1Aujourd’hui que le « je » est partout sur le devant de la scène artistique et littéraire, le « je » que pratique Pierre Pachet depuis ses débuts, attire l’attention comme une expérience originale, unique, qu’il vaut la peine d’examiner de près.
- 1 Terme ou thématique chers à la pensée de Pachet.
- 2 Expression de Pachet (2002) à propos de Boulgakov, cité dans Martin Rueff (2005 : 821).
2Loin des modes littéraires et philosophiques, loin des courants idéologiques, l’œuvre de cet auteur s’est patiemment attachée à cultiver ce « je » inclassable, qui n’est ni le « je » de l’autofiction, ni tout à fait celui de l’autobiographie, puisqu’il se réfère surtout aux autres, aux proches que l’auteur a connus dans sa vie. C’est tout d’abord un « je » particulier, en proie à une redéfinition permanente de sa propre particularité, à partir des éléments de sa vie ou de celle de ses proches. Un « je » responsable et critique, qui tente continuellement de se « réveiller » lui-même, de se tenir aux « aguets1 » dans une « chirurgie de l’attention2 ». Ce souci constant du « je » qui cherche à trouver sa place dans le monde, une place éthique qu’il veut assumer, amène celui-ci à une réflexion qui s’écrit surtout d’un point de vue anthropologique et ontologique. Il ne s’agit donc pas de s’écrire, comme dans les autofictions ou dans les autobiographies, mais d’écrire le monde, l’être (au sens verbal) humain à partir de son point de vue, du promontoire de sa conscience.
- 3 À ce titre, voir l’article éclairant de Christophe Pradeau, notamment lorsqu’il écrit: « Essai auto (...)
3On pourrait ainsi situer le « je » pachétien aux antipodes du « je » barthésien : l’écriture ne vient pas ressusciter le fantôme de l’auteur dans un usage mythologique de soi ; elle est là pour dire ce que le sujet observe et pense en vivant. En cela, elle est avant tout un art de la notation plutôt que de l’expression de soi. Elle participe encore moins de la vie, comme dans les tentatives post-barthésiennes de Sophie Calle ou d’Hervé Guibert. La vie est là, en amont de l’écriture, elle pèse de tout son poids et amène le « je » à écrire, à observer et noter ses idées, à comprendre ce que cette vie lui fait vivre. Son « je » n’est pas là pour enregistrer son aventure personnelle, ni même sa personnalité. Son enjeu n’est d’ailleurs pas d’enregistrer, mais d’ouvrir la perspective à partir de la vie qu’il lui est donné de vivre. En ce sens, Pachet est beaucoup plus proche de Montaigne que de Barthes, et l’on peut considérer l’ensemble de ses œuvres comme des essais, au sens originel de ce terme3.
4Il ne faut cependant pas oublier que ce « je » appartient à un individu vivant dans le monde contemporain. Il a pour tâche de s’auto-définir continuellement, par rapport à ses proches, au monde et au passé, en se projetant dans le présent de l’interrogation. Je tenterai de décrire dans cet article, l’interrogation initiale qui a donné naissance à ce « je » à travers la thématique de l’émigration et de la transmission dans Autobiographie de mon père.
5Dans Autobiographie de mon père, Pierre Pachet tente d’imaginer ce que fut l’acte d’émigrer de son père, Juif d’Odessa, arrivé en France en 1913. Or, pour le faire de la manière la plus fidèle, il choisit un dispositif très particulier. Il va en effet s’arroger le droit de parler au nom de son père, à la première personne du singulier, tout en clamant ouvertement son imposture. Voici l’incipit : « Sans doute est-il nécessaire que je m’explique, moi Pierre Pachet, sur le texte étrange qu’on va lire et pour lequel j’ai tenu ma plume. »
- 4 Cf. entre autres, le début de « L’effacement d’un père » (Pachet 2004a).
6Après cette déclaration, s’ensuivent quelques pages où l’auteur présente le texte qu’il a écrit vingt ans plus tôt, tout de suite après la mort de son père en 1965, et qui n’avait jusqu’alors pas trouvé d’éditeur4. Cette partie, pages préliminaires ou préambule, se clôt sur cette phrase lapidaire mise en alinéa : « Il se nommait Simkha Apatchevsky, ou Opatchevsky » (Pachet [1987] 1994 : 13). Le lecteur tourne alors la page et tombe sur un texte qui commence par : « Ma mère mourut j’avais cinq ans. » Il doit réajuster sa pensée pour se dire que ce « je » appartient désormais au père de l’auteur.
7Après cette transition abrupte entre le « je » auctorial des premières pages, et le « je » du reste du livre, décalage qui nous fournit d’emblée comme une vision binoculaire sur le texte, nous suivons le récit rétrospectif d’un émigré juif d’Odessa, qui après une brève enfance en Bessarabie, part une première fois pour le grand centre d’études hébraïques d’Odessa, chez son oncle, et de là, en France pour achever des études en médecine et y bâtir une famille, une vie, en tant que stomatologue.
- 5 Voir, par exemple, Pachet ([1987] 1994 : 131, 137, 156, 166, 175-176).
- 6 « C’est quand son “cerveau lui est devenu étranger” qu’il devient de façon saisissante, totalement (...)
8Cependant, le texte ne se limite pas au récit de cette vie d’émigré. En effet, la seconde moitié du livre relate minutieusement le déclin physique, plus précisément neurologique du personnage, qui tente de consigner avec précision, les troubles de vision et de conscience qui l’assaillent à la fin de sa vie. L’enjeu du livre n’est donc pas seulement de revivre ou de faire revivre l’immigration du père, mais de le constituer en véritable personnage, un individu, dont on tente de restituer jusqu’à l’intérieur de son intimité, c’est-à-dire les rapports qu’il entretenait avec le réel, la perception qu’il en avait. Il y a ainsi dans la seconde partie du livre des pages saisissantes sur la décomposition de la perception chez un individu5. Comme l’a très bien noté Jean-Bertrand Pontalis dans la postface qu’il a écrite pour l’édition de 1994, le style change aussi progressivement d’une partie à l’autre6. Ainsi, l’on peut dire que le texte se scinde en une première partie biographique, pour poser le personnage, puis en une seconde pour un récit plus intime.
9Comment l’auteur parvient-il à investir le « je » du père ? L’auteur affirme dans les pages préliminaires que c’est la douleur d’avoir perdu son père qui l’a poussé à écrire ce livre. Il a été alors taraudé par cette question : « qu’ai-je perdu au juste ? que m’a-t-on enlevé ? » et d’ajouter : « J’entrepris, par goût de vivre, de le rechercher » (Pachet 1994 : 9). Il dit s’être tourné vers « sa vie intérieure » pour entendre la voix de son père qui s’est imposée à lui. C’est donc presque instinctivement qu’il choisit de ne pas se contenter de parler au sujet de son père, mais à sa place : mais qu’est-ce que parler à la place du père ? comment devenir « lui » ? Il ne s’agit pas d’imaginer librement un personnage comme dans une œuvre fictive, et de se mettre dans sa peau. Il faut d’abord désapprendre ce que l’on sait de cet être dans l’ombre duquel on a vécu jusqu’alors, projeter hors de soi son père, pour lui reconnaître sa propre dimension d’individu à part entière. Autrement dit, l’auteur a besoin de remonter dans le temps, de faire connaissance avec l’homme qu’était son père avant sa naissance, « ce jeune homme […] aux lunettes d’émigré russe » qu’il évoque dans le préambule. C’est ainsi que le livre commence par le récit biographique de la vie du père.
10Ce voyage en amont, dans cette Bessarabie inconnue, Pachet l’effectue à travers le regard de son père. Et c’est ce double regard, cette double voix qui nous accompagnent tout au long du livre. Le préambule a posé à jamais que le « je » que nous entendons est doublé de celui du fils, et ce sont ces deux voix réunies qui nous émeuvent dans leur adhésion fidèle, leur complet unisson.
11Parmi tous les passages à même d’illustrer ce propos, je choisirais tout particulièrement une scène où le narrateur se fait accompagner par son père pour « émigrer » une première fois de son bourg natal vers la ville cosmopolite d’Odessa, chez son oncle. Le père et le fils prennent le train et s’installent dans un compartiment où se trouve un soldat russe qui se met à siffler des airs révolutionnaires. Le narrateur situe la scène en 1906 ou 1907. « Situation enivrante » pour lui. Car comme il l’explique, la Révolution pouvait aussi bien « exalter » ces Juifs de Bessarabie, « en même temps que son échec futur » les « épouvanter » (Pachet [1987] 1994 : 21). Or le narrateur conclut ainsi ce passage :
J’y retrouve aussi ce qui me liait à mon père : la complicité de ceux qui savent de quoi le monde est fait, une complicité silencieuse (peut-être illusoire) qui se joue en clins d’œil, et nous place dans le monde des hommes, le vaste monde, tout en nous séparant. C’est une situation que je n’ai pas fini de vivre, mais trêve de réflexions. (Pachet [1987] 1994 : 21-22)
12Le lecteur, en lisant ces phrases, est doublement amené au cœur d’une complicité silencieusement partagée de père en fils : du père du narrateur et de son fils, mais aussi, du narrateur et de son fils, Pierre Pachet, l’auteur de ce récit. On imagine que celui-ci transcrit ici des souvenirs évoqués par son père au fil de sa vie, en unissant sa voix à la sienne et en les faisant revivre dans une complicité nouvelle, atteignant par là son propre aïeul qu’il n’a jamais connu. L’auteur l’écrit explicitement dans le préambule : « la parole de mon père mort demandait à parler par moi, comme elle n’avait jamais parlé, au-delà de nos deux forces réunies » (Pachet [1987] 1994 : 10). Cette phrase ouvre la perspective de l’œuvre bien au-delà du simple souvenir. Derrière chaque événement relaté, chaque propos du narrateur, on imagine tout le travail de reconstitution minutieuse réalisé à partir des souvenirs racontés par le père à son fils : l’auteur a tenté une véritable émigration, c’est-à-dire un véritable arrachement à soi, pour pouvoir mêler si intimement sa voix à celle de son père, à tel point que le lecteur ne parvient pas à détecter une seule dissonance, un seul écart, qui viendrait casser la voix du père comme empreinte d’artifice.
13Ce livre est donc « migratoire » à plusieurs titres. Tout d’abord, le moi de l’auteur qui migre vers le moi de son père doit mettre à distance son monde, son intégration dans la vie et la culture française contemporaine pour aller à la rencontre de ce jeune émigré russe que l’auteur n’a jamais connu. Or ce voyage s’avère doublement migratoire, puisqu’il s’effectue non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps.
- 7 Voir aussi le très beau passage suivant : « Ce qu’il [le père] avait été (au sens fort du verbe “êt (...)
14Le temps va se révéler comme un élément crucial de ce livre. Car c’est lui qui inscrit l’expérience de l’immigration, aussi extraordinaire qu’elle puisse être, dans le temps d’une vie humaine : la vie d’un immigré est avant tout la vie d’un individu, en l’occurrence celle du père, au « destin brûlant, inapaisé comme toujours » (Pachet 1994 [1987] : 13). Or le double « je » permet de sceller ce destin tout en lui redonnant vie. Comme Pachet l’a clairement spécifié à propos de Naipaul : « il faut souvent deux générations pour faire un individu7 » (2011 : 52). C’est ainsi que dans Autobiographie de mon père, le thème de l’immigration se retrouve inextricablement lié, à travers la figure de l’individu, à celui de la filiation, de la transmission.
15L’immigration n’est plus alors seulement cette expérience multiculturelle positive qui vient enrichir une vie. Elle se tisse ici à travers le temps et nous montre sa face poreuse, elle se tisse sur fond de disparition pour mieux faire voir la trame fragile de nos existences. Parce que le « je » de l’immigré juif fait chœur avec celui de son fils, la Bessarabie de son enfance qu’il évoque succinctement est une contrée doublement lointaine, doublement inatteignable. Et lorsque ce « je » écrit, c’est la dimension temporelle et historique de l’immigration qui se révèle dans sa réalité matérielle :
[…] mon départ pour Odessa était la préfiguration et le modèle des départs qui ont suivi (et dans mon cœur, leur annonce) : à la fois joyeusement souhaité, parce qu’il me permettait d’échapper à une situation qui m’étranglait, et catastrophique parce que je partais sans bagages, et que ce qui restait derrière moi était voué à la destruction. (Pachet [1987] 1994 : 24)
16L’immigration n’a jamais lieu de façon abstraite mais sur fond de vie individuelle. Elle révèle alors la douleur dont elle ne se dépare jamais. Et cette douleur se transmet, rejoint celle de toutes les disparitions.
17La double voix se fait ainsi l’écho de la fragilité humaine tout en la préservant de la disparition totale. Les départs ont lieu, mais ils peuvent être relayés, voilà ce que semble nous affirmer ce double « je ». Car à chaque fois que nous lisons « je », nous lisons aussi la présence du fils qui porte la voix de son père.
18Un autre passage témoigne de la force qui émane de ce concours de voix. Le narrateur accueille pour la première fois son père en France. L’épisode intervient juste après que le narrateur a dû sacrifier son désir de faire carrière aux États-Unis pour obéir à son père :
Mon père arriva. J’étais mélancolique, bougon, je lui désignais sans plaisir toutes les curiosités que peu auparavant j’aurais été si fier de lui décrire ; il ne parut pas impressionné, critiqua tout, la saleté des villes et des trains, la malhonnêteté des gens, le climat et la nourriture. Puis il m’embrassa et repartit. Je ne le revis jamais. Mais en moi il reste présent, son affection me manque, celle qu’il avait pour moi, et celle qu’il n’avait pas, et aussi celle que je me reprochais de ne pas avoir pour lui. Je pense qu’il m’a regretté, je pense aussi qu’il savait que je ne pouvais pas vivre près de lui. La vie, en nous confiant l’un à l’autre, nous avait aussi retiré les moyens de vivre ensemble. (Pachet [1987] 1994 : 52)
- 8 Lire à ce propos et au sujet de la paternité selon Pachet, le très bel article de Frédéric Lefebvre (...)
19Un passage troublant, où malgré l’impossibilité de vivre ensemble, malgré le passage et la disparition continus, il nous est dit que quelque chose se transmet de père en fils, par-delà la migration. En effet, la mémoire même de cette incompréhension mutuelle permet une prise de conscience aiguë, de la part du fils, de l’irréductibilité de la distance qui les sépare8.
20Immigration et filiation sont ainsi inséparablement liées dans ce livre. Comme si le déplacement géographique que signifie d’habitude l’immigration ne suffisait pas à exprimer tout ce qui se joue derrière cette expérience où le destin d’un individu se déploie sur fond d’histoire collective. Si Pachet a choisi de s’effacer pour laisser parler la voix de son père, c’est certes pour donner tout son poids au personnage, mais en même temps, l’ombre portée de la voix du fils offre au père comme une maison dans la trame du temps, faisant de lui un individu à part entière dont la destinée s’inscrit dans l’histoire collective.
21Dans un article de Pachet intitulé « L’acte d’émigrer » nous comprenons mieux ce qui relie l’immigration (ou l’émigration) à la filiation / transmission. Pachet y affirme que c’est la rédaction d’Autobiographie de mon père qui a fait de lui un écrivain :
- 9 Ce témoignage est d’autant plus significatif que Pachet est un auteur qui hésite à se dire écrivain (...)
J’ai voulu tout sortir de ma tête : non seulement donner mythologiquement naissance à mon père en le faisant sortir de mon cerveau et de ma voix mentale, mais me donner une voix d’écrivain à ses dépens, en le constituant comme personnage, lui qui n’était ni un personnage ni un héros, puisqu’il était mon père. (Pachet [1994] 2011b)9
- 10 Cet article est bien tardif ; sa première publication date de 1994, date à laquelle Autobiographie (...)
22Or, dans ce même article, Pachet apparente cette tentative de devenir écrivain à l’acte d’émigration de son père. Définissant un acte comme « un arrachement du sujet à ce qui le constitue, un mouvement par lequel il se confie à ce qu’il ignore », il affirme que l’acte d’écrire Autobiographie, qui, il le précise, ne suivait nullement un plan prémédité, a été pour lui « un arrachement, un saut dans le vide10 » (Pachet [1994] 2011b).
23Cet arrachement fondateur de l’écriture de Pierre Pachet que l’auteur assimile à l’acte d’émigrer a fait de lui un écrivain extrêmement sensible à l’autre, tentant de se mettre à sa place et de l’accueillir ainsi, tel qu’il se fait entendre, de lui faire une place au sein de son écriture. Une autre caractéristique qui provient de cet arrachement principiel est probablement cette sensibilité nerveuse aux départs, à la disparition, à ce qu’on laisse derrière soi sans se retourner.
24Or, dans une autre œuvre de Pachet se retrouvent ces deux caractéristiques, écoute de l’autre et connaissance intime du départ. Il s’agit de Conversations à Jassy, qui du point de vue de l’arrachement et de l’acte d’émigration fait pendant, à plus de trente ans d’intervalle, à Autobiographie. C’est dans cette œuvre que Pachet semble pour la première fois renouer pleinement avec l’écriture intime d’Autobiographie. Il l’affirme d’ailleurs en parlant de ce voyage à Jassy, en Roumanie, d’une très belle manière : « On peut rencontrer l’intime dans le lointain. » La formule rejoint ce tissage de l’immigration à la filiation / transmission dont il a été question plus haut.
25Comme il était allé à la rencontre de l’intimité de son père en émigrant vers le pays natal de celui-ci et en remontant dans le temps, Pachet retrouve son intimité, ses propres questions, ses angoisses et ses malaises qui sont au cœur de son être, en conversant avec des Roumains lors d’un voyage universitaire à Jassy :
À travers moi, mon père aujourd’hui mort se trouve plus proche de son pays qu’il ne fut jamais depuis qu’il le quitta il y a quatre-vingt-cinq ans : cette phrase que je viens d’écrire est compliquée, mais pas plus que ne le furent sa destinée, et celle de ce pays aujourd’hui plus proche, la Moldavie. (Pachet 1997 : 54)
26La Moldavie d’aujourd’hui est le pays natal de son père. Autobiographie a refait le chemin jusqu’à ce petit bourg où le père est né, un chemin dont la distance était multipliée par le temps. Plus de trente ans plus tard, Conversations à Jassy se rapproche physiquement de ce lieu. Or, ce que le contact, la présence physique dévoile à son tour, n’est autre que la disparition du passé. Les Roumains sont tellement pris par leur présent, tellement absorbés par cette période de transition difficile, ils ont tellement besoin de reconnaissance, qu’ils n’ont nullement le temps de s’apercevoir du regard en attente de leur interlocuteur venu de France, tel que l’on peut le constater à travers la scène suivante :
Elle [une étudiante roumaine en littérature française] attire mon attention sur le gâteau traditionnel roumain, caractéristique de la Pâque orthodoxe, et sur les œufs peints qu’on trouve sur la table ; et moi je pense absurdement à un monde à peu près disparu. Pourquoi est-ce que j’y pense ? Parce que ce serait mon monde ? Non ce n’est pas tout à fait cela (je n’ai pas vraiment connu ce monde, je cherche à le faire exister non pour le retrouver tel que je l’aurais connu, mais pour le découvrir tel que je ne l’ai jamais vu), et ce n’est pas que cela. (Pachet 1997 : 111)
27L’auteur ne reste pourtant pas figé dans son monde. Ses conversations, il les tisse prudemment, en essayant continuellement de faire pivoter son regard pour adopter celui de son interlocuteur roumain. Lorsque celui-ci évoque par exemple l’arrivée des Russes en 1944, il doit « non seulement faire pivoter les mots “printemps 44” (qui ont en français une certaine coloration d’attente, une certaine valeur géopolitique), mais replacer tout mon corps différemment dans l’espace de l’Europe. […] Il ne suffit pas que “la pensée” pivote ; ou plutôt, elle ne se réorientera que si le corps l’y aide […] » (Pachet 1997 : 11).
28Ce sont comme des micro-émigrations que l’auteur-narrateur effectue à chaque pas à Iasi, vers le présent qu’il y trouve. C’est en s’arrachant ainsi à chaque fois à sa propre position, qu’il tente de découvrir des « points de rencontre, comme il dit, entre ce qui est dans notre pensée individuelle (souvenirs, émotions, connaissances) et ce qui appartient à l’existence collective » (Pachet 1997 : 190). S’arracher à soi, non pas dans une quête continue d’une identité chimérique, mais pour reconnaître en soi, ces points de rencontre, pour les accueillir en soi, le temps d’une existence. Une existence adossée aux départs, à la fluctuation.
Un départ réveille tous les départs, les fait résonner. Un départ est plus qu’un événement qui suscite des émotions ; il est lui-même émotion, il ramène au présent, et en ce présent, éveille toutes les sources du passé. […] Nous sommes en règle, pour l’instant. Mais on n’est jamais tout à fait en règle : les fantômes de ce qui manque, de ce qu’on a oublié derrière soi, de ce à quoi on a oublié de penser se lèvent derrière nous et nous accompagnent. […] Le monde est ainsi fait : il peut à tout moment s’effondrer, se retourner contre vous, se mettre à hurler pour vous désigner ou vous rejeter. (Pachet 1997 : 190)
29Malgré cette précarité, l’individu se trouve et se retrouve dans le flux incessant des départs. Voici ce que nous semble dire la phrase finale de Conversations à Jassy, qui clôt non seulement ce livre mais semble aussi apporter une conclusion à Autobiographie. La migration-filiation, ici le voyage dans le passé, est décrite comme une recherche qui permet à l’individu de se réaliser dans la fluidité du temps humain :
Mais le plus souvent le voyageur en visite dans le pays de son passé ne cherche pas à montrer ou démontrer, encore moins à convaincre. C’est à lui-même qu’il parle. Quand il essaie de reconnaître la forme de quelque chose qui fut, et qui fut lui, il essaie de trouver des points d’appui pour se persuader que ce fut réel, qu’il n’a pas rêvé, qu’il ne rêve pas : qu’il existe vraiment, comme une chose du monde, malgré la destruction, l’instabilité et la méchanceté. Il ne cherche pas à reprendre racine dans la stabilité d’un lieu du monde : il cherche, au contact de la fragilité des choses, à se reconnaître lui-même comme lieu d’enracinement. Un lieu provisoire et instable, mais le plus réel de tous. (Pachet 1997 : 191)