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Construction d’une notion

Fables « intermédiales » du temps, entre « mémoire du futur » et « mémoire de l’oubli » : L’Énigme du retour de Dany Laferrière et Ghosts are Guests de Myriam Hornard

Sabrina Parent

Résumés

S’inscrivant dans le cadre théorique de l’analyse des récits, cette étude s’attache à démontrer que le roman de Dany Laferrière, L’Énigme du retour, relève d’une poétique de la « mémoire du futur » tandis que le travail de la plasticienne Myriam Hornard, Ghosts are Guests, incarne une poétique de la « mémoire de l’oubli ». Ces deux types de poétique, mis en avant par le critique Jean-François Hamel, témoignent d’un régime d’historicité typique de la postmodernité.

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Texte intégral

  • 1 L’exposition est accompagnée d’un catalogue : Myriam Hornard (2013).

1Toute société, selon le philosophe François Hartog (2003), se caractérise par un « régime d’historicité » qui lui est propre, c’est-à-dire par une manière qui lui est particulière d’appréhender le temps, d’articuler ses passé, présent et futur. Les récits constituant une mise en forme de l’expérience humaine du temps (Ricœur 1983), c’est sur base de l’étude de ceux-ci que Jean-François Hamel (2006), dans le sillage des travaux de Hartog et de Ricœur, propose de mettre au jour des poétiques propres aux régimes d’historicité moderne puis postmoderne. Dans le cadre de cet article, notre objectif est de montrer en quoi les deux récits que sont L’Énigme du retour de l’écrivain Dany Laferrière (2009) et l’exposition Ghosts are Guests de la plasticienne Myriam Hornard1 instancient, respectivement, une poétique de la « mémoire du futur » et une poétique de la « mémoire de l’oubli », les deux types de poétiques étant caractéristiques, selon Hamel, de l’ère postmoderne. Comparer ces deux œuvres narratives – en distinguant leur rapport particulier au temps – implique que la manière de comprendre le récit ne se cantonne plus au médium strictement textuel, mais que la notion puisse être utilisée à bon escient pour rendre compte du fonctionnement d’une œuvre plastique. En cela, notre étude ouvre le champ d’investigation strictement textuel de Hamel à de nouvelles perspectives narratives.

Préliminaires

2C’est précisément parce que le terme comme la notion de récit sont loin d’être univoques qu’il nous a paru indispensable et pertinent d’entamer cette étude en posant le cadre théorique de réflexion. Cette partie introductive inclura aussi une justification plus élaborée du choix du corpus analysé.

La notion de récit : de l’interdisciplinarité à l’intermédialité

  • 2 Parmi les travaux récents de narratologie intermédiale, voir, par exemple, Marina Grishakova et Mar (...)
  • 3 Sur ces aspects, voir David Herman (2013) et Sylvie Patron et Brian Schiff (dir.) (2014).

3En établissant que la structuration narrative est commune au romancier et à l’historien, Paul Ricœur a contribué au dialogue et au repositionnement entre ces deux pratiques discursives. En précurseur, le philosophe a posé un premier jalon, interdisciplinaire, à l’étude du récit. Celui-ci demeurait cependant encore un « phénomène » essentiellement textuel. Depuis les années 1990, les études narratives ont pris un tournant résolument « intermédial ». Les artistes contemporains recourant non seulement à différentes formes textuelles (prose narrative, descriptive, poésie), mais aussi à des médiums variés (textes, vidéos, films, photographies, etc.) parfois au sein d’une même œuvre, la prise en compte d’objets artistiques relevant de genres et de médiums multiples2 apparaît désormais comme déterminante pour mieux comprendre les fonctions cognitives et épistémologiques attachées à la structure profonde de la pensée que constitue la mise en récit3.

Récit et temporalité

4Tous les narratologues s’accordent pour voir dans le rapport de l’homme au temps un des traits caractéristiques du récit : nous nous racontons des histoires pour conférer un sens à notre passage furtif sur terre. À la question de savoir ce qu’est le temps, Ricœur (1983) soutenait qu’une approche spéculative, comme celle proposée par Augustin, était une tentative vouée à l’échec tandis que le récit, tel qu’envisagé par Aristote dans la Poétique, serait une réponse (la seule) aux apories de la temporalité. Les récits sont donc avant tout des « fables du temps ».

Récit et narrativité

5Le concept de récit semble fluctuer entre une acception stricte et une définition plus lâche. Si l’on s’en tient à la définition stricte que propose René Audet, un récit serait l’actualisation de cinq paramètres, soulignés par l’italique dans la citation suivante : « Un sujet impliqué dans des actions dont l’ordonnancement (temporel et configurationnel) est rapporté par une instance interne de la fiction » (2006 : 24). Or, les réalisations artistiques contemporaines résistent à se laisser saisir totalement par cette définition contraignante. Leur entendement en termes de « récit » manifeste plutôt le fait que ces œuvres déclenchent un « sentiment de narrativité » (Ibid., l’italique est de l’auteur), celui-ci naissant à la faveur de la présence d’au moins un des paramètres susmentionnés. Dans les cas que nous analyserons, la notion de « récit » est entendue de façon lâche et non stricto sensu. Nous avons opté pour l’expression « fable du temps » pour qualifier ces productions dont le sentiment de narrativité qu’elles déclenchent provient essentiellement de la relation au temps qu’elles problématisent et ce, sans nécessairement recourir au médium textuel.

Récit et répétition

6Dans son entreprise d’« archéologie de la narrativité moderne », Jean-François Hamel (2006 : 18) montre combien « l’art du récit [y compris moderne] est intimement lié à la répétition » (Ibid. : 211) :

La répétition, tout au moins sa tentation, fait donc retour là où on l’attendait le moins, dans une modernité que l’on prétend volontiers aussi désenchantée que confiante en l’irréversibilité des temps. (Ibid. : 9)

7C’est cette interaction entre récit et répétition, dans un cadre de réflexion où le récit est conçu comme reflet d’une société, qui nous a particulièrement interpelée.

  • 4 Reformulant Hartog, Hamel définit le régime d’historicité en ces termes : « mode d’articulation du (...)

8Partant de la notion de « régime d’historicité4 » développée par l’historien François Hartog (2003), Hamel s’emploie à en caractériser la version moderne :

Le régime moderne d’historicité, né de la Révolution industrielle et de l’héritage des Lumières, se définit par la fascination pour l’avenir, par le coefficient d’accélération conféré au devenir et par le rejet plus ou moins radical des expériences issues de la tradition. (Hamel 2006 : 28)

Tandis que les bouleversements d’ordre politique mais aussi technologique s’enchaîneront de manière toujours plus rapide, une incompréhension croissante s’installe entre deux générations successives, de sorte que le temps présent se vivra progressivement comme fracture, « écartelé entre un passé toujours obsolète et un avenir à la course irrépressible » (Ibid. : 31).

9À cette expérience temporelle du déchirement, correspondent, selon Hamel, de « nouvelles poétiques de l’histoire » (2006 : 40), qui se fondent sur un paradigme de répétition. Hamel en identifie deux, désignées comme « éternel retour des morts » et « mémoire du présent ». Les récits types de la poétique de l’éternel retour des morts sont, par exemple, l’historiographie nationale et l’idéologie du progrès :

En ce qu’ils diffèrent le sens de l’histoire vers les morts du passé ou vers les morts de l’avenir, ces récits archéologiques et téléologiques accentuent […] les symptômes d’une situation historique où se trouvent mises en danger les forces vives du présent et où le spectre d’une répétition hante les vivants. (Ibid. : 56)

10Qu’il s’agisse de L’Histoire du xixe siècle de Michelet ou des Contemplations de Hugo, ces récits traversés par des fantômes font preuve, selon Hamel, d’une « profonde mélancolie à l’égard d’un passé dont on ne désire rien de moins que l’infinie survivance » (2006 : 60).

11À cette poétique mélancolique hantée par les morts, répond une seconde poétique, celle de la mémoire du présent, qui opère, quant à elle, « un travail de deuil visant à retrouver une expérience vive du présent » (Hamel 2006 : 19). Elle mise sur la répétition de virtualités toujours disponibles en « se ressaisi[ssant] des possibilités de l’autrefois […] rend[ant] [ainsi] possible une mémoire du présent » (Ibid. : 225). Selon Hamel, l’ouvrage que Baudelaire consacre au Peintre de la vie moderne illustre de façon exemplaire cette dernière poétique. Celle-ci offre une sorte de résistance à la paralysie qu’affichait la précédente.

12Qu’en est-il des poétiques liées au régime d’historicité de nos sociétés contemporaines dites postmodernes ? Hamel en identifie au moins deux, « mémoire de l’oubli » (2006 : 226) et « mémoire du futur » (Ibid. : 229). Chacune d’elles nous semble être exemplifiée par les deux cas de figure que nous étudierons dès maintenant.

Choix des œuvres et présentation succincte des artistes

  • 5 Dans les extraits cités, ce retour à la ligne sera indiqué par une barre oblique (/).

13Qu’il s’agisse du roman de Dany Laferrière, L’Énigme du retour, ou des objets et installations constituant Ghosts are Guests de Myriam Hornard, ces deux productions sont « mixtes » quant à leur utilisation des genres (littéraires) et des médiums. Ghosts are Guests est un travail intermédial dans la mesure où les éléments constituant l’œuvre ressortissent à divers matériaux et médiums : objets en cire, photographies, vidéos ou textes (en moindre quantité). Constitué d’une alternance de passages en prose et de passages dont la marque la plus explicite de poéticité est le retour à la ligne5 (que l’on hésite toutefois à appeler « vers »), L’Énigme du retour est intrinsèquement intergénérique (roman et poème) et peut être qualifié d’intermédial dans la mesure où l’ouvrage inclut, de façon significative, des descriptions de photographies.

14Outre ce point commun, les deux œuvres partagent une même préoccupation pour le temps, bien qu’elles le fassent suivant deux modalités différentes : tandis que chez Laferrière, le rapport au temps est personnel, voire intime – c’est la mort du père qui déclenche la remontée des souvenirs et une réflexion sur le temps –, chez Hornard, l’expérience humaine du temps s’effectue de manière à la fois métaphorique – ce sont les objets qui « subissent » l’écoulement du temps et cette expérience métaphorise la nôtre – et synecdochique – ces objets font partie de notre quotidien. De l’allégorie du temps, les spectateurs découvrent les divers avatars.

15Enfin, les deux œuvres, en prise directe avec l’irréversibilité temporelle, exhibent également un principe de répétition. Celui-ci se traduit sous la forme d’un retour au pays après l’exil forcé chez Laferrière et par la présence tacite du cycle chez Hornard.

16De la même génération, Laferrière et Hornard ont aussi en commun de provenir d’aires francophones non hexagonales – nous offrant ainsi la possibilité d’élargir le champ d’investigation strictement français de Hamel. Écrivain d’origine haïtienne, Laferrière vit à Montréal en exil politique – tout au moins initialement. Premier écrivain haïtien-canadien élu à l’Académie française, il a obtenu de nombreuses autres distinctions dont le prix Médicis en 2009 pour L’Énigme du retour, roman aux accents autobiographiques. Belge, Myriam Hornard est une artiste plasticienne qui partage sa vie et son travail entre Virton et Bruxelles. Comme chez Alina Szapoczikow ou Eva Hesse, la question de savoir ce qu’est le temps est à la source de l’œuvre de Hornard et prend la forme d’un travail sur le matériau combinant technicité et sensualité. Il s’agirait, en quelque sorte, d’offrir à l’intellect la réponse de la matière.

La fable des temps mêlés de Dany Laferrière

17Fable du temps, L’Énigme du retour (2009) est un roman dans lequel l’espace constitue l’un des aspects fondamentaux. Valant pour lui-même, l’espace est aussi métaphore du temps. Ces deux exemples, parmi tant d’autres, en témoignent : « la morne plaine du temps » (Ibid. : 22), ou encore : « Et l’exil du temps est plus impitoyable / que celui de l’espace. / Mon enfance / me manque plus cruellement / que mon pays » (Ibid. : 75). Dire le temps en recourant à une métaphore spatiale est en réalité un procédé assez banal. L’originalité de la métaphore tient davantage au côté imprévu de son origine : c’est à la faveur d’un retour au pays, après un exil non choisi (le narrateur fuit le régime en place), que naît une énigme dont la nature profonde est temporelle puisqu’elle confronte le narrateur à ses souvenirs d’enfance. Le pays d’origine constitue donc à la fois le lieu concret du retour et la métaphore de l’enfance. Tout le projet du roman consiste à capturer la sensation engendrée par ce voyage imprévu et déroutant dans le temps.

  • 6 Notons que dans un jeu entre même et différent, le père et le neveu portent les prénoms du narrateu (...)
  • 7 L’Énigme du retour renvoie explicitement au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (publié (...)
  • 8 Il reprend l’anaphore « Au bout du petit matin… » du Cahier.

18À la source de l’entreprise romanesque de Laferrière, nous pouvons également pointer la nécessaire revendication d’une filiation. Celle-ci est double, dans la mesure où il s’agit, pour le narrateur, de s’inscrire dans la généalogie familiale – aux côtés du père comme du neveu6 – mais aussi dans une lignée plus symbolique en revendiquant la paternité de « lettres » d’Aimé Césaire. La filiation à Césaire – lisible, par exemple, dans le titre7 et l’exergue8 – est cependant « critique ». Le rapprochement ne s’établit en effet qu’après avoir instauré une distance que l’on peut supputer salvatrice :

Je voyage toujours avec le recueil de poèmes de Césaire. Je l’avais trouvé bien fade à la première lecture, il y a près de quarante ans. […] Je voyais bien que c’était l’œuvre d’un homme intelligent traversé par une terrible colère. […] Je voyais tout cela, mais pas la poésie. Ce texte me semblait trop prosaïque. Trop nu. Et là, cette nuit, que je vais enfin vers mon père, tout à coup je distingue l’ombre de Césaire derrière les mots. Et je vois bien là où il a dépassé sa colère pour découvrir des territoires inédits dans cette aventure du langage. […] Le poète m’aide à faire le lien entre cette douleur qui me déchire et le subtil sourire de mon père. (Lafferière 2009 : 59-60)

19Au-delà de l’ancrage familial et littéraire, le narrateur-auteur insère également sa propre histoire dans celle de son pays, manifestant son empathie pour les esclaves arrachés d’Afrique (Ibid. : 281) comme pour les indiens arawaks (Ibid. : 286) décimés par l’arrivée des Européens.

Enchevêtrement de temporalités

20« L’énigme » dont il est question dans le roman de Laferrière n’est autre, à notre avis, qu’une énigme relative au temps et ce, même si elle s’énonce, dès le titre, métaphoriquement, soit en termes de mouvement dans l’espace (« le retour »). Elle ne se laisse approcher que progressivement, comme s’il était nécessaire de la faire émerger d’un écheveau de temporalités, que le narrateur se plaît à (dé)tricoter.

21Parmi ces temporalités, figure celle qui est relative à l’inscription dans la généalogie. Alors que l’on s’attendrait, en l’occurrence, à une temporalité linéaire, le temps généalogique est plutôt décrit comme temps répétitif : « Debout près de la porte, / ma mère sourit. / Elle a écouté trois générations d’hommes, / si on compte mon père [et le neveu], / présenter chacune / une nouvelle version / des mêmes faits » (Lafferière 2009 : 139 ; nos italiques). Des similarités sont notées entre le narrateur et son père, le narrateur et son neveu, et ce, en termes d’identité et d’expérience vécue. Alors que le narrateur rend visite à l’ami de son défunt père (un coiffeur), un client déclare à la petite assemblée réunie dans le salon : « Je vous avais dit que Windsor [le père] n’était pas mort. Vous êtes allés à ses funérailles alors qu’il est tranquillement assis ici. À sa place » (Ibid. : 68), en parlant du narrateur qui, par un hasard significatif pour les témoins, a pris place là où le père en avait l’habitude. Plus loin dans le roman, des parallélismes entre les vies du père et du fils sont mis en évidence : « Nous avons chacun notre dictateur. / Lui, c’est le père, Papa Doc. / Moi, le fils, Baby Doc. / Puis l’exil sans retour pour lui. / Et ce retour énigmatique pour moi » (Ibid. : 276). Relativement au neveu, le narrateur n’hésite pas non plus à mettre en avant des similarités. Ainsi, commentant l’attitude de son neveu qui « en rajoute », il déclare : « J’ai été un jour à sa place » (Ibid. : 139).

22Tandis que la temporalité de la généalogie masculine s’établit sur le mode de la répétition, la temporalité liée à la mère est celle de l’irréversibilité. La figure maternelle se fait gardienne du temps, elle en inscrit la trace, y compris de façon littérale, dans le calendrier : « Seule une mère peut tenir pareil compte. / La mienne a fait pendant trente-deux ans / sur un calendrier Esso / une croix sur chaque jour / passé sans me voir » (Lafferière 2009 : 39-40 ; nos italiques). Cette temporalité linéaire, à l’écoulement irréversible, n’est pas sans lien avec une conception anthropophage du temps. Celle-ci apparaît du reste dans le passage suivant : « Bercé par la musique / du vieux vent caraïbe / je regarde la poule noire / déterrer un ver de terre / qui s’agite dans son bec. / Je me vois ainsi dans la gueule du temps » (Ibid. : 286 ; nos italiques). Le fait que ce temps mangeur d’homme est représenté par une poule noire n’est pas anodin. Car c’est à cet attribut – la poule noire – que l’on reconnaît le dieu vaudou haïtien, Legba (Ibid. : 278-279). Or, la poule noire, dans le roman, est un cadeau offert au narrateur par un ami du père (Ibid. : 242), cadeau par lequel, précisément, le narrateur suppose qu’on l’identifie à Legba : « À quel signe avez-vous reconnu Legba ? La poule noire. La poule ? Oui, la poule noire. Bien sûr la poule noire. Il faut parfois faire semblant de comprendre, car personne ne vous expliquera ici ce que vous êtes censé savoir » (Ibid. : 279).

23Ainsi, pour le narrateur, se voir déchiqueté par une poule noire pourrait renvoyer à la crainte d’être réduit à néant par le retour au pays (symbolisé par la référence au vaudou). Mais la poule noire constitue aussi une « entrée » dans la cosmogonie haïtienne et, corollairement, dans le temps mythique des divinités. Cette temporalité mythique peut certainement être qualifiée d’atemporelle puisque relevant de l’éternel. Cependant, Legba est une divinité particulière dans la cosmogonie vaudoue : représenté comme un vieillard couvert d’un chapeau de paille, le dieu se situe « à la frontière du monde visible et du monde invisible » (Ibid. : 279). Cette notion de frontière est à retenir car elle concerne aussi le narrateur, mais relativement au temps. Nous y reviendrons.

  • 9 Cf., par exemple, p. 36-37, p. 146, p. 175, p. 182.

24L’expérience du temps vécue par le narrateur fait exception car il est celui qui vit dans un entre-deux : parti, il est revenu. Et ce retour est énigmatique dans la mesure où il situe le narrateur dans un « hors temps » : « Le temps passé ailleurs que / dans son village natal / est un temps qui ne peut être mesuré. / Un temps hors du temps inscrit / dans nos gènes » (Lafferière 2009 : 39 ; nos italiques). C’est à la faveur de ce retour aux origines que se produit une sorte de collision temporelle, un surgissement du passé dans le temps présent. Nombreux sont les exemples dans le texte de ce télescopage9, qui procure une sensation de « sortie » du temps : le temps se suspend, pendant un bref moment. L’extrait suivant nous dévoile les ressorts de cette expérience :

Dans la jeep rouge aux roues neuves. / Musique forte. / On cause par-dessus. // Sur le flanc de la montagne / un petit avion jaune frôle les arbres. / L’aviateur passe la tête par la fenêtre pour saluer / le jeune garçon qui enlève sa chemise en dansant. / Mon enfance me frappe de plein fouet. (Ibid. : 157-158 ; nos italiques)

25Alors qu’il vit pleinement un moment présent, le narrateur éprouve soudainement la remontée inconsciente d’un souvenir d’enfance. Ce retour du passé dans le présent s’accompagne d’une émotion forte (impression d’être « frappé de plein fouet ») révélatrice de l’impression du narrateur d’être, pendant une fraction de seconde, hors du temps.

26Le narrateur n’hésite pas, à plusieurs reprises, à transcrire la sensation ressentie, comme dans l’extrait suivant : « Des images du fond de l’enfance / déferlent en vague sur moi / avec une telle fraîcheur / que j’ai la nette sensation de voir / la scène se dérouler sous mes yeux » (Lafferière 2009 : 37). Nous pouvons émettre l’hypothèse que l’objet même du livre consiste à saisir cette sorte d’extase temporelle par une mise en mots qui combine à la fois la linéarité d’une histoire et le travail paradigmatique de la poéticité. Cette capture du hors temps est, par ailleurs, une entreprise réussie, si l’on en croit l’extrait suivant : « On me vit aussi sourire / dans mon sommeil. / Comme l’enfant que je fus / du temps heureux de ma grand-mère. / Un temps enfin revenu. / C’est la fin du voyage » (Ibid. : 286). Ainsi se clôt le livre, sur une note toute proustienne.

La photographie des temps qui se croisent

27Un passage du roman en particulier fait converger les diverses temporalités que nous venons de mettre en exergue. Il s’agit de la description d’une photographie du père. En soi, le médium photographique est significatif car il confère à un épisode du passé une immédiateté visuelle. En l’occurrence, pour le narrateur, le rappel du passé est double : ce qui revient, c’est non seulement un moment révolu de la vie du père (que le narrateur, enfant, n’a pas partagé avec lui), mais aussi le souvenir d’un moment où le narrateur, enfant de six ans, regardait déjà la photographie, sa mère à ses côtés :

Un homme assis devant une chaumière / avec un chapeau de paysan sur la tête. / Une petite fumée montant derrière lui. / « C’est ton père dans le maquis », / m’avait dit ma mère. / Les sbires du général-président le recherchaient. / Pourtant si loin dans mon enfance, / cette image m’apaise encore aujourd’hui. […] Je me souviens d’un autre détail / à propos de cette photo de mon père / mais si minuscule que ma mémoire / ne parvient pas à bien le cerner. / Tout ce qu’il me reste, c’est le souvenir / d’un moment de plaisir. // Je viens de me rappeler ce qui m’avait tant fait rire quand ma mère m’avait montré la photo du maquisard en chapeau de paille. J’avais six ans. Juste dans le coin gauche, il y a une poule en train de picorer. Ma mère s’est longtemps demandé ce que je pouvais trouver de si drôle à une poule. Je n’arrivais pas à lui expliquer mon sentiment. Aujourd’hui je le sais : une poule est si vivante qu’elle bouge même sur une photo. À côté d’elle, tout semble mort. Pour ma part, le visage de mon père ne peut s’animer sans la voix de ma mère. (Lafferière 2009 : 36-38)

  • 10 L’on peut se demander dans quelle mesure faire de la mère la gardienne du temps calendaire et destr (...)

28Via la photographie sont mis en coprésence père et mère, temps mythique et temps calendaire, respectivement. Le temps du mythe semble clairement associé au père qui, comme le dieu Legba, porte un chapeau de paille. Sur la photographie, il est accompagné, dans le coin gauche, d’une poule qui, si la photo est en noir et blanc – ce qu’il n’est pas extravagant d’imaginer puisqu’elle date de plus d’un demi-siècle –, pourrait avoir un ton gris, peut-être foncé, comme l’oiseau de la divinité vaudoue. En tout cas, bien qu’elle semble « bouge[r] », la poule confère à ce qui l’entoure l’immobilisme de l’éternité puisque « à côté d’elle, tout semble mort » (Lafferière 2009 : 36). Notons aussi qu’en associant le père à Legba, comme il l’a lui-même été, le narrateur contribue à rendre répétitif le temps des générations. C’est la mère, par contre, qui fait entrer dans le flux du temps puisque, pour l’enfant, seule la voix de cette dernière permet d’animer le visage du père, de le rendre vivant. Paradoxalement, cette résurrection est corollaire d’une entrée renouvelée dans le temps destructeur10.

29Pour le narrateur, la photographie convie à entrer dans une atemporalité bienfaisante. Regarder cette photo, c’est éprouver un plaisir (« Tout ce qu’il me reste, c’est le souvenir / d’un moment de plaisir », Lafferière 2009 : 38), c’est se remémorer un moment d’apaisement (« Pourtant si loin dans mon enfance, / cette image m’apaise encore aujourd’hui », Ibid. : 36) qui le soustrait du temps. En effet, c’est à cette occasion que passé (« si loin dans mon enfance ») et présent (« aujourd’hui ») se rejoignent. Par ailleurs, la description photographique n’est pas que description d’un moment passé relatif au père, elle est aussi une réinterprétation d’un sentiment passé éprouvé par le narrateur. En effet, elle lui permet de comprendre à présent ce qui le faisait rire, enfant, à la vue de l’image sans qu’il ne puisse alors en identifier l’origine. Ce faisant, cette re-description interprétative témoigne de la vivacité du passé, de la possibilité de rendre actuelles les virtualités d’alors.

Une poétique mémorielle du futur

30Rendant le présent disponible au passé, le « hors temps », qui constitue l’énigme du retour, est ainsi l’occasion, pour le narrateur, d’explorer les potentialités qui habitaient le passé. Dans les deux extraits qui suivent, l’usage du conditionnel manifeste le temps des virtualités, où le devenir aurait pu être différent :

Tout me ramène à l’enfance. Ce pays sans père. // Ce qui est sûr c’est que / je n’aurais pas écrit ainsi si j’étais resté là-bas. / Peut-être que je n’aurais pas écrit du tout. (Lafferière 2009 : 35 ; nos italiques)

Cet adolescent qui courait hier encore / presque nu sous la pluie / dans les rues de Baradères / aurait pu finir sa vie / comme ses compagnons / qui n’ont pas quitté le village natal. / Et ne jamais connaître / un si étrange destin. (Ibid. : 274 ; nos italiques)

31En revisitant le potentiel du passé, Laferrière semble bien s’inscrire dans une poétique de la « mémoire du futur » qui, selon Jean-François Hamel, a comme particularité de mettre en exergue des « passés toujours à venir ou à revenir » (2006 : 230). Ces récits « décrivent comment le présent s’enracine non seulement dans la réalité de l’histoire passée, mais aussi dans ses utopies et dans ses échecs, voire dans cette masse informe de l’inaccompli » (Ibid. ; nos italiques). Ce qui semble bien correspondre à ce qu’effectue L’Énigme du retour.

La fable des avatars du temps de Myriam Hornard

  • 11 Qu’il me soit permis ici de remercier Myriam Hornard pour sa générosité et sa disponibilité ainsi q (...)

32Tandis que la fable du temps de Laferrière se décline sur le mode mémoriel du futur, celle de Hornard11 s’inscrit davantage dans une poétique d’une mémoire de l’oubli.

Fondamentaux de l’œuvre

  • 12 Il s’agit aussi d’une rétrospective de la partie de son œuvre que l’artiste a consacrée au temps : (...)
  • 13 Le site de l’exposition est disponible à l’adresse suivante : « Ghosts are Guests, Myriam Hornard » (...)
  • 14 « Performing Works », Myriam Hornard, http://www.myriamhornard.be/perf.html, consulté le 26 février (...)
  • 15 Toutes les citations qui suivent dans ce paragraphe sont extraites d’un texte figurant sur le site (...)

33La série d’objets, de photographies, de vidéos, etc., qui porte le titre Ghosts are Guests a été exposée pour la première fois du 21 septembre au 26 octobre 2013 à la galerie Nei Licht du Centre d’art de la ville de Dudelange au Luxembourg. Dans le catalogue12, sur le site de l’exposition13 ou encore sur le site personnel de la plasticienne14, cette dernière explicite la dynamique qui travaille cette partie de son œuvre. Celle-ci se déploie sur la base de deux modes temporels opposés, la permanence et la transformation : « Réalisés […] en cire par le principe du moulage, ces objets démontrent le concept opposé à la durée : la transformation constante » (Hornard 2013 : 5). Le principe de durée, selon l’artiste, est discernable dans des structures de « maintien15 ». Des concepts tels que l’amour, la famille, l’argent, la foi, la beauté, etc., sont autant de « soutiens-monde » qui aideraient les humains à se prémunir d’un effondrement toujours en cours. Dans Ghosts are Guests, les objets du quotidien, profanes ou sacrés, sont autant de représentations, de nature synecdochique ou métaphorique, de ces « soutiens-monde » : ainsi, une statue du Christ renvoie à la croyance religieuse (fig. 1) tandis qu’une paire de chaussures à talons (fig. 2) peut représenter le maintien, la tenue de soi dans la verticalité ou encore le caractère factice de la féminité.

Fig. 1. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Fig. 1. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions : 40 × 25 × 37 cm]

© Daniel Daniel.

Fig. 2. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Fig. 2. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions : 26 × 10 × 5 cm]

© Daniel Daniel.

  • 16 L’emphase dans le passage est nôtre.
  • 17 Extrait du site désormais indisponible : http://www.myriamhornard.com (consulté le 4 mars 2013).

34Selon Hornard, ces objets « organisent l’oubli », ne nous en préservant aucunement. Car l’oubli est à l’œuvre dans le processus de transformation, second principe temporel autour duquel s’organise l’œuvre : « Combien de temps [un objet] dure-t-il ? Quelles transformations subit-il ? Comment reste-t-il dans nos mémoires ? La mémoire est-elle la dernière étape de son existence16 ? » (Hornard 2013 : 5). La question que soulève le phénomène de métamorphose est en effet celle de la rémanence : combien de temps garde-t-on le souvenir de ce qui a existé (sous une certaine forme) ? Dans quelle mesure l’oubli n’est-il pas nécessaire pour que le processus de vie se poursuive ? L’oubli est-il forcément une perte ? L’oubli dure-t-il toujours ? Malgré la prégnance de l’oubli, la dynamique de métamorphose n’est pas forcément marquée du sceau du négatif : l’altération, la destruction, l’effondrement sont contrebalancés par la reconstruction, le recyclage de la matière sous d’autres formes. « Ce qui s’en va revient autrement17 », déclare la plasticienne.

Avatars et mises en scène du temps

35Les créations de Hornard, pour Ghosts are Guests, sont autant d’incarnations de notre expérience duelle du temps. Entre permanence et métamorphose, notre rapport au temps se négocie également entre mémoire et oubli. L’artiste en élabore la mise en scène à divers niveaux : celui de l’objet lui-même, celui des processus mis en œuvre pour l’altérer ou le reconstituer, celui de l’installation (comme à Dudelange).

36Excepté une vidéo dans laquelle est donnée à voir la combustion d’un fauteuil18, la plupart des dispositifs exposés mettent en scène des objets reproduits, par moulage, en cire de récupération de cierges d’église (fig. 3).

Fig. 3. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Fig. 3. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions étagères : 360 × 45 × 240 cm]

© Daniel Daniel.

37Le fait d’avoir affaire, non pas à l’objet, mais à une reproduction de celui-ci permet une première mise à distance pour les spectateurs. Si les objets sont reconnus comme potentiellement familiers, ils se revêtent, dans leur matériau de cire à la chaude coloration, d’une aura artistique et mystique qui les extrait du quotidien. Le choix même du matériau – à savoir la cire récupérée de cierges usagés – manifeste, comme en abyme, le principe de métamorphose : en provenance d’objets recyclés, la cire s’apprête à subir d’autres avatars (fig. 4).

Fig. 4. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Fig. 4. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants.

© Daniel Daniel

38Le processus de transformation – la fonte, notamment – recourt à différents principes de chaleur, par des moyens de nature électrique : « Cette transformation est déclenchée par des procédés électriques internes aux objets qui, en produisant de la chaleur, provoquent la fonte, le dégonflement, la brûlure, la disparition » (Hornard 2013 : 6 ; fig. 5).

Fig. 5. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Fig. 5. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants.

© Anne De Gelas

39La temporalité de la métamorphose, pour être observable, est ainsi soumise à une accélération au sein d’une installation mettant en scène des « deflating objects » (fig. 6, 7 et 8).

Fig. 6. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Fig. 6. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions : 40 × 27 × 38 cm]

© Daniel Daniel

Fig. 7. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Fig. 7. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants.

© Daniel Daniel

Fig. 8. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Fig. 8. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants.

© Daniel Daniel

  • 19 « [L’]utilisation de films construits image par image permet au spectateur de produire mentalement (...)
  • 20 « Vidéos », Myriam Hornard, http://www.myriamhornard.be/video.html (consulté le 26 février 2014).

40L’effondrement de l’objet, photographié, peut ensuite subir une éventuelle manipulation. En effet, mises bout à bout, mais en sens inverse – « à rebrousse-temps » pour ainsi dire –, les images passées en vitesse rapide produisent une vidéo qui reconstruit l’objet à partir de ses restes19. Sheep ou Revolving, disponibles sur le site de l’artiste20, sont de beaux exemples de cette renaissance artificielle qui s’effectue à partir de l’effondrement.

41Enfin, un dernier niveau de mise en scène se déploie lors des expositions organisées par la plasticienne et ce, par le choix de placer objets et dispositifs dans tel ou tel endroit de l’espace disponible. Chacune des expositions se conçoit comme une « cérémonie » où le temps, invité d’honneur, se décline suivant diverses facettes : disposition calculée des objets, « deflating objects », vidéos, photographies, etc.

Ghosts are Guests : une poétique mémorielle de l’oubli

  • 21 Voire par une instrumentalisation de la mémoire. Voir Pieter Lagrou (2013 : 113).

42De nature non textuelle, les objets et installations de Ghosts are Guests n’en sont pas moins des récits en ce qu’ils abordent notre rapport au temps nous permettant de réfléchir à nouveaux frais sur les questions de la mémoire et de l’oubli. S’il est vrai que nos sociétés contemporaines se caractérisent par une surenchère mémorielle21, Ricœur nous invitait dans un de ses derniers livres (2000), à prendre la juste mesure de l’oubli, sans lequel la mémoire ne peut se construire. C’est sans doute sur la même voie que nous entraînent les réflexions de Jean-François Hamel lorsqu’il tente de discerner, au sein des multiples récits qui prennent vie dans l’ère postmoderne, ceux qui relèveraient d’une poétique de la mémoire de l’oubli, qu’il définit en ces termes :

La mémoire de l’oubli ne concerne pas un contenu mémoriel à préserver, mais l’oubli lui-même, qu’il faudrait rappeler à la mémoire. […] Il s’agit d’une conscience qui à chaque moment – dans chaque présent de l’histoire – prend la mesure de la perte qui frappe irréparablement l’expérience du temps et de l’histoire. (Hamel 2006 : 226)

43Ainsi, selon Hamel, la poétique mémorielle de l’oubli serait « une éthique du souvenir indissociable du caractère irréparable de la mort et de l’impuissance ontologique du langage devant l’effacement des êtres ». (2006 : 228)

44À notre avis, le travail de Hornard pousse encore plus loin les caractéristiques de ce type de poétique. S’il est vrai que l’artiste l’aborde dans le paratexte qui entoure sa création, la question centrale de l’oubli se voit majoritairement traitée, dans l’œuvre même, de façon non langagière, véhiculée, par exemple, au sein de chaque dispositif de fonte. L’effondrement encouru par les objets s’effectue de manière quasi muette, comme s’il renvoyait « à l’impuissance ontologique du langage » pour reprendre les termes de Hamel. En outre, l’artiste ne met pas en scène des humains, mais des objets figuratifs de leur vie. Ce faisant, la perte ou l’oubli qui marquent l’expérience du temps sont banalisés. D’une part, parce que nombreux sont les objets qui s’évanouissent de notre quotidien ; d’autre part, parce que ces objets sont, pour la plupart, sans valeur : pourquoi devrions-nous nous émouvoir à la vue d’un tube de dentifrice vide (fig. 9) ou d’une bougie qui se consume (fig. 10) ? Or, c’est la banalité de la disparition muette de ce qui peuple notre quotidien qui confère toute sa gravité à l’expérience du temps à laquelle nous convie Ghosts are Guests.

Fig. 9. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Fig. 9. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions d’un tube : 16 × 3 × 4 cm]

© Daniel Daniel

Fig. 10. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Fig. 10. Myriam Hornard, Sans titre, 2013

Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions bougie : 45 × 1 × 1 cm ; socle : 25 × 16 × 14 cm]

© Daniel Daniel

Tendances poétiques des narrations contemporaines

45Entre « mémoire de l’oubli » et « mémoire du futur », de quelle épistémè contemporaine les fables du temps présentement étudiées témoigneraient-elles ? Ou encore, que révèlent les expériences du temps de Laferrière et Hornard à propos du régime d’historicité contemporain ?

46S’inspirant lui aussi de Hartog, le critique Dominique Viart soutient que le trait principal de la littérature apparue au tournant des années 1970-1980 est le « “présentisme” (Hartog) si celui-ci consiste à affronter le désarroi du présent, d’un présent lesté d’héritages irrésolus et inquiet de son devenir » (Viart 2012 : 114). Cette remarque est utile pour nous faire réaliser qu’aussi hantées par la mémoire du futur ou de l’oubli soient-elles, les fables du temps de Laferrière et Hornard sont en quelque sorte rivées dans le présent.

47Chez Laferrière, le moment présent est crucial car il déclenche l’accès au hors-temps, rappelant les potentialités du passé. Ce rappel du caractère vivant du passé (en accentuant le fait qu’il fut un présent incertain) témoigne peut-être de ce que le narrateur effleure l’envie que les héritages soient moins lourds à porter : le passé dictatorial de Haïti pèse sur le présent du narrateur, qui se plaît dès lors à rêver à la façon dont les choses auraient pu être autrement.

48Travaillée par la mémoire et l’oubli, la fable du temps de Hornard s’inscrit avant tout dans le présent performatif, celui dans lequel « [l]e spectateur fait partie de l’installation » (2013 : 6). Ce présent porte en lui l’inquiétude du devenir – que mentionne Viart – dans la mesure, précisément, où le devenir implique tout autant la mémoire que l’oubli. Que faut-il se remémorer ou, au contraire, oublier pour continuer de vivre ?

49Tendus vers un passé dans lequel sont explorés d’autres devenirs, plus légers, et vers un futur pour lequel le rôle de l’oubli est interrogé, les récits de Laferrière et Hornard semblent effectivement problématiser le rapport au temps des individus nés dans l’ère postmoderne du présentisme.

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Bibliographie

Audet, René, 2006, « La narrativité est affaire d’événement », dans R. Audet C. Romano, L. Dreyfus, C. Therrien, H. Marchal (dir.), Jeux et enjeux de la narrativité dans les pratiques contemporaines, Paris, Éditions Dis voir, p. 7-35.

Grishakova, Marina et Ryan, Marie-Laure (dir.), 2010, Intermediality and Storytelling, Berlin, New York, De Gruyter.

Hamel, Jean-François, 2006, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit.

Hartog, François, 2003, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil.

Herman, David, 2013, Storytelling and the Sciences of Mind, Cambridge, MA, MIT Press.

Hornard, Myriam, 2013, Ghosts are Guests, Bruxelles, La Lettre volée.

Laferrière, Dany, 2009, L’Énigme du retour, Montréal, Boréal.

Lagrou, Pieter, 2013, « De l’histoire du temps présent à l’histoire des autres. Comment une discipline critique devint complaisante », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 2, no 118, p. 101-119.

Patron, Sylvie et Schiff, Brian (dir.), International Conference Narrative Matters 2014, « Récit et Savoir », Université Paris-Diderot, 23-27 juin 2014, [En ligne], https://hal.archives-ouvertes.fr/NARRATIVE_MATTERS, consulté le 15 avril 2015.

Ricœur, Paul, 1983, Temps et Récit I, Paris, Seuil.

—, 2000, La Mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil.

Ryan, Marie-Laure (dir.), 2004, Narrative across Media, Lincoln, London, Nebraska UP.

Viart, Dominique, 2012, « Historicité de la littérature. La fin d’un siècle littéraire », ELFe XX-XXI. Études de littérature française des xxe et xxie siècle, no 2, p. 93-126.

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Notes

1 L’exposition est accompagnée d’un catalogue : Myriam Hornard (2013).

2 Parmi les travaux récents de narratologie intermédiale, voir, par exemple, Marina Grishakova et Marie-Laure Ryan (dir.) (2010), ou encore Marie-Laure Ryan (dir.) (2004).

3 Sur ces aspects, voir David Herman (2013) et Sylvie Patron et Brian Schiff (dir.) (2014).

4 Reformulant Hartog, Hamel définit le régime d’historicité en ces termes : « mode d’articulation du passé, du présent et de l’avenir dont une collectivité se dote pour réfléchir sa propre expérience de l’histoire » (2006 : 27).

5 Dans les extraits cités, ce retour à la ligne sera indiqué par une barre oblique (/).

6 Notons que dans un jeu entre même et différent, le père et le neveu portent les prénoms du narrateur-auteur : « Windsor » et « Dany », respectivement.

7 L’Énigme du retour renvoie explicitement au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (publié à l’origine dans la revue Volontés, no 20, 1939).

8 Il reprend l’anaphore « Au bout du petit matin… » du Cahier.

9 Cf., par exemple, p. 36-37, p. 146, p. 175, p. 182.

10 L’on peut se demander dans quelle mesure faire de la mère la gardienne du temps calendaire et destructeur n’est pas, pour l’auteur, lui conférer un rôle qui « vengerait » la gente féminine du sacrifice qu’elle consent à faire en vouant une vie entière à prendre soin d’un mari ou d’un fils : « L’impression d’un gâchis incroyable. / Ma mère puis ma sœur. / Les femmes ont payé le prix plein dans cette maison » (Lafferière 2009 : 118).

11 Qu’il me soit permis ici de remercier Myriam Hornard pour sa générosité et sa disponibilité ainsi que Daniel Daniel et Anne De Gelas pour leur aimable autorisation à reproduire leur(s) photographie(s) de l’œuvre de Hornard.

12 Il s’agit aussi d’une rétrospective de la partie de son œuvre que l’artiste a consacrée au temps : « Une tentative artistique, un outil pour représenter, évoquer, manipuler, transformer la notion de temps » (Hornard 2013).

13 Le site de l’exposition est disponible à l’adresse suivante : « Ghosts are Guests, Myriam Hornard », Centre d’Art, Ville de Dudelange, http://www.galeries-dudelange.lu/exhibitions/display/32 (consulté le 26 février 2014). L’exposition s’est aussi tenue à la galerie « La Charcuterie » à Saint-Gilles (Bruxelles) du 7 au 27 décembre 2013 ainsi qu’au M.A.A.C. de Bruxelles du 16 octobre au 8 novembre 2014 : « Myriam Hornard, Ghosts are Guests », Cosmos Cosmos, http://www.cosmoscosmos.be/index.php?/charcuterie-da/dec---ghost-are-guest/ (consulté le 16 avril 2015).

14 « Performing Works », Myriam Hornard, http://www.myriamhornard.be/perf.html, consulté le 26 février 2014. L’artiste s’exprimait aussi sur le sujet sur un autre site personnel, désormais indisponible : http://www.myriamhornard.com (consulté le 4 mars 2013).

15 Toutes les citations qui suivent dans ce paragraphe sont extraites d’un texte figurant sur le site désormais indisponible : http://www.myriamhornard.com (consulté le 4 mars 2013).

16 L’emphase dans le passage est nôtre.

17 Extrait du site désormais indisponible : http://www.myriamhornard.com (consulté le 4 mars 2013).

18 Disponible sur le site : « Vidéos », Myriam Hornard, http://www.myriamhornard.be/video.html (consulté le 26 février 2014).

19 « [L’]utilisation de films construits image par image permet au spectateur de produire mentalement les images manquantes et de recréer l’impression de continuité » (Ibid.).

20 « Vidéos », Myriam Hornard, http://www.myriamhornard.be/video.html (consulté le 26 février 2014).

21 Voire par une instrumentalisation de la mémoire. Voir Pieter Lagrou (2013 : 113).

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Myriam Hornard, Sans titre, 2013
Légende Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions : 40 × 25 × 37 cm]
Crédits © Daniel Daniel.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2690/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 2,3M
Titre Fig. 2. Myriam Hornard, Sans titre, 2013
Légende Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions : 26 × 10 × 5 cm]
Crédits © Daniel Daniel.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2690/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 2,3M
Titre Fig. 3. Myriam Hornard, Sans titre, 2013
Légende Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions étagères : 360 × 45 × 240 cm]
Crédits © Daniel Daniel.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2690/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 2,6M
Titre Fig. 4. Myriam Hornard, Sans titre, 2013
Légende Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants.
Crédits © Daniel Daniel
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Fichier image/jpeg, 2,8M
Titre Fig. 5. Myriam Hornard, Sans titre, 2013
Légende Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants.
Crédits © Anne De Gelas
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Titre Fig. 6. Myriam Hornard, Sans titre, 2013
Légende Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions : 40 × 27 × 38 cm]
Crédits © Daniel Daniel
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Fichier image/jpeg, 1,7M
Titre Fig. 7. Myriam Hornard, Sans titre, 2013
Légende Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants.
Crédits © Daniel Daniel
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Fichier image/jpeg, 1,4M
Titre Fig. 8. Myriam Hornard, Sans titre, 2013
Légende Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants.
Crédits © Daniel Daniel
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2690/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 2,0M
Titre Fig. 9. Myriam Hornard, Sans titre, 2013
Légende Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions d’un tube : 16 × 3 × 4 cm]
Crédits © Daniel Daniel
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2690/img-9.jpg
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Titre Fig. 10. Myriam Hornard, Sans titre, 2013
Légende Tirages en cire récupérée du culte à partir de moulages d’objets courants. [Dimensions bougie : 45 × 1 × 1 cm ; socle : 25 × 16 × 14 cm]
Crédits © Daniel Daniel
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Pour citer cet article

Référence électronique

Sabrina Parent, « Fables « intermédiales » du temps, entre « mémoire du futur » et « mémoire de l’oubli » : L’Énigme du retour de Dany Laferrière et Ghosts are Guests de Myriam Hornard »Itinéraires [En ligne], 2015-1 | 2015, mis en ligne le 18 décembre 2015, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/2690 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.2690

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Auteur

Sabrina Parent

F.R.S.-FNRS/ULB, Centres de recherche Philixte et Mondes Modernes et Contemporains

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Droits d’auteur

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