1À l’heure où l’anonymat, les pseudonymes et les avatars sont facilités et encouragés par la médiation des dispositifs numériques, la multiplication sur les réseaux sociaux de pratiques de communication masquées se heurte de manière problématique à la question de l’ethos numérique et en particulier avec la relation complexe entre ethos et sphère publique. De prime abord, on retrouve une utilisation de l’anonymat ou du pseudonymat qui semble autorisée, encouragée ou tolérée suivant l’usage qu’on souhaite en faire ou le contexte de cet usage. Dans ces cas, ces identités masquées servent à protéger les auteurs de conséquences négatives pour leur vie personnelle et professionnelle, mais servent également à affirmer une identité numérique qui a les caractéristiques d’un ethos, c’est-à-dire, une mise en scène de soi, mais également l’efficacité de cette présentation de soi (Amossy 2010). Cette définition s’appuie sur l’interprétation qu’en fait Barthes pour qui l’ethos est une affirmation de soi au travers de l’acte d’énonciation : « L’orateur énonce une information et en même temps il dit : je suis ceci, je ne suis pas cela » (Barthes 1970 : 212). Cette définition, pour bien des auteurs antiques, associe l’ethos aux qualités fondamentales dont l’orateur « peut jouer […] : la phronésis, ou prudence, l’aretê, ou vertu, et l’eunoia, ou bienveillance » pour s’assurer une image positive (Mainguenau 2002 : 57).
2Il n’est pas impossible que l’orateur taise la vérité ou la masque pour se rendre plus appréciable auprès de son auditoire. Anonymes mais pourtant connus, les « Anonymous » ont ainsi construit une réputation qu’ils défendent et qui s’articule autour d’une axiologie et d’un imaginaire du Web teinté d’anarchisme et d’utopie (Flichy 2001). De la blague de potache dirigée contre l’Église de la Scientologie au début des années 2000 à la résistance organisée aux pratiques totalitaires de certains États lors du Printemps arabe, ainsi qu’aux attaques contre les sites faisant l’apologie de l’islamisme radical, ces « anonymes » ont une identité, un ethos affirmé et marqué. Ce faisant, on constate que leur axiologie s’articule autour d’une double nécessité : défendre la liberté d’expression, c’est-à-dire le droit de tout dire pour tous, mais également la nécessité de protéger et d’assurer à ceux qui exercent ce droit une protection qu’offre l’anonymat, en conservant in secreto, dans la masse des anonymes, l’identité « individuelle ». De même, ce besoin de masquer son identité personnelle existe dans le petit monde de la communication avec la figure du Darkplanneur. Ce planneur stratégique en charge de la stratégie de marque et des tendances de grands groupes dénonçait sur son blog les mauvaises pratiques de communication et les mauvaises campagnes de publicité. Exerçant dans ce milieu, il s’était pour cela construit un pseudonyme afin de protéger sa carrière et son entreprise. Au fur et à mesure du succès de son blog, de son espace personnel et pseudonyme d’expression libre, il a pu se construire une identité, voire une célébrité numérique qui l’a amené à tomber le masque et à révéler sa véritable identité. Par l’affirmation d’une identité et la justification de l’anonymat ou du pseudonymat, les utilisateurs du Web naviguent entre le besoin de conserver leur anonymat et celui plus affirmé de se créer une identité. On retrouve, à nouveau, l’enjeu d’efficacité de la présentation de soi dans la sphère publique.
3A contrario, certains acteurs de la sphère numérique n’hésitent pas à masquer leur identité sur le Web avec des enjeux et des objectifs moins louables. Ainsi, l’anonymat ou le pseudonymat vont servir des stratégies de communication masquée allant de la publication de « faux » avis en ligne pour offrir un avantage concurrentiel, à l’usurpation d’identité numérique voire au cyberharcèlement avec ses conséquences parfois tragiques. Dans ces cas, l’objet numérique ne sert plus un objectif de franc-parler ou de protection de soi, mais marque le retrait dans une sphère qui n’est plus celle de la présentation de soi, mais celle de l’identité fallacieuse de celui qui cherche à échapper aux conséquences de son discours sur l’autre. L’ethos de celui qui fait usage de ces pratiques au travers des médias informatisés n’est donc plus celui de l’orateur qui chercherait à convaincre son auditoire, mais bien celui d’un orateur qui chercherait à avoir raison à tout prix, et ce quelles qu’en soient les conséquences pour son auditoire, la vérité ou la société en général. On renoue par là avec une limite de l’ethos qui ne serait que « les traits de caractère que l’orateur doit montrer à l’auditoire (peu importe sa sincérité) pour faire bonne impression » (Barthes 1966 : 212). On passe dès lors de la rhétorique (Barthes 1970) à la dialectique éristique, l’art d’avoir toujours raison, de triompher de ses adversaires, et ce en utilisant la communication dans ses aspects les plus agonistiques (Schopenhauer [1864] 1998). Ce sont ces pratiques « limites » de la communication qui nous ont intéressé. Elles soulèvent la question de ce qui constitue la norme des échanges au travers des médias informatisés, tout comme des conditions nécessaires au respect d’une certaine éthique de la communication. Ces jeux avec l’ethos semblent en effet échapper aux critères nécessaires d’un échange rationnel dans la sphère publique. Derrière la question de l’identité jouée et de l’ethos contesté, se trouve l’enjeu de la communication qui est plus qu’un échange rhétorique, mais bien : « une rencontre où les participants constituent un public dont chacun se produit pour l’autre et présente à l’autre quelque chose de lui-même » (Habermas 1987 : 107).
4Dans la première partie de cet article, nous avons souhaité aborder cette question au travers du concept de parrhesia – le dire-vrai – tel que proposé et développé par Michel Foucault dans son dernier cours au Collège de France. Nous avons ainsi observé et travaillé cette réflexion au miroir de la communication en réseau, pour en proposer un concept méthodologique et théorique de la parrhesia digitale ou digital parrhesia – nous utilisons le terme anglais de par son antériorité. Ce concept est envisagé comme un concept exploratoire que nous proposons, travaillons, testons et explorons encore et que nous confrontons aux questions que nous posent les différents objets que nous abordons dans cet article. De l’agora grecque aux réseaux sociaux, nous avons conduit une recherche historique sur le rôle de la parrhesia et les devoirs du parrhesiaste – dire la vérité, croire sincèrement en cette vérité et se présenter honnêtement – et ses conséquences modernes pour l’identité en ligne par le biais de la digital parrhesia. Pour les acteurs, ce concept peut jouer à la fois le rôle d’une norme idéale de la communication en réseau tout autant qu’une posture que peuvent adopter et assumer les énonciateurs.
5Dans une deuxième partie, nous explorons et appliquons cette recherche à plusieurs cas d’étude où l’identité, la transparence et la sincérité des acteurs – particuliers, médias et lobbys – posent la question du dire-vrai comme activité constitutive de l’ethos et comme souci de soi, notamment dans leurs productions discursives et textuelles – profils, pages, tweets. Nos deux cas d’étude croisent à différents niveaux la question de l’identité, de la transparence et de la sincérité autour de l’ethos des acteurs. D’une part, on peut considérer les enjeux que soulève l’usage du pseudonymat et de l’anonymat dans un but fallacieux, de la question des faux avis de consommateurs à celle des faux « followers ». On pourra ainsi analyser la récente norme AFNOR afférente aux bonnes pratiques sur les avis en ligne et se demander quelle est la place pour le pseudonymat et l’anonymat sur Internet envisagée par cette norme ? D’autre part, nous avons tenu à observer des pratiques de communication « masquée » et qui trompent sur l’identité réelle de ceux qui s’expriment. On pourra également considérer des exemples d’astroturfing sur le Web, c’est-à-dire, les faux mouvements de citoyens construits et manipulés par des lobbys au service de marques ou de causes particulières. En quoi ces faux groupes menacent-ils des mouvements de citoyens bien réels ? Ces exemples nous permettent d’offrir un contrepoint et d’interroger l’espace qu’il reste au dire-vrai dans ces contextes.
6Dans le cadre de travaux que nous avons entrepris avec un collègue américain, nous avons posé les bases d’une réflexion méthodologique, théorique et épistémologique sur la nature des questionnements éthiques au sein de la sphère publique, en particulier dans le cadre des pratiques de communication et de journalisme sur le Web. Nous avons proposé cette réflexion avec pour objectif de comprendre les enjeux éthiques qu’adressent les médias informatisés à l’exercice de la parole, de la présentation de soi et de la construction de ce qu’on peut qualifier de « démocratie électronique » (Wojcik 2010). Ainsi, l’œuvre de Foucault dans les dernières années de sa vie traite de la question du vivre-ensemble au travers de son travail sur le Gouvernement de soi et des autres et de l’étude des modèles anciens de la démocratie, en particulier, les formes « originelles » de la démocratie nées à Athènes. Un des concepts majeurs de cette œuvre est celui de la parrhesia, du dire-vrai. Foucault propose une définition intéressante de ce concept qui diffère de celle communément admise par nombre d’auteurs classiques pour qui la parrhesia matérialise l’accord – entre droit et devoir – du dire-vrai d’un orateur, par exemple d’un messager à son roi. Pour Foucault, la parrhesia n’est pas tant un accord entre l’énonciateur et son audience, que des choix et un « état » de l’énonciateur, un rapport qu’il entretient avec son énonciation et la situation de communication, son ethos :
En posant la question du gouvernement de soi et des autres, je voudrais envisager comment le dire-vrai, l’obligation et la possibilité de dire-vrai dans les procédures de gouvernement peuvent montrer comment l’individu se constitue comme sujet dans le rapport à soi et le rapport aux autres. (Foucault 2008 : 42)
7Ce concept est né sous d’autres formes du politique et s’incarne dans la figure du parrhesiaste, celui qui dit la vérité, qui dévoile sa pensée sans la masquer. Cet acte rhétorique s’inscrit dans une situation de communication particulière où le dire-vrai fait courir un risque pour l’interlocuteur. En effet, l’étymologie du terme, comme le rappelle Foucault, associe l’idée d’énonciation avec celle de la totalité, du tout. Tout dire, ne rien cacher, porte donc étymologiquement la marque symbolique d’un risque qui pèse sur l’énonciateur devenu parrhesiaste. Ce concept décrit bien des situations que nous connaissons où, dans des régimes totalitaires, la parole vraie est réprimée et où celui qui fait usage de la parrhesia risque sa vie :
Dans la parrhesia, celui qui parle fait usage de sa liberté, et choisit le dire-vrai au lieu de la persuasion, la vérité au lieu de la fausseté ou du silence, le risque de la mort au lieu de la vie et de la sécurité, la critique au lieu de l’hypocrisie et le devoir moral au lieu de son propre profit ou de l’apathie morale. (Foucault 1983)
8Cependant, dans nos sociétés démocratiques, ce danger persiste, qu’il s’agisse d’un risque pour sa vie – on meurt aujourd’hui pour la liberté d’expression dans des démocraties – ou bien pour sa réputation, son existence sociale voire sa carrière – et les lanceurs d’alerte expérimentent bien ce risque lorsqu’ils dénoncent un problème sanitaire ou sociétal. On retrouve alors, dans cette activité du dire-vrai, la question de la « transparence » et des rapports qu’entretiennent les formes du politique avec les modèles communicationnels en vigueur dans nos sociétés, a fortiori dans un environnement médiatique changeant. Mais la parrhesia devrait faire l’objet d’une négociation entre celui qui l’exerce par devoir et celui qui l’autorise, comme un droit. Ainsi, le messager porteur d’une mauvaise nouvelle a le devoir de la délivrer, mais sait qu’il peut être puni à cause de cette vérité qu’il apporte. Il peut alors négocier le droit de dire la vérité sans courir de risque pour sa vie. Il doit alors dire la vérité, croire en cette vérité et se présenter honnêtement lorsqu’il parle. La figure du parrhesiaste est donc centrale.
9En effet, dans la parrhesia, celui qui parle est à la fois le sujet et l’objet de l’énonciation. Dans la parrhesia, le parrhesiaste agit sur l’esprit des autres en partageant avec eux ce en quoi il croit vraiment et en cherchant à les convaincre sur ce triple point : qu’il dit la vérité, qu’il croit que ce qu’il dit est la vérité et qu’il se présente honnêtement. Ce point croise tout particulièrement la question de l’ethos en ligne : dans cet espace où règnent l’anonymat et le pseudonymat, comment faire confiance à celui qui parle ? Celui qui s’exprime au travers d’un pseudonyme se présente-t-il honnêtement ? La parrhesia joue à la fois sur la conviction de l’auditeur et sur la croyance de l’auditoire. Elle rencontre à nouveau la question de la transparence, plus exactement, les fonctions qu’on attribue à la transparence dans le cadre de l’évolution des rapports entre différentes catégories d’acteurs dans la sphère publique. La parrhesia implique donc un rapport particulier entre l’énonciateur et son énonciation qu’il nous faut considérer au prisme des médias informatisés.
10Il nous faut alors réfléchir aux conséquences des évolutions de nos pratiques et de nos modes de communication dans le contexte des médias informatisés : facilité d’accès, multiplication des espaces de publicisation et de diffusion d’une parole, mais également circulation accrue des contenus d’une plateforme à une autre qu’illustrent des phénomènes comme le buzz (Jeanneret 2014). Ainsi, les citoyens, les entreprises, les associations ou d’autres acteurs de la sphère publique peuvent s’exprimer dans une plus grande mesure au travers des réseaux. Ils engagent leur parole sur de nombreux sujets et des thématiques variées à propos de questions culturelles, sociales, commerciales, voire personnelles ou axiologiques. Ils peuvent cependant dissimuler leur identité avec une facilité accrue et par là dissimuler à la fois l’énonciateur et ses intentions dans la situation de communication. Ainsi, les internautes déclarent accorder une confiance limitée dans les informations diffusées sur les réseaux sociaux – 23 % – les sites de blogging et microblogging – 29 % pour les blogs et 16 % pour Twitter (TNS 2014). Ils accordent le même niveau de confiance dans les médias ou les partis politiques. A contrario, de manière générale, près de la moitié des citoyens accordent plus facilement leur confiance à des individus qu’ils rencontrent pour la première fois et à d’autres organisations comme les grandes entreprises ou la justice (CEVIPOF 2015). Si les travaux sur la contre-démocratie ont ainsi montré que nos sociétés sont parcourues par un déficit de confiance – de croyance même selon Lefort (1986) – entre les institutions et la société civile, les médias informatisés induisent une modification de la confiance accordée à chaque énonciateur, non pas de manière générale, mais sur le support et dans le cadre de ces interactions particulières. Quelles conclusions en tirer pour qui souhaite faire valoir son droit à la parrhesia dans ce contexte de communication ? La digital parrhesia est alors une tentative pour formuler les conditions dans lesquelles les acteurs, au sein des médias informatisés, s’engagent dans des activités de communication qui respectent une certaine éthique de la communication, en particulier autour du critère de vérité. Dans la digital parrhesia, ceux qui s’expriment font le choix de dire la vérité, de croire en cette vérité et de se représenter honnêtement, et ce dans le cadre de l’environnement numérique, d’un ethos numérique. Pour illustrer cette question et explorer les espaces et les conditions de possibilités, nous avons fait le choix de poser en négatif les cas où cet ethos est menacé par l’action de certains, mais également en positif lorsque d’autres acteurs cherchent à rétablir le cadre d’un échange éthique, collectif et à même d’autoriser anonymat, pseudonymes et identités numériques.
11En juillet 2013, avec le soutien et la demande de certains acteurs de l’hôtellerie, le groupe de certification AFNOR publiait la norme NF Z74‑501 « NF Service – Avis en ligne – Processus de collecte, modération et restitution des avis en ligne » (AFNOR 2013). Cette norme se construit sur un constat, celui de la prolifération et de l’utilisation de plus en plus importante des avis en ligne. En effet, alors que différents baromètres soulignent que plus des deux tiers des Français consultent des avis en ligne avant d’effectuer un achat, ils sont moins de la moitié à faire confiance à ces mêmes avis. Ce manque de confiance est la conséquence de « faux avis » publiés qui viennent nuire à la qualité de la discussion générale, qu’elle soit en commentaires de propositions commerciales, sur des forums ou sur des sites d’hôtels et de restaurants, en particuliers ceux qui agrègent des avis et recommandent des restaurants, en premier lieu le site américain TripAdvisor. En effet, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a récemment constaté que près de la moitié des avis publiés en ligne ne répondent pas à des critères de communication éthiques et acceptables. De la modération biaisée à la publication de faux avis, voire à la rédaction de contenus promotionnels masqués sur les blogs, la question de l’énonciation et de l’ethos des « consommateurs » en ligne est devenue centrale. Nombre d’internautes estiment ainsi que ces avis biaisés, qu’ils soient positifs ou négatifs, sont le fruit d’auteurs qui dissimulent leur véritable identité : le professionnel qui s’exprime sur ses services en se faisant passer pour un consommateur, le concurrent qui dénigre les produits de ses compétiteurs ou, pire, des « prestataires payés par la marque ou le site » pour rédiger de toutes pièces des avis favorables (Testntrust 2012). Dès lors, un certain nombre d’acteurs dont l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (UMIH) se sont lancés dans un travail systématique de dénonciation des faux avis en ligne et s’engagent contre ces « faux » consommateurs et les conséquences négatives de leur prise de parole. Si on se situe dans le cadre de la parrhesia, on constate que ces faux avis et ces faux consommateurs transgressent l’ensemble des critères définis. D’un point de vue rhétorique et sémiotique, on peut situer ces faux avis sur la figure du carré véridictoire : si la vérité est ce qui est et ce qui paraît, le mensonge paraît, mais n’est pas. Que le commerçant qui échappe aux règles de la concurrence et aux lois du marché – et donc au risque financier qui en découle – commente son produit ou celui d’un autre, il déroge aux conditions de l’échange et crée un avis qui paraît, mais n’est pas. La norme AFNOR définit alors certaines conditions nécessaires pour garantir des conditions de collecte, de modération et de publication des avis. Si l’ensemble du texte de la norme fournit un certain nombre d’exigences techniques liées aux différents dispositifs, il est intéressant de noter que le texte autorise à la fois l’anonymat et le pseudonymat de ceux qui déposent un avis.
12Cependant, une double exigence apparaît alors. La première est la persistance d’éléments d’identification, permettant d’associer un énonciateur et un énoncé, c’est-à-dire ici de répondre à cette idée de la présentation de soi contenue dans l’ethos qui fait que lorsque « l’orateur énonce une information […] en même temps il dit : je suis ceci, je ne suis pas cela » (Barthes 1970 : 315). Doivent alors être conservés a minima « la confirmation de l’achat ou le détail de l’expérience de consommation ; un lien vers son profil ; dans ce cas, le consommateur doit être informé et consentir à l’établissement d’un lien vers son profil ; le pseudonyme du consommateur, ou prénom et initiale du nom de famille » (AFNOR 2013). Plus encore, la deuxième exigence concerne la relation qu’on établit entre l’énonciateur et son énoncé :
Il n’est pas possible de modifier tout ou partie du contenu de l’avis de consommateur (par exemple : corriger les fautes d’orthographe incluses dans un avis, changer le pseudonyme d’un membre, masquer une partie du texte de l’avis, retoucher une image ou modifier une vidéo). (Ibid.)
13Le support – le site – qui recueille ce texte n’a pas le droit d’exercer son énonciation éditoriale, ce qui revient à questionner les liens qu’entretiennent les architextes des médias informatisés (Jeanneret et Souchier 2005) avec l’énonciation dans un contexte d’ethos numérique que nous lions à la digital parrhesia. Dans ce cadre précis, le texte produit par le consommateur devient un texte inaliénable et inamovible. Ce que soulève ce cas est alors la question de l’identité de celui qui s’exprime et de la confiance qu’inspire son propos à ceux qui le reçoivent et qui le qualifient.
14En effet, l’ethos suppose un public qui exerce une activité de jugement (D’Almeida 2007). Ce public ne se contente pas de recevoir, mais juge, valide, évalue et accorde, ou non, sa confiance. Ruth Amossy avance l’idée que tout travail sur l’ethos doit prendre la mesure de ce public comme un tiers « absent-présent » qu’on se représente et qu’on cherche à toucher par la présentation de soi, conçue alors comme une « mise en scène de soi […] dépendante de l’image qu’on se fait du partenaire » (Amossy 2010 : 130). Dans un autre cas qui nous intéresse, nous avons cette fois posé la question de cette activité d’évaluation de l’ethos en ligne exercé non pas dans un cadre normatif, mais dans le cadre d’une fréquentation d’une dénonciation issue d’un seul acteur qui exerce alors le rôle d’un public vigilant. En décembre 2011, Cyroul – pseudonyme de Cyril Rimbaud, consultant et blogueur « casseur de mythes publicitaires » – publie un billet sur son blog dans lequel il accuse l’agence de communication Fred & Farid de faire du « mass following », c’est-à-dire du suivi en masse de faux comptes, des « bots (des petits programmes robots ou des humains qui suivent le même algorithme) » (Cyroul 2011). Ce blogueur a en effet constaté que l’augmentation rapide du nombre d’abonnés au compte Twitter de cette agence – plus de cinq mille nouveaux abonnés en cinq jours – correspondait à des comptes à la provenance et à l’identité douteuses :
Étudions un peu ce panel de followers. Première constatation : on trouve beaucoup de Japonais […] ce qui est assez étonnant pour une agence publicitaire française. Deuxième constatation, on trouve des gens qui ne sont pas japonais, mais qui ont des noms étranges (watchfilmonline, vitabellawine, focusBMI). (Cyroul 2011)
15Le billet de Cyroul circule rapidement sur le Web et se retrouve abondamment commenté. L’agence de communication menace alors le blogueur d’une plainte en diffamation et exerce des pressions sur l’hébergeur pour que l’article soit retiré du site. Une communauté de lecteurs s’empare du sujet et sous le hashtag #teamcyroul reprend, commente et fait circuler l’article tout en critiquant le double jeu de l’agence. En effet, Fred et Farid sont deux communicants habitués aux coups d’éclat sur la toile et connus pour leur caractère très ironique, voire caustique lorsqu’ils critiquent d’autres publicitaires. Se fendant d’un message sur Facebook, ils tentent alors de nier leur volonté de poursuivre en justice le blogueur. Voyant se liguer contre eux une part importante de la blogosphère, ils se contentent de répondre par une « fingerwar », c’est-à-dire une série de photographies de « doigts d’honneurs » adressés à leurs détracteurs.
16Il est intéressant d’analyser ce cas du point de vue de la digital parrhesia. Dans ce cas, les contrevenants ont joué non pas avec les liens qu’ils entretiennent avec leurs énoncés, mais avec l’ethos qu’ils présentent aux autres en faisant l’usage de faux comptes, c’est-à-dire d’acteurs qui sont dans une violation des critères de la parrhesia et dont l’ethos en ligne est fallacieux. L’enjeu est ici propre à l’imaginaire de la notoriété qu’on construit au travers des réseaux. Fred & Farid ont joué sur leur identité et sur leur notoriété, cherchant à présenter une meilleure image d’eux, un ethos plus séduisant. En effet, dans le monde du « quantified self » que construit le Web, c’est au nombre de followers qu’on juge la pertinence et l’importance d’une parole. Par association, en choisissant d’augmenter artificiellement son nombre de followers, l’agence déroge aux règles qui prévalent sur la construction de l’ethos comme rapport de confiance qui doit s’établir entre auditeur et auditoire. À la question de la transgression se rajoute un problème supplémentaire qui est la menace du procès en diffamation contre Cyroul, celui qui a dénoncé et mis à jour la pratique qui contrevient à l’éthique. Il agit en toute transparence et cherche à expliciter de manière didactique les erreurs de Fred & Farid. Plus encore, en l’attaquant et en attaquant ses soutiens par leurs gestes insultants, en tentant de dissimuler par l’insulte leurs malversations, ces derniers s’opposent aussi au fait d’avoir vu leur duplicité dévoilée et la transparence faite. Face à ceux qui contreviennent aux bonnes pratiques de l’ethos numérique, Cyroul met en danger son identité sur le réseau et en dehors du réseau. C’est ce risque qu’il court qui fait de lui un parrhesiaste, pour être plus exact un digital parrhesiaste. Ainsi, son ethos est menacé, mais les autres acteurs du réseau le défendent également autant qu’ils condamnent les pratiques de Fred & Farid. Ce point nous rappelle que si l’ethos est une construction individuelle, il s’établit aussi dans un rapport avec un public qui valide, évalue et juge des qualités de l’orateur. La vérité dans ce cadre est moins un fait que la résultante d’une discussion et d’un accord. Cyroul reprend alors à son compte les qualités du bon orateur sans manipulation aucune de sa part : phronésis « celui qui délibère bien », arèté « d’une franchise qui ne craint pas ses conséquences et s’exprime à l’aide de propos directs » et eunoia « ne pas choquer, ne pas provoquer, être sympathique » (Barthes 1970 : 212). Comme le dit Barthes, « l’orateur doit également dire sans cesse : suivez-moi (phronésis), estimez-moi (arèté) et aimez-moi (eunoia) » (Barthes 1970 : 212). Ici, l’ethos numérique et la réputation de Cyroul, construits et affirmés depuis longtemps par ses énoncés, sont reconnus par le public qui compatit et prend sa défense et qui, en somme, réaffirme son attachement aux règles de la parrhesia, du dire-vrai.
17Dans notre travail sur l’ethos numérique, nous avons identifié plusieurs types d’actions et d’acteurs qui visent à dénoncer ceux qui trichent ou masquent leur identité. Ces activités ont des perspectives différentes lorsqu’on se place dans le référentiel de la transparence. Activité de surveillance quand des acteurs comme la DGCCRF et AFNOR établissent des normes pour garantir que tous respectent les codes de l’énonciation en ligne, notamment dans le cadre des rapports entre consommateurs et prestataires de services où la réputation joue un rôle primordial. Activité de sousveillance, comme le dirait Rosanvallon (2006 : 71), lorsque des consommateurs et des citoyens sur le Web sont les premiers à pointer et critiquer les limites des mauvaises pratiques de communication et donc exercent aussi un pouvoir – en refusant l’acte d’achat ou en apportant leur soutien à Cyroul. Enfin, certains travaux récents sur les réseaux sociaux et les pratiques de communication dans les médias informatisés nous enseignent que l’activité qu’exerce Cyroul correspond à ce qu’on peut qualifier d’interveillance, c’est-à-dire une forme de surveillance horizontale de tous par tous exercée au travers des réseaux (Jansson 2012, Colombo 2013). La parhesia digitale s’appuie donc sur ces points, car à l’instar de la transparence, c’est un processus de révélation de la vérité qui prend en compte les évolutions propres aux modes de communication et les caractéristiques qui en découlent. En premier lieu, ce concept se réfère à la question de la véracité plutôt que de la vérité. Certains travaux sur la circulation des opinions sur les réseaux ont montré que le sentiment de vérité a souvent tendance à être préféré à la vérité construite des faits (Bronner 2013). Dès lors, la position de l’énonciateur et les conditions de l’énonciation sont centrales, et on retrouve chez les utilisateurs du Web la volonté de construire leur ethos numérique autour des critères d’eunoia, d’arèté et de phronésis. En deuxième lieu, la question du statut conféré aux énonciateurs, de leur ethos, est également l’objet d’une négociation entre ces derniers et le public. Dans le cas des transgressions que nous avons vues, certains acteurs assument alors un rôle de gardien des conditions de l’ethos tel qu’il devrait être. Ils dévoilent la vérité et agissent au nom de la transparence. Mais cette négociation passe aussi par le public, l’auditoire, en ce que ceux qui sont touchés, positivement ou négativement, ont donc la possibilité d’interagir, d’évaluer et de juger de l’ethos des autres. Enfin, un dernier élément qui nous semble intéressant à noter est que dans les cas que nous avons observés, l’activité qui vise à dénoncer permet également d’énoncer les conditions de ce qu’est ou devrait être un « bon » ethos. La digital parrhesia nécessite donc un travail de méta-communication qui invite les acteurs à échanger et valider ensemble les conditions du vivre-ensemble. En cela, nous trouvons dans ces moments où la lumière se fait sur le mensonge et le fallacieux, une célébration de l’axiologie de la sphère publique qui s’en trouve alors renforcée.