1La recherche récente sur l’avant-garde, dans la lignée notamment des études postcoloniales, a vu son objet d’étude s’élargir et se diversifier considérablement, à mesure de la prise en considération des avant-gardes dites « périphériques ». Avec l’éclatement du corpus, c’est la définition même de ce qu’est l’avant-garde qui éclate, ou qui est du moins remise en question. Si bien que l’on peut dire qu’« on ne sait toujours pas vraiment de quoi avant-garde est le nom » (Veivo 2012 : 15).
- 1 « The avant-garde simply would not have come into being if cultural expressions resulting from colo (...)
2Les avant-gardes de la diaspora constituent un élément de réflexion important, en tant qu’elles sont constitutivement liées à des notions aujourd’hui fondamentales de transnationalité et de transculturalité. Il est même possible d’aller plus loin et de supposer, à la suite de Carrie Noland et Barrett Watten (2009 : 3), que « sans l’apport d’expressions culturelles émanant de la colonisation et de la diaspora, les avant-gardes n’auraient jamais vu le jour1 ». L’objectif n’est pas de proposer une nouvelle définition de (des ?) l’avant-garde, mais plutôt de chercher des moyens, des outils théoriques, pour penser ce courant dans toute sa diversité.
3Ainsi, réévaluer la pensée du lieu à partir de théories contemporaines pourrait permettre une nouvelle approche plus compréhensive des innovations tant formelles que linguistiques qui ont alimenté les œuvres de certains écrivains d’avant-garde. Nous nous proposons donc de comparer les parcours réels et imaginaires de deux écrivains, Claude McKay et Oser Warszawski, le premier né en Jamaïque et apparenté au mouvement de la Renaissance de Harlem, le second issu de la diaspora juive et ayant des liens avec l’avant-garde yiddish.
4On a souvent parlé de la dimension de rupture, de révolte, de l’avant-garde, depuis Peter Bürger ([1974] 2013) pour qui l’avant-garde doit être considérée comme une révolte progressiste contre la tradition et l’institution de l’art, jusqu’à des philosophes contemporains comme Alain Badiou, qui pose que « toute avant-garde déclare une rupture formelle avec les schèmes artistiques antérieurs » (Badiou 2005 : 187). Il apparaît néanmoins nécessaire de nuancer cette idée de rupture radicale lorsque l’on étudie les œuvres de certains écrivains considérés comme ayant fait partie d’un groupe d’avant-garde et issus d’une diaspora. À leur sujet, l’on pourrait y préférer l’idée de transgression, telle qu’elle est développée par des théoriciens de l’espace moderne et post-moderne.
- 2 Cité par Westphal (2007 : 118).
- 3 Un espace strié est composé de « verticales parallèles qui ont formé une dimension indépendante, ca (...)
- 4 Edward Soja (1996) va jusqu’à parler de « trialectique ».
5Au carrefour entre l’espace macroscopique (l’espace hégémonique cartographié dans une visée universalisante) et l’espace hétérotopique (le « contre-site » dont parle notamment Michel Foucault), il existerait une sorte de zone de turbulences, une « aire de liminité paradoxale » (Westphal 2002 : 116) qui permettrait à la parole minoritaire de s’exprimer au même titre que le discours dominant. Homi Bhabha, dans The Location of Culture (2007), propose de constater une forme d’« hybridité des cultures », qui reviendrait à éluder la « politique de polarité » pour dessiner à la place un « espace de l’entre-deux », qui est le « tiers espace ». À l’intérieur de celui-ci, l’individu se meut dans un environnement culturel labile, qui coïncide avec un espace perpétuellement mobile et une temporalité fluide, ouvrant l’accès à « une culture frontalière d’hybridité ». La frontière est bien sûr un « tiers espace » par excellence. À l’origine connotée de manière négative, comme la zone de démarcation infranchissable entre « eux » et « nous », elle peut constituer au contraire une zone mouvante, et permettre la synthèse de ce qu’offrent deux mondes qui se déploient de part et d’autre, un « troisième élément qui est plus grand que la somme de ses différentes parties. Ce troisième élément est une nouvelle conscience, une prise de conscience de la mestiza », du métissage, pour reprendre la terminologie de Gloria Anzaldua (1987 : 252). Le « tiers espace » est donc bien l’espace de la transgression, au sens étymologique de transgredi, passer de l’autre côté d’une borne ou d’un fleuve. Il est finalement, chez Deleuze et Guattari (1989) le point de contact entre deux espaces striés3 où s’opère un mouvement constant de déterritorialisation / reterritorialisation, jusqu’à ce qu’y surgisse parfois un nouvel espace lisse « seulement marqué par des « traits » qui s’effacent et se déplacent avec le trajet » (Deleuze et Guattari 1989 : 472) au sein duquel il devient possible de nomadiser. Il s’apparente alors à un espace ouvert et variable, qui ne se résout pas dans une entreprise dialectique4 mais qui évolue sans cesse dans une transgressivité fondamentale dont on ne peut pas connaître par avance le résultat.
6Si ces théories s’attachent d’abord à décrire un monde post-moderne, polysémique et fragmenté, il n’en demeure pas moins qu’une telle pensée de l’espace et de ses interstices permet également de réinvestir l’espace moderne, celui vécu et imaginé par les écrivains d’avant-garde du début du xxe siècle, en lui conférant une dynamique évolutive et transgressive qui neutralise la dichotomie traditionnelle entre centre et périphérie. L’objectif n’est pas d’effacer les différences entre notre espace contemporain (vécu et représenté) et l’espace du premier xxe siècle, mais de les penser en termes de continuités plutôt que de ruptures. De même que Piotr Piotrowski (2009) propose une « histoire horizontale » de l’avant-garde, il serait alors possible d’envisager une géographie horizontale du monde (ou du moins d’un certain monde) moderne, pensé comme espace lisse, nomade. Oser Warszawski comme Claude McKay furent tous deux des écrivains voyageurs, itinérants, disponibles à la découverte de ce nouvel espace ouvert à leur investigation du réel.
- 5 Selon Chone Shmeruk (1993 : 129), Varsovie au début du XXe siècle était « the centre of all the cen (...)
7Oser Warszawski est né en 1898 à Sochaczew, petite bourgade polonaise à soixante-dix kilomètres de Varsovie. La communauté juive y est implantée depuis le xve siècle et constitue encore à la fin du xixe plus de 65 % de la population du village. La Première Guerre mondiale et son lot d’exactions et de pogroms à l’encontre de la population juive contraignent Oser Warszawski et sa famille à se réfugier à Varsovie en 1914. À dix-sept ans, en même temps qu’il se met à écrire, Warszawski acquiert un appareil photo et commence à arpenter et à découvrir les routes du yiddishland, ce monde juif traditionnel qui lui semble déjà voué à disparaître. La fin de la guerre provoque un nouvel éclatement des frontières dans cet espace d’Europe centrale déjà instable, et la création de nouveaux États. Les Juifs sont au cœur de ces bouleversements, à la fois dépendants et extérieurs à ces transformations nationales. En 1920, Warszawski est toujours à Varsovie, au cœur du séisme artistique qui anime le monde juif depuis une vingtaine d’années5. Il y rencontre les écrivains et artistes qui représentent ce qui se fait de mieux à l’époque dans l’avant-garde yiddish, Peretz Markish, Uri-Tsvi Grinberg, Melekh Ravitch, Israel Joshua Singer. Il publie la même année son premier roman, Shmuglers (Les Contrebandiers), aux accents à la fois naturalistes et expressionnistes, considéré par la critique de l’époque comme un chef-d’œuvre de l’avant-garde yiddish. Tous ces jeunes artistes se lancent ensuite dans une entreprise commune et créent la revue Khaliastre (La Bande) ([1922] 1989) dont la première parution en 1922 fait une entrée fracassante sur la scène artistique et littéraire yiddish. Les premiers textes de la revue, qui lui servent de manifestes, renvoient de manière assez remarquable à des images spatiales. Il s’agit, pour reprendre les mots de Moyshe Broderzon qui introduisent la revue, que cette « bande joyeuse […] [aille] sur des routes inconnues, / Dans le jour profond de mélancolie / Dans les nuits de l’effroi / Per aspera ad astra » (Ibid. : 10). Ou encore peut-on lire, dans le poème-manifeste de Peretz Markish : « nous avons braqué [nos yeux] vers l’au-dedans et nous imprégnons de la musique de notre interne système planétaire, et nous vagabondons par les voies lactées enneigées de notre ciel intérieur » (Ibid. :12). L’image est bien d’un espace « inconnu » mais à explorer, ouvert à l’investigation et à l’échange, espace intérieur et espace vécu, symbolique, micro et macrocosmique.
- 6 Marie Warszawski, la femme d’Oser, a fait le récit de l’arrestation et des jours qui ont suivis dan (...)
8À partir de 1923, la « bande » se disperse dans toute l’Europe et jusqu’aux États-Unis, mais les échanges se font toujours intenses, notamment grâce à la publication de revues, tissant ainsi des réseaux littéraires et artistiques transnationaux. Oser Warszawski quitte donc Varsovie pour Berlin, puis Londres, et enfin Paris où il s’installe finalement en 1924. Là, il côtoie toute la bohème artistique du quartier de Montparnasse, qu’il caricature, sévère et ironique, dans des croquis et de courts textes regroupés en français sous le titre L’Arrière-Montparnasse (1992). En 1942, son « exil » reprend : Gordes, Grenoble, puis Saint-Gervais. En septembre 1943, lui et sa femme sont évacués jusqu’à Rome par l’armée italienne. Il est arrêté en mai 1944 et déporté à Auschwitz en juillet 1944, où il sera assassiné6.
- 7 Pour plus de détails sur ce moment de la vie de McKay, voir notamment Mangeon (2008).
- 8 À propos de Marrakech, il déclare : « Cette ville est un immense creuset où se mêlent la vie civili (...)
9Claude McKay est né en 1889 à Nairne Castle, près de James Hill, dans la paroisse de Clarendon en Jamaïque. Son père avait des origines ashantis, sa mère des origines malgaches. En 1912, il publie le premier recueil de poèmes écrit en patois Jamaïcain, Songs of Jamaïca. La même année, il part étudier aux États-Unis, à Charleston en Caroline du Sud ; il sera profondément choqué par la ségrégation raciale qui y sévit. Il se rend alors à l’université du Kansas, où il découvre l’ouvrage fondateur de W.E.B Du Bois, Souls of the Black Folk, qui va inspirer son engagement politique. Il s’installe ensuite à New York, où il rencontre les artistes et écrivains de la Renaissance de Harlem. McKay participe à ce mouvement, tout en s’en détachant également, trublion iconoclaste n’hésitant pas à défier parfois certaines figures marquantes de l’époque, comme Alain Locke ou Du Bois7. S’ensuivent de très nombreux voyages, en Russie soviétique, en Europe (Londres, Marseille, Nice, Barcelone) et au Maroc8. En parallèle de ses nombreux voyages, il écrit, entre autres, Home to Harlem (1928), Banjo (1929), Gingertown (1932), A long way from home (1937), et Harlem: Negro metropolis (1940). La liste non exhaustive de ces ouvrages permet de mettre en lumière l’intérêt de McKay pour la toponymie et sa conscience d’un espace en mouvements. C’est qu’il est bien le tenant d’une littérature du lieu, mais d’un lieu ouvert, constitué d’un croisement entre des espaces et des temps spécifiques : Harlem, Marseille et Marrakech forment chez lui une sorte de continuum géographique, ouvert au contact et à l’échange, à la « multi-relation » si l’on pense à la poétique du lieu chez Édouard Glissant (1981). Dans ce tiers espace interstitiel et transgressif, McKay déploie sa vie et ses romans par-delà les frontières spatiales et raciales, figure par excellence de l’errance telle que la définit Glissant (2010 : 37-38) :
Et l’errance, c’est ce qui incline l’étant à abandonner les pensées de système pour les pensées, non pas d’exploration, parce que ce terme a une connotation colonialiste, mais d’investigation du réel, les pensées de déplacement, qui sont aussi des pensées d’ambiguïté et de non-certitude qui nous préservent des pensées de système, de leur intolérance et de leur sectarisme.
10L’errance de Claude McKay, comme celle d’Oser Warszawski, se dessine selon deux pôles, à la fois contradictoires et complémentaires : la diaspora et l’exil. Diaspora comme déplacement de la communauté et entreprise de reconstruction, et exil, à la fois intérieur et choisi. Ils sont ces figures « au manteau d’Arlequin », ces « métis » dont parle Michel Serres (1992) dans sa préface du Tiers-Instruit. Ils habitent un espace archipélique et ouvert sur le dehors, bien loin de l’espace hiérarchisé tel qu’il a pu être construit par les tenants d’une pensée hégémonique. Un espace qui permet, selon Paul Gilroy dans L’Atlantique noir, de « redéfinir la relation orthodoxe entre la modernité et ce qui est considéré comme sa préhistoire. Cela conduit à chercher le lieu d’origine de la modernité dans ses relations constitutives avec son “dehors”, relations qui fondent et tempèrent l’idée que l’Occident se fait de sa civilisation » (Gilroy 2003 : 37). C’est dans cet espace que se construisent deux des romans les plus achevés de McKay et Warszawski, Banjo et Shmuglers (Les Contrebandiers).
11Les deux romans se déroulent dans des localités transfrontalières. À la fois très clairement inscrits dans un lieu précis, marqué historiquement et géographiquement, ils présentent aussi une série de dépassements qui permettent de transcender l’idée même de frontières, tant réelles que symboliques. Les Contrebandiers se passe dans un shtetl, une bourgade juive à quelques kilomètres de Varsovie, pendant la Première Guerre mondiale. Face à la précarité d’une existence où même le pain vient à manquer, les habitants du village décident de se lancer dans l’aventure, dans « l’expédition », de la contrebande. L’espace traditionnel et centrifuge commence alors à s’animer d’un mouvement propre, semblable au bouillonnement des alambics qui servent à distiller l’alcool de contrebande. Tout le roman est alors séquencé à mesure des allers et retours des contrebandiers : mouvement répétitif, lancinant, qui fait de l’arpentage de l’espace la trame et la structure de tout le texte. Progressivement, l’espace du shtetl et celui de Varsovie semblent s’imbriquer jusqu’à former un tiers espace. Plus précisément, c’est l’espace intrinsèquement marginal, celui des bas-fonds de Varsovie, de ses prostituées, qui s’immisce au sein du shtetl. En effet, Varsovie est décrite comme un espace hiérarchisé : « la rue du Pot de Fer où habitent les prostituées, Praga dont on évoque les histoires crapuleuses et enfin les beaux quartiers où une foule insouciante flâne tandis que les miséreux se pétrifient toujours davantage et que résonnent les chants de l’occupant » (Ksiazenicer-Matheron 2011). Lorsque la rue du Pot de Fer pénètre le shtetl, c’est tout l’ordre établi qui en est transformé. La description orgiaque de la cave de Shmuel le Bossu, vue à travers les yeux de Natcha, la jeune prostituée, peut alors servir de métonymie à l’ensemble des transformations qui agitent le village :
De derrière la couverture qui masque un coin de la pièce, lui parviennent la voix de sa tante, celle de Stacha, celles de Yourek et de bien d’autres. Elle s’approche doucement, sur la pointe des pieds, soulève un coin de couverture… : tous les copains sont là, vautrés sur les lits, à boire du schnaps, à fumer, à s’embrasser. Dans les moindres recoins, ça bourdonne comme des ruches. La Mataïekha, assise sur une planche posée à même le sol, se gratte le pied, tandis que Faïfkè la chatouille sous les bras… Itchè, qui fréquente assidûment ce lieu, se penche sur la Stacha et, avec toute l’élégance dont il est capable, allume une cigarette à la sienne… Et, dans un coin, Shmuel le bossu, le propriétaire en titre de la cave, tripote une shiksè en riant de son rire pointu. (Warszawski [1921] 2007 : 98)
- 9 Désignation familière d’une femme ou d’une jeune fille chrétienne.
- 10 L’expression est empruntée à Deleuze et Guattari (1989), dans « Traité de nomadologie : la machine (...)
12Désirs et plaisirs subversifs, union interdite des corps des hommes juifs et des shiksès9, sont autant de métaphores pour dire l’imbrication de deux espaces qui ne s’étaient jusque-là jamais croisés. Le cheminement incessant des contrebandiers, franchissant sans relâche la frontière imaginaire entre l’espace hétérotopique du shtetl et l’espace macroscopique de la grande ville, a ainsi permis un premier lissage de l’espace strié. Le lieu est rendu à son étrangeté fondamentale, il redevient en quelque sorte nomade, « machine de guerre10 » contre l’ordre établi. Toutes les structures traditionnelles sont dès lors vouées à l’éclatement. Pantl, l’un chefs de file et tête pensante des contrebandiers, impose à sa femme Glikè de laisser son lit à sa « fiancée » Natcha, la prostituée : « Quand la shiksé arrive, [Glikè] sort aussitôt de son lit et lui cède la place. Sans ça, c’est dans son lit à lui qu’il la coucherait ! » (Warszawski [1921] 2007 : 86). Pénétrant jusque dans l’espace intime, la transgression peut alors se généraliser. Il est significatif que ce soit justement dans la cave de Shmuel le Bossu que Pantl découvre les ébats amoureux de Natcha et de son fils Mendl. S’ensuit une lutte animale entre le père et le fils, sous le regard amusé ou réprobateur des habitants du shtetl : « Ils ont bien vu, ceux-là, le père et le fils se rouler par terre, et se battre, et se donner des gnons sur la tête, et, près d’eux, la shiksè, corsage dégrafé, s’escrimant à les arracher l’un à l’autre » (Ibid. : 104). L’un des préceptes essentiels de la loi juive, le respect pour ses parents, a éclaté à son tour. Dans ce nouvel espace du shtetl, les règles ancestrales du mariage et de l’hérédité sont toutes remises en question. C’est que la transgression spatiale a conduit à la transgression de toutes les normes – ou frontières – symboliques et imaginaires. Dans ce monde en voie de recréation, temps et espace se modifient considérablement. Au temps cyclique et répétitif de la vie religieuse traditionnelle, s’associent la quotidienneté et la vitesse du temps urbain. À l’espace centripète du shtetl s’adjoint l’espace centrifuge de la grande ville. De la sorte, Oser Warszawski pose les prémisses d’un tiers espace, affranchi des polarités entre centre et périphérie, modernité et tradition.
13Banjo, le roman de Claude McKay, se déroule quant à lui dans un espace a priori transgressif. Marseille est « un espace-frontières entre la terre et la mer » (Stephens 2005), et ne devrait donc pas nécessiter, comme dans Les Contrebandiers, l’élaboration d’un cheminement par-delà la frontière. Ville portuaire ouverte sur la Méditerranée, Marseille, et plus précisément ses bas-fonds du quartier de la « Fosse », représente l’espace de l’entre-deux par excellence, point de rencontre de toutes les populations marginalisées et dominées du monde, notamment celles issues de la diaspora africaine. La rencontre avec Marseille fut à cet égard déterminante pour Claude McKay, qui écrit dans Un sacré bout de chemin :
Ce fut un soulagement que d’aller vivre à Marseille parmi des gens à la peau noire ou brune, qui venaient des États-Unis, des Antilles, d’Afrique du Nord et d’Afrique Occidentale, et se trouvaient tous rassemblés pour former un groupe chaleureux. Des traits et un teint négroïdes n’étaient pas exotiques, suscitant curiosité et hostilité, mais spécifiques à un groupe et naturels […]. C’était bon de sentir la force et la différence d’un groupe social, et d’avoir la certitude d’en faire partie. (McKay [1937] 2001 : 293)
14Communauté de destin malgré l’éclatement géographique, et conscience d’appartenir à un même groupe, sont des éléments caractéristiques de la revendication d’une singularité noire telle qu’elle a commencé à se faire jour aux États-Unis avec la Renaissance de Harlem et en France avec le mouvement de la négritude.
15Pourtant, Banjo décrit une situation qui, bien qu’identique à celle d’Un sacré bout de chemin, n’en diffère pas moins de manière assez remarquable :
De fait la population nègre ou négroïde de [Marseille] se divisait en groupes bien distincts. Les Martiniquais et les Guadeloupéens, qui, se considérant comme la fine fleur de tous les Noirs de Marianne, se comportent comme une petite aristocratie. Ceux de Madagascar, et leurs cousins des îles minuscules qui entourent la grande île, ainsi que les Noirs d’Afrique du Nord pour qui les Arabes de pure race n’ont que du mépris, se situent quelque part entre les Martiniquais et les Sénégalais, que l’on considère comme des sauvages. Sénégalais est le terme géographiquement inexact généralement employé pour désigner tout Noir provenant d’une partie ou de l’autre de l’Afrique-Occidentale Française. (McKay [1929] 1999 : 47)
16Lieu hybride où se mêlent des traces des rivages est-américains, de la côte ouest africaine et des îles caribéennes, Marseille en reproduit également, de manière métonymique, toutes les hiérarchies. C’est ici l’espace a priori lisse qui se retrouve strié par les soubresauts d’une géographie imaginaire, impérialiste. Lorsque cet espace fait ainsi retour, il devient nécessaire de trouver de nouveaux lieux de transgression. C’est le rôle que va jouer le Café africain, dont l’ouverture « avait été l’occasion, pour tous les gars au teint sombre qui aimaient s’amuser, de se rassembler pour “secouer” ça, c’est-à-dire pour danser » (Ibid. : 47).
Là-bas, la mort ! Ici, la vie ! Secouez moi la mort et oubliez, dans une grande orgie de danse, son commerce, ses desseins, sa présence qui vous hante. Tuez la mort de nos jours en dansant, tuez la mort de nos mœurs en secouant ça. Jazz de la jungle, ondulations de l’Orient, pas mesurés de la civilisation. Secouez-moi ça ! Douce danse de la joie primitive, plaisir pervers, prostitution des manières, variations multicolores du rythme, sauvage, barbare, raffiné – rythme éternel du mystère, de la magie, de la splendeur – danse divine de la vie… Oh, shake that thing ! (Ibid. : 59)
17Comme la cave de Shmuel le bossu, le Café africain devient à son tour le tiers espace qui permet à l’hybridité de s’élaborer. Cette fois, c’est la danse, soutenue par le rythme du jazz, qui offre aux corps la possibilité de s’unir, gommant ainsi les différences et ouvrant un espace de négociations où forger de nouvelles identités. Le personnage de Ray dans le roman est une de ces figures arlequines qui semblent avoir absorbé la dimension polysémique et relationnelle de l’espace. Originaire d’Haïti, il a suivi un parcours parallèle à celui de Claude McKay, des Antilles à la France, en passant par les États-Unis et la Grande-Bretagne. Opposant farouche à toute idée de nationalisme et de patriotisme, il se dit tour à tour Antillais, Britannique ou Américain, et « descendant d’ancêtres déracinés ». Pour lui, il est « contre-nature qu’on puisse aimer une nation » (Ibid. : 109), autrement dit une représentation de l’espace géographiquement clos et homogène. Chez le personnage de Ray, et à travers lui chez l’écrivain lui-même, on peut reconnaître une méfiance vis-à-vis de la nation, que Glissant (2010) qualifiera bien plus tard de « pensée de système » et que Benedict Anderson (1996 : 19) définit comme « une communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine ». Ray recherche bien davantage les espaces hybrides, les lieux transgressifs qui permettent – même pour un bref instant – la rencontre entre les races, les classes ou même les sexes : bars et maisons closes du quartier de la Fosse, paquebots, etc. Mais c’est aussi lorsqu’il se fait écrivain et conteur qu’il semble trouver ce tiers espace, qui s’étend par-delà les frontières raciales et géographiques :
[…] quand j’écris une histoire, eh bien, c’est comme si vous étiez tous là devant moi, Noirs, marrons et Blancs, et que je la racontais pour mon plaisir. Quelques-uns écoutent et d’autres pas. Si je suis un vrai conteur, je ne me soucie pas des différences de couleur entre ceux qui écoutent et ceux qui n’écoutent pas. […] Vois-tu Goosey, une bonne histoire – indépendamment de ceux qui la racontent et de ceux qui l’écoutent –, c’est comme un bon minerai qu’on pourrait trouver dans n’importe quel sol, que ce soit en Europe, en Asie, en Afrique ou en Amérique. (McKay [1929] 1999 : 116)
18Cette déclaration d’intention pourrait être celle de Claude McKay lui-même, lui qui a choisi d’ajouter au titre de son ouvrage la mention « A story without a plot ». Comme si, quelques décennies avant la « crise du roman », il avait déjà perçu toute l’ambiguïté du genre romanesque, intimement lié à l’emprise de l’Occident sur le monde et sa représentation. C’est sur cette même tension que Glissant revient lorsqu’il explique :
[L]es premiers romans apparaissent réellement en Angleterre et en France. Après, cela va en Allemagne puis en Italie, etc. […] Quand les mêmes communautés occidentales ont colonisé le monde, le roman est devenu peu à peu et inconsciemment l’art de ceux qui, ayant conquis le monde, ont le droit de le dire. L’art de ceux qui, ayant fait la conquête du monde, ont le droit de faire la conquête du récit du monde. (Glissant 2010 : 114-115)
19Reconquérir le droit de faire le récit du monde, telle pourrait bien être l’ambition de Claude McKay et d’Oser Warszawski. Pour cela, ces écrivains errants imaginent une série de tiers espaces et réinventent une langue qui leur soit propre. Anglais et yiddish deviennent pour eux transgressifs. Tout se passe comme si la langue littéraire elle-même se faisait espace, tiers espace, rendant possibles toutes les hybridités. Si anglais et yiddish sont a priori dans deux positions parfaitement antinomiques, l’anglais étant la langue dominante du colonisateur, et le yiddish la langue dominée, l’usage en quelque sorte déterritorialisé qu’en font McKay et Warszawski conduit à dépasser ces hiérarchies. Banjo et Les Contrebandiers portent une parole hétérolingue, marquée par « la présence […] d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale » (Grutman 1997 : 37). Dans Les Contrebandiers s’entrecroisent yiddish, hébreu, russe, polonais, mais aussi des idiolectes socialement connotés, l’argot des contrebandiers, le discours policé des « beaux juifs », le jargon de l’agit-prop pour les plus jeunes. Il y a une dimension évidemment ludique à cette création langagière kaléidoscopique, telle qu’on la retrouve régulièrement dans la littérature yiddish. Mais derrière le jeu se cache souvent une volonté subversive, comme lors des dialogues entre contrebandiers et soldats allemands, qui sont « l’occasion d’insérer de façon parodique la langue des vainqueurs dans celle des vaincus qui la reproduisent de manière involontairement fautive, mais de fait efficacement subversive » (Ksiazenicer-Matheron 2011 : § 23). Ou encore lorsque les mots de la « nouvelle » culture, ceux qui ont fait irruption dans la vie des jeunes du shtetl grâce à l’ouverture de la « bilbothèque », sont repris par leurs pères, mais déformés et mal compris, signe alors d’une dichotomie toujours plus profonde entre les générations. La langue des Contrebandiers semble spatialisée et temporalisée, clairement ancrée dans un espace et dans un temps qui éclatent sans cesse, soumise à l’aléatoire des rencontres transfrontalières, et au va-et-vient permanent opéré par Warszawski lui-même, entre déterritorialisation et reterritorialisation.
20La langue de Claude McKay porte quant à elle des traces de ses origines jamaïcaines, mais aussi de son long séjour aux États-Unis et de son français sommaire. Cette langue, il la partage avec les personnages de son livre, ces marins qui bavardent sur les quais du port : « Leur aspect pittoresque attirait les regards, tandis qu’ils déambulaient en parlant un mélange confus d’anglais, de français et de langues africaines » (McKay [1929] 1999 : 28). Langue métisse donc, qui est aussi une façon de traiter l’anglais comme le font les conteurs de son pays, mêlant au rythme propre de l’oralité une revendication littéraire pour le parler populaire. Il s’agit donc bien, pour McKay comme pour Warszawski, de trouver de nouvelles voies pour transgresser la hiérarchie des langues, en créant en quelque sorte des écritures sans frontières, hétérogènes et polysémiques. S’il n’est pas clairement question chez eux de rupture ou de révolte, ils s’inscrivent néanmoins dans – ou du moins à l’orée – de ce que la critique ultérieure qualifiera de « tiers espace ». Transgression des frontières géographiques, génériques, hiérarchiques et linguistiques, et volonté de revendiquer une singularité et une identité par-delà ces mêmes frontières, semblent être alors des éléments caractéristiques des avant-gardes diasporiques.