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- 2 « India Shining » est un slogan lancé en 2004 par le gouvernement hindou BJP pour saluer le miracle (...)
- 3 Le slogan « Chalo Delhi, from Walled City to World City », a été lancé par le Times of India en 200 (...)
1Il était de bon ton, dans les années 1980, de s’apitoyer sur les malheureux condamnés à résider à Delhi, cette ville inculte, crasseuse, arriérée, cette capitale improbable sans centre identifiable ; New Delhi, morne plaine administrative aux vastes avenues sans vie, Old Delhi, cour des miracles avec son dédale archaïque de ruelles congestionnées. Un ensemble sans ensemble, dénué de la vigueur des métropoles culturelles comme Calcutta, économiques comme Bombay, ou technologiques comme Bangalore ou Bombay, du prestige des villes sacrées comme Bénarès, malgré sa « plus grande mosquée d’Asie », et son plus grand temple hindou du monde1. Au mieux, capitale politique d’une politique décriée, régulièrement dénoncée pour la corruption de la classe dirigeante. Il reste de bon ton de fustiger la flamboyante poussée des malls et des signes insolents de richesse qui ouvrent une Shining India au xxie siècle, à Delhi plus que partout affichant le luxe brutal et l’avidité des nouveaux riches2. De la walled city, autre nom de Old Delhi du fait des remparts qui protégeaient la ville, à la world city, la ville globalisée, selon un slogan omniprésent dans les rues et les médias, visant à redorer le blason décati de la capitale3, les choses ont certes beaucoup changé, mais c’est toujours où on ne vous souhaite pas d’avoir à vous attarder. Pour l’étranger, notait Khushwant Singh au début des années 1990, Delhi apparaît comme une accumulation gangréneuse de bazars grouillants et de taudis qui poussent au flanc de forts et de mosquées décaties le long d’une rivière morte. S’il s’aventure dans ses ruelles étroites et tortueuses, la puanteur des égouts peut lui donner la nausée (Singh [1990] 2007 : 1). Singh n’est pas le seul écrivain à avoir crûment exposé la misère criante et puante de la ville : Krishna Baldev Vaid, dans une célèbre nouvelle de 1962, « Rue des Relents », prend à la lettre cette métaphore et la file avec l’Américaine qui s’évanouit simplement, puis l’Indien qui avance dans la rue masqué et protégé, à la découverte des drames personnels de chaque habitation, le résident des lieux étant seul apte à les confronter à visage découvert sans défaillir. Pour celui en effet qui « appartient » dans l’empathie, le visage de Delhi est différent mais non pour autant simple, car la ville est pétrie de son passé mortifère, colonial, monumental, historique, lisible de ses tombeaux à ses djinns :
- 4 « I return to Delhi as I return to my mistress Bhagmati when I have had my fill of whoring in forei (...)
Je retourne à Delhi comme je retourne à ma maîtresse Bhagmati quand j’ai mon compte de débauche à l’étranger. Delhi et Bhagmati ont beaucoup en commun. Longtemps abusées par des brutes, elles ont appris à dissimuler leur pouvoir de séduction sous un masque de laideur répugnante. Ce n’est qu’à leurs amants, au nombre desquels je me compte, qu’elles révèlent leur véritable nature. (Singh [1990] 2007 : 1)4
- 5 Ils font l’objet d’un long passage du « roman » de Khushwant Singh ([1990] 2007 : 185 et suiv.), et (...)
- 6 Avant Lucknow, qui passe encore aujourd’hui pour le dernier bastion de la culture ourdoue et du bie (...)
- 7 Déclarés en 1993 « reserved forest », ces 7 700 hectares de forêt riches représentent une précieuse (...)
2Disons d’emblée que cette amante Bhagmati est en fait du troisième genre, un(e) hijra, c’est-à-dire transgenre, de basse caste réprouvé(e) par la société bourgeoise à laquelle appartient par ailleurs le narrateur. Delhi est donc, par la magie de la comparaison narrative, un(e) hijra au grand cœur, abusé(e) et dissimulatrice, ignoble et attirante à la fois, dont le charme n’est lisible et dicible que pour les charmés, car il tourne autour de la mort et de l’histoire, une histoire « abusive » dont les signes sont des tombes. C’est bien entendu la ville des fantômes, cette City of Djinns décrite par William Dalrymple5, sept fois morte et reconstruite, dont la ruine est toujours déjà recolonisée par la vie, le passé inextricable du présent et le mythe du réel. C’est la ville où la langueur morbide ou nostalgique est prompte à s’inverser en frénésie joviale et truculente, car depuis la Partition de 1947 les réfugiés du Panjab et leur parler ordurier ont massivement colorisé l’image fuchsia ou pastel d’une ville longtemps réputée capitale du raffinement et du beau langage6. Khushwant Singh y insiste, la mort fait partie de la vie dans cette ville indéchiffrable, liée qu’elle est à l’histoire et à l’irrévocabilité de la disparition des civilisations, liée aussi à la misère crue, mais elle n’est mortifère que pour « l’étranger ». Comme il le conclut plaisamment de ses promenades réconfortantes au champ de crémation de Nigambodh, « à Delhi, c’est la mort et la boisson qui donnent son prix à la vie » (Singh [1990] 2007 : 25). Bien au-delà de la poésie romantique des ruines, c’est la marque toujours recommencée de l’histoire, du sens de la mort et du sens de la magie qui fait le sceau particulier dans la ville aux sept naissances. C’est aussi, encore aujourd’hui, la coexistence du monde naturel, avec ses bêtes et sa végétation incontrôlable, dans l’espace urbain. « Quand j’étais gosse, on voyait des troupeaux d’antilopes de Nilgai et de cochons sauvages à un kilomètre des murs de la ville ; sur le Ridge derrière Rashtrapati Bhavan, on voyait des tigres » (Singh [1990] 2007 : 33). Reste le Ridge aujourd’hui, crête rocheuse traversant Delhi du nord au sud, poumon de la capitale7, avec les très nombreux jardins et parcs autour des ruines.
- 8 Que Khushwant Singh, encore, illustre bien avec le choix de la petite concubine de Nadir Shah : plu (...)
3Sauvage et civilisée, splendide et misérable, ville où le temps s’épelle à l’envers, Delhi a du charme sa fonction littérale, ce quelque chose d’irrationnel et de fatal8. La représentation qu’en donnent les romanciers contemporains met parfois en avant une poétique des ruines qui déconstruit la temporalité romantique et moderne (section 1), parfois, toujours à partir des ruines, une déconstruction du sujet de conscience individué (section 2), ou du discours nationaliste (section 3). On peut y lire une critique de la modernité et des valeurs de l’enlightenment qui la sous-tendent, mais la même déconstruction du discours nationaliste peut procéder de la représentation de la ville coloniale et ouvrir sur une critique sociale (section 4), qui rencontre les représentations fictionnelles du Ridge comme lieu de l’affrontement sauvage entre nantis et démunis (section 5).
- 9 Les barsati sont des toits en terrasse aménagés de façon à loger dans une pièce ou parfois deux ceu (...)
4Le roman Un bonheur en lambeaux de Nirmal Verma, grand auteur hindi natif d’Himachal Pradesh, est aussi le roman de Delhi, de la découverte de la capitale par un adolescent. Venu partager la vie de bohème de sa cousine dans sa barsati de Delhi9, il est dans un premier temps sidéré par son nouveau quartier, Nizamuddin, entre la gare et le tombeau d’Humayun :
Dans la légère brume de mars, on n’apercevait qu’un dôme – posé sur les arbres. C’était une partie des ruines qui, adossées aux maisons, s’évanouissaient au loin. Quand il était arrivé ici ça l’avait bien étonné. Quelle drôle de ville, Delhi ! Avec ces habitants qui vivent au pied des tombeaux. (Verma [1979] 2005 : 11)
- 10 Avant que la pollution voile le ciel en toute saison et que Delhi ait atteint le record mondial de (...)
5Livré à lui-même pendant que sa cousine répète avec ses amis Tchekhov et Strindberg, il erre dans les environs, découvrant d’abord « le jardin du mausolée. Et il regardait indéfiniment les garçons assis dans l’herbe qui révisaient pour leurs examens. À la tombée du soir les chauves-souris sortaient » et « le silence de la ville descendait sur la tombe » (11). Le spectacle depuis la barsati ne le lasse jamais, étrange mélange de modernité avec sa gare la nuit éblouissante et vrombissante, et d’antiquité alanguie, avec ses mausolées aux « vieilles pierres chaudes et dorées », leurs mottes herbeuses aux interstices, leurs lézards qu’il se plaît à imaginer datant eux aussi des temps moghols, inertes, flétris (65). C’est ce qu’il voit, soit « de la fenêtre de la cuisine, derrière laquelle un îlot de lumières insistait dans la nuit, tel un phare. C’était la gare de Nizamuddin. De temps en temps un train surgissait du ventre de la nuit, les ruines voisines s’illuminaient, puis disparaissaient, enfouies dans les lambeaux de leur propre sommeil » (32), soit de la terrasse, d’où la nuit lui apparaît toujours étoilée, toujours magique, vibrante et limpide, traversée du vol omniprésent des oiseaux ou des chauves-souris, ou des corbeaux qui vont croiser jusqu’au vieux Fort. Le ciel de Delhi est en effet pour le jeune provincial un perpétuel objet de ravissement10, qui cisèle les objets et leur donne une présence absolue, irréelle de vérité, au-delà des contingences :
Après la tempête de poussière les étoiles étaient sorties, et leur éclat était si vif qu’on aurait dit une pluie d’or dans la nuit, ni clair ni obscur, dans l’entre-deux ; sur fond obscur on aurait dit la lumière, et sur fond lumineux les ténèbres ; de temps à autre un oiseau s’envolait du tombeau et le doux froufrou de ses ailes venait caresser la terrasse ; les battements d’ailes submergeaient la rumeur des conversations. Et quand il reprenait son envol en plein ciel, les paroles reprenaient leur fil, s’entrelaçaient à nouveau, comme si de rien n’était ; il ne restait plus dans l’air qu’une imperceptible palpitation. (47-48)
La lune était sortie, haute, toute petite, l’éclat d’une lunule pâle. […] Chaque chose s’affirmait avec netteté, ciselée dans son isolement. Tout là-haut un avion s’en allait, rampant sur le vif de la nuit comme une luciole, indifférent aux bruits d’en bas, vrombissant au-dessus des toits. (52-59)
6Avec le ciel qui coiffe le monde du fini pour en transcender les contingences, le tissage de l’infini ou de l’éternité et de l’éphémère est certes une des spécialités de Nirmal Verma. Mais il rejoint un schème propre à la ville, selon Kushwant Singh, qui est la juxtaposition des civilisations mortes et de la vitalité du quotidien. Ces mondes s’interpénètrent en permanence chez Nirmal, de même que la nature est partout, bien que ce roman de Delhi ne se situe jamais dans les grands espaces verts de la capitale. Volonté de poétiser l’urbain ? De le déchiffrer avec le langage de l’élémentaire ? Car ces paysages font aussi leur effet sur la représentation des personnages, brusquement arrachés à leur contingence et projetés dans l’absolu de leur propre vérité, « tels qu’en eux-mêmes ». Ainsi Ira, dans le parc sous la lune, tandis que « l’herbe et les feuilles ondulaient au souffle du vent et que les arbres, de l’autre côté, le long de la terrasse, faisaient comme une dune de sable immobile et silencieuse » semble incarner « un mystère lumineux, aux rives duquel insiste un halo de ténèbres » (128). Ils génèrent en eux, par la mise en suspens de l’instant éphémère, l’aptitude à sortir du temps quotidien, orienté, segmenté, et à « nous souvenir de ce qui n’a pas encore été, de ce qui va arriver » (83), comme à l’inverse d’être le lézard contemporain des Moghols. Au-delà de ce genre de formules paradoxales chères à l’auteur, le sentiment de l’éphémère, qui rythme ce roman de Delhi, loin de créer un sentiment de l’irrévocablement perdu, avec effets assortis de nostalgie, comme souvent chez les auteurs qui le cultivent, fait surgir l’éternel dans le fini.
- 11 Le « présent éternel » correspond à une vision traditionnelle du temps en Inde, non orienté et non (...)
7Le passage des saisons et des heures par exemple, des brumes de l’hiver que dissipe en mars un ciel brillant comme du verre, des nuits bruissantes de la brise d’avril dans le semal, les longues après-midi de soleil et de poussière dans un ciel jaune et vide, dont la cyclicité se dissout dans les répétitions, désorientent le temps, et ramènent le paysage urbain au thème obsessionnel de l’auteur : « le temps s’écoulait, mais à l’envers, [… les poussant] non pas vers le futur mais vers un passé où tout était déjà arrivé, avait déjà eu lieu » (204-205). Ce passé où tout est déjà arrivé, c’est le même que le « souvenir de ce qui n’a pas encore été », le présent éternel, qui remonte à la mémoire d’avant la mémoire11.
- 12 Et différent aussi, bien entendu, du rapport populaire aux ruines de Delhi, le plus souvent ignorée (...)
8Tout différent est le rapport aux tombeaux chez K. B. Vaid12, mais également constitutif de la ville, et occasion d’un questionnement lancinant sur la mort, le ciel, l’amante infidèle, et surtout la pensée. Panjabi arrivé jeune à Delhi à la suite de la Partition, Vaid s’est fait une spécialité littéraire du ressassement métaphysique avec une bonne dose d’humour, pas toujours noir, mais on connaît moins sa propension au fantastique, qu’exacerbe, dirait-on, la présence de Delhi comme décor. Delhi, outre ses cafés, ses sans-abri, son Ridge (cf. infra), c’est aussi son ciel, ses jardins, en particulier ceux de Lodi, avec leurs mausolées moghols. Ils servent de décor à l’une de ses plus fantastiques et poétiques nouvelles, « Dans son étreinte », où ils rencontrent un autre thème obsessionnel de l’auteur, celui du dédoublement et, symétriquement, de la fusion avec l’autre. Comme Kushwant Singh cherche la paix sur Nigambodh, Vaid la cherche « dans le parc aux tombeaux », du moins lui semble-t-il que c’est là qu’il va la trouver, peut la trouver, « à cause des tombeaux » (Vaid 2002 : 123). Et ce soir-là, se souvenant de la première apparition de la femme qui l’obsède, « nimbée d’une mousseline de brume, belle, silencieuse, effrayante, loin de tout et de tous, visible musique, visible mort », cette « fille de la rue », « mon destin, ou ma malédiction », il se cale sur le tertre d’une tombe et regarde le ciel, commençant « à voir dans la mort une amante immortelle » (125). Suit du ciel de Delhi une description en tous points opposée au lyrisme de Nirmal Verma, mais concourant également à produire cette distanciation de soi à soi qui préside à la découverte du supraconscient :
Je prends appui sur le ciel parce que je n’ai rien d’autre à faire pour y arriver que de lever la tête et de plisser les yeux, et je me berce aussi de la suave illusion de m’envoler dans l’infini, le rêve délicieux de m’envoler au-dessus de la terne médiocrité, ce rêve de libération qui donne aux gens médiocres la force de rester rivés à leur médiocrité et la force aussi de s’en plaindre, d’ailleurs j’ai beau m’être souvent planté sous la voûte céleste, debout sur la terre ferme, pour observer le ciel dans divers pays étrangers, il ne m’a paru nulle part aussi éloigné de la terre que chez nous, notre terre de chez nous dont les misères et les vices ont l’air un peu moins vicieux qu’ailleurs, à cause de son ciel, en tout cas pour moi, pour les autres je n’en sais rien, bien que je sache pertinemment que le ciel n’a ni patrie ni religion, même si la terre en a une, que le ciel est sans foi ni loi et que c’est un pur effet de notre regard vicié si nous lui avons donné un grand nom, j’ai beau savoir tout cela, je ne peux pas m’empêcher de m’envoler en plein ciel, pas m’empêcher d’essayer de m’envoler. (125-127)
9Et c’est en relevant la tête que son regard tombe sur elle, la tête inclinée : « je crus avoir entrevu un ciel à la renverse, des hauteurs où je m’étais envolé », avec cette idée fulgurante « que ma mort était là, assise devant moi, de dos, et qu’elle emmenait quelqu’un d’autre dans son étreinte, quelqu’un vers qui elle penchait la tête, caressant son visage de sa chevelure flottante, comme si elle lui chantait une berceuse » (135). L’éblouissement continue quand il sort de sa léthargie pour les regarder sur la pelouse où, à trois pas de lui :
Elle étreignait quelqu’un d’autre que moi, où les yeux clos, elle berçait son sommeil profond d’une romance sans paroles, l’entraînait vers un autre monde, passant ses doigts dans sa chevelure blanche, balayant son visage fripé de sa chevelure à elle, comme une mère, comme une amante, indifférente à ma présence. (133-135)
10Sous ces caresses le visage flétri du vieillard se métamorphose alors en fleur radieuse, et le spectateur découvre soudain que ce visage est le sien : « il était moi, j’étais lui, et la traîtresse penchée sur moi balayait de ses cheveux mon visage fripé, le transformait en fleur radieuse, c’était ma vie qu’elle emportait » (137).
- 13 Hamârî burhiyâ (Notre vieille dame) a été publié en 2000 (non traduit).
11Notre vieille dame, drame du même auteur (Vaid 2000), qui a aussi pour décor le parvis d’un vieux mausolée en ruine, est tout aussi étrange, mais son étrangeté vire, plus qu’au fantastique onirique, à l’absurde du ressassement sur l’inconnu13. L’inconnu est en l’occurrence une inconnue, découverte inconsciente, allongée par terre, par une bande de cinq désœuvrés semi-vagabonds, trois hommes et deux femmes anonymes. Toute la pièce est un échafaudage d’hypothèses farfelues sur l’identité de la vieille, échangées sur un mode tantôt loufoque, tantôt sarcastique, tantôt plaintif et tantôt revendicateur, et toujours dans le même ordre (homme 1, homme 2, femme 1, homme 3, femme 2). Peu à peu l’idée se fait de plus en plus insistante que la vieille, décatie et splendide à l’image du décor de ruines qui l’entoure, n’est autre que Mother India, leur mère par conséquent, et qu’eux-mêmes ne sont autres que les fils indignes de cette mère, veules, bons à rien, fanfarons, nuls. Une mère patrie bafouée par ses enfants, des enfants épouvantés par leur responsabilité s’ils la reconnaissent, par leur lâcheté s’ils l’abandonnent : ainsi se construit la pièce, cependant que se déconstruit le mythe nationaliste, avec ses symboles inhibants :
Homme-2 Il vaudrait mieux essayer de ne pas savoir si elle est notre mère.
Femme-1 Si on l’a vue on ne l’a vue que de loin.
Homme-3 À la dérobée.
Femme-2 On n’appelle pas ça voir.
Homme-1 On n’appelle pas ça voir vraiment.
Homme-2 Dans nos classiques.
Femme-1 Dans notre philosophie.
Homme-3 On peut faire comme si c’était du non-vu.
Femme-2 Dans quelques jours on croira qu’on ne l’a même pas vue.
Homme-1 Dans quelques jours on dira que tout ça c’était une illusion d’optique.
Homme-2 Notre faiblesse de vue.
Femme-1 Notre illusion. […]
Homme-2 Alors qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Femme-1 Encore l’Occident qui parle !
Homme-3 Pourquoi on court toujours après l’Occident ?
Femme-2 Parce que l’Occident c’est l’Occident, et l’Orient c’est l’Orient !
Homme-1 Ça c’est une affirmation de colonialiste !
Homme-2 L’Orient vaut mieux que l’Occident.
Femme-1 C’est à l’Orient que le soleil se lève.
Homme-3 On a encore oublié la vieille.
Femme-2 La vieille est le symbole de l’Orient !
Homme-1 Le symbolisme, c’est fini ! (45)
12Quand il s’agit ensuite de s’occuper malgré tout de la vieille, on aboutit à l’unique solution possible : la loger dans ces ruines (« notre héritage », « notre raison d’être »), quitte à répondre ainsi au qu’en-dira-t-on :
Homme-2 On dira que ces ruines plaisaient à notre mère.
Femme-1 Qu’on les a reçues en héritage.
Homme-3 Le mémorial de nos splendeurs passées.
Femme-2 Le legs de notre histoire !
Homme-1 C’est grâce à elles que notre nom résonne dans le monde entier.
Homme-2 Sans elles, on serait quoi ?
Femme-1 Sans elles on n’est rien du tout.
Homme-3 Ces ruines sont notre raison d’être.
Femme-2 L’âme de la vieille. (64-65)
- 14 La place a été construite entre 1929 et 1933. Le cercle intérieur devait son nom au duc Arthur de C (...)
- 15 Après la Partition de 1947, Delhi voit affluer les réfugiés du nouveau Pakistan (région du Panjab, (...)
- 16 Coffee House aur bunyâdî savâl (Sampûrn kahâniyân, Œuvres complètes, Delhi, Rajkamal, 1999, p. 372 (...)
13Même déconstruction, toujours chez K. B. Vaid, utilisant cette fois le décor ambigu de Connaught Place. Ambigu, car cette place circulaire à double voie (le cercle intérieur et le cercle extérieur) et ses immeubles coloniaux, ses galeries spacieuses, ses magasins et ses cafés, est un symbole de la modernité architecturale coloniale : c’est la porte de la Nouvelle Delhi, cette capitale voulue par l’architecte britannique Lutyens comme un modèle d’architecture pour remplacer Calcutta en 191214. Par ailleurs, du fait des vastes galeries à colonnades du cercle intérieur, la place devient vite dans l’Inde indépendante le refuge des errants et des sans-abri, véritable dortoir dès la tombée du soir dans les années 1970 et 198015. Doublement fascinante pour Vaid, par sa double circularité qui garantit des possibilités infinies de tournage en rond, tant intellectuel que déambulatoire, son passe-temps favori, et par ses cafés, longtemps les seuls à Delhi. Une nouvelle comme « Café en terrasse et questions fondamentales » démantèle tous les grands mythes au lendemain de l’Indépendance, impuissants à résoudre le vrai problème, la misère16. Cette déconstruction vise au premier chef le mythe de la femme vestale de la moralité et des traditions indiennes, avec en symétrie celui de l’homme bâtisseur de la modernité, dynamique et positif (Chatterjee 1993). Le café est en effet le lieu de la drague, et les dragueurs, ce sont des glandeurs, en tout sceptiques sinon nihilistes :
- 17 Nom indien du morceau de musique classique.
Vise ses yeux (je mate ses seins).
Tu vois ce qu’elle est sexy ? Elle va s’asseoir où ? Elle s’assied près d’un type.
Putain de veinard !
Ça pourrait être son frère. Mais il flirte avec. Et elle ça lui plaît […]
Et toi qui disais que tu trouvais que des saintes vierges ! […] Chez nous on trouve de tout, vieux.
Te voilà reparti dans ton raga17 nationaliste.
Le bâtard est un dévot patriote ! Descends-le ! Haut les mains !
(Vaid 1993 : 372-373)
14Ce qui n’empêche pas le raga nationaliste de se prolonger lourdement : « On trouve tout à Delhi ! […] Notre Delhi est unique au monde ! Pas besoin d’aller à Londres ou à Paris » (375). Car il y a « […] tout, tout à Delhi, des filles claires, des filles noires, des locales, des étrangères, des instruites, des illettrées, des vieilles, des jeunes. Avant l’Indépendance on était coincés. Maintenant on peut draguer partout » (375). Autres topoi du raga nationaliste, vigoureusement critiqué ou parodié, la question de la langue, la grandeur de l’Inde, l’impuissance des politiques, l’authenticité indienne, topoi permettant d’éluder la « vraie question » :
Toi le bâtard, tu te crois un boss en anglais.
L’anglais c’est notre langue.
Celle de ton père ? Il a collé à l’IAS !
Laisse mon père tranquille.
Les potes, vous allez me laisser parler de la vraie question ?
Non.
Réfléchissez un peu ! Le futur du pays est entre nos mains.
Nos mains sont vides.
Nous sommes les descendants d’Alexandre.
Et toi des singes. (377)
- 18 Cf. Infra. Voir aussi sa première pièce de théâtre, La faim c’est le feu (Bhûg âg hai), Paris, L’As (...)
15La vraie question, c’est toujours, chez Vaid, la pauvreté18. Et c’est aussi, quoique de façon beaucoup moins récurrente et vigoureuse, une question lancinante dans l’univers urbain de Nirmal Verma. Dans le même roman de Delhi qui fait la part si belle aux tombeaux et aux mausolées, Connaught Place est aussi très présente avec tous ses insignes de la modernité que sont (qu’étaient dans les années 1970), surtout pour le jeune provincial, les feux de circulation, les panneaux de signalisation, Tolstoy Marg, Barakhamba Road, ses grands immeubles comme Scindia House et le Statesman Building. Un soir sa cousine invite le jeune garçon à manger dehors, l’un des thèmes souvent remémorés dans le roman, car à l’étonnement émerveillé du provincial devant les tables des restaurants dans la rue se joint dès le début du repas son étonnement épouvanté à la découverte des petits mendiants à l’affût des restes, tapis près du tas de vaisselle sale vers les fourneaux :
Ils avaient les yeux rivés sur la table voisine – six yeux brillants. Le garçon était venu apporter l’addition, et les gens sortaient leurs billets pour payer. La fillette fit un léger mouvement, et les deux gamins se levèrent instantanément […], comme s’ils avaient reçu un signal. Ils se faufilèrent lentement en direction de la table qui venait de se libérer. Le garçon comptait la monnaie. Pas de tapage. Pas de chapardage. Tout se passa en un clin d’œil. Les assiettes souillées de restes étaient maintenant propres, vides et immaculées. La fillette dans sa hâte avait seulement fait tomber un verre, du coude, l’eau renversée sur la nappe tombait par terre goutte à goutte.
Ils avaient regagné leur poste. S’étaient à nouveau tapis sous le four et entreposaient leur rapine en sécurité près du tas de cendres : os à demi-rongés, morceaux de viande avec quelques grains de riz collés dessus comme des termites. La fillette avait dissimulé sous sa robe un plat en aluminium, dont dégoulinait de la soupe, goutte à goutte, traçant sur ses jambes poussiéreuses une longue traînée rouge. Ils souriaient, insouciants, sans se presser, tel l’animal sauvage qui tient sa proie dans ses griffes et, rassuré, regarde à la ronde, dans tous les sens sauf vers son repas vivant. Ils observaient, regardaient Bitti, le regardaient lui, avec la froideur d’une attente détachée. (Verma 2005 : 34-35)
- 19 À l’égal de cet autre leitmotiv, le portrait de mère Teresa, seule décoration de la petite barsati. (...)
16Et cette image lancinante, des yeux fiévreux des mendiants dans la nuit, puis des larmes de la cousine révoltée par cette misère, revient ponctuer le livre comme un leitmotiv douloureux19.
- 20 Les premiers Jeux asiatiques (Asian Games) en 1982 ayant entraîné un grand nettoyage de la capitale (...)
- 21 Selon Bhan et Menon-Sen (2007) et Bhan (2009), environ 20 % de la population de Delhi vit dans des (...)
- 22 Voir note 2 sur « India Shining ». Sur le « miracle économique indien », pays aujourd’hui membre de (...)
17Depuis plusieurs décennies, les mendiants et sans-abri sont périphérisés et « n’encombrent » plus Connaught Place comme on pouvait les voir jusqu’en 198020. Il subsiste malgré tout nombre de « bidonvilles » (slums), et d’habitations précaires (jhuggies) où se concentre la misère des migrants, fréquemment liés aux grands chantiers égrenés dans la capitale, aux failles du tissu de l’habitat en dur21. Parmi ces zones de faille, les flancs du Ridge, privilégié ici parce que lieu à la fois de la nature sauvage, avec sa violence potentielle mais aussi sa liberté, et envers du décor que tend à promouvoir l’Inde scintillante, avec sa nouvelle classe bourgeoise, ses fitness clubs et son miracle économique22.
- 23 De ces milliers d’hectares de forêt, la partie méridionale, au-dessus de la Flagstaf Tower de 1828, (...)
18Delhi Ridge, ou le Ridge, est une extension septentrionale de la chaîne métamorphique des Arawali, qui traverse la capitale en diagonale sur une bonne quarantaine de kilomètres de l’ancienne Tughlaqabad au sud jusqu’à la rive occidentale de la Yamuna au nord (Wazirabad). C’est cette coulée verte géante qui fait de Delhi la capitale des oiseaux (après Nairobi), et qui lui sert de « poumon23 ». Rocaille aride jadis peu arborée, la zone a été plantée après la grande mutinerie de 1857 d’espèces indigènes comme le neem et le babul, puis d’espèces importées, du Mexique entre autres. Comme la décrit très précisément Allan Sealey dans « Last in first out », du moins dans sa partie nord au-dessus de Delhi University, c’est un désert de rocs et de broussailles, nature livrée à elle-même, « notre forêt dans cette ville grise, ou ce qui s’en rapproche le plus » (Sealey [2009] 2012 : 62), une jungle incontrôlable en tout cas. Les lieux restent encore aujourd’hui sauvages, incontrôlables, et donc recherchés par les couples d’amoureux, licites ou non, mais aussi par tous ceux qui tiennent à dissimuler leurs activités.
- 24 « Des épines avaient poussé sur la pierre que j’avais en travers de la gorge. Je m’assis à ses pied (...)
19Vaid met souvent en scène le Ridge, il en fait dans Lila le décor d’une arène d’une grande violence, et surtout d’une violence totalement irrationnelle, dans un jeune couple. Au début de la promenade c’est un simple petit supplément de brutalité dans le désir, inspiré par le décor : j’avais envie de « la coucher sur ce lit de pierre en l’embrassant frénétiquement et déchirer ses vêtements. […] Les grands rochers semés aux alentours nous regardaient sarcastiquement et peut-être nous invitaient-ils à nous fendre le crâne » (Vaid 2004 : 23). Comme souvent chez l’auteur, les choses finissent dans le fantastique onirique, la pierraille se transformant en arène et à la toute fin l’arène en lit de fleurs, mais on voit bien que le potentiel de violence pourrait à tout moment verser dans la tragédie24.
20Dans une autre de ses nouvelles, « Un soir avec mademoiselle Lafaim », c’est la partie centrale du Ridge, à la hauteur de l’université Jawaharlal Nehru (JNU) et de Vasant Kunj, qui héberge le bidonville voisin. Là encore, la rencontre improbable entre les deux univers, celui du bourgeois intellectuel et celui de la petite fouilleuse d’ordures, est le fruit du paysage. Les rochers sous la lune portent leur ombre fantastique en contrebas, faisant de l’amas de cahutes un réseau lyrique, et catalysent la rencontre de deux solitudes, une gamine espiègle, vite transfigurée par la magie du moment en sorcière ou en fée, avec un vieil excentrique.
Par les temps qui courent, les gens croulent sous l’argent noir, alors ils jettent tant et plus, tout et n’importe quoi. Ma mère disait qu’il fallait se réjouir de la municipalité qu’on a, parce qu’elle ne fait pas vider les ordures. Comme ça, on trouve tout ce qu’il nous faut. Tôt le matin. C’est juste une question de patience. Maman a même mis de côté de quoi me faire une dot, en faisant les ordures. Elle avait coutume de dire, tu vas voir ma fille, je vais te faire une dot somptueuse, que les richards des bungalows n’en croiront pas leurs yeux. Ce que je veux dire, c’est que ce métier, c’est un monde en soi. Vous n’y connaissez rien, c’est pour ça que je vous fais pitié. En fait les fouilleurs d’ordures tirent toujours le diable par la queue, mais il y a du monde qui fait des fortunes sur leur dos. Je me fiche du profit, moi, je considère le métier comme une forme d’art. Vous, vous écrivez, moi, je fais les ordures. Ce simple mot, « ordure », me met l’eau à la bouche. Même si à vous, il vous donne la nausée. (Vaid 2002 : 93)
21Ce même peuple des marges, vu trente ans plus tard, est au centre de la nouvelle d’Uday Parkash (2012), Dillî kî dîvâren, « Les Murs de Delhi », mais dans un dialogue beaucoup plus réaliste avec l’autre monde, celui de la grande bourgeoisie. Plus réaliste, et donc qui finit mal faute de cynisme, à l’inverse du célèbre White Tiger de Adiga. Un petit peuple de conducteurs de rickshaw, vendeurs de bétel, balayeurs, prostituées, chômeurs, vidangeurs, s’entasse dans les ruines du xvie siècle aux abords de ce qui fut Coronation Park et Kingsway Camp au temps de Georges V, d’où part aujourd’hui l’autoroute de Karnal. Cette masse grouillante et souterraine est en contact quotidien avec les beaux quartiers du sud, qui pour y mendier, qui pour y balayer les salles de sport, et c’est ainsi que l’un d’entre eux tombe par hasard sur un magot d’argent noir planqué dans le creux d’un mur. L’intéressant n’est pas tant la triste arrestation du jeune homme et de sa belle, mais la manière dont est représentée cette communication des mondes : tunnel fantastique, qui joint l’habitat des miséreux à tous les beaux quartiers de la capitale, mais si l’on y descend plus avant, tunnel qui traverse tout le pays, qui s’enfonce sous les océans pour traverser le monde entier, ce tunnel invisible inverse la visible fortune mondialisée dans une mondialisation invisible de la misère. Il faut la naïve générosité du héros d’Allan Sealey pour donner le pouvoir au petit conducteur de rickshaw de faire mordre la poussière au riche truand sur le Ridge, mais sans impacter pour autant l’ordre de « Shining India » – dans la nouvelle, l’événement n’est rapporté à personne, pas plus à la police qu’aux proches.
- 25 Voir note 21. Quant aux « resettlement colonies », de toute façon très éloignées du centre urbain e (...)
22Mais l’avenir à court terme, pour une ville qui résorbe son sous-prolétariat dans ces habitats précaires25, le marginalisant tout en consommant son travail dans le quotidien de la vie des beaux quartiers, ne brille pas autant que le slogan « India Shining » pouvait l’afficher. Amita Baviskar déjà en 2004 dénonçait la violence engendrée par la misère des sans-abri face à la puissance insolente de l’argent, et Bhan et Menon-Sen (2007) montrent bien ce qu’on peut appeler l’envers du décor de la cité globale aux malls rutilants, avec les expulsions et déplacements forcés des plus humbles, parfois simplement pour transformer la zone en promenade touristique comme en 2003 sur la rive de la Yamuna. La « world city » est bel et bien devenue à sa façon une « walled city » qui ne peut défendre sa beauté et sa sécurité qu’en excluant ses damnés, comme le montre bien l’essayiste et romancier Siddhartha Deb (2011), après Arundhati Roy qui remarquait dès 2009 :
Par une ironie du sort, l’ère du libre marché a conduit au combat sécessionniste le plus efficace jamais mené en Inde : la sécession des classes supérieures et moyennes, dans un pays à elles, quelque part dans la stratosphère où elles communiquent avec le reste de l’élite mondiale. Ce Royaume des Cieux est un univers en soi, hermétiquement clos et séparé du reste de l’Inde, avec ses journaux, ses films, ses programmes de télévision, ses pièces, ses centres commerciaux et ses intellectuels. […] Dans cette version « contrefaite » de l’Inde, au royaume de la culture, dans le nouveau cinéma Bollywood, dans l’explosion de la littérature indo-anglienne, les pauvres, pour l’essentiel, sont simplement absents. Ils ont été effacés d’avance. (Roy 2009 : 262-264, ma traduction)
23C’est le droit à la ville pour tous que défendent, à leur manière, comme les économistes et sociologues de la ville cités ci-dessus, les romanciers que j’ai présentés dans cette étude.