1Depuis le milieu des années 2000, les différentes formes d’ethos et présentations de soi observables sur la diversité des réseaux sociaux numériques (RSN) font l’objet, comme l’ont observé Stenger et Coutant (2011), d’une littérature internationale, riche et abondante. Au-delà du renouvellement des formes de sociabilité rendu possible par ces RSN, de nombreux auteurs ont notamment questionné les conditions d’émergence d’une identité numérique des usagers. Cardon (2009 : 63) souligne ainsi que cette dernière n’est pas toujours composée de données objectives ou vérifiables et qu’elle relèverait davantage d’un « patchwork désordonné ».
2Si ce constat semble en partie se vérifier sur des plateformes comme Facebook, ce n’est pas le cas pour les réseaux sociaux numériques professionnels (RSNP) tels que Viadeo et LinkedIn pour les plus connus d’entre eux. En effet, ces derniers s’inscrivent davantage dans une démarche où l’exposition de soi répond à des objectifs tels que la recherche d’un emploi, la constitution d’un réseau professionnel ou la captation de nouveaux clients. En reprenant la typologie de l’action formulée par Weber (2003), nous pouvons considérer, en première approximation, que l’usager des RSNP se situe davantage du côté de l’action rationnelle en finalité que de l’action affective. En d’autres termes, l’usage des RSNP ne répond pas à une volonté de rencontrer de nouveaux « amis » ou d’entretenir son réseau affectif mais s’inscrit dans une démarche globale d’utilisation des moyens les plus efficaces afin d’atteindre un objectif précis (trouver un emploi, de nouveaux collaborateurs, etc.). Ces plateformes nécessitent de se conformer à l’adoption d’ethos propres au secteur professionnel visé.
- 1 Comme le précise l’auteure (Amossy 2010 : 7), en matière de visuel, une sémiologie de l’image pourr (...)
3Les sciences de l’information et de la communication (SIC) ne nous semblent pas pouvoir ignorer les travaux conduits par Ruth Amossy (2010 : 6-7) sur l’ethos dans le but de comprendre comment l’image que les individus se construisent d’eux-mêmes dans leurs échanges avec autrui, remplit des rôles sociaux. En effet, Amossy intègre la tradition rhétorique et celle de l’analyse de discours avec les notions de présentation de soi empruntées à la sociologie pour proposer une réflexion théorique globalisante sur ce qu’elle appelle la « présentation de soi dans le discours ». Or, sur les RSNP, il s’agit bien principalement de la dimension langagière d’un discours qui est développée, même si certains éléments visuels (photos, arrière-plan) méritent d’être abordés avec une approche plus sémiologique (Joffe 2007) telle qu’Amossy le préconise d’ailleurs1. Considérant que l’ethos constitue « une présentation de soi au service du but recherché dans l’échange », Amossy (2010 : 31) souligne que celui-ci s’élabore en interaction avec un ethos préalable. Ce sera là l’objet principal de notre réflexion. Nous emprunterons ainsi à son analyse l’hypothèse selon laquelle l’ethos préalable peut être appréhendé « à partir de deux types d’éléments sociodiscursifs : ceux qui sont inscrits dans la matérialité du discours ; ceux qui renvoient à la situation de l’échange ou aux discours ambiants dont se nourrit le nouvel énoncé » (Ibid. : 79). Amossy associe la « matérialité du discours » à ce qui « est repérable dans le dire et le dit, et qui peut être relevé à partir d’éléments langagiers tangibles » (Ibid.). Dans notre étude, cela correspond, entre autres, aux éléments du jargon professionnel propre au milieu de la communication. Afin d’appréhender les règles spécifiques que doivent respecter les ethos adoptés sur les RSNP, nous aurons également recours à différents travaux issus de la sociologie (la soumission au nouvel esprit du capitalisme et à l’idéologie dominante) et des SIC (l’analyse des énonciations éditoriales et des fonctions d’expressivité normées par les usages) pour compléter le cadre théorique principal.
- 2 Quentin Périnel, « LinkedIn franchit le cap des 8 millions d’utilisateurs en France », Le Figaro, 2 (...)
- 3 Par « jeunes professionnels », nous recouvrons les individus ayant intégré un emploi depuis au moin (...)
- 4 C’est-à-dire des anciens étudiants d’un DUT information et communication avec lesquels nous sommes (...)
4Pour illustrer ces propositions, notre recherche se focalisera sur un RSNP en particulier, parmi les plus utilisés en France : LinkedIn2. La population étudiée a été circonscrite à un groupe de jeunes professionnels3 de l’information et de la communication (53) publiant des profils sur cette plateforme. Ils se répartissent en quatre catégories selon leur nombre d’années d’expérience : 1 à 2 ans pour la catégorie A (10), 3 à 4 ans pour la B (11), 5 à 8 ans pour la C (18) et 9 à 12 ans pour la D (14). Le choix de cette population peut être qualifié d’opportuniste, car il est basé sur des facilités de repérage et des opportunités d’accès aux individus4. La sélection des profils n’a pas donné lieu à un échantillonnage académique, que celui-ci soit quantitatif ou même qualitatif. En effet, nous ne disposons d’aucune donnée chiffrée sur notre population de référence. De plus, la saturation n’est pas accessible à ce stade, notre objectif étant précisément de repérer des ethos adoptés par les usagers et non de vérifier les conditions d’adoption d’ethos déjà connus et étudiés. Précisons également qu’afin de ne pas exercer une quelconque influence sur la nature des profils analysés, leurs « auteurs » n’ont été informés de l’étude qu’a posteriori.
5En conséquence, notre recherche revêt un caractère avant tout exploratoire. Ses conclusions ne seront qu’intermédiaires et constitueront le point de départ d’un projet aux perspectives plus vastes.
6Notre contribution se découpera en deux temps qui nous permettront d’articuler deux niveaux complémentaires dans l’analyse des modalités de construction des ethos professionnels en régime numérique. Nous évoquerons tout d’abord les deux grandes catégories de règles structurantes venant contraindre l’espace discursif et les ethos « adoptables » par les usagers. La première englobe les logiques d’exposition propres au secteur d’activité et aux représentations qui le caractérisent. Bien que le pointage systématique des ethos préalables comporte quelques obstacles dans le cadre de notre approche, des traces discursives nous ont néanmoins permis d’en identifier certains aspects. Nous insisterons ensuite sur les contraintes liées aux fonctionnalités et aux options proposées par LinkedIn. Via tout un dispositif d’« incitations », nous verrons que cette plateforme encourage notamment l’usager à enrichir son profil et à se conformer à un certain nombre de « bonnes pratiques » (p. ex. effectuer des mises à jour et publications régulières, faire apparaître une photo de profil et renseigner la totalité des rubriques prédéfinies). Face à ces contraintes sociotechniques, notre deuxième partie s’attachera à exposer les formes de rationalité discursives mises en œuvre par les jeunes professionnels. Celles-ci nous semblent pouvoir s’articuler autour de deux grandes catégories. D’une part, les profils LinkedIn étudiés font apparaître divers dosages du pathos et du logos dans la construction de l’ethos professionnel. D’autre part, ils combinent différentes utilisations de formes scripturales que sont les listes et les récits (Boudès et Browning 2005).
7En matière d’ethos « adoptables », les professionnels souhaitant se créer un profil LinkedIn ne disposent pas d’une totale liberté de choix et doivent au contraire composer avec un certain nombre de règles (explicites ou non) qui viennent contraindre la manière dont ils se présenteront à ceux qui visiteront leur page. Nous distinguerons ainsi deux grands niveaux : les différentes logiques sociales d’exposition qui préexistent aux RSNP puis les contraintes propres à ces derniers.
8Avant même de recourir à LinkedIn, nos jeunes professionnels sont confrontés à toute une série de logiques sociales d’exposition sur lesquelles nous allons maintenant revenir de manière synthétique. En effet, les ethos qu’ils adoptent sur les RSNP sont eux-mêmes conditionnés par la ou les idéologies dominantes qui caractérisent une société donnée, tout comme par les normes de présentation propres au « genre » CV et, plus récemment, par l’encouragement (voire les injonctions répétées) à la visibilité professionnelle. Enfin, les jeunes professionnels de notre corpus entendent intégrer les métiers de la communication qui sont porteurs de normes et de codes spécifiques. Afin d’asseoir leur crédibilité, l’ethos adopté doit donc également démontrer qu’ils maîtrisent les logiques d’exposition du secteur d’activité visé.
9Boltanski et Chiapello (1999) ont distingué trois périodes dans l’histoire du capitalisme et surtout trois « esprits » qui leur sont associés. Ces « esprits » correspondent à ce que Marx et Engels qualifiaient de production idéologique (Marx et Engels [1845] 2012). Ils sont indispensables au capitalisme afin de lui fournir « un appareil justificatif ajusté aux formes concrètes prises par l’accumulation du capital à une époque donnée » (Ibid. : 57). La période actuelle est celle d’un capitalisme « mondialisé », mettant en œuvre de nouvelles technologies et voyant se développer la figure du « manager ».
- 5 Selon les auteurs, les grandeurs sont des principes supérieurs communs qui permettent des justifica (...)
- 6 Ce qui est le cas de la grande majorité des jeunes professionnels (83 %) de notre corpus qui possèd (...)
10Pour analyser la nature et la cohérence des justifications produites, Boltanski et Chiapello réactivent le concept de cité introduit par Boltanski et Thévenot (1991). Ils caractérisent le troisième esprit du capitalisme par l’émergence d’une nouvelle cité, la « cité par projets », procurant des grandeurs5 et des justifications mobilisables par les managers et les jeunes cadres. Les mots pivots, les référents, les grandeurs de cette cité sont identifiés en exploitant un vaste corpus d’ouvrages généralistes portant sur le management et largement diffusés dans le monde professionnel. Nous nous sommes attachés à saisir la manière dont les ethos adoptables par les jeunes professionnels de la communication sont contraints par les termes de cette cité qui constituent une sorte d’ethos préalable de ce qu’est et de ce que doit être un potentiel manager6. Pour ce faire, nous pouvons répertorier les termes les plus importants du lexique associé à cette cité par Boltanski et Chiapello. Ce lexique comporte :
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des substantifs identifiant des objets : le projet, le réseau, l’activité, l’engagement, l’employabilité ;
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des substantifs identifiant des figures de grandeur : le médiateur, le coach ;
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des adjectifs dénotant des qualités : flexible, employable, adaptable, polyvalent.
11Nous pouvons alors observer une présence forte de ces termes dans les profils publiés :
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le mot projet apparaît dans 26 des profils explorés (49 %) ;
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les sujets s’auto-attribuent des qualités qui correspondent à celles nécessaires dans la « cité par projets ». Cela se manifeste par l’utilisation de « subjectivèmes » (Kerbrat-Orecchioni 1980) sous la forme d’adjectifs ou de substantifs. On peut prendre l’exemple de la polyvalence et de l’adaptabilité qui interviennent sous différentes formes dans une dizaine de résumés.
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Adaptabilité : (I23 « faculté d’adaptation » ; I32 « autonomie » ; I34 « adaptable, open-minded » ; I38 « vraies capacités d’adaptation »).
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Polyvalence : (I3 « compétences variées » ; I23 « faire face à diverses situations » ; I35 « s’appuyer sur son double profil » ; I38 « véritable polyvalence » ; I45 « multifonctions »). Mis à part I3, les auteurs usant de ces subjectivèmes peuvent les appuyer sur une expérience ad hoc.
12On peut également relever la présence d’un des aspects de la grandeur dans la cité par projets (Boltanski et Chiapello 1999 : 62) : l’engagement. Sa présence se manifeste par l’utilisation du champ lexical de la passion et donc de subjectivèmes affectifs et axiologiques : passionné, impliqué, investi, nourri, épanoui, enrichi, aimer, avoir du plaisir, etc.
13Certains termes manifestent l’adoption d’un ethos de « Grand » de la cité par projets, en particulier chez les freelances et les consultants. En effet, les « Grands » de cette cité sont les médiateurs et les coaches dont le rôle principal est l’accompagnement professionnel. Or on peut repérer l’usage du terme accompagner qui s’applique à différents objets : les marques, les entreprises, etc.
I23 : « J’accompagne les TPE PME, entrepreneurs, lanceurs de projets ; dans leurs stratégies de communication »
I51 : « Formée à l’école de la presse, j’accompagne les marques et institutions dans leur stratégie éditoriale »
14Il ressort donc que le nouvel esprit du capitalisme décrit par Boltanski et Chiapello (1999) est présent dans la matérialité des discours (Amossy 2010) tenus par les jeunes professionnels sur LinkedIn. Au-delà des seuls marqueurs mentionnés supra, nous allons exposer dans la partie suivante la mise en œuvre articulée de ce cadre idéologique dans quelques ethos de communicants.
- 7 La « domination » dont il est ici question s’inscrit dans le cadre théorique formalisé par Courpass (...)
15D’autres règles sociales contraignent la production discursive présente sur les profils LinkedIn. On pourrait par exemple parler de « genre CV » qui nous semble conditionner les modes d’exposition adoptés. Les utilisations du concept de genre sont multiples. Pour notre part, nous privilégions le sens que lui donne Charaudeau (2002 : 280) en tant que « genre situationnel ». Il s’agit des genres de discours où ce sont les conditions de production situationnelles qui induisent les contraintes devant être respectées par l’organisation discursive et formelle.
- 8 Galinon-Mélénec et Monseigne (2012) parlent de norme d’usage répondant à une prescription sociale e (...)
16En l’occurrence, le genre CV est antérieur à la publication sur les réseaux sociaux professionnels. Il intervient dans le cadre de situations de recherche d’emploi d’un salarié sur un marché inégalitaire et asymétrique par essence, et porte une relation de subordination qui se manifeste à travers la soumission à des règles de présentation. Il s’agit donc typiquement de l’héritage d’un ethos préalable, qui, s’il peut donner lieu à des modulations et des enrichissements comme nous le verrons, exige que soient respectées des règles de cohérence avec les formats de CV traditionnels. Dans le genre CV, le postulant doit soumettre à évaluation, contrôle et jugement son parcours professionnel rendu visible. Il est astreint à un devoir de transparence et de sincérité. Des normes formelles doivent être respectées et un principe de comparaison avec des parcours optimaux stéréotypés accepté8. Des critiques portant sur le manque d’exhaustivité, l’incohérence de certains choix, l’insuffisance des expériences à l’aune de son âge ou l’absence de mobilité sont susceptibles de lui être adressées. La présentation de soi s’attache donc à anticiper ces critiques si le candidat veut avoir une chance d’obtenir un entretien où il aura au moins l’opportunité de fournir des justifications supplémentaires.
17Néanmoins, nous verrons dans le cas des profils LinkedIn, que plus le statut social et professionnel indiqué par le profil est élevé, plus l’individu peut s’autoriser une souplesse dans le respect des règles formelles et de contenu. Cela nous semble constituer un élément intéressant pour prolonger les analyses de Bourdieu (2001 : 99) concernant la prédominance statutaire qui se réactualise en permanence sur le marché des échanges linguistiques. À l’éclairage de certains ethos adoptés, ce marché paraît en effet pouvoir concerner aussi bien cet espace numérique, que les espaces de coprésence physique étudiés par Bourdieu. En ce sens, LinkedIn peut être appréhendé comme un prolongement ou un renouvellement de logiques sociales qui lui préexistent, notamment en matière de domination. Ainsi, les rapports de domination, inscrits dans les rapports de jugement se manifestant dans le genre CV, se sont aussi traduits historiquement par l’exigence d’une photo d’identité. Cette photo dans le CV a un rôle de garant (Joffe 2007) du texte, rôle de certification de l’authenticité de ce qui est énoncé (l’âge de l’individu, mais aussi sa compétence à adopter un ethos cohérent entre l’énoncé et l’image). Les pouvoirs publics ont récemment tenté de remédier aux effets discriminatoires de cette domination sur les minorités visibles avec le projet de CV anonyme abandonné à l’heure actuelle9. Nous avons pu remarquer néanmoins que l’héritage de cette logique d’exposition se manifeste sur LinkedIn par l’utilisation quasi systématique d’une photo (48 profils, soit plus de 90 %). Cette utilisation est elle-même fortement encouragée par le dispositif qui, dans différents espaces de la plateforme, matérialise l’absence de photo par une silhouette.
- 10 Comme l’on tour à tour explicité les travaux de Montoya et Vandehey (2002) pour le personal brandin (...)
18Le monde professionnel, tel qu’il s’organise dans les sociétés capitalistes, instaure la visibilité comme facteur clé de succès. Pendant les trente dernières années, les commerciaux qui étaient capables de faire connaître toutes les qualités des produits et services ont été considérés comme les acteurs clés d’un bon nombre d’entreprises. Brodin et Magnier (2012) ou Aubert et Haroche (2011) soulignent que la visibilité est, d’une manière croissante, de l’ordre de l’injonction. De nouveaux schèmes apparaissent : d’une part, en réactualisant l’usage de certains termes appliqués à des stratégies de présentation de soi comme la « réputation » et, d’autre part, en s’appuyant sur des métaphores dont le commerce constitue le domaine source. On est ainsi passé de l’injonction généralisée dans les formations à destination des futurs entrants sur le marché de l’emploi, « il faut savoir se vendre », à la stratégie globale assimilant individus et marques : le personal branding10.
19L’injonction est d’autant plus acceptée par les acteurs professionnels qu’ils peuvent fréquemment expérimenter les préjudices professionnels découlant de « l’invisibilité » du travail effectué (Dejours 2003). Être visible s’avère aussi une condition nécessaire pour être connu et, éventuellement, reconnu (Honneth 2006) comme membre de la communauté professionnelle. On peut penser que cette logique injonctive d’exposition professionnelle influence les pratiques des jeunes professionnels de la communication. Cela semble se confirmer, d’une part, par la présence de profils qui se contentent d’assurer une présence sans marques explicites d’une recherche d’emploi (35 profils, soit 66 %) et, d’autre part, par l’inscription massive des étudiants en fin d’études comme le traduisent les nombreuses demandes de mise en relation qu’ils adressent, durant cette période, à leurs enseignants et aux vacataires professionnels.
20Par ailleurs, l’injonction de visibilité est présente dans le logiciel LinkedIn qui, sous la forme d’un bénéfice quantifié, développe un argument incitatif à l’usage de certaines sections. Pour les rubriques « Photo » et « Compétences » par exemple, LinkedIn explique que « les profils avec photo sont consultés 11 fois plus souvent » et que « les profils avec compétences sont consultés 4 fois plus souvent ». S’il n’y a pas une utilisation conforme de ces formes standardisées, le jeune professionnel n’est pas exclu, mais ne respectant pas la norme sociale produite, il peut s’exposer à des interpellations de ses pairs et de ses relations du type : « tu n’as pas bien renseigné ton profil » ainsi que nous l’a exprimé une des professionnelles du corpus lorsque nous l’avons interrogée à ce propos. Il s’expose aussi à des rappels « calculés » par le logiciel soulignant les avantages inhérents à une utilisation plus complète des possibilités et fonctions offertes. On comprend bien dès lors les raisons qui conduisent Brodin et Magnier (2012 : 150) à caractériser les réseaux sociaux professionnels par une mise en « visibilité instrumentale » qui réduit la présentation de soi à un paraître superficiel limité aux capacités fonctionnelles.
21Le communicant doit faire la démonstration de ce qu’il est, professionnellement, par ce qu’il dit et par ce qu’il construit comme présentation de soi.
22En premier lieu, il doit faire la preuve qu’il maîtrise le langage professionnel désignant les outils, méthodes et objets inhérents à son métier. Comme l’observe Amossy (2010 : 44), « s’approprier l’image stéréotypée d’une catégorie sociale est indispensable aussi bien en termes de construction d’identité qu’en termes de communication efficace ». Ce faisant, il puise plus ou moins dans le sociolecte communautaire en mobilisant tour à tour les registres du langage technique et de l’argot11 du métier.
23Nous ferons l’économie au lecteur de rapporter la liste des termes abondamment présents dans les différents profils. Relevons simplement, à titre d’illustration, les anglicismes très répandus dans les secteurs professionnels de l’internet et du marketing (benchmarking, webmarketing, netlinking, etc.), les sigles d’un usage très fréquent dans les mêmes secteurs (CMS, SEO, etc.) et l’argot professionnel du secteur de la communication (chemin de fer, brief, etc.).
24En second lieu, ce qui nous apparaît comme une dimension particulière du métier est le rapport au numérique adopté par le jeune professionnel de la communication. Deux exemples restituent la prise en compte de la contrainte d’un « rapport professionnel » au numérique dans l’ethos adopté.
25Le premier correspond au contrôle de leur identité numérique qu’affichent ces professionnels. Plusieurs d’entre eux, à des degrés différents, montrent qu’ils maîtrisent, à leur profit, la diversité des espaces numériques habituellement utilisés dans leurs métiers en les combinant : site personnel, CV en ligne, compte Twitter, Facebook. Citons les énoncés des individus 26 et 38 :
« Projets, questions, n’hésitez pas à prendre contact sur LinkedIn ou sur une autre plateforme (Viadeo, Twitter, Site personnel : xxx.fr) »
« Pour en savoir plus : www.doyoubuzz.com/. Suivez-moi sur Twitter : www.twitter.com/. »
- 12 Au cours d’un enseignement de « Conception et réalisation de sites web » dispensé pendant 15 années (...)
26Le second correspond au refus de l’utilisation d’une fonctionnalité « gadget » offerte par le logiciel dans la personnalisation d’un arrière-plan partiel. Seuls 6 professionnels sur 53 l’utilisent (11 %). C’est, d’après nous, l’indice d’un choix d’ethos qui écarte l’identité de jeune « geek » testant toutes les fonctionnalités, pour celle du professionnel ayant le recul nécessaire sur le bon usage des outils numériques12.
27Comme tout outil technique, les RSN génèrent leurs propres contraintes avec lesquelles chaque utilisateur, dès lors qu’il souhaite en faire usage, doit nécessairement composer. Ces contraintes résident ainsi tout autant dans les caractéristiques proprement techniques de l’outil (niveau d’interopérabilité entre les plateformes, rubriques prédéfinies, champs obligatoires, format des fichiers utilisés, etc.) qu’au niveau des usages stabilisés qui « résultent des transformations que, collectivement plus souvent qu’individuellement, ils imposent aux cadres fixés par l’offre » (Mœglin 2005 : 160). En d’autres termes, nous analyserons successivement les contraintes matérielles (ce qu’il est ou non possible de réaliser avec l’outil) et sociales (les représentations liées à l’outil qui conditionnent en partie les usages qui en seront faits) constitutives des RSN.
28La première observation que l’on peut formuler est que les RSN sont avant tout des outils d’écriture. Ils privilégient la communication écrite à l’inverse d’autres logiciels comme Skype qui facilitent la communication orale.
29Certes, on peut observer des variations substantielles entre les différentes catégories de réseaux sociaux, en relevant notamment la place beaucoup moins importante que les RSNP attribuent aux images et photos vis-à-vis de RSN plus généralistes qui proposent, par exemple, la gestion d’albums. Mais ce qui ressort de l’examen rapide des caractéristiques de ces logiciels, c’est qu’ils homogénéisent l’expression par la structuration préétablie des informations qu’ils exigent. Cette contrainte exercée sur l’identité numérique a parfaitement été soulignée par Georges (2011 : 31) lorsqu’elle a expliqué que « l’identité numérique s’est départie de ses rêves de liberté d’expression pour s’informer dans les cadres de présentation de soi délimités par le système informatique ».
30Plus globalement, Jeanneret et Souchier ont, dès 2005, montré comment l’énonciation éditoriale sur Internet, à travers les processus matériels de sa mise en forme, opère une sémiotisation du texte (2005 : 4). Les logiciels de grande diffusion entendent régir l’institution même de l’image du texte en incarnant une certaine conception du texte et le scripteur d’écran s’emploie « à faire émerger sa propre écriture à l’intérieur des formes écrites qui, la rendant possible, en prédéterminent la forme » (Ibid. : 11). Le concept d’architexte informatique permet de penser l’outil présent dans les écrits d’écran qui, par exemple, en régissant un format de chronologie inverse, conduit à privilégier le récent, l’urgent (Jeanneret 2014 : 10) à une épaisseur temporelle que les jeunes professionnels aspirent pourtant à se voir reconnaître (Dupont 2015). Le concept de plastigramme, qui souligne la reproduction des formes et leur réutilisation, permet de comprendre comment les usagers des logiciels sont conditionnés à réutiliser des gabarits, ce qui constitue un mode de reproduction avantageux en termes d’apprentissage et de familiarité, mais aussi une contrainte insidieuse par sa conversion en connaissance tacite qui devient rapidement normative et injonctive (Polanyi 1958).
31En considérant le logiciel LinkedIn, on peut repérer la structuration des données exigées par les différentes rubriques proposées (Expériences, Formations, Compétences, Projets, etc.). La forme induite de manière privilégiée est celle de listes dont on ne peut que remarquer la proximité avec le formatage lié au genre CV et avec celui présent dans l’écriture « PowerPoint » ou le langage HTML. On a pu mesurer avec Tufte (2003) l’appauvrissement cognitif relatif à ce format d’expression écrite et les contraintes qui en découlent. Seule exception notoire à ce format, la rubrique « Résumé » proposée par LinkedIn fera l’objet d’une analyse approfondie dans la partie suivante.
32En considérant, à nouveau, les caractéristiques généralisées des RSN, une seconde observation s’impose. Ces réseaux sociaux ne se contentent pas d’afficher l’« identité déclarative » (Georges 2011 : 40) renseignée par le contributeur ; ils construisent une « identité agissante » constituée des messages répertoriés par le système informatique à partir des activités de l’utilisateur et une « identité calculée » par le système, composée principalement de chiffres produits sur la base d’algorithmes appliqués au profil de l’utilisateur. En la matière, LinkedIn opère comme les autres réseaux sociaux. D’une part, il diffuse aux personnes en relation les mises à jour de profils des unes et des autres et, d’autre part, il renvoie à chaque utilisateur un ensemble d’informations calculées. Mentionnons, à titre d’illustration de ces calculs, le nombre de relations de l’utilisateur, le nombre de contacts partagés avec chacune d’entre elles et un ensemble de profils extraits et proposés, avec lesquels, du point de vue « calculé » de LinkedIn, il serait bénéfique d’établir une nouvelle relation.
33Une dernière remarque nous semble devoir être formulée, même si elle concerne indirectement les contraintes incorporées aux outils : le choix d’un RSNP ou d’un autre par un usager et, par conséquent, les contraintes logicielles auxquelles il se soumet peuvent aussi être conditionnées par les caractéristiques de l’éditeur. De même que certaines formes de militantisme peuvent conduire à opter pour un Macintosh ou à adopter Linux, certaines formes d’engagement peuvent conduire à privilégier un RSNP vis-à-vis d’un autre. C’est ce qui est ressorti de quelques entretiens contextuels où nous avons récolté des réactions du type : « moi je privilégie Viadeo parce que c’est français ». Cette position traduit un ethos préalable susceptible d’influencer les présentations de soi pouvant ensuite être adoptées.
- 13 C’est ce qu’illustrent les sollicitations régulières de la plateforme LinkedIn à destination des pr (...)
34La conclusion que nous pouvons faire à propos de ces fonctions d’expressivité contraintes par les outils est la même que celle déjà énoncée par Flichy (2004) : l’individu connecté est amené à négocier continuellement avec le système informatique13.
35Outre les fonctionnalités inscrites dans les outils, les usages habituels des RSN peuvent exercer une influence sur les ethos adoptés par les jeunes professionnels de la communication utilisant LinkedIn.
36En premier lieu, il y a une technique de présentation de soi qui caractérise bon nombre de RSN et qui correspond à l’affichage du réseau relationnel qui décrit l’individu par le truchement de ses amis ou relations (Cardon 2008 : 100). L’absence d’un seuil « normal » de relations apparaît donc dans ce contexte comme un handicap ou une absence d’implication dans le réseau. Les individus de notre population semblent respecter cet usage puisque le nombre moyen de relations est d’un peu plus de 200 (216) par profil. Ce qui est d’ailleurs remarquable, c’est qu’il n’y a pas de grandes différences entre les moyennes selon les catégories A (170), B (254), C (207) et D (241) que nous avons définies. Seuls 5 individus sur 53 (moins de 10 %) possèdent moins de 70 relations.
37On peut donc en conclure que l’usage habituel du réseautage propre aux RSN se manifeste dans le comportement de nos utilisateurs. De plus, le fait que LinkedIn mette en évidence le nombre de liens possédés par les relations, affiche dans des messages d’actualité les nouveaux liens concernant les profils de chacune des relations existantes et présente en technique push des profils dignes d’être contactés, stimule le développement du « portefeuille relationnel ».
38En second lieu, on peut confronter l’attitude de nos individus aux pratiques habituelles de l’utilisation de réseaux sociaux numériques professionnels. Pour Cardon (2008), le RSNP se situe du côté du réel et du faire ; il présente un couplage fort entre identité numérique et identité réelle, ce qui exclut des projections dans des rôles qui échappent aux contraintes de réalité. Ce réalisme est pleinement respecté chez nos 53 profils, à l’exception de l’un d’entre eux, où la photo du publiant est remplacée par son dessin en personnage de bande dessinée. Le reste du profil étant tout à fait académique, cela semble davantage un ethos connotant la créativité, qualité professionnelle très cohérente avec le métier de consultant en communication, qu’un ethos caractéristique d’une projection imaginaire.
39Ce qui frappe aussi dans l’usage de LinkedIn fait par nos communicants, c’est la part réduite qu’ils consacrent à l’exposition de leur vie privée. Bien que certaines informations soient uniquement consultables par les relations acceptées et que le logiciel offre plusieurs rubriques permettant d’exposer des aspects plus personnels que les informations professionnelles (« Centres d’intérêt », « Informations personnelles », « Les causes qui vous importent »), ils n’y ont guère recours. Si l’on considère, par exemple, la rubrique « Centres d’intérêt », elle s’avère soit non renseignée, soit exploitée de manière réduite, opérant un mélange hétéroclite de loisirs et d’intérêts para-professionnels. Les règles d’usage du CV, où cette rubrique est souvent résiduelle, semblent donc prendre le pas sur le dévoilement de traits personnels très présents dans les RSN.
40Le dernier point qu’il nous paraît intéressant d’examiner, à propos des usages habituels des RSN, correspond à l’utilisation des recommandations ou des approbations. Larroche et Bérard (2014 : 115) font des « jugements, commentaires et recommandations laissés par d’autres » la troisième grande catégorie de l’identité numérique. Si les professionnels observés ne dérogent pas complètement à cette utilisation, ils n’y recourent qu’avec parcimonie (8 profils, soit 15 %). En considérant les travaux d’Honneth (2000 : 87) expliquant que « les sujets humains doivent leur identité à l’expérience d’une reconnaissance intersubjective » et ceux de Tisseron (2001) caractérisant l’extimité très présente dans les RSN comme « un désir de trouver une confirmation dans le regard ou dans les réponses de l’autre à ce que je lui propose », on ne peut que s’interroger sur cet usage très modéré. En fait, à l’inverse d’autres réseaux sociaux davantage orientés sur l’exposition de la personnalité (Facebook), sur LinkedIn la recommandation doit faire autorité ; elle doit renforcer l’attractivité professionnelle de la personne. Elle ne se réduit donc pas à une mesure quantitative de popularité, mais est une valorisation qualitative ciblée et argumentée, exprimant le plaisir et la satisfaction d’interactions professionnelles avec le destinataire. En ce sens, elle co-construit pleinement l’ethos adopté par celui-ci. Ne pouvant multiplier les illustrations, nous nous contenterons d’en rapporter une prototypique :
I38 : « À l’écoute de nos clients internes, fine dans la compréhension des enjeux, Laure est une personne pleine d’élégance dans ses réalisations et qui sait développer le sens du collectif. Réfléchie, volontaire, créative, méthodique, elle sait s’organiser pour répondre dans des délais et des budgets très serrés. Laure est un atout pour une équipe et un bonheur pour son encadrant. » (Responsable communication)
41Ce commentaire, pour souligner le plaisir de travailler avec la personne, allie le champ lexical de l’expertise (« réfléchie », « méthodique », « atout ») et celui de la créativité (« créative », « fine », « élégante »). Ce faisant, il dresse le profil d’un professionnel de la communication détenant de manière exhaustive les compétences clés de son métier, à même de faire le « bonheur » de son supérieur hiérarchique. C’est l’exhaustivité des qualités décrites qui rend prototypique l’exemple (Kleiber 1990).
42Les ethos adoptés sur LinkedIn par les jeunes professionnels de notre corpus résultent également de différentes formes de rationalité discursives mobilisées au moment d’élaborer leur profil. En tant qu’outil de médiation par le texte, LinkedIn les amène à combiner les registres de la persuasion du logos et du pathos afin de convaincre leurs « interlocuteurs » de leur légitimité en tant que professionnels de la communication. En plus de ces piliers de la rhétorique, nous verrons également comment, dans le même temps, certains des profils analysés font alterner ou combinent les possibilités langagières offertes par l’usage des listes et des récits.
43Amossy (2008) nous explique comment l’efficacité de l’ethos se joue « dans le dosage du rationnel et de l’émotionnel ». Il existe une diversité de modèles culturels mobilisables et de latitudes verbales possibles dans la construction de l’image de soi et dans l’implication subjective (Amossy 2010). Malgré toutes les contraintes agissantes évoquées dans la partie précédente, nous avons pu constater une grande variabilité des ethos adoptés, en particulier dans le dosage du logos et du pathos.
44On peut, tout d’abord, s’interroger sur la prépondérance du logos ou du pathos dans les ethos adoptés au sein de notre corpus. Le genre CV amènerait à anticiper une prépondérance du logos, ce que confirme une absence fréquente de marques de subjectivité dans l’exposé des formations suivies et des expériences professionnelles vécues. Dans ces parties, la rationalité est portée par la cohérence chronologique des parcours. Certains profils se cantonnent à ce type d’affichage. Cependant, l’absence de marque explicite de subjectivité n’élimine ni la projection d’une image de soi (Amossy 2010 : 111), ni même le ressenti émotionnel chez les lecteurs du profil.
45Le profil 52 en semble une parfaite illustration. Le poste mentionné est important, le profil peu développé autour de deux expériences clairement renseignées et la photo absente, alors que le profil est publié depuis plusieurs mois. Il ne faut néanmoins pas oublier avec Bakhtine (Todorov 1981 : 50) qu’aucun énoncé ne peut être attribué au seul locuteur. Par sa seule présence, le profil porte un ethos du type : « mon statut parle de lui-même ». C’est un ethos d’expert, s’appuyant sur la prédominance d’un ethos préalable mobilisé par la mention formelle d’un poste à responsabilité. Le lecteur peut être interpellé par la projection d’une forme de confiance en soi.
46D’autres profils négligent aussi les marques de subjectivité pour privilégier l’exposé des actions, des expériences, des compétences, mais d’une manière beaucoup plus développée. Tout semble objectivé, l’ethos adopté est alors celui du professionnel qui ne fait pas dans la séduction et se cantonne aux faits ; au lecteur de juger s’il est un bon professionnel. On pourrait parler d’une posture de l’ingénieur relativement surprenante pour des professionnels de la communication. Le genre CV, portant l’injonction professionnelle de la preuve, et le modèle social véhiculé par certains discours politiques et économiques, exigeant de « s’en tenir aux faits », semblent actifs dans ces formes de présentation de soi.
47À l’inverse, le pathos est clairement présent dans d’autres profils. Ce sont principalement les rubriques « résumé », « photographie », voire « recommandations » (voir I38) qu’il investit. Il prend les formes de l’exposé des sentiments, du travail de la photographie, et du recours à l’adresse directe (Amossy 2010 : 118) mobilisant l’usage articulé du « je » et du « tu » ou du « vous ». Dans notre corpus, le pathos a vocation à susciter la sympathie et à émouvoir l’interlocuteur par ce dont on parle ou la manière dont on en parle ; en l’occurrence, du sujet lui-même. Chez les plus jeunes (A) en début de parcours professionnel, nous avons relevé un recours assez fréquent à l’exposition de leurs sentiments comme le montre l’exemple de I19 : « Positive, motivée, passionnée […] je saurai être à la hauteur de la confiance de mon futur employeur ! » Il s’agit d’un ethos de l’énergie et de la sincérité associées à leur jeunesse, qui semble une garantie pour ceux et celles dont les parcours ne parlent pas suffisamment en eux-mêmes. Le recours à l’adresse directe, s’il intervient aussi dans la catégorie A, concerne également les profils un peu plus expérimentés de la catégorie B et ceux qui travaillent à leur compte quelle que soit la catégorie. La sympathie se fonde alors sur la fonction phatique du langage (Jakobson [1963] 2003) pour créer une relation, soit avec le potentiel recruteur, soit avec le potentiel client. Les individus 15 et 45 interpellent par exemple le potentiel recruteur – « Bonjour et bienvenue sur mon profil ! », « Je suis la personne qu’il vous faut » –, l’individu 23 parle à ses clients – « X est à vos côtés pour vous proposer et vous former sur l’ensemble des problématiques que vous pouvez rencontrer » –, avant de simuler l’accord par un recours au « nous » en fin de discours. Comme nous l’avons vu, les photographies sont fortement utilisées par nos sujets. Si nous relions pathos et photos, c’est sur la base d’analyses insistant sur leur pouvoir émotionnel (Joffe 2007). La visée de mobilisation de stéréotypes professionnels sur la créativité – l’originalité des professionnels de la communication – est apparente dans les variations qu’ils se permettent avec l’académique photo d’identité. On peut ainsi observer le recours au noir et blanc, le cadrage dévoilant le buste et le choix des vêtements ainsi que l’orientation de trois-quarts du visage. La composition est parfois encore plus travaillée, comme pour le profil 25 où le regard hors champ prolonge la vision évolutive du métier décrite dans le résumé, en suscitant chez le lecteur un désir d’y accompagner le professionnel.
48Néanmoins, comme nous l’avons évoqué au départ, la sympathie n’est pas l’exclusivité du pathos. Le seul choix rigoureux de la catégorie professionnelle où il se situe par le locuteur (« Communication », « Marketing », « Relations publiques », etc.) suscite la proximité de celui qui sélectionne ce type de profil avant sa prise de parole. On peut revenir à la définition de la sympathie donnée par Amossy (2008 : 119) : « La sympathie spontanée, c’est l’impression que l’on partage avec le locuteur un monde familier de croyances et d’affects qui le rend proche, favorise l’écoute. »
49En matière de croyances partagées, nous en avons rencontré au moins deux catégories fortement présentes dans certains ethos.
50Il y a des ethos qui s’adossent clairement à l’idéologie dominante du nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello 1999). Ainsi le profil no 23 explicite dans son discours le portefeuille de projets qu’il se constitue et qui le situe comme « Grand » dans la « cité par projets ». Ses clients, les cadres et dirigeants, nourris à l’interdiscours circulant qui porte « cet esprit », ne peuvent que ressentir de la proximité devant ce type de profil.
51Par ailleurs, les plus jeunes adoptent assez fréquemment un ethos discursif du débutant qui tout en faisant état de compétences, veut apprendre, s’améliorer. Ce faisant, ils mobilisent le stéréotype et la croyance commune : « avant de savoir, et de s’opposer aux anciens, les jeunes doivent apprendre ». Ils peuvent alors susciter la sympathie spontanée des professionnels plus aguerris aptes à les recruter.
52Nous allons maintenant examiner l’influence des formes spécifiques d’écriture utilisables sous LinkedIn et, en particulier, les effets induits en matière d’ethos par les articulations entre listes et récits mises en œuvre chez les individus de notre corpus. Disons-le d’emblée, la distinction entre listes et récits n’est pas la réplique parfaite de l’opposition entre logos et pathos. Certes, la liste se situe a priori davantage du côté du logos. Comme l’ont indiqué Boudès et Browning (2005), elle focalise la représentation sur un nombre réduit de paramètres. Son usage au sein des organisations permet souvent de baliser les cheminements à suivre et de fournir un support d’évaluation. Dans la logique de LinkedIn, la liste de type « expériences » ou « formations » s’ordonne en une chronologie des actions les plus récentes aux plus lointaines. Le récit pour sa part « fabrique du sens en intégrant des éléments isolés dans un tout cohérent » (Ibid. : 235). Il engendre une « prise de position morale » et favorise la présence de sujectivèmes, qu’ils soient affectifs, évaluatifs ou axiologiques. Néanmoins, les listes ne disent rien des arguments de cause à effet et les récits peuvent écarter toute marque de pathos.
53LinkedIn, par les formats proposés, semble privilégier l’utilisation des listes. De nombreuses rubriques entraînent la production d’une liste (expériences, formations, compétences, etc.) alors que celles qui incitent à la production d’un récit (résumé et recommandations) sont moins nombreuses. Goody nous a expliqué (1979) que la liste a un rôle de domestication de la pensée en favorisant en particulier la définition de schèmes classificatoires. Mais cet usage observé sur LinkedIn n’est pas qu’une caractéristique du logiciel destinée à favoriser l’organisation de la pensée du publiant. Il n’est en fait qu’une déclinaison supplémentaire de gabarits et de documents formels, proliférant dans l’espace professionnel. En effet, comme l’ont montré plusieurs travaux, en milieu professionnel, les listes offrent de plus en plus un support d’étalonnement de la performance et d’évaluation de soi sous le regard du collectif (Sève 2010, Landrin 2013). Ainsi, à côté de la liste des expériences du curriculum vitae, le palmarès des meilleurs vendeurs publiquement affiché ou les inventaires des compétences détenues et des objectifs à atteindre formellement écrits lors des entretiens annuels d’évaluation (Dupont et Drutel 2006) montrent, entre autres, qu’au-delà d’une option de LinkedIn, il existe un modèle culturel de l’écrit professionnel objectivant un pouvoir de contrôle (Landrin 2013). Ce faisant, cela paraît limiter la diversité des ethos adoptables. En effet, deux listes de compétences, surtout dans un même métier, se ressemblent fortement. Néanmoins, même au sein des listes, existent des possibilités de saisir une narration dans des champs de description. Nous avons d’ailleurs aussi bien rencontré le cas de sujets utilisant les rubriques de liste pour développer des narrations, que de sujets utilisant le résumé pour y récapituler des informations à nouveau sous forme de listes.
54Au-delà des contraintes du dispositif et des libertés actorielles, quelques ethos basés sur des jeux de langage entre listes et récits nous paraissent remarquables.
55Une des propriétés majeures des listes repérées par Boudès et Browning (2005 : 239) tient au fait qu’elles peuvent se décliner en d’autres listes. C’est un processus dit en cascade, qui apparaît très fréquemment dans l’organisation sous l’anglicisme « Cascading ». Nous avons identifié ce type de déclinaison dans plus de la moitié des profils. Pour l’individu 14, elle intervient même dès le résumé sous la forme suivante :
– Rédaction & traduction de contenus plurimédia :
Journaux internes, articles web, plaquettes commerciales […]
– Relations Presse :
Rédaction de communiqués, dossiers de presse, gestion des relances […]
– […]
56Pour Boudès et Browning (2005 : 245), la déclinaison vise à créer du contrôle et de la conformité. L’ethos adopté est donc celui de l’ancrage dans une communauté professionnelle par l’utilisation d’une forme d’écriture identitaire, tout en opérant une mise en visibilité où le sujet se soumet au contrôle de l’ensemble de ses réalisations.
57Une autre utilisation d’une articulation entre liste et récit réside dans la reformulation par un récit du contenu d’une ou plusieurs listes. C’est le cas du profil 32 dont le résumé n’est qu’une synthèse explicative des informations au préalable listées. C’est bien là un récit qui donne sens. L’ethos adopté dans le résumé est celui de l’individu qui maîtrise la direction de sa vie professionnelle ou qui, pour le moins, en exploite les opportunités :
À travers mes deux derniers postes, j’ai pu prendre en charge l’animation et la mise à jour d’un éventail de sites.
58Rappelons le rôle du récit de vie analysé par Bertaux (1980 : 213) qui « n’est pas d’évider une chronique des événements vécus, mais de donner un sens au passé et, par là même, à la situation présente, voire à ce qu’elle contient de projets ». Lorsque les listes traduisent par leur chronologie des lacunes dans la trajectoire, la reformulation par le résumé peut adopter un ethos décalé (I45), celui du professionnel original palliant un CV pauvre par une personnalité riche. Ainsi que Ricœur l’a montré dans ses études de l’identité narrative (1990), la mise en récit d’événements vécus procure un maintien de soi et de son « caractère », ce qui donne des garanties à autrui sur la parole donnée, et, en l’occurrence, sur les promesses professionnelles inscrites dans les expériences.
Vous avez dit multifonctions ? Je suis la personne qu’il vous faut. Webmaster pour gérer et développer vos sites. Webdesigner pour […] EmailOfficer pour […] Somme toute, je suis la chef de projet web à recruter !
59Cet ethos, qui repose à la fois sur un résumé activant une compétence publicitaire et sur une liste de centres d’intérêt commençant par le tricot, mobilise le stéréotype professionnel répandu chez les communicants que « les meilleurs professionnels sont souvent un peu originaux ».
60La dernière utilisation personnalisée des listes pour porter un ethos est celle adoptée par plusieurs professionnels qui sont en position de consultants (I51, I23) ; ceux-ci, en utilisant des listes très fournies, cassent l’organisation chronologique des expériences afin de se présenter comme des experts habitués à mener de front différents projets et différents métiers, ce qui rejoint les ethos marqués par la cité par projets.
61Bien que la présente contribution n’ait pas épuisé les possibilités d’actualisation des ethos professionnels observables sur LinkedIn, nous sommes toutefois parvenus à identifier un certain nombre de traits structurants. Les cas concrets étudiés nous ont permis de mettre au jour les contraintes et incitations propres à cette plateforme, mais également certains traits de l’ethos préalable des professionnels de la communication (créativité, autonomie, maîtrise du jargon spécifique au métier, capacités rédactionnelles éprouvées, rapport raisonné aux outils numériques, etc.), dont les profils étudiés sont d’une certaine manière la concrétisation (ou une des réponses possibles). Sur ce point, nous formulons l’hypothèse que, pour les jeunes professionnels de notre corpus, LinkedIn ne constitue pas seulement un moyen de trouver un emploi ou d’enrichir leur réseau, mais bien la première « preuve » de leur savoir-faire en tant que professionnels de la communication. Dès lors, l’enjeu serait pour eux double car leur profil LinkedIn doit également démontrer qu’ils maîtrisent les « ficelles du métier ».
62LinkedIn rend ainsi possible un renouvellement partiel des formes de rationalité discursives à l’œuvre dans la construction des ethos professionnels en régime numérique. Tout d’abord, LinkedIn n’est pas qu’un CV car il autorise davantage de possibilités d’expression notamment narratives dans la présentation des parcours professionnels. Ce faisant, nos jeunes professionnels inscrivent leur profil dans une dynamique qui est celle de l’échange redéfinissant le partage entre CV et entretien d’embauche tel que Galinon-Mélénec et Monseigne l’ont explicité (2012). Si l’entretien permet au candidat de « [révéler] les détails de sa culture (au sens large), de sa manière d’être et de ses valeurs » (Ibid. : 113), la publication sur LinkedIn dévoile également certains de ces éléments.
63En partant des ethos que nous avons identifiés sur LinkedIn, nous pouvons avancer que cette plateforme autorise aussi le retravail de l’ethos préalable car elle permet l’insertion d’une « parole vivante » écrite qui peut contribuer « à modifier les données liées [au] statut […] et aux représentations dominantes » (Amossy 2010 : 89). Remplacer sa photo par un dessin (I38) et raconter ses différents engagements pour une communication citoyenne et responsable (I25) illustrent les libertés de moduler l’ethos préalable que peuvent s’autoriser les professionnels sur LinkedIn.