherif Chenouda. En effet, tous les protagonistes du récit sont anonymes. Le second lieu évoqué comme un paradis est, paradoxalement, une station-service, où les taxis font la file d’attente pour refaire le plein. Ils échangent des blagues si drôles que le fou rire devient généralisé : « J’ai décidé que chaque fois que j’aurais un souci, j’irais à cette station et je partagerais avec les taxis leurs rires sonores et creux […] » (163).
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- 26 Voir les conclusions générales de l’ouvrage de Dampierre-Noiray (2013 : 339-340).
24À travers des approches descriptives du Caire, le quartier (hâra), l’immeuble locatif, le taxi, les romanciers égyptiens ont trouvé des méthodes dynamiques d’investigation du réel urbain jusque dans ses dimensions symboliques ou esthétiques. Même de façon allusive, et souvent de façon détournée, l’histoire nationale intervient là même où le récit semble s’abandonner à une forme d’« intemporalité utopique » (Dampierre-Noiray 2013 : 150). Dans le cas du quartier vu par Mahfûz, les modalités du changement sont toujours perceptibles depuis le destin individuel jusqu’à l’histoire collective, en termes souvent de déclin d’une organisation primitive et d’effondrement du pouvoir. Dans le cas de Mahfûz, mais plus particulièrement dans celui de Cossery ou d’Al Khamissy, les personnages décrits semblent être des « rescapés de la ville » (Dampierre-Noiray : 324). Les habitants de la Maison de la mort certaine sont emblématiques d’une condition urbaine identifiée à une spirale infernale. Les motifs de destruction, d’effondrement urbain, métaphoriques du démantèlement d’une nation, sont omniprésents dans la fiction égyptienne contemporaine. Outre cette orientation des romanciers vers une description des mutations catastrophiques, une seconde caractéristique est frappante : ces récits sont marqués par une « écriture sédentaire à valeur initiatique et heuristique » (Dampierre-Noiray 2013 : 397). Autrement dit, les lieux décrits dans ces romans sont présentés comme une énigme, des référents qui renvoient moins à un dispositif matériel qu’à une signification historique ou philosophique. Les récits évoqués ici ne dérogent pas à une caractéristique propre à la littérature égyptienne : la fiction est subordonnée au problème de la connaissance et de l’appropriation d’une identité égyptienne, une dimension réflexive qui donne un sens supplémentaire aux représentations fictionnelles de la ville26. C’est ici que la dynamique descriptive de l’espace urbain prend toute son importance.