- 1 C’est notamment une des catégories d’analyse de l’influente historienne de l’art Susan Vogel, commi (...)
1L’historiographie de l’événementiel artistique en Afrique tend à souligner soit le rôle des classes populaires dans la formation d’une identité africaine (Coplan 1992), soit l’ambivalence des fêtes des puissants, marquées par « le clivage entre organisateurs et participants, entre officiels et population » (Goerg 1999). Dans le courant du mouvement Kwani, acteur incontournable de l’édition et de l’événementiel littéraire est-africain fondé en 2003 (Journo 2014), mais au-delà de son seul cadre institutionnel, Nairobi est devenu un théâtre d’innovations festives et artistiques qui semblent faire bouger ces lignes. En effet, des festivals réunissent périodiquement plusieurs centaines de personnes autour de productions artistiques présentées sous l’étiquette inclusive d’« urbaines ». Cependant, cette catégorie esthétique d’« art urbain », reprise dans les discours muséaux et académiques1, est problématique tant la ville développe des pratiques et des imaginaires artistiques qui se démarquent de la référence urbaine (Marcel 2014). Du point de vue de la géographie de l’art, cette catégorie s’avère donc inopérante. Néanmoins, il est incontestable que l’urbanisation du continent a vu l’apparition de nouveaux styles et formes artistiques, notamment caractérisés par l’avènement du consumérisme chez les jeunes (Nutall 2005). Dès lors, deux approches ont été avancées : l’une focalisée sur les transformations de la ville, l’autre sur les transformations des relations des individus créateurs à la ville. Ces approches se traduisent dans la distinction que fait la géographie entre les notions d’urbanité et de citadinité : la citadinité renvoie aux « manières d’habiter et à la construction des identités, l’urbanité aux dimensions matérielles et symboliques de l’espace, aux qualités le définissant comme urbain » (Berry-Chikhaoui 2009 : 16).
- 2 « Continuity and change in performance must be regarded as aspects of overall processes of urbanisa (...)
2En 1982, l’anthropologue David Coplan donnait des clés de lecture pour analyser la nouveauté des productions artistiques en Afrique urbaine à partir du terrain sud-africain. Selon lui, « la continuité et le changement dans les performances doivent être vus comme un aspect des processus d’urbanisation et d’adaptation [des artistes à la ville]. La sélection, le rejet ou la transformation d’éléments musicaux et de règles de composition sont largement déterminés par l’émergence de schémas d’organisation urbaine, sociale et de hiérarchisation culturelle2 » (Coplan 1982 : 113). En d’autres termes, les productions artistiques sont la résultante d’une urbanité qui porterait en elle les transformations de ces activités. L’approche par la citadinité déplace l’analyse sur la relation à la ville, l’identité sociale des habitants et la construction du sentiment d’appartenance qui contribuent à l’émergence de cultures citadines. Philippe Gervais-Lambony pose ainsi que la citadinité est un processus graduel dans lequel on peut distinguer des « degrés de citadinisation » (Gervais-Lambony 2001 : 104). Cette lecture amènerait à décrire la citadinisation progressive des différents acteurs de l’art. Or, Isabelle Berry-Chikhaoui met en garde contre une acception de la citadinité qui exclurait les migrants, les marginaux et les habitants qui ne sont pas intégrés dans la ville, suggérant que cette notion devrait plutôt être conçue comme participant de la co-construction de l’urbain et du citadin.
3Il s’agit dès lors de réinterroger l’art dit « urbain » au regard des spatialités des acteurs et des circulations du champ. Cette géographie est d’autant plus critique au regard de la matérialité d’une ville « fragmentée » (Charton-Bigot et Rodriguez-Torres 2006), dont la tôle ondulée des slum ainsi que les clôtures verdoyantes et électrifiées des gated-communities en sont la tranchante expression et la dure métonymie.
- 3 « The festivalisation of African cities, even for a few days a year in each case, marks the profoun (...)
- 4 Échange informel avec Ben Okri lors du Storymoja Hay Festival, septembre 2011. Ma question : « Quel (...)
4Depuis les années 2000, Nairobi est le théâtre d’événements artistiques dont l’ambition internationaliste ne se dément pas. Avec le soutien de fondations occidentales et un nombre croissant de sponsors nationaux, le Kwani Litfest ou le Storymoja Hay Festival parviennent à se faire les hôtes de vedettes africaines de la création littéraire et artistique, à l’image du Somalien Nuruddin Farah ou du Nigérian Ben Okri. Pour le géographe américain Garth Myers, cette « festivalisation des villes africaines […] témoigne du caractère cosmopolite, globalisé, imaginatif et dynamique d’espaces en constante mobilité3 » (Myers 2010 : 19). En effet, en première lecture, ces festivals illustrent une des modalités de l’expansion des villes globales (Gugler 2004), mettant Nairobi « sur la carte mondiale de l’art », selon l’expression de Ben Okri4. Or, dans une lecture décentrée, ces événements peuvent aussi être vus comme des temps de mobilisation, de subjectivation ou de hiérarchisation des communautés artistiques locales qui, prenant appui sur la légitimité de cet internationalisme, réorganisent leurs pratiques artistiques, sociales et spatiales.
Fig. 1. Ben Okri (G), interviewé par le Kényan K. Okwemba en marge du Storymoja Hay Festival, septembre 2011.
Photo : OM.
5Cette scène, prise à Uhuru Park, montre Ben Okri interviewé par un notable de la littérature kényane, le poète et critique Khainga Okwemba (de dos). Dans l’arrière-plan, cerné par la skyline du centre d’affaires, des stands et drapeaux promotionnels de Kenya Buzz, magazine culturel gratuit, et The Star, journal nairobien qui fait la part belle à l’activité artistique de la ville, suggèrent l’implication croissante des citadins dans ces événements. C’est ce que confirme la partie droite de la photographie : des jeunes citadins qui deviennent parties prenantes d’une communauté artistique dont il s’agit ici de dresser la cohérence socio-spatiale.
6À partir de l’analyse d’une part d’un festival d’arts urbains où s’observe l’émergence d’une communauté artistique citadine (Kinanda), et d’autre part d’un centre de créations contemporaines dont le projet traduit des aspirations « afropolitaines » (The Nest), cet article essaye de rendre compte d’un nouveau mode de circulation de l’art qui articule l’urbanité d’une grande métropole africaine et la citadinité qui s’invente avec la mondialisation culturelle.
- 5 Entretien avec Ngwatilo Mawiyoo, mars 2011, Alliance Française.
7Le festival Kinanda se déroule dans un jardin où le public, après s’être garé et acquitté de 200 shillings (soit environ 2 €), est invité à s’asseoir dans l’herbe. Des bottes de foin sont disposées pour l’occasion afin de délimiter la scène. On y voit des groupes d’amis, des couples et quelques familles. La moyenne d’âge est entre vingt et trente ans. Beaucoup se connaissent et se côtoient par ailleurs. Dans la foule, Ngwatilo Mawyioo (poétesse née en 1984 et représentante de la jeune « génération Kwani ») rencontre des amis artistes comme Ato Malinda (performances et installations) ou Checkmate Mido (poète). L’auteure en profite pour vendre plusieurs dizaines d’exemplaires de son recueil de poésie autographié. C’est après une reprise de Coldplay par un groupe de rock nairobien que Mawiyoo entre en scène. Accompagnés d’abord par un guitariste, puis par une boîte à rythme vocale (ou beatbox), ses poèmes abordent les thèmes du retour au pays (A Return), d’une forme de « double conscience » (Gilroy 1993) propre à tant de jeunes créatifs formés à l’étranger (Two Clocks), et en même temps d’un attachement poétique à la terre et à Nairobi (Spring in Nairobi). Décrite comme une « anthologie urbaine de quelqu’un qui a grandi à Nairobi », la poésie / performance de Mawiyoo parle à ce public justement du fait de son rapport problématique à la campagne et des pistes identitaires, fondamentalement citadines, qu’elle ouvre. Ayant reçu sa formation artistique aux États-Unis, elle reconnaît volontiers que le langage qu’elle utilise et sa quête de sens et d’identité à travers le travail des mots ne s’accorde pas à la culture rurale5. Pour elle, c’est davantage la ville et son cosmopolitisme qui guident sa pratique artistique. Dès lors, ce festival peut être vu comme un des lieux où se construit la citadinité à Nairobi.
Fig. 2. Le festival Kinanda, octobre 2011
Photo : OM
Fig. 3. Affichette promotionnelle du festival, mars 2011
- 6 Sans lien de parenté avec Binyavanga Wainaina, le fondateur de Kwani, même si la compagne d’E. Wain (...)
8Kinanda est l’initiative de Tim Rimbui (né en 1981), producteur et manager culturel. Lancé en 2010, l’événement a d’abord lieu dans le quartier résidentiel péricentral de Lavington, dans le jardin privé du chanteur Eric Wainaina6, dont Rimbui produit les albums. Eric Wainaina (né en 1973) est, comme Mawiyoo, un ancien de la St Mary’s School, « une école privée, catholique, que ses frais d’inscription prohibitifs réservent à une mince fraction d’héritiers » (Connan 2010), où il a été actif dans la chorale de l’école. Il a étudié la musique dans une université de Boston, aux États-Unis. C’est à son retour qu’il devient une célébrité locale avec son premier album (Sawa Sawa, 2001), mélange de rythmes inspirés du benga des années 1970 remixé en style afro-fusion. Dans un article sur l’urbanisation des chanteurs kikuyu, le groupe ethnolinguistique attribué à ce dernier, Hervé Maupeu en dresse le portrait :
- 7 Nchi Ya Kitu Kidogo, « Le pays du bakchich », est une critique de la corruption du pays, thématique (...)
Il cherche toujours à exprimer une sensibilité urbaine et pas exclusivement kikuyu ce qu’il marque en chantant en trois langues (anglais, kiswahili et kikuyu). Il signifie son appartenance à la culture TV en intégrant dans plusieurs chansons les interventions des Redykyulass, un trio comique dont les sketches sur la classe politique attiraient de très vastes audiences sur Nation TV puis KTN TV. De plus, ses liens avec le milieu TV sont avérés par le fait que Nation TV a produit et réalisé le clip vidéo de Nchi Ya Kitu Kidogo7. (Maupeu 2005 : § 20)
9Par ailleurs, la géographie de son accomplissement artistique le distingue du benga et de la culture populaire produite autour de River Road : « ses concerts (comme les spectacles des Redykyulass) se déroulent à Nairobi au Carnivore ou au Pavement, les lieux de distraction de la jeunesse dorée de la capitale » (Maupeu 2005 : § 20). Le profil de Tim Rimbui, directeur du festival, est analogue à ceux de Mawiyoo, Wainaina et de bon nombre de participants rencontrés. Issu de la bourgeoisie kényane, il fonde sa sociabilité sur le réseau des anciens diplômés des écoles privées de la Nairobi School et de St Mary’s School et s’est lancé dans le management culturel après un retour d’expatriation aux Pays-Bas où il a été formé à la production musicale dans une autre école privée.
10Les motivations pour démarrer un tel festival sont révélatrices de logiques fondamentalement citadines. Rimbui raconte :
- 8 « It’s built along two ideas. One being “community” and the other being “creativity.” This means yo (...)
Nous avons construit l’événement sur deux idées : la première c’est l’appartenance à une communauté, la deuxième c’est la créativité. Ça veut dire que tu trouveras ici des gens créatifs : musiciens, poètes, peintres, photographes. Nous sommes parvenus à créer une communauté au fil du temps. Dans le monde dans lequel nous vivons, on cherche à s’accrocher à une appartenance. C’est donc un vrai public d’habitués qui vient tous les mois. Pour nous, c’est le signe de la réussite d’un modèle de lieu artistique qui est durable, abordable et amusant8.
11Ce discours marque clairement la volonté d’identification à la ville. Rimbui évoque aussi une identité qui se rapproche de la théorie libérale de la « classe créative » (Vivant 2009), en cherchant à se distinguer par l’appartenance à une population urbaine, mobile, qualifiée et connectée. Sans chercher à figer la créativité dans une classe sociale donnée, approche qui a montré ses limites d’un point de vue méthodologique, cette évocation des « créatifs » est intéressante dans la mesure où elle met le spectateur et l’artiste sur le même plan. C’est là une clé du « modèle économique » mis en avant par les managers du festival : transformer le public en créateur et vice versa, le créateur devenant consommateur.
- 9 Rappelons que la fondation de Nairobi, en 1899, est contemporaine de la parution, en 1898, du manif (...)
12Victime de son succès et des plaintes successives aux désagréments du bruit et des voitures qui saturent ce lotissement huppé, l’événement a déménagé dans un terrain voisin, loué à une école d’agronomie. Dans cette nouvelle configuration, le service d’ordre et de sécurité du festival s’est renforcé, multipliant les effets de filtrage tant économique que spatial : portique et guichet gardés, tarif d’entrée à la hausse, et toujours la distance au centre-ville qui est le premier des discriminants de l’activité culturelle à Nairobi. De manière assez symptomatique, le festival s’inscrit dans un paysage fermé, auquel les organisateurs confèrent pourtant une dimension bucolique. D’autres événements festifs similaires, tels que Blankets & Wine, dans le parc associé au restaurant Carnivore, ou Kikoy Culture, dans le complexe de loisir Mamba Village, à Langata, mobilisent peu ou prou le même public et proposent des manifestations artistiques dans des lieux à la fois verts et clôturés de l’ouest de la ville. Nairobi s’étant réapproprié certains traits de l’urbanisme colonial des parcs et l’utopie de la « cité-jardin9 », cet attrait traduit un mode de citadinité spécifique à Nairobi autant qu’un rapport contemplatif et paysager de la ruralité, caractéristique de son évolution sociologique. Le croquis du festival Kinanda permet de préciser les modalités de cet assemblage urbain.
Fig. 4. Croquis du festival Kinanda : la construction spatiale d’un entre-soi de la jeunesse dorée nairobienne.
Source : Observations de terrain, octobre 2011.
Réalisation : OM.
13Malgré une logique spatiale qui relève de l’entre-soi, l’élite économique de la ville ne constitue pas à elle seule l’intégralité du public. Le fait que des entreprises kényanes sponsorisent ces événements artistiques, nouveauté dans l’histoire de l’art du pays, est révélateur d’un marché qui se structure. On compte parmi ces sponsors One FM, radio qui diffuse à Nairobi des tubes occidentaux, Uchumi, chaîne de grande distribution ou encore la banque kényane de crédit NIC, orientés vers la classe moyenne. On trouve en outre des sponsors multinationaux, comme Endemol, société de production néerlandaise spécialisée dans la téléréalité et organisatrice du tremplin musical télévisé est-africain Tusker Project Fame. Certains artistes, identifiés dans ce programme, sont d’ailleurs mis en avant lors du festival Kinanda. Ainsi, cette communauté artistique faisant les gros titres des suppléments Lifestyle des journaux locaux apparaît imbriquée dans une culture médiatique et publicitaire tournée plus largement vers la jeunesse consumériste nairobienne et la classe moyenne. Cette logique sociale est confirmée par une enquête menée auprès du public.
Fig. 5. Emprise spatiale du public du festival Kinanda à l’échelle de la province de Nairobi
Source : enquête quantitative sur 100 des 300 participants de l’édition d’octobre 2011 du festival Kinanda.
Réalisation : OM.
Fig. 6. L’inégalité spatiale de l’information artistique : les lieux officiels de distribution du magazine UP
Carte interactive proposée sur le site du magazine UP : http://www.upnairobi.com.
- 10 L’édition de novembre 2011 fait d’ailleurs un portrait de Tim Rimbui, dans une manchette titrée « U (...)
14La distribution du magazine UP – Nairobi’s Urban Perspective, qui propose des articles sur les activités, les personnalités et les lieux de sociabilité tendances10, permet de préciser les spatialités de cette culture publicitaire. Il s’agit d’un mensuel d’actualité culturelle, financé par la publicité pour des boissons alcoolisées et des lieux de divertissement de la ville. On trouve donc UP dans les commerces des grands malls tels que Village Market, Westgate, Yaya Centre ou The Junction, dans des restaurants de luxe comme Tamarind, Talisman, Carnivore ou Sankara et dans les cafés et bars huppés. Cette distribution, qui correspond aux lieux de sortie du public du festival, montre bien la « dimension spatiale des inégalités » (Ripoll et Veschambre 2005), redessinant clairement la fracture sociale est-ouest de Nairobi.
15De façon générale, les informations portant sur les événements importants pour la sociabilité de cet art « urbain » se concentrent particulièrement dans les lieux de vie des populations aisées. Pourtant, l’attractivité d’un événement comme Kinanda appelle à nuancer les logiques d’entre-soi et à complexifier les circulations en jeu. Mon enquête sur la provenance du public du festival montre que c’est avant tout la population favorisée de l’ouest de la ville qui est concernée. On peut toutefois relever trois exceptions : Ngara, South B et Umoja, des quartiers résidentiels planifiés, occupés essentiellement par des salariés et une population qui s’identifie à la classe moyenne. Cela montre le processus d’intégration ou de filtrage qui se joue dans ces événements citadins et qui peut être mis en lien avec les nouvelles dépendances médiatiques et publicitaires dont l’injonction est d’élargir la base du marché.
16Malgré le cloisonnement géographique dans lequel s’inscrivent les performances, il est remarquable que l’imaginaire développé par les acteurs de cet art dit « urbain » valorise l’ouverture au monde et une certaine forme de cosmopolitisme. Afin d’en cerner les contours, la seconde partie de cet article s’intéresse aux discours des managers d’un centre à vocation artistique ouvert en 2012, The Nest.
17Commençons par resituer l’émergence de ce type de lieu artistique dans le prolongement politique des violences postélectorales de 2008. En effet, c’est depuis cette date que des tech-hubs, cybercafés culturels et artistiques orientés sur la cohésion de la société civile, voient le jour avec l’appui de fondations développementalistes : Pawa254, iHub et dernièrement The Nest. Localisés dans les quartiers résidentiels aisés autour de Kilimani, ils organisent des conférences, des projections, des débats ou des projets hors les murs à la confluence entre art et activisme, fédérant une population en grande partie analogue au public de Kinanda.
Fig. 7. George Gachara (D) et des jeunes adhérents de The Nest, sur la terrasse du centre d’art, avril 2013
Photo : OM.
- 11 480 000 €, auxquels a également contribué le ministère des Affaires étrangères néerlandais, partena (...)
- 12 « We found each other, we were friends of friends, the thoughts brought us together. »
18The Nest se trouve à l’intérieur d’une résidence fermée d’un lotissement dans le quartier de Kilimani, quartier où la fonction tertiaire tend à se substituer à la fonction résidentielle et les immeubles de bureaux aux pavillons. Inauguré en 2012, il est l’initiative d’un groupe de jeunes diplômés kényans qui ont su convaincre les responsables de l’organisation développementaliste Hivos11. Le collectif est formé autour de George Gachara, activiste diplômé en journalisme, Njoki Ngumi, médecin et actrice de théâtre, et Jim Chuchu, photographe, illustrateur, réalisateur et musicien vedette du collectif multimédia Just a Band. Ce groupe s’est constitué notamment dans les réseaux alumni d’écoles privées ou de sections TIC des universités nairobiennes. Pour Gachara, « on s’est bien trouvé, on était des amis d’amis et la convergence des idées nous a rapprochés12 ». Les réseaux et pratiques de sociabilité sous-entendues dans ce discours (réseaux universitaires, cercles d’amitiés fondés sur des pratiques culturelles spécifiques) inscrivent clairement ce groupe dans une solidarité socio-spatiale que l’on peut qualifier de citadine.
- 13 Entretien avec Greg Mwendwa, Hivos Office, avril 2013.
- 14 « By targeting this population, we are most likely to revitalize the arts, since they are more like (...)
- 15 Plan B, 2012, The Nest, a feasability study, document PDF.
- 16 « Artists were lacking a home and we felt we were filling a gap » (Entretien avec Sunny Dolat, char (...)
19Avant de fonder The Nest, ce groupe a été à l’origine d’une série de projets traitant de « justice sociale ». L’usage de ce mot-clé associé à la maîtrise des médias de masse et des technologies d’information et de communication en a fait une cible consensuelle (donor darling) pour les bailleurs de fonds de la création artistique comme le Goethe-Institut ou Hivos, qui s’associent volontiers à leurs démarches. Pour Greg Mwendwa, responsable régional du département « Expression and Engagement » du bailleur de fonds néerlandais, il ne s’agit pas d’une subvention de fonctionnement mais d’une bourse de démarrage (seed funding), modèle qui permet, d’après lui, de sortir du piège de la dépendance13. En effet, l’argumentation des jeunes managers du centre est basée sur la volonté de générer du revenu localement par l’autoconsommation des citadins14. Pour convaincre Hivos, le collectif a produit un rapport d’enquête avec des focus group auprès de 120 artistes de la ville, essentiellement au sein de leur réseau universitaire. Celui-ci conclut à l’urgence de faire une place pour une jeune communauté créative dans « l’écologie créative de la ville15 ». Pour Sunny Dolat, styliste kényan et manager du centre, « les artistes avaient besoin d’un chez-soi et nous avons comblé ce manque16 ». Ce diagnostic renvoie dos à dos l’offre culturelle organisée par l’élite blanche et celle de l’industrie culturelle populaire de River Road.
- 17 Descriptif tiré de leur site web : http://www.thisisthenest.com/.
- 18 Nest, signifie « le nid » en anglais, ce qui montre bien la philosophie du centre : l’accompagnemen (...)
20Le lieu se présente comme un « terrain de jeu multidisciplinaire » tourné vers l’expérimentation, les rencontres et les débats entre « artistes, penseurs et esprits curieux17 ». L’intérieur est confiné – c’est un ancien appartement – et on y trouve une salle de vidéoprojection dans ce qui devait être le salon, des équipements multimédias et des salles de travail encore inoccupées à l’étage. Dans le jardin, des tables et des parasols sont disposés à la manière d’un café, conformément à la volonté des fondateurs d’en faire un espace chaleureux, voire familial18. Cette transdisciplinarité doit être replacée dans l’histoire coloniale de la ville. Les premières infrastructures culturelles de Nairobi sont construites pour répondre à des divisions disciplinaires issues de l’histoire de l’art européen : théâtre, musée, conservatoire. Dès l’Indépendance, les premiers centres d’art présentés comme autochtones, Chemchemi (1963) ou Paa ya Paa (1965), s’ouvrent à la fois aux arts littéraires, visuels ou vivants, cela en défiance vis-à-vis des catégories coloniales. Plus récemment, le centre d’art GoDown (2003) a également construit sa légitimité en s’affirmant comme un centre multidisciplinaire.
- 19 « We want to promote new ways of doing the things. There is already a glass ceiling over each disci (...)
21La ligne artistique de The Nest est donc le décentrement disciplinaire et les recoupements entre pratiques (par exemple art et technologie, architecture et mode, etc.), aboutissant à des métissages que les artistes associent explicitement à la citadinité19. En effet, avant de définir un contenu, c’est l’adhésion à une identité citadine qui guide le développement du centre. Les managers aspirent à faire émerger une culture citadine tant de la forme que de l’expression :
- 20 « We live here and we call it home. We belong to Nairobi because we’re cosmopolitan and capitalisti (...)
On vit ici, c’est chez nous. On est nairobien parce qu’on est cosmopolite et d’une certaine façon capitaliste. Notre expression n’est pas traditionnelle, alors que le reste du pays est très ancré dans le langage, la tradition, […]20.
22L’attachement à la ville, conscientisée et exprimée dans ces termes, est quelque chose de nouveau au Kenya. The Nest se fait ainsi le défenseur d’une identité citadine assumée qui sert de fil directeur à l’organisation du lieu et de ses activités. Mes interlocuteurs disent ainsi promouvoir avant tout l’expression qui émerge de Nairobi.
- 21 « Now Nairobi is so cosmopolitan, you move away from Nairobi two kilometers in any direction, that’ (...)
- 22 Suivant ces critères, leur priorité était le quartier festif au nord de la ville, mais il s’est rév (...)
- 23 « If you are interested in digital technology, digital arts, you are already on this side of the di (...)
- 24 « Where we are positioned is the place of educated urban middle class with a salary. We generally c (...)
23En outre, l’identification socio-spatiale proposée par ces jeunes citadins procède par distinction avec le reste du pays et les logiques provinciales qui le caractérise : « Maintenant, Nairobi est tellement cosmopolite, il faut faire deux kilomètres dans n’importe quelle direction pour trouver le vrai Kenya21. » Njoki Ngumi, membre fondatrice du centre, explique pourtant que l’accessibilité était déterminante dans la localisation du centre : pas plus d’un trajet de bus du centre-ville, un endroit où les gens peuvent se garer facilement, proche de commerces de bouche et de bars22. Mais, s’il est déconnecté du Kenya, de quoi ce centre d’art est-il le hub ? Avec la citadinité, la « connexion au monde » est la deuxième dimension mise en avant par ces acteurs. Pour eux, le positionnement dans la ville ne vaut que par le cosmopolitisme qui lui est imputé et la possibilité de participer au concert mondial de la création citadine. Interrogés sur la division entre ville haute et ville basse et la production « populaire » de River Road, Gachara et Ngumi assument parfaitement leur positionnement : « We’re very West ! », confessent-ils sans ambages : « Si t’es intéressé par les technologies numériques et l’art digital, tu es forcément de ce côté de la ville, avec les gens qui ont une éducation, qui ont accès aux technologies et le genre d’esthétique associé23. » Ce positionnement traduit donc spatialement la sociologie de la population, le modèle économique et le registre artistique visés : « On est au cœur de la classe moyenne éduquée et salariée. C’est le profil des gens qu’on rassemble : éduqués, connectés au monde et qui ont une expérience de l’étranger24. »
- 25 « People like us are born in every city. »
24De manière symptomatique de cette distinction sociale, mes interlocuteurs préféraient l’appellation « créatif » à celle d’« artiste ». D’abord, cela rejoint l’idée déjà évoquée d’interdisciplinarité : le créatif englobe jusqu’à la cuisine, le design ou la mode, alors que l’artiste, dans son acception classique, s’assimile à la peinture ou la sculpture. Au-delà de cette nuance, le terme « créatif » permet d’adhérer à quelque chose de plus vaste, théorisé dans les universités américaines et popularisé par le management des grandes entreprises : pour Gachara, « des gens [créatifs] comme nous sont dans toutes les villes25 ». À la citadinité assumée se rajoute le sentiment d’appartenance à une communauté mondiale. Ce discours explique pourquoi, pour ces acteurs, il n’y a pas forcément d’injonction à l’expatriation ou à l’exportation des productions, logique pourtant largement valorisée dans d’autres registres de circulation rencontrés à Nairobi.
- 26 « Our market is here, the people we want to influence are here or returning here. Our focus is what (...)
- 27 « I might be speaking English and living in the side of Nairobi that is greener, but nobody is only (...)
25Pendant ses quelques mois d’existence, le centre est parvenu à canaliser les travaux d’une vingtaine d’artistes et prétend constituer une communauté de plus de 200 membres. À terme, misant sur le fort pouvoir d’achat de cette population, Gachara et Ngumi entendent parvenir à l’autofinancement : « Notre marché est ici, les gens qu’on veut influencer sont ici ou sont sur le retour. Mais ce qui nous intéresse, c’est la contribution de cette aire géographique à l’espace artistique mondial26. » Lorsque j’insiste sur les contradictions entre la volonté d’ouverture au monde et des circulations effectives qui tendent à exclure la majorité de la ville, ce dernier évoque les complexités et la pluralité de sa propre construction citadine : « Certes, je parle anglais et je vis du côté vert de Nairobi, mais personne n’est qu’une seule chose, on navigue dans ce qu’on représente, qui on représente et qui on est en tant qu’individu27. » En d’autres termes, il ne s’identifie pas seulement aux quartiers de Kilimani et Lavington mais entend articuler sa citadinité avec le monde. Cette articulation permet au manager culturel d’assumer le court-circuitage de l’est de la ville.
- 28 « La conscience de cette imbrication de l’ici et de l’ailleurs, la présence de l’ailleurs dans l’ic (...)
- 29 Binyavanga Wainaina, « I am a Pan Africanist, not an Afropolitan », ASAUK12 Conference, Leeds, 2012
26Le discours de George Gachara et ses compères entre en résonance avec la fluidité identitaire que décrit Achille Mbembe lorsqu’il définit l’« afropolitanisme » (Mbembe 2010 : 229)28. Sans chercher à faire la généalogie de la notion, il est intéressant de noter que cette tentative de relocalisation africaniste du cosmopolitisme, notamment popularisée dans le champ académique par le penseur de la postcolonie, trouve des ramifications dans le champ artistique auquel participe The Nest. En effet, l’écrivain Binyavanga Wainaina, figure tutélaire de la « génération Kwani » évoquée en introduction, a livré en 2012 une conférence à l’African Studies Association UK rejetant le qualificatif d’Afropolitain29. Ce dernier entendait alors se démarquer de la marchandisation peu valorisante dont ce mot a fait l’objet, illustrant dans le même temps la volonté de ces acteurs de négocier les termes d’une citadinité mondialisée. L’étiquette « arts urbains », par l’amalgame qu’il opère entre urbanité et citadinité, semble ainsi recouvrir un ensemble de stratégies ambivalentes d’enracinement dans la ville et de rattachement à une vague communauté des élites urbaines internationalisées. Fil rouge de cet article, ces stratégies participent plus largement d’une « cosmopolitique urbaine » (Blok et Farias 2016), en ce sens qu’elles mettent en scène l’agencement conflictuel de « mondes communs » en devenir. À différentes échelles, les productions artistiques « urbaines » peuvent ainsi se lire comme les actants d’une « lutte des places » (Lussault 2009) autant matérielle, sociale, que symbolique.
27Pour conclure, parallèlement à la multiplication de grandes rencontres internationales qui illustrent la circulation mondialisée des acteurs, des productions et des idées artistiques, Nairobi est une ville où s’observe l’avènement d’une société consumériste et affranchie des dépendances rurales et ethniques qui caractérisent les productions artistiques des quartiers populaires de la ville. Fruits et emblèmes des nouvelles échelles de la métropolisation africaine dont elles portent l’imaginaire cosmopolite, les événements et organisations traités dans cet article s’inscrivent néanmoins fortement dans les fragmentations socio-spatiales de la ville. L’étiquette consensuelle et inclusive d’« arts urbains » recouvre ainsi une réalité beaucoup plus confinée et exclusive, mobilisant essentiellement une bourgeoisie éduquée et expatriée. Se déjouant progressivement d’un autre registre de dépendances vis-à-vis de la coopération culturelle occidentale, ces développements artistiques qui gravitent autour des quartiers festifs et résidentiels de la jeunesse dorée s’ouvrent progressivement aux quartiers péricentraux à revenus moyens, participant ainsi à la construction d’une société citadine. Cette construction est datée et localisée et ne peut être isolée ni des différentiels socio-spatiaux qui structurent la ville, ni des imaginaires circulatoires des acteurs engagés, qui reflètent chacun la manière dont se construit l’horizon métropolitain de Nairobi. En cela, la géographie des « arts urbains » à Nairobi est aussi celle de la trajectoire néolibérale d’une métropole est-africaine.