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Écritures numériques : cultures, processus, modèles

Mythologies individuelles, mythologies numériques ?

Magali Nachtergael

Résumés

La notion de « mythologie individuelle », poussée haut par l’individualisme capitaliste, hante le xxe siècle : manière de se représenter, d’imaginer son identité et de la performer à travers des supports médiatiques, elle accompagne l’idée d’un individu écrivant sa propre histoire au quotidien. Sa forme la plus commune était l’album photo personnel. Au xxie siècle, à l’heure du numérique et des réseaux sociaux, cette notion est-elle encore opérante pour désigner les représentations contemporaines du moi ? Si oui, sous quelle forme ? La mythologie individuelle est-elle remplacée par la performance seule au sens goffmanien ? L’article, qui se veut aussi une réflexion large, étudie la survivance de la mythologie individuelle sur les principaux réseaux numériques et particulièrement Facebook qui en est l’héritier direct, tant du point de vue formel qu’idéologique.

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Texte intégral

  • 1 Linda Haverty Rugg (1997), Marianne Hirsch (1997), Timothy Dow-Adams (2000), Danièle Méaux et Jean- (...)
  • 2 Avec des approches différentes, on peut néanmoins citer quelques titres d’ouvrages spécifiques sur (...)
  • 3 Je me permets de renvoyer à l’ouvrage dans lequel je développe la définition de cette modalité d’ex (...)

1Le propos de cet article est de mettre en perspective la notion de mythologie individuelle avec une analyse des dispositifs contemporains de médiatisation personnelle, et plus particulièrement sur les réseaux sociaux. Ma réflexion se limitera principalement aux images personnelles mises en ligne et accompagnées de commentaires, un dispositif référentiel alliant donc texte et image dans la tradition autobiographique et plus précisément photobiographique apparue au siècle dernier. Si la littérature photobiographique est déjà amplement étudiée1, et si, par ailleurs, les questions de l’identité numérique sont également observées in vivo par les sciences de l’information et de la communication2, les liens entre ces deux modes de lecture, l’un esthétique, l’autre sémiotique, sont beaucoup moins fréquents, au point que l’on pourrait croire qu’il s’agit de deux mondes différents, pour le dire vite, d’avant et d’après Internet. Il est pourtant possible de faire contraster ces deux cultures de la représentation de soi et de les mettre en perspective, en prenant pour filtre la notion de mythologie individuelle, apparue dans les années 1960 dans le monde de l’art européen avec Harald Szeemann. Le rôle de ce dernier, « commissaire d’exposition », est loin d’être anodin et s’il n’a pas théorisé à proprement parler la mythologie individuelle3, il a contribué à mettre en lumière les phénomènes de mises en scène des identités, que ce soit dans les pratiques amateur, dans les médias ou chez les artistes.

La mythologie individuelle, mythe du xxe siècle

2La mise en scène de sa propre vie a été rendue possible pour le plus grand nombre dès l’apparition de la photographie au xixe siècle, et de façon toujours plus massive grâce aux progrès techniques, du Kodak (1888) à l’Instamatic (1963) jusqu’à l’appareil photo numérique accessible au grand public (le QV10 de Casio) en 1995. Si les moyens de prise de vue se sont améliorés lentement (plus d’un siècle), la diffusion, elle, s’est rapidement démultipliée ces dix dernières années avec l’apparition du Web 2.0 à la fin des années 2000, un réseau de publication ouvert dans lequel les utilisateurs ont la main sur les contenus et peuvent décider directement de ce qui peut être rendu visible, et ce, à l’échelle mondiale. La rapidité avec laquelle la culture du réseau numérique évolue rend évidemment problématique toute tentative de saisissement d’un phénomène tel que la représentation identitaire des utilisateurs, tant d’un point de vue objectif (dessiner la cartographie exacte des traces), que d’un point de vue subjectif (l’imaginaire du moi et sa perception sociale). Cette sensation de bouleversement rapide en quelques années n’en reste pas moins fondamentalement liée à une chronologie implacable du progrès en photographie et dans l’édition, avec pour conséquence d’amplifier des phénomènes déjà en germe au xxe siècle, voire au xixe. Toutefois, la perception de l’identité et de l’histoire personnelle entre non pas tant dans une nouvelle ère, que dans une autre temporalité, un autre rythme. Cette accélération des publications entraîne une saturation à la fois temporelle et informative autour du sujet, de sorte que l’identité, loin de se stabiliser dans un récit mythographique, se projette sans cesse en avant et accumule une masse de traces à la hiérarchie difficilement identifiable.

3Pour rappel, la mythologie individuelle, entendue dans sa version xxe siècle ou « moderne », avait pour fonction de produire des représentations mythiques d’une personne, de son histoire, de sa généalogie et des tableaux significatifs de son existence, notamment sous la forme d’un album de famille, d’un photo-essay ou d’une autobiographie illustrée. Ces dispositifs narratifs forgeaient un récit identitaire totalisant, ou tout du moins, donnant l’illusion d’une totalité, une unité rêvée du moi qui pourrait se matérialiser dans le livre, l’album ou le récit autobiographique, diffusé à des échelles diverses en fonction de la notoriété de la personne. Les œuvres de Christian Boltanski au début des années 1970 ou Sophie Calle dans les années 1980 jouent sur les frontières de cet écran fictionnel et de l’écart entre la vie rêvée, la vie représentée et la vie possible mais aussi sur l’imitation bricolée d’un modèle essentiellement véhiculé par les médias de masse.

Fig. 1. Extrait de L’album photographique de Christian Boltanski

Fig. 1. Extrait de L’album photographique de Christian Boltanski

Christian Boltanski, L’album photographique de Christian Boltanski, 1948-1952, Paris, Galerie Sonnabend, 1972

  • 4 On peut citer Nadja d’André Breton (1928), Le Peintre de Tamaris près d’Alès, photographies et text (...)
  • 5 Si l’on peut ici citer Jean Baudrillard (1970) et sa critique de l’identification à la possession, (...)
  • 6 Nombre d’ouvrages dans les années 1970 se sont inspirés de Michel Foucault (1969) pour tenter de re (...)

4La mythologie individuelle est donc à considérer comme une construction visuelle et narrative, un dispositif hétérogène utilisant image, légendes, fragments, documents, voire des reliques, qui a une forme propre (un dispositif sémiologisable) et une visée particulière, celle d’élaborer une représentation imaginaire et imagée de l’identité personnelle. Cette identité modelée par les médias, et sa représentation au xxe siècle, prend ses marques dans un univers tourné vers la modernité technique, l’essor de la pensée libérale et une forte structuration sociale autour du savoir, et particulièrement du savoir historique. Ainsi, la mythologie individuelle se façonne dans cette triple perspective : sa forme repose sur les moyens de la reproductibilité de masse décrite par Walter Benjamin (photographie, texte, vidéo, film4), elle valorise le capital individuel5 et enfin, elle repose sur une archéologie de l’identité qui s’appuie sur les sciences humaines, la psychologie, la sociologie et l’histoire principalement6.

  • 7 Luc Boltanski (1965 : 193).
  • 8 Par exemple, dans le premier numéro du magazine Life, l’article « Greatest Living Actress » (1936), (...)
  • 9 L’essai s’inscrit dans une critique post-barthésienne des médias contemporains, englobant les strat (...)
  • 10 Voir le chapitre « L’autobiographie de la modernité » (Nachtergael 2012 : 57-92).

5Dans la lignée de l’approche sociologique marxiste de Pierre Bourdieu et Luc Boltanski sur la photographie comme un « art moyen » (à la fois média, médiocre et propre à la classe moyenne)7, Nathalie Heinich (2012) modélise le règne de la visibilité médiatique à l’aune non pas des pratiques individuelles mais des classifications sociales héritées des années 1960 (classes dominées vs dominantes, à fort ou faible capital) et surtout à l’aune de médias d’un autre siècle. En effet, comme le décrit très bien François Bon dans son essai autobiographique Après le livre (2011), la donne a considérablement changé depuis l’apparition dans les années 1990 d’Internet et plus encore dans la généralisation en 2004 du Web participatif, le Web 2.0. Les stéréotypes de masse étaient auparavant dictés par des organismes médiatiques dont les canaux étaient unilatéraux. Pour distinguer clairement la notion de mythologie inscrite dans le temps médiatique moderne (xxe siècle donc) par rapport au temps contemporain, on peut rappeler rapidement le fonctionnement de ces imageries construites autour d’individus singuliers. Dans le cas des médias de masse qui structuraient l’espace visuel et symbolique au xxe siècle, autrement dit les leaders d’opinion, l’émetteur et le récepteur ne pouvaient interagir, ou alors seulement selon des modalités particulières telles que la mesure d’audimat ou les chiffres de vente. Les magazines comme Life, Match, L’Express, Le Point ou Le Nouvel Observateur tendaient, selon les termes de Roland Barthes dans « Le Mythe aujourd’hui » (postface de Mythologies, 1957), à substituer les mythologies classiques par des mythologies modernes et du quotidien, variables, changeantes, évoluant avec les médias de masse. L’idée de Barthes était qu’elles imitaient les processus mythiques anciens, tout en les dévaluant par leur idéologie bourgeoise et consumériste. La photographie (et dans une moindre mesure encore la télévision) participait alors à l’élaboration d’une iconographie des figures singulières, accompagnée de ce que le français appelle très significativement une « légende ». Qu’il s’agisse de l’Abbé Pierre (une des mythologies modernes repérées par Barthes) ou de Marilyn Monroe (une icône dont Warhol a repris le portrait sur une affiche de cinéma), la figure mythique se construit aussi et surtout dans des journaux comme Life à partir des années 1930 à coup de « micro-biographies8 », des récits de vie très courts toujours illustrés de photographies, une pratique qui se généralise après la guerre dans les foyers avec la multiplication des albums de famille. Dans ce processus de généralisation du biographique comme exercice social, l’individu doit apprendre à se distinguer, au sens bourdieusien encore, et créer son propre grand récit, avec à sa disposition des modèles médiatiques modernes de masse. Les médias se constituent donc progressivement, et c’est le reproche que leur adresse par ailleurs Christian Salmon dans son ouvrage Storytelling, la machine à raconter des histoires et à formater les esprits (2007), comme des producteurs de mythes en papier : cette idée est désormais bien répandue dans l’opinion publique9. Le modèle formel du couple photographie et légende se répand alors comme le paradigme narratif minimal absolu, et même s’il inspire de la méfiance, son fond de vérité référentielle suffit à alimenter « le mythe, aujourd’hui », pour reprendre les termes de Barthes. La prolifération des images ne se limitant pas aux espaces publics, elle concerne aussi directement les espaces privés où la photographie participe à l’élaboration du petit « journal de sa vie » – ce qu’André Breton parvient à sublimer dans Nadja en 1928 grâce à l’arrière-plan de son programme surréaliste10. Toutes ces images sont en quête de cohérence et le principe de l’album photographique est une remise en ordre, tout à fait personnelle, d’événements marquants, organisés dans un ordre généralement chronologique, qui scellent l’historiographie du cercle intime. L’album de famille était alors formellement et narrativement l’équivalent privé du magazine.

Fig. 2 La naissance du magazine Life

Fig. 2 La naissance du magazine Life

Life, « A few hours ago, the child lay restless in its mother’s womb », no 1, 23 novembre 1936, p. 2.
L’enfant que l’on voit se dénomme George Story et a fait l’objet de reportages réguliers dans Life. (d.r.).

  • 11 « […] un nouveau régime d’historicité, centré sur le présent, est-il en train de se formuler ? » (H (...)

6Mais la « mythologie individuelle », entendue dans ce sens brièvement exposé, est-elle toujours une notion opérante au xxie siècle, et peut-on la considérer comme une expérience de soi « contemporaine » ? Si l’on peut accorder un crédit à la notion de mythologie individuelle pour désigner ce dispositif autobiographique au xxe siècle, est-il encore pertinent de parler de mythologie individuelle au xxie siècle, un siècle qui se détourne de l’historicité pour embrasser le temps court, la frénésie du contemporain et exalter le présentisme (François Hartog11) ?

L’articulation entre mythologie et autorité : un processus de dénivellement et de performance libérale

  • 12 Je renvoie à l’article d’Oriane Deseilligny (2010).

7Autrefois réservé aux grands de ce monde et médiatisé par la presse, le récit de vie en images s’est démocratisé tout au long du xxe siècle, et la représentation de soi, de son intimité, de son histoire personnelle, s’est trouvée rapidement projetée sur le terrain des données et du formatage mondialisés. En 2014, on peut même dire que la forme du blog, héritière directe du journal intime et de la tradition photobiographique, est proprement dépassée par la multiplication d’offres de partage en ligne de contenus12. Michel Serres dans son essai à succès, Petite Poucette, tente de définir la génération 2.0, celle qui a toujours vécu avec le Web, et plus particulièrement avec le Web participatif. Il la baptise métonymiquement génération « pouce » à partir de la capacité de ces nouveaux humains à manier ce doigt sur les supports de communication technologique et à laisser derrière eux des traces vouées alternativement à reconstituer un chemin (dans le conte de Grimm, ce sont les fameux petits cailloux) ou à disparaître et par conséquent, nous perdre dans la forêt (les morceaux de pain, pour rappel, sont mangés par les oiseaux). Mais il voit surtout en eux des individus absolus, paradoxalement dénués de liens sociaux, à la hauteur de leur extrême individualité (2012 : 16). La délocalisation de la mémoire et du savoir sur des supports extérieurs à notre cerveau (ce qu’il appelle plaisamment une « décollation cognitive », à la manière de Saint Denis se promenant avec sa tête sous le bras) marque aussi la fin d’une hantise de la conservation des traces, de la mémoire et de la fuite du passé, puisque tout semble stockable sur un disque dur, et bien au-delà de nos capacités mentales et de notre imagination.

  • 13 Voir Oriane Deseilligny (2010) et les ouvrages de Fanny Georges, Alexandre Coutant et Thomas Stenge (...)

8Déjà identifié auparavant comme un pouce par Pascal Lardellier, cet individu contemporain est à la fois un grand consommateur et producteur d’informations, qu’il manipule sans conscience d’une quelconque sacralité de l’image. Il a pour devenir à son tour « commissaire d’exposition » à sa disposition une gamme d’interfaces organisant pour lui toutes sortes de données, informations, photographies, documents, textes (Twitter, Facebook, Google Plus, Pinterest, Tumblr, Instagram, Pearltree ou Wordpress, pour ne citer que les plus célèbres en 2014). Ces interfaces et bases de données constituent une masse documentaire presque infinie dans laquelle chaque utilisateur peut puiser mais qu’il peut réciproquement alimenter : toutes les photographies de vacances peuvent être stockées en ligne, accessibles à certains ou à tous, permettant ainsi d’auto-publier ses textes, ses images ou ses vidéos personnelles. Le fait que ces documents apparaissent dans le même espace, derrière la vitre de l’écran, génère aussi une impression d’aplatissement des représentations, à peu près tous réduits à des formats similaires pour s’adapter au cadre. L’apparition des pages personnelles fut depuis cette période l’occasion d’une explosion de publications autobiographiques rendues massivement accessibles et déstabilisant la notion d’écriture intime, mais aussi d’identité13.

  • 14 L’historique interface Windows de Microsoft jouait aussi sur ce double sens, même si le système ouv (...)
  • 15 Il faut garder à l’esprit que la mythologie est un discours qui vient originellement d’en haut, et (...)

9Dès 2006, Pascal Lardellier faisait remarquer que « la blogoshère [était] composée de millions de petites fenêtres intimes ouvrant sur autant d’intérieurs singuliers, ainsi que sur les liens les interconnectant toutes » (193). En prenant la métaphore de la « fenêtre », Lardellier réactive directement la conception picturale de la fenêtre d’Alberti entendue comme une histoire, au sens de istoria, scène historique se jouant sous nos yeux14. Toutefois, il la relie à la notion d’extimité reprise par Serge Tisseron (2001) quelques années auparavant à propos de la téléréalité pour la déplacer sur le terrain de pratiques et exemples tirés de la toile. Ce renversement du regard et des stratégies de publicité, au sens strict, des productions autobiographiques induit aussi une déconstruction du cadre imaginaire dans lequel elles se tenaient auparavant. Anne Cauquelin (2003), philosophe et historienne de l’art, présente, dans la collection bien nommée « Fenêtre sur », un point de vue intéressant sur cette inversion des regards qui engendre un nouveau mode d’exposition de soi mais aussi un autre rapport de force15. D’après elle, le Web 2.0 a bel et bien radicalement changé les modalités d’apparition du sujet, ce que la sociologue Nathalie Heinich dans son récent ouvrage sur la visibilité en régime médiatique (2012) ne voit absolument pas, car manifestement trop enracinée dans des conceptions et des valeurs complètement tributaires de la modernité technique au xxe siècle.

10Pour Anne Cauquelin, la principale révolution du régime de visibilité sur le Web 2.0 est de redonner au sujet une position proéminente : « Du sujet à son œuvre, de son œuvre au public, le parcours a été réduit, la vitesse de transmission est celle de la lumière, l’avantage est donc du côté du sujet » (2003 : 57). Depuis les années 2000, ce que Nicolas Thély a illustré dans son ouvrage Vu la webcam, essai sur la web-intimité (2002), l’exposition de soi à échelle mondiale a en effet déplacé le rapport entre regardant et regardé et la valeur même de cette exposition. Elle ne provient plus d’en haut, au sens où la parole médiatique était auparavant détenue par des réseaux dominants, parfois exclusifs et au service de régimes politiques totalitaires pour lesquels la mythologie et le mythe restent des éléments de contrôle d’opinion extrêmement puissants. Il suffit de penser aux cultes de la personnalité dans les dictatures de l’ère postcommuniste à Cuba ou en Corée du Nord, lieux totalement anachroniques, où le Web est verrouillé, voire inexistant. Les outils de propagande culturelle restent ceux du xxe siècle, médias d’État, cérémonies et célébrations en grande pompe et culture visuelle formatée, appliquant à la lettre la manipulation idéologique des mythes que dénonçait précisément Mythologies de Roland Barthes (1957 : postface).

Fig. 3. Kim Jong Il regardant un livre

Fig. 3. Kim Jong Il regardant un livre

Extrait de João Rocha et Marco Bohr, Kim-Jong Il Looking At Things, Follow me, Collecting Images Today, Jean Boîte Éditions, Paris, 201216

  • 17 Nicolas Thély traite le phénomène Jennicam.org dans son ouvrage Vu la webcam (essai sur la web-inti (...)

Fig. 4. Jennicam.org, une webcam branchée pendant sept ans sur Jennifer Kaye Ringley (1996-2003)17

Fig. 4. Jennicam.org, une webcam branchée pendant sept ans sur Jennifer Kaye Ringley (1996-2003)17
  • 18 Toujours projeté vers l’avant, « ces traces constituent-elles une identité numérique ? », se demand (...)

11Mais s’il échappe au totalitarisme mythologique, le sujet-individu qui s’expose en masse n’en reste pas moins un sujet politique, dans la mesure où il agit dans un espace public. Son intimité rendue visible devient un terrain réflexif où progressivement tout le monde peut se regarder en ne regardant qu’un seul sujet – et inversement. Les modèles s’échangent, circulent, constamment confrontés à des regards, des réactions, des réajustements. On peut y percevoir la prison panoptique de Jeremy Bentham où tout le monde peut s’observer, mais également reconnaître l’espace d’une connaissance sur soi partagée volontairement (Cauquelin 2003 : 68-69). Cet individu qui s’expose manifeste un autre type de présence à lui et aux autres dans son mouvement d’exposition. D’une part, il n’est pas forcément de « sentiment même de soi », pour reprendre la formule d’Antonio Damasio (1999), lorsqu’on s’expose à travers des supports médiatiques qui renouvellent sans cesse sa propre perception, dans un flux continu et à canaux multiples. Cela signifie que ce mode de présentation direct, au fil des jours, sur une toile mobile et en fait sans grande mémoire18, est à l’opposé de la mythologie qui justement fixe l’image de l’individu et statufie l’identité, la mythifie en un récit glorieux, sacré et supérieur.

12D’autre part, l’individu décide de ses apparitions et disparitions publiques et intimes. Il en maîtrise le rythme. Si comme le pensait le philosophe George Berkeley, cité par Anne Cauquelin (2003), « Esse est percipi – être c’est être perçu » (la suite de la citation « aut percipere » n’est pas relevée), tout le dispositif de réseau sur Internet invite à un test d’existence récurrent à travers des présences intermittentes. Les apparitions de l’individu s’organisent donc dans un rapport d’immédiateté qui paraît lui aussi anti-mythologique. Dans la lignée de Berkeley, en qui Anne Cauquelin reconnaît le penseur « webcamiste » (je cite) par excellence, la vision se focalise sur un sujet qui s’expose pendant un temps réduit, au plus près de son actualité, raccourcissant toujours la temporalité des échanges. Anne Cauquelin achève d’ailleurs son analyse des webcameurs en constatant le retournement sur lui-même du projet des webcamistes (on pourrait même dire « web-cameristes », puisqu’ils sont tous vus à travers le lorgnon de leur cellule individuelle), présenté comme « sans nulle intention critique » (2003 : 89) – bien qu’ils soient tous en pleine possession de moyens critiques. Dans ce régime de visualité démocratique, Anne Cauquelin comprend les rapports de force qui animent les sujets s’exposant, tout en signalant que ces rapports de force parfois s’abolissent d’eux-mêmes : la conséquence est qu’ils dé-mythifient l’exposition de soi et la vident de sa substance cultuelle, elle devient purement performative, an-historique, avec une visée instantanée ou à très court terme.

  • 19 Les incompétents forment une catégorie de personnes n’ayant pas accès au savoir, ou plus généraleme (...)
  • 20 Voir Bourdieu (1965), Rouillé (1990) et Maresca (2004).

13Dans cette configuration, le rapport entre privé et public ne se présente plus en termes d’autorité, et encore moins de sacralité. Si l’on suit le raisonnement de Michel Serres à propos des petits poucets contemporains, la parole et le savoir ne sont plus issus d’un seul canal qui se déverserait sur ce qu’il appelle, après Louise Merzeau, les « incompétents19 ». Cette conception de la maché sociale semble à certains égards simpliste, mais elle a un certain intérêt dans la lecture de la mythologie individuelle telle qu’elle a pu se présenter jusqu’à l’ère du net. Les mythologies individuelles officielles véhiculées par les médias, d’auteurs, artistes, acteurs ou personnalités publiques, principalement des politiciens, rois ou reines, valaient en effet pour argument d’autorité. Elles avaient leur pendant dans le cercle familial et intime, autour de récits généalogiques et de collections d’objets ou photographies emblématiques de l’histoire des individualités et du groupe. Ces petites mythologies, qui n’étaient pas destinées à être rendues publiques, restaient sous l’influence de stéréotypes et dispositifs alors dominants20. Ce qu’a permis le Web 2.0, tout le monde le sait désormais, ce n’est pas seulement de créer des mythologies individuelles, cela était possible avant, mais de pouvoir prendre la parole, renversant ainsi le rapport d’autorité de celui qui détenait auparavant les moyens de communication et de diffusion. Dans ce rapport où les autorités ne sont plus nivelées par des plans hiérarchiques, par l’injonction de mémoire ou par la généalogie historique, on peut se demander si l’idée de récit collectif, de mythe structurant et généalogique dans cette nouvelle configuration à la fois démocratique et mondialisée est encore pertinente.

Des mythologies numériques pour tous ?

  • 21 On peut tout simplement penser à la définition de communauté comme espace d’échange émotionnel selo (...)
  • 22 Le Tatoo était la version commerciale France Télécom du personal pager qui a connu son moment de gl (...)
  • 23 Étudiant le phénomène chez les adolescents des narrations visuelles sur les Social Network Systems (...)
  • 24 Sennett met en avant dès 1979 la relation individuelle qui se noue avec des médias comme la télévis (...)

14La notion contemporaine de communauté21 altère également considérablement celle de « mythologie » qui semble considérablement datée dès lors que l’on tente de l’appliquer aux technologies numériques, du téléphone portable au logiciel de traitement de texte. Y a-t-il en effet une mythologie Aaron Swartz, Nate Silver, Steve Jobs, de Unix, du langage Basic ou du Tatoo ? Dans une certaine partie de la communauté virtuelle, peut-être, mais cette dernière ayant délégué sa mémoire et la structure mythique qui pouvait la soutenir matériellement à son disque dur ou à des serveurs délocalisés, on peut s’interroger sur la possibilité d’une mythologie entourant ces personnes, les moments fondateurs d’un ou de plusieurs objets de culte dont l’obsolescence est telle que leur trace est fort précaire22. L’ère numérique génère malgré tout des communautés où des mythologies peuvent toujours se développer. Mais les supports (non les médias) rendent difficile la mise en scène de rites communs, d’objets, d’espaces sacrés et de cultes auratiques hors du monde virtuel lui-même23. La relation communautaire passe donc soit par une relation intimiste avec l’objet technologique (« bedroom culture », comme l’appelle Patrice Flichy24), soit par des lieux singuliers comme l’Apple Store ou des espaces spectaculaires tels que Le Cube et la Gaîté Lyrique en région parisienne, des salons, rassemblements ludiques ou jeux grandeur nature qui ne reflètent que très partiellement la grande richesse et complexité des liens au sein des communautés virtuelles. De la même façon, l’identité personnelle présente en ligne ne représente qu’une très faible substance matérielle qui ne se partage finalement le mieux que dans la solitude de notre écran.

  • 25 Je renvoie au livre d’Adeline Wrona (2012) qui retrace l’historique du portrait de célébrité et ses (...)

15Quand on observe les pratiques autobiographiques sur Internet, la standardisation de masse des procédures d’écriture et de mise en scène de l’individu, sous couvert d’offre variée, est assez frappante. Premièrement, les interfaces hôtes sont elles-mêmes soigneusement formatées, non seulement par le support informatique qui impose certaines contraintes mais aussi par les codes esthétiques en vigueur sur le net. L’exemple de masse le plus connu est Facebook, initialement voulu comme un trombinoscope par son inventeur Mark Zuckerberg, et qui signifie littéralement « livre du visage », mettant le projet biographique et autoportraitiste au cœur de son modèle éditorial25. L’évolution de l’interface, et son succès planétaire, est à ce titre significative. Ce modèle photobiographique en ligne a connu plusieurs modifications, afin de se « moderniser ». Pour mémoire, en 2011, il a été décidé par la firme de passer d’une présentation de type journal personnel (basic profile) à un fil historique (timeline) qui devait prendre en charge la vie de l’utilisateur depuis son arrivée sur Facebook (c’est le terme « naissance » qui apparaît) jusqu’au présent.

  • 26 Jean-Claude Kaufmann consacre un chapitre à la sociologie de ces pratiques dans L’Invention de soi. (...)

16Cette migration massive d’un mode de présentation vers un autre était évidemment impossible du temps des albums photos : personne, ni l’État ni une multinationale, ne pouvait entrer modifier l’ordre et le classement des souvenirs familiaux. Mais Facebook, la firme, a la volonté d’agir sur l’utilisateur, de la même manière que le magazine Life souhaitait en 1936 (voir l’image plus haut « Life begins ») agir sur la conscience du lecteur. On a vu cohabiter au xxe siècle d’autres imaginaires de la singularité individuelle, dont celle d’avoir des collections d’objets, une histoire à soi, unique et inimitable, telle une œuvre d’art qui aurait conservé son aura. Ces micro-monuments personnels, photo sur la cheminée ou album de famille, ont connu d’autres formes qui ont elles aussi leurs pendants numériques : le tableau pêle-mêle, les photomontages déjà identifiés en 1917 comme des pratiques domestiques par les artistes dada Hannah Höch et Raoul Haussmann (Ades [1976] 1993 : 12-13), ou encore pour les plus fortunés des home-movies rangés dans des boîtes au fond d’un placard ou au grenier s’agrègent désormais dans les interfaces et se trouvent rassemblés, formatés dans des cadres prédéfinis, alors qu’ils participaient auparavant de rituels de transmission familiale autour d’un récit, cérémonies de projection et d’objets communs26. L’archivage de ces documents se fait désormais sur des interfaces privatisées qui gèrent les données et leur présentation en deux dimensions, avec des redondances (Google plus et Facebook), et des variations constantes. Ainsi, si l’on compare les formes de l’expression de soi sur une page personnelle de 1999 à celles possibles sur Facebook en 2011 ou encore sur Twitter en 2013, les contraintes formelles génèrent des modalités de discours et de présentation évolutives, dont la caractéristique principale devient précisément la motilité, mais une motilité collective et gérée par des instances toutes-puissantes qui imposent leurs formes et incitent à toujours plus d’agilité.

  • 27 Je renvoie au chapitre « Photo Albums on SNS » (Autenrieth 2011 : 62-67) et surtout à l’article de (...)
  • 28 Comme le fait remarquer Malcolm R. Parks (2011 :110) dans son étude des communautés virtuelles : « (...)

17L’individu délègue à Facebook ou tout autre site social la gestion physique, visuelle et même juridique de ses informations privées pour constituer son profil biographique27. Je ne m’attarderai pas sur ce que la notion de publicité induit dans le choix des images ou des informations, ni même sur les interactions sur les sites de rencontres, si ce n’est à faire remarquer que Meetic porte dans son nom et avec ironie sa valeur mythologique, mais plutôt sur les formes elles-mêmes. La remarque la plus évidente est le statisme du modèle graphique servant à disposer les informations personnelles, faisant du stéréotype le contenant même de la singularité. Quel que soit le site choisi, il faut se conformer à sa charte et à son modèle graphique (le template)28. Par comparaison, les sites Désordre de Philippe De Jonckheere et Julien Kirch ou Scriptopolis de Philippe Artières se distinguent du template de masse bien qu’ils procèdent tous deux d’une écriture à contrainte : pour l’un, c’est le désordre absolu, pour l’autre la grille moderniste qui signalent chacun une singularité dans le dispositif d’écriture et de présentation des images.

Fig. 5. Page d’accueil de Désordre

Fig. 5. Page d’accueil de Désordre
  • 29 Voir à ce sujet Anne Reverseau (2013).

© Philippe De Jonckheere et Julien Kirch29

  • 30 C’est aussi le propos qui traverse toute l’étude d’Adeline Wrona (2012).
  • 31 Voir sa définition de la « hexis numérique » (Georges 2010). On fera simplement remarquer que Rolan (...)

18Mon hypothèse serait que Facebook est l’interface qui hérite le plus de la tradition normative de la représentation de soi, tradition mythographique du xxe siècle – Louise Merzeau (2009) la désignant comme l’identité la plus narrative du Web. Facebook reproduit et prolonge en cela une certaine mythologie de l’identité car on y retrouve les valeurs bourgeoises des mythologies modernes et de la présentation de soi, dont le site se vante par ailleurs : en 2012, le mot d’ordre était : « Tell your life story with a new kind of profile », en 2013 et en français : « Votre journal. Un nouveau type de profil, plus proche d’une biographie. » Ce modèle biographique est évidemment directement issu de l’idéologie individualiste bourgeoise, et si Barbey d’Aurevilly le signale déjà à la fin du xixe siècle (1883) (« Photographie, biographie, filles siamoises de la vanité ! »), Siegfried Kracauer en 1930 le réaffirme dans son étude de l’ornement de la masse30. La version de 2013 de la timeline tente de s’échapper de ce modèle pour aller vers plus de liberté dans la disposition des « blocs » d’informations, à savoir les albums photos ou les passerelles vers les centres d’intérêt. D’un côté, cette dispersion de la représentation identitaire vers les centres et communautés d’intérêts est comparée par Louise Merzeau (2009 et 2012) à un étoilement de la personnalité, dont les intentionnalités sont aussi évaluées. D’un autre côté, Fanny Georges (2010) dresse une typologie des identités en fonction des traces laissées (déclaratives, réputationnelles ou documentaires) et considère que ces traces de présence, et particulièrement les déclaratives, qui jalonnent le monde en ligne redoublent les mythologies historiques. Elle leur attribue un statut pharénologique, c’est-à-dire qu’il s’agit selon elle d’une extension du corps qui peut se travailler esthétiquement et symboliquement, à la manière d’une parure ou de postures socialement codées31. Mais cette nouvelle mythologie du moi, si elle ressemble de façon très holographique aux mythes modernes, s’annule par la masse, l’imbrication parfois contradictoire des informations qui les rendent finalement illisibles et surtout, par la rapidité à laquelle ces informations apparaissent et disparaissent. Difficile également d’évaluer leur impact réel sur le long terme, car si la toile est erratiquement oublieuse, ses utilisateurs le sont plus encore.

Fig. 6. Le profil Facebook de Mark Zuckerberg en 2009 puis en 2012

Fig. 6. Le profil Facebook de Mark Zuckerberg en 2009 puis en 2012

On peut voir la ligne temporelle sur la colonne de droite qui va de « Born » à « Now » ainsi que deux images de profil qui se superposent comme un photomontage.

19Dans le cas Facebook, la permanence est plutôt à chercher du côté des stéréotypes, qui témoignent aussi des modèles générationnels en vigueur dans l’imaginaire de la représentation identitaire. L’ouvrage visuel de Grégoire Pujade-Lauraine, The Significant Savages (2011), rend compte de la standardisation de l’image identitaire à travers des catégorisations de profils d’utilisateurs. Le livre est un traitement, dans la lignée esthétique et procédurale du Pop art, de l’espace numérique contemporain : il se compose d’une suite d’images en pleine page, sans autre texte qu’une présentation du principe en couverture de collecte du corpus. Quatre chapitres organisent des photos de paysages, d’animaux, de grosses cylindrées et de corps bodybuildés, des images de profil Facebook sélectionnées au hasard, sérigraphiées et tant agrandies que les détails en sont indiscernables. Le titre indique deux orientations de lecture : on lit une référence au « significant other », devenu bien insignifiant dans la masse d’images, référence croisée à une pensée « sauvage » qui fait écho à Lévi-Strauss et à son bricoleur mythopoétique, créateur de mythes et de rituels. Les images identitaires, coquilles référentielles vides, ne renvoient à rien de singulier, elles signalent des typologies d’images-avatar institutionnalisant une forme d’autofiction visuelle très sommaire et fantomatique. Ces catégories d’images renvoient certes à des espaces mythologiques identifiables, comme des stéréotypes de mythes : on reconnaît celui du corps extrême qui évoque les superhéros, plus loin encore les héros antiques dont le catcheur barthésien était une rémanence, tandis que la série dédiée aux voitures rapides, puissantes, signe extérieur de richesse, une fois encore fait écho à la fameuse DS des Mythologies barthésiennes.

Fig. 7. Les profils animaliers

Fig. 7. Les profils animaliers

Grégoire Pujade-Lauraine, The Significant Savages, RVB Books, 2011.
Le bichon apparaît aussi sur le profil de Mark Zuckerberg.

  • 32 Voir Mendelson et Papacharissi (2011) et Astheimer, Neumann-Braun et Schmidt (2011).

20Chez les adolescents, les typologies repérées par des chercheurs en sociologie et communication qui ont analysé des corpus récents sur le net ont des thématiques différentes mais tout aussi stéréotypées32. Les catégories qu’ils dégagent semblent partiellement façonnées selon le mouvement descendant que défend Heinich (2012), qui proviendrait de l’influence des stars (Justin Bieber, Rihanna, Kim Kardashian, par exemple) et serait le plus lié aux mythologies modernes définies par Barthes. Pourtant les images suivent des tendances liées à des codes publicitaires, vestimentaires ou attitudes qui rappellent que ces personnalités sont soumises, comme des objets, au storytelling et à la construction d’une image de marque (particulièrement sensible à travers la promotion des marques de luxe, la mise en scène d’événements mondains, les unes de magazines à sensation, de mode ou les clips musicaux). Ainsi les images de fête, les poses lascives, les selfies de salle de bain qui forment un grand cortège d’images personnelles de la toile sur Twitter, Instagram ou Facebook renvoient à identifications très brèves, presque des pastiches, qui témoignent de la capacité à se couler dans des modèles répondant à la performance capitaliste, et non à l’élaboration d’un récit de vie augmenté par l’image. Elles performent une version de l’identité dans l’espace social dans un temps très court, celui du flux informationnel, et non dans la permanence mythologique.

En conclusion : la sortie du temps mythologique

  • 33 Voir l’ouvrage de référence de Frédéric Lambert (1986).
  • 34 Je reviens sur ce phénomène paradoxal dans un article à paraître : « La mythologie individuelle dan (...)
  • 35 C’est aussi l’analyse de Louise Merzeau qui compare la performance individuelle à celle des outils (...)

21Cette esthétique de l’exposition de soi diffère de ce qui fut le modèle mythographique du xxe siècle, principalement des années 1920 aux années 1980, c’est-à-dire lors de l’émergence de la culture moderne de masse, qui a vu aussi surgir ses contre-cultures, grâce à ces mêmes moyens33. Ces modalités autobiographiques – ou plutôt devrait-on dire autographiques, dans la mesure où la notion de récit de vie s’estompe considérablement, pulvérisée par l’écriture ultra-fragmentaire, plutôt lapidaire – s’inscrivent dans une autre intentionnalité et temporalité. Par conséquent, elles excluent la dimension historique et généalogique que la mythologie individuelle convoquait comme un schéma structurant et qui gardait à l’arrière-plan un souci de sacralisation du quotidien omniprésent malgré les phénomènes de standardisation34. Pour résumer, ces représentations autographiques numériques ont d’abord une fonction sociale immédiate : elles constituent un ethos numérique d’actualité et performatif, dénommé communément e-réputation (voir Ertzscheid : 2013). Ensuite, elles n’ont pas pour vocation de rester accessibles toujours, se caractérisant par leur utilité dans un temps donné, et non dans la permanence. Enfin, la distinction entre cet espace de création d’un ethos numérique et la vraie vie tombe dans le domaine de la compétence contemporaine, qui revient à, par exemple, gérer son e-réputation, protéger les adolescents inexpérimentés du harcèlement numérique ou effacer des données compromettantes sur le net. On est alors bien plus proche de la conception de « performance » d’Erving Goffman (1959), considérée du point de vue d’un « management interpersonnel », pour reprendre l’analyse de Dawn R. Gilpin (2010 : 242). Il n’est plus question de créer une mythologie individuelle qui singerait les récits dynastiques pour l’appliquer à sa propre lignée, pour structurer son propre imaginaire mais pour le confronter à autrui. L’image de l’arbre généalogique, malgré les nombreux sites dédiés à cette activité, semble plus un reliquat symbolique dont la valeur s’amenuise considérablement, autant que la conception très patriarcale de filiation. Il s’agit d’organiser ses apparitions au présent, dans une perspective inter-relationnelle35, contrôlée et dans une durée réduite, bien loin de l’idée de postérité généalogique.

22La mythologie individuelle, produit de la modernité technique, s’est infiltrée dans la masse grâce à l’idéologie bourgeoise dominante. Les tentatives de déconstruction de cette mythologie, notamment par Roland Barthes en optant pour une forme fragmentaire, perverse (Roland Barthes par Roland Barthes, 1975) et autographique frontalement assumée, signalent les deux voies qui se sont tracées depuis la fin des années 1980, avec d’un côté le maintien d’une nostalgie de la modernité et de ses mythes et de l’autre une ouverture démocratique qui remet en question les relations sociales et imaginaires de l’individu contemporain. Il est évidemment plus facile d’entendre l’identité en termes de modernité ou de post-modernité et de la rattacher à des mythologies héritées du siècle précédent. Facebook perpétue cette mythologie tout en lui donnant les atours du contemporain, mais elle permet peut-être plutôt une transition vers un autre mode d’être à soi, un mode contemporain qui n’est plus tributaire du poids de l’histoire ou de modèles imposés d’en haut. Les pratiques excentriques de Desordre.net ou au contraire extrêmement normées que présente Significant savages montrent également l’importance de la maîtrise de la forme elle-même, de la matière en tant qu’élément constitutif de l’image identitaire. Cette nouvelle position de l’individu vis-à-vis de son image induit des représentations de soi qui nous renvoient aussi à un autre temps, celui où la photographie n’avait pas autant d’importance, tout simplement parce qu’elle n’existait pas. La mémoire de soi n’était pas érigée en valeur absolue. La sortie du temps mythologique nous place donc dans une position individuelle qui tend vers l’an-historique, position déjà préfigurée par Nietzsche dans la Seconde considération inactuelle (1874) :

Pour pouvoir déterminer ce degré [de sens historique] et, par celui-ci, les limites où le passé doit être oublié sous peine de devenir le fossoyeur du présent, il faudrait connaître exactement la force plastique d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation, je veux dire cette force qui permet de se développer hors de soi-même, d’une façon qui vous est propre, de transformer et d’incorporer les choses du passé, de guérir et de cicatriser des blessures, de remplacer ce qui est perdu, de refaire par soi-même des formes brisées. (1922 : 9)

23La force plastique de l’individu reste au cœur de ces enjeux de représentation identitaire. La contrainte des templates ne saurait représenter qu’une digue limitée dans le temps pour permettre aux formes de s’adapter à leur nouvel environnement et à l’individu de se transformer lui-même à partir de formes brisées, et non pas à partir de modèles pré-définis. Ces interfaces posent en première instance la question d’une autre culture identitaire, héritière des mythologies du xxe siècle et que l’on voit encore attachée à ses mécanismes d’identification, à la fois dans la structure et la variation. La situation contemporaine des individualismes connectés, pour reprendre l’expression de Patrice Flichy, n’exclut cependant pas d’interroger encore ce qu’il reste des mythes dans nos relations intermédiales et ce qu’ils disent de notre relation à notre représentation de l’identité dans le temps. La mythologie individuelle, si elle provient de notre passé moderne, garde une part de contemporanéité, déclinante, déterminant encore pour quelque temps peut-être les formes que nous donnons à notre imaginaire biographique et identitaire. Si cet individu entre manifestement dans une phase de renégociation de sa place dans la collectivité et sa position politique, à travers sa médiation visuelle, cette question passe aussi par la réappropriation de ses moyens plastiques, hors de l’esthétique de masse d’un Web certes participatif mais éminemment normatif.

Fig. 8. Affiche placée dans la vitrine d’un café, rue Pixérécourt, Paris 20e

Fig. 8. Affiche placée dans la vitrine d’un café, rue Pixérécourt, Paris 20e

Photo de l’auteur, 2014.

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Notes

1 Linda Haverty Rugg (1997), Marianne Hirsch (1997), Timothy Dow-Adams (2000), Danièle Méaux et Jean-Bertrand Vray (dir.) (2004), Christine Delory-Momberger (dir.) (2005), ainsi que de nombreux articles de Véronique Montémont notamment.

2 Avec des approches différentes, on peut néanmoins citer quelques titres d’ouvrages spécifiques sur le sujet, de nombreux articles entretenant également le débat : Sherry Turkle (1995), Fanny Georges (2010), Cynthia Carter Ching (dir.) (2012), Olivier Ertzscheid (2013), Alexandre Coutant et Thomas Stenger (dir.) (2013).

3 Je me permets de renvoyer à l’ouvrage dans lequel je développe la définition de cette modalité d’exposition de soi au xxe siècle, Magali Nachtergael, Les Mythologies individuelles. Récit de soi et photographie au 20e siècle (2012).

4 On peut citer Nadja d’André Breton (1928), Le Peintre de Tamaris près d’Alès, photographies et textes 1973-1978 de Jean Le Gac (1979), Des Histoires vraies de Sophie Calle (1994 et réactualisé régulièrement), Le Voile noir d’Anny Duperey (1992) ou Les Plages d’Agnès, d’Agnès Varda (2008) à titre d’exemple.

5 Si l’on peut ici citer Jean Baudrillard (1970) et sa critique de l’identification à la possession, on peut aussi se référer à Christopher Lasch (2006).

6 Nombre d’ouvrages dans les années 1970 se sont inspirés de Michel Foucault (1969) pour tenter de reconstituer une archéologie de l’identité, de la mémoire, en témoigne une exposition de Caroline Bissière et Jean-Paul Blanchet, Les Années 70. Les Années mémoire : archéologie du savoir et de l’être (1987).

7 Luc Boltanski (1965 : 193).

8 Par exemple, dans le premier numéro du magazine Life, l’article « Greatest Living Actress » (1936), présente la vie d’Helen Hayes en quelques milliers de signes et une série d’images de jeunesse.

9 L’essai s’inscrit dans une critique post-barthésienne des médias contemporains, englobant les stratégies de communication publicitaire et politique.

10 Voir le chapitre « L’autobiographie de la modernité » (Nachtergael 2012 : 57-92).

11 « […] un nouveau régime d’historicité, centré sur le présent, est-il en train de se formuler ? » (Hartog 2002 : 22).

12 Je renvoie à l’article d’Oriane Deseilligny (2010).

13 Voir Oriane Deseilligny (2010) et les ouvrages de Fanny Georges, Alexandre Coutant et Thomas Stenger et Olivier Ertzcheid cités plus haut.

14 L’historique interface Windows de Microsoft jouait aussi sur ce double sens, même si le système ouvrait surtout des fenêtres permettant au programmeur de voir directement sur son écran ses commandes codées (principe du What You See Is What You Get souvent abrégé en WYSIWYG).

15 Il faut garder à l’esprit que la mythologie est un discours qui vient originellement d’en haut, et plus précisément, d’un monde divin. L’individualisation de la mythologie permet certes d’accéder à ce statut sacré, mais le statut se dévalue du fait même de son accessibilité, comme de l’or transformé en airain dès qu’on le touche.

16 Extrait du Tumblr http://kimjongillookingatthings.tumblr.com/.

17 Nicolas Thély traite le phénomène Jennicam.org dans son ouvrage Vu la webcam (essai sur la web-intimité) (2002).

18 Toujours projeté vers l’avant, « ces traces constituent-elles une identité numérique ? », se demandent Gwenaëlle Thouseau et Nicolas Pélissier (2013 : 121). Selon eux, l’identité se trouve en négociation constante et soumise à une forme de compétition sociale dans la mesure où « il s’agit d’une construction incessante de la personnalité qui nécessite plus ou moins de temps selon les objectifs que l’on se donne » (129).

19 Les incompétents forment une catégorie de personnes n’ayant pas accès au savoir, ou plus généralement à l’information. Aujourd’hui, les sites de partage, forums, encyclopédies en ligne ou sites spécialisés (l’encyclopédie médicale Doctissimo par exemple) rendent l’utilisateur aussi compétent, ou presque, que le spécialiste.

20 Voir Bourdieu (1965), Rouillé (1990) et Maresca (2004).

21 On peut tout simplement penser à la définition de communauté comme espace d’échange émotionnel selon Jacques Rancière (2007) mais aussi à l’essor des sous-cultures ou des cultures minoritaires rendues possibles par le Web partipatif. Voir l’ouvrage fondateur de Dick Hebdige ([1979] 2008).

22 Le Tatoo était la version commerciale France Télécom du personal pager qui a connu son moment de gloire dans les années 1990. Il s’agit de l’interface préhistorique du short message system (SMS). Les musées de la communication témoignent de cet étrange rapport à des objets opaques dont les fonctions ne sont pas ergonomiques, l’utilisation effective du Tatoo est aujourd’hui difficilement concevable quand on voit l’objet éteint.

23 Étudiant le phénomène chez les adolescents des narrations visuelles sur les Social Network Systems (SNS), systèmes permettant à différents utilisateurs de partager des contenus en ligne, de façon publique ou privée, Mendelson et Papacharissi (2011 : 256) pointent les différences qui séparent l’ère de la photographie numérique et l’époque argentique où les images étaient contrôlées par les représentants de l’autorité parentale. Ils font également remarquer qu’à l’époque : « The presentation of personal photos is also highly ritualized […] They are not meant for mass audiences. » Serge Tisseron (2005 : 609-610) fait aussi remarquer un déficit ritualiste.

24 Sennett met en avant dès 1979 la relation individuelle qui se noue avec des médias comme la télévision ou la radio, et l’ordinateur, qui sont eux-mêmes des « appareils intimistes » dont « on se sert chez soi, seul ou en famille » (1979 : 13). On parle alors de « bedroom culture » (Flichy 2004 : 19).

25 Je renvoie au livre d’Adeline Wrona (2012) qui retrace l’historique du portrait de célébrité et ses multiples avatars éditoriaux.

26 Jean-Claude Kaufmann consacre un chapitre à la sociologie de ces pratiques dans L’Invention de soi. Une théorie de l’identité (2005). Voir également Irène Jonas (2009).

27 Je renvoie au chapitre « Photo Albums on SNS » (Autenrieth 2011 : 62-67) et surtout à l’article de Jörg Astheimer, Klaus Neumann-Bran et Axel Schmidt (2011), qui décrit précisément les phénomènes d’artification et fictionnalisation des images des profils des SNS et leur fonction sociale, p. 25-28 notamment.

28 Comme le fait remarquer Malcolm R. Parks (2011 :110) dans son étude des communautés virtuelles : « Although MySpace affords a variety of more specific mechanisms for self-expression, the opportunity to customize content and upload personal pictures are two of the most basic. » Pour anecdote, la possibilité d’installer un Facebook rose avait agité la toile au printemps 2012.

29 Voir à ce sujet Anne Reverseau (2013).

30 C’est aussi le propos qui traverse toute l’étude d’Adeline Wrona (2012).

31 Voir sa définition de la « hexis numérique » (Georges 2010). On fera simplement remarquer que Roland Barthes avait déjà formalisé cette identification des goûts à la personnalité dans son fameux fragment « J’aime / je n’aime pas » (1974).

32 Voir Mendelson et Papacharissi (2011) et Astheimer, Neumann-Braun et Schmidt (2011).

33 Voir l’ouvrage de référence de Frédéric Lambert (1986).

34 Je reviens sur ce phénomène paradoxal dans un article à paraître : « La mythologie individuelle dans l’environnement visuel d’après-guerre, entre sacralisation et standardisation ». On peut mettre en regard la notion de rite sacré à l’ère de la modernité de masse avec les écrits sur le sujet paru dans les années 1960, Mircea Eliade, Aspects du mythe (1963) et bien entendu la série de Claude Lévi-Strauss, Mythologiques (1964-1971).

35 C’est aussi l’analyse de Louise Merzeau qui compare la performance individuelle à celle des outils disponibles pour propager sa propre identité : « Très en-deçà du “travail expressif à travers lequel les individus performent leurs identités” (Allard, 2008) les traces dont nous parlons relèvent plus de la performativité des programmes et des modèles économiques que d’une “écriture de soi” (Le Deuff, 2011) » (Merzeau 2013 : 36).

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Extrait de L’album photographique de Christian Boltanski
Légende Christian Boltanski, L’album photographique de Christian Boltanski, 1948-1952, Paris, Galerie Sonnabend, 1972
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2354/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,4M
Titre Fig. 2 La naissance du magazine Life
Légende Life, « A few hours ago, the child lay restless in its mother’s womb », no 1, 23 novembre 1936, p. 2.L’enfant que l’on voit se dénomme George Story et a fait l’objet de reportages réguliers dans Life. (d.r.).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2354/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,6M
Titre Fig. 3. Kim Jong Il regardant un livre
Légende Extrait de João Rocha et Marco Bohr, Kim-Jong Il Looking At Things, Follow me, Collecting Images Today, Jean Boîte Éditions, Paris, 201216
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2354/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 420k
Titre Fig. 4. Jennicam.org, une webcam branchée pendant sept ans sur Jennifer Kaye Ringley (1996-2003)17
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2354/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 348k
Titre Fig. 5. Page d’accueil de Désordre
Légende © Philippe De Jonckheere et Julien Kirch29
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2354/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 1,2M
Titre Fig. 6. Le profil Facebook de Mark Zuckerberg en 2009 puis en 2012
Légende On peut voir la ligne temporelle sur la colonne de droite qui va de « Born » à « Now » ainsi que deux images de profil qui se superposent comme un photomontage.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2354/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 888k
Titre Fig. 7. Les profils animaliers
Légende Grégoire Pujade-Lauraine, The Significant Savages, RVB Books, 2011. Le bichon apparaît aussi sur le profil de Mark Zuckerberg.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2354/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 348k
Titre Fig. 8. Affiche placée dans la vitrine d’un café, rue Pixérécourt, Paris 20e
Légende Photo de l’auteur, 2014.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/2354/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 3,1M
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Pour citer cet article

Référence électronique

Magali Nachtergael, « Mythologies individuelles, mythologies numériques ? »Itinéraires [En ligne], 2014-1 | 2015, mis en ligne le 19 janvier 2015, consulté le 11 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/2354 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.2354

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Auteur

Magali Nachtergael

Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, Pléiade (EA 7338)

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