Le désir d’une autre vie
Résumés
Cet article propose une contre-lecture de Proust basée sur une critique de la célèbre herméneutique de René Girard que l’on trouve dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Observant les bases et les implications de l’anthropologie « mimétique » et de la sombre vision du désir par Girard, conçue comme une aliénation ou une dégradation du soi (ainsi prise pour de l’« envie »), cet article a pour but de changer de perspective et d’adopter un point de vue bienveillant pour explorer le désir de changement de vie manifesté par les personnages de la Recherche. Il cherche aussi à réhabiliter trois composantes souvent dévaluées de l’expérience humaine – l’amour, l’espoir et le snobisme – par le biais d’une analyse philosophique.
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Le désir retrouvé
- 1 La lecture girardienne de Proust se trouve dans Mensonge romantique et vérité roma-nesque, Paris, (...)
1René Girard a fait du désir la clé d’interprétation et d’unification de l’œuvre de Proust : « Puisque les désirs du narrateur, ou plutôt les souvenirs de ces désirs, font presque toute la matière du roman, le problème de l’unité de ce roman se confond avec l’unité du désir proustien » (MR, p. 41)1. Structurant l’existence dans sa tension téléologique et lui conférant la forme d’une « recherche », le désir coïncide avec l’essence de la vie. La biographie du héros d’À la recherche du temps perdu est une histoire de désirs – histoire de leur naissance, de leur croissance, de leur transformation et de leur mort dans le cours du temps ; et ce sont les lois du désir qui déterminent les aventures de tous les personnages du roman. Dans l’anthropologie proustienne, les hommes sont avant tout des êtres désirants.
2La lecture girardienne de la Recherche se fonde sur une autre intuition interprétative importante : il existe une analogie entre les deux formes fondamentales du désir mises en œuvre par l’humanité proustienne, l’amour et le snobisme. La recherche sentimentale et la recherche mondaine, apparemment si distantes, dérivent en fait de la même source, une espèce de désir originaire ou transcendantal qui représenterait la condition de possibilité de tous les désirs empiriques. Girard donne à ce phénomène, où il reconnaît ce qui deviendra le fondement de sa théorie anthropologique, le nom de « désir mimétique ». Celui-ci consiste pour tout homme en un désir, éprouvé consciemment ou inconsciemment, d’absorber, de s’assimiler par imitation un modèle humain qui apparaît comme infiniment prestigieux. Le désir mimétique est aussi défini comme « désir métaphysique », et il est chargé de valences religieuses : dans la mesure où le modèle apparaît à son admirateur comme un dieu, l’élan imitateur se structure comme une poussée vers la transcendance. Rappelons, parmi les nombreuses illustrations de ce concept dans l’œuvre girardienne, celle qui concerne Proust :
Derrière ce quelque chose que l’on désire, il y a toujours quelqu’un, enveloppé d’un prestige quasi surnaturel. Marcel aspire à une sorte de communion mystique avec un individu ou avec un groupe qui réside, à ses yeux, dans une région d’existence supérieure, entièrement séparée du vulgaire. (P, p. 2. Traduit de l’anglais)
3Girard résume la trame entière de la Recherche à partir du désir mimétique ou métaphysique, et l’articule en deux phases ; la première est celle du désir innocent et paisible (la « médiation externe », dont la structure est verticale), située dans l’enfance, au cours de laquelle le héros est entouré de figures qui lui sont objectivement supérieures : ses parents, Swann, Bergotte. Situés dans un monde plus élevé, à une hauteur inatteignable pour le sujet, ces modèles n’entrent pas en compétition directe avec lui, mais l’encouragent dans ses efforts positifs d’émulation. Avec l’adolescence et l’âge adulte commence en revanche le stade tragique de la « médiation interne », une mimesis horizontale dirigée vers les pairs. Empoisonnée par la rivalité et la violence, cette nouvelle forme de la relation à autrui s’exprime notamment dans les souffrances du snobisme et de la jalousie. Dans cette phase, la figure de l’autre vers lequel se tourne le désir métaphysique est celle d’un ennemi, d’un double menaçant, et l’image de communion paradisiaque contemplée par le désir d’assimilation se transforme en une rivalité angoissante. Girard accentue la tonalité religieuse de l’imaginaire proustien, et illustre cette décadence par des métaphores bibliques :
Les images de Combray, normalement tirées de l’Ancien Testament et du christianisme médiéval, expriment une foi vigoureuse mais naïve. Au contraire, le monde du snobisme et de la passion érotique est associé à la magie noire, aux cultes sanguinaires du fétichisme, à des perversions de la religion chrétienne telles que la chasse aux sorcières et l’Inquisition. (P, p. 2)
4Attribuant sa propre conviction à Proust, Girard soutient que le salut n’est pas possible sans une conversion ultra mondaine. En effet, l’erreur est déjà contenue tout entière dans le geste de départ, dans l’élan originaire du désir, qui tourne la soif légitime du divin non vers un dieu véritable, mais vers de simples mortels. De ce mouvement de « transcendance déviée » naît nécessairement l’abus qu’est l’idolâtrie. De toute évidence, rien d’humain ne pourra jamais répondre à une telle prétention ; c’est ce qui explique la déception inévitable qui succède, à chaque fois, à la satisfaction de telle ou telle aspiration. Comme le montre Proust en permanence, toute idole de l’amour ou du snobisme est destinée à se désintégrer au moment précis où elle est concédée au sujet désirant : le prestige qui l’entoure se dissout, sa nature se révèle humaine, trop humaine.
5Au terme d’une longue série de désillusions le héros parvient ainsi à la révélation du Temps retrouvé, dont Girard offre une lecture très originale. Il faut renier le désir métaphysique, renoncer à l’imitation des autres hommes, renoncer à la recherche du divin dans la société terrestre : l’unique remède véritable aux tourments du désir consiste en effet à comprendre la nature de l’illusion qui fonde l’insatisfaction du snob ou de l’amoureux, et à la dénoncer au monde, par la médiation d’un récit. C’est ainsi que Girard interprète la décision que prend le héros de se consacrer à la littérature dans une solitude monacale – décision affectée à son tour d’une forte valence religieuse, proportionnelle à la nature métaphysique du désir dont elle doit constituer le remède. L’œuvre romanesque est ce qui sauve la conscience dans la mesure où elle raconte les errements du désir et en révèle la vérité ultime : une coïncidence avec la mort. Cette conclusion n’a pas seulement une valeur interne, relative à la seule trame de la Recherche (qui suit l’apprentissage d’un écrivain), mais elle est supposée exprimer la vérité humaine que communiqueraient tous les grands romans : « Il faut réserver le titre de héros de roman au personnage qui triomphe du désir métaphysique dans une conclusion tragique et devient ainsi capable d’écrire le roman » (MR, p. 332). En ce sens, conclut Girard, « Toutes les conclusions romanesques sont des Temps retrouvé » (MR, p. 333).
Le mensonge proustien
- 2 Ce n’est que dix ans plus tard que Ghislaine Florival publiera Le Désir chez Proust : à la recherc (...)
- 3 Michel Crouzet, « Aspects nouveaux de l’analyse du romantisme », Annales, vol. 20, n° 3, 1965, p. (...)
6Dans ses essais littéraires, en particulier dans son premier livre, Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), Girard a eu le mérite de réaffirmer avec vigueur l’importance du contenu anthropologique de la littérature, à un moment où, en ce début des années 1960, le débat critique semblait se fermer sur une réflexion entièrement méta-littéraire. En centrant ses travaux sur le thème du désir, en outre, il a parfaitement identifié le nœud où s’intriquent les aspects essentiels de la vision proustienne de l’homme2, en particulier les deux motifs principaux de l’amour et du snobisme, qui présentent de très importantes affinités structurelles et morales. Cette perspective permet à l’interprète non seulement de relire d’une façon unifiée l’œuvre de Proust, mais également de la réinscrire de manière convaincante dans l’histoire du roman européen. À la lumière du concept de désir mimétique se révèle un parcours encore insoupçonné et fascinant, qui unit le romance de Cervantès à la tradition psychologique française d’analyse des passions (surtout, en l’occurrence, Stendhal et Flaubert) et va jusqu’à l’anthropologie, beaucoup plus métaphysique et religieuse, du roman russe (dans la perspective de Girard, comme on le verra, la comparaison Proust-Dostoïevski a un rôle décisif). Si l’on ajoute à cette capacité de saisir les grandes structures l’admirable « flair » de Girard en matière psychologique et son talent pour inventer de brillantes formules, en tout premier lieu celle de « désir triangulaire », on comprend que Mensonge romantique ait été défini, selon les mots des critiques qui en ont rendu compte, comme un livre important, qui restitue à l’essai critique sa fonction novatrice et qui « fait date3 ».
- 4 Pour un bilan critique de cette lecture voir Luc Fraisse, « René Girard en critique de Proust : in (...)
- 5 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, dans À la Recherche du temps perdu, t. I, éd. Jean-Yves Tadi (...)
7Pourtant, l’interprétation de la Recherche proposée par Girard n’est pas convaincante4. Obstinément unilatérale, elle met mal à l’aise un lecteur qui serait en sympathie avec la sensibilité proustienne, dérouté par ce tableau angoissant. Certes, comme Proust lui-même ne cesse de le rappeler tout au long du roman, toute forme de désir humain est nécessairement sujette à la désillusion. Au fur et à mesure que le héros avance dans le cours de l’histoire, l’atmosphère qui l’entoure s’obscurcit de façon pesante, les passions dévoilent des aspects sinistres, et les grandes espérances de la jeunesse se font, au seuil du Temps retrouvé, illusions perdues. On pourrait toutefois objecter que selon la philosophie proustienne elle-même, la désillusion est d’abord un effet du principe de réalité : c’est l’expérience qui s’oppose fatalement au désir, désintégrant sa substance imaginaire. Proust a formulé cette dialectique avec clarté, en distinguant la « porte basse et honteuse de l’expérience » et la « porte d’or de l’imagination5 », et il a défini aussi bien l’imagination désirante que l’expérience réelle comme des formes de connaissance.
8Girard critique cette conception en faisant appel à la thèse du « mensonge romantique ». L’exaltation proustienne du désir n’est à ses yeux que la reconnaissance du pouvoir cognitif de la fantaisie ; autrement dit, il s’agirait là d’une « erreur » résiduelle relevant de la conception romantico-symboliste du désir spontané que Proust aurait épousée dans sa jeunesse, puis reniée pour accéder enfin à la « vérité romanesque », c’est-à-dire à la théorie du désir mimétique. Voici l’analyse de Girard, qui sera au centre de notre discussion et mérite donc d’être rapportée dans sa totalité :
L’orgueilleuse subjectivité symboliste promène sur le monde un regard distrait. Elle n’y découvre jamais rien d’aussi précieux qu’elle-même. Elle se préfère donc au monde et se détourne de lui. Mais elle ne se détourne jamais si vite qu’elle n’ait aperçu quelque objet. Cet objet s’introduit dans la conscience comme le grain de sable dans la coquille de l’huître. Une perle d’imagination va s’arrondir autour de ce minimum de réel. C’est du Moi et du Moi seul que l’imagination tire sa force. C’est pour le Moi qu’elle bâtit ses splendides palais. Et le Moi s’y ébat dans un bonheur sans nom jusqu’au jour où le perfide Enchanteur réalité effleure les fragiles constructions du rêve et les réduit en poudre. Cette description est-elle vraiment proustienne? Plusieurs textes paraissent la confirmer de façon éclatante. Proust affirme que tout est dans le sujet, et que rien n’est dans l’objet. Il nous parle de la « porte d’or de l’imagination » et de la « porte basse de l’expérience » comme s’il s’agissait là de données subjectives absolues, indépendantes de toute dialectique entre le Moi et l’Autre. (MR, p. 42)
9Selon Girard, donc, il y aurait deux Proust : un Proust « romantique » qui, victime, du mensonge symboliste, croit à la spontanéité du désir et au pouvoir d’enchantement de l’imagination ; et un Proust « romanesque », lucide et désenchanté, qui accéderait à la vérité du désir mimétique en vertu de son génie de romancier. Ces deux esprits cohabiteraient, en conflit, dans la même œuvre:
Nous croyons que le génie romanesque se conquiert à grand-peine sur ces attitudes que nous qualifierons en bloc de romantiques car elles nous paraissent toutes destinées à maintenir l’illusion du désir spontané et d’une subjectivité quasi divine dans son autonomie. Le romancier ne dépasse que lentement, durement, le romantique qu’il a d’abord été et qui se refuse à mourir. Ce dépassement s’accomplit dans l’œuvre romanesque et dans cette œuvre seulement. Il est donc toujours possible que le vocabulaire abstrait du romancier, et même ses « idées », ne le reflètent pas exactement. (MR, p. 42-43)
Pour juger du bien-fondé de cette thèse, et de toute la lecture girardienne de la Recherche, il nous faut revenir à ses fondements théoriques.
Du désir à l’envie : la réduction anthropologique
10Girard trouve dans le mécanisme mimétique la structure commune à toutes les formes de désir présentes dans le roman proustien qu’il cherchait. Il modèle ensuite ce mécanisme sur la phénoménologie d’une passion spécifique, l’envie, qui se voit ainsi élevée au rôle de fondement archétypique de l’anthropologie girardienne. Le désir métaphysique est un désir envieux. Pour justifier cette équation, Girard doit cependant donner une définition particulière de l’envie.
- 6 On peut confronter les analyses de Mensonge romantique (en particulier le chap. i, autour de la co (...)
11Les philosophes, les psychologues, les anthropologues et les écrivains anciens et modernes s’accordent globalement sur la nature de l’envie. Sa définition est souvent construite autour d’un parallèle avec la jalousie, sur la base d’une structuration complémentaire du rapport entre objet du désir et rôle d’autrui. Si la jalousie est la passion du possesseur, qui craint de perdre ce qu’il aime à cause d’un tiers menaçant, l’envieux, lui, a les mains vides, et focalise son désir non pas tant sur l’objet qui lui manque que sur la personne qui en jouit, convertissant ce désir en haine. Invidere signifiait à l’origine regarder l’autre du coin de l’œil, jeter un sort ; une autre étymologie, issue d’invitare, renvoie au résultat de cette tension : lancer un défi, inviter à la dispute6. Comme en témoignent ces deux étymologies, le sens commun reconnaît une forte prédisposition de l’envie à la violence. Celle-ci peut s’exprimer sous forme matérielle s’il se produit une véritable rencontre physique entre l’envieux et l’envié (un litige, un duel), ou simplement sous forme symbolique, lorsque l’agressivité se limite à une destruction de la réputation, de l’image ou de l’estime de soi de l’adversaire.
- 7 René Girard, Shakespeare : les feux de l’envie, trad. de l’anglais par Bernard Vincent, Paris, Gra (...)
- 8 Ibid.
12La théorie mimétique porte cette conception à son comble, neutralisant totalement le rôle de l’objet, et considérant l’issue violente de la relation envieuse comme une conséquence universelle et nécessaire. Aux yeux de Girard, il n’existe aucun désir qui puisse se définir fondamentalement par son objet. Même la jalousie, qui dans l’explication girardienne perd toute différence spécifique avec l’envie, ne possède pas pour lui de lien originaire avec l’objet désiré. Être jaloux ne signifie pas craindre de perdre l’amour, mais envier un rival. Celui qui désire quelque chose ou quelqu’un, en fait, ne désire jamais qu’imiter le possesseur, c’est-à-dire atteindre l’être d’un autre sujet: « L’objet n’est qu’un moyen d’atteindre le médiateur. C’est l’être de ce médiateur que vise le désir » (MR, p. 69). Ce mouvement théorique décisif, enclenché dès Mensonge romantique à la suite de la découverte du désir mimétique et de sa nature triangulaire, devient de plus en plus explicite dans les ouvrages suivants de Girard, comme le montre exemplairement l’étude sur Shakespeare, au titre provocant: A Theater of Envy. Rapportant ce qu’il juge être l’intuition shakespearienne fondamentale – « Il parle de désir suggéré, de suggestion, de désir jaloux, de désir émulateur, etc., mais le mot capital est celui d’envie […]7. » – Girard dissout définitivement toute relation d’objet dans le lien social: « […] l’envie subordonne le quelque chose désiré au quelqu’un qui jouit avec cette chose d’une relation privilégiée8. »
- 9 La langue française, qui appelle envie le désir abstrait aussi bien que le désir rivalitaire, sout (...)
- 10 René Girard, Shakespeare : les feux de l’envie, op. cit., p. 11.
13Le concept de désir finit ainsi par se fondre tout à fait avec celui d’envie9, ce qui entraîne des conséquences philosophiques décisives. Le désir perd ces connotations possibles que sont la naturalité, l’immédiateté ou la positivité. À la différence de l’envie en effet, qui est par définition un affect social, médiatisé par la relation à l’autre, le désir pourrait être conçu comme un affect dans lequel la voix de la nature s’exprime directement et spontanément, sans aucun souci des autres et de la société (cette conception du désir est défendue de façon exemplaire dans l’anthropologie de Rousseau). Ramené à une source métaphysique antérieure et indépendante de la société humaine, le désir pourrait aussi être considéré comme l’expression d’une puissance ontologique positive, une manifestation de la force du devenir (c’est l’interprétation que Deleuze a donnée de la théorie des affects chez Spinoza). Le désir girardien, en revanche, se trouve à jamais entaché de négativité. Le sujet envieux est un sujet impuissant, qui est poussé à désirer et donc à imiter autrui par son propre « manque ontologique ». C’est ce qui explique le caractère morbide et déshonorant du sentiment d’envie : « L’envie témoigne involontairement d’une carence d’être qui fait honte à l’envieux […]. C’est pourquoi l’envie est de tous les péchés le plus difficile à avouer, et le plus répandu10. »
14Or, selon Girard, le désir mimétique est le dénominateur anthropologique commun qui associe les hommes issus de tous les temps et de tous les lieux. Les pulsions envieuses, cependant, sont devenues particulièrement pressantes dans la psychologie des individus contemporains, du fait de l’expérience sociale plus intense qu’implique la modernité. L’effondrement des structures métaphysiques classiques et médiévales, et la sécularisation de l’expérience qui s’en est suivie, ont abaissé le barycentre de la vie humaine qui, auparavant centré sur le monde divin, s’est désormais fixé sur le monde social : à partir du moment où il n’y a plus de dieux, toute recherche d’absolu et de transcendance doit nécessairement se porter sur les hommes. Mais l’avènement de la modernité n’a pas seulement impliqué la substitution du social au divin ; il a aussi engagé l’éloignement des structures hiérarchiques qui, canalisant les comportements mimétiques en une direction précise et limitée, modéraient auparavant les pulsions envieuses. Dans un monde social divisé en « états », en classes rigides, il était impossible que deux individus de milieux différents puissent se sentir en compétition réciproque – alors que c’est devenu le cas à mesure que s’approchait la crise de l’Ancien Régime, grâce à une mobilité sociale croissante. Avec le triomphe de la société démocratique, au sens de Tocqueville, l’envie s’est finalement déchaînée et déployée sans frein, en toutes directions, devenant l’affect dominant de la psyché – le plus profond, le plus puissant et le plus violent. L’homme moderne est un homme envieux précisément parce qu’il est homo aequalis. Selon Girard, on trouverait dans les expériences de la vie quotidienne des témoignages innombrables et continus de cette vérité désagréable et difficile à accepter ; elle serait même confirmée par la résistance que le phénomène oppose aux tentatives d’analyse :
- 11 Ibid., p. 11-22.
L’importance des phénomènes psychiques, dit-on, est proportionnelle à la résistance qu’ils opposent à leur révélation. Si nous appliquons cette règle à l’envie aussi bien qu’à ce que la psychanalyse désigne sous le nom de refoulé, lequel, de l’envie ou de ce refoulé, peut le plus légitimement prétendre au titre du secret le mieux protégé11 ?
- 12 Cette façon de concevoir la réalité par « réduction » et « concentration » sur un seul phénomène c (...)
15La référence à la psychanalyse est éclairante. Comme celle de Freud, en effet, la théorie anthropologique de Girard se fonde sur un présupposé de méthode réductionniste : pour faire émerger le refoulé et dévoiler « les choses cachées depuis la fondation du monde », il faut préalablement réduire la réalité, c’est-à-dire simplifier la complexité des manifestations phénoménales, distinguer le primaire du secondaire, conserver l’essentiel et éliminer le superflu. La réduction anthropologique girardienne s’articule, plus précisément, en trois moments distincts : d’abord, la nature humaine se trouve réduite à une seule de ses composantes, le désir ; ensuite le désir est à son tour réduit à une seule de ses manifestations – le désir métaphysique ou mimétique (qui est tourné vers un sujet-modèle plutôt que vers un véritable objet) ; enfin, sur la base d’une distinction conceptuelle entre médiation externe (l’imitation asymétrique d’un supérieur) et médiation interne, ou symétrique (l’imitation réciproque entre pairs), que Girard déploie dans l’Histoire, le désir mimétique est finalement réduit à sa manifestation spécifiquement moderne: l’envie entre égaux. C’est cette succession d’opérations « synecdochiques » qui rend possible la mise en équivalence du désir et de l’envie. La complexité de l’expérience humaine se trouve ainsi identifiée à une seule de ses composantes12.
- 13 Voir par exemple l’introduction à l’étude sur Shakespeare, op. cit., p. 12.
16Il faut préciser que Girard a toujours réfuté l’accusation de réductionnisme qui lui a été adressée par ses lecteurs les plus critiques13. Pourtant, même si l’on s’en tient à une analyse descriptive et non évaluative, il est difficile de qualifier autrement son anthropologie qui, de son propre aveu, reconduit tous les « sentiments modernes » (c’est-à-dire toutes les relations émotives qui s’instaurent entre les sujets d’une société sécularisée, indifférenciée et égalitaire) à cette caractéristique unique : la rivalité, la médiation sociale inséparable de la violence. Il faut rappeler en outre que selon la théorie girardienne, médiation et violence n’entachent pas seulement les relations externes entre les hommes, mais s’insinuent dans la conscience elle-même, déterminant les formes de la subjectivation. Né d’un sentiment de manque, se heurtant à un obstacle extérieur, le désir mimétique se réfracte par réaction à l’intérieur du Moi. Il devient re-sentiment, et peu à peu évolue en haine de soi :
Le mot ressentiment souligne […] le caractère de réaction, de choc en retour qui caractérise l’expérience du sujet dans ce type de médiation. L’admiration passionnée et la volonté d’émulation butent sur l’obstacle injuste, en apparence, que le modèle oppose à son disciple et retombent sur ce dernier sous forme de haine impuissante, provoquant ainsi l’espèce d’auto-empoisonnement psychologique qu’a si bien décrit Max Scheler. (MR, p. 25)
C’est aussi à cause de cet effet puissamment autodestructeur que la philosophie morale a toujours reconnu dans l’envie la « passion triste » par excellence.
17Dans son premier livre, Girard illustre la phénoménologie du moi envieux en s’appuyant essentiellement sur l’autorité philosophique de Max Scheler, auteur de L’Homme du ressentiment (1912). Mais sur le fond de cette conception, comme d’ailleurs de la théorie de Scheler, se détache l’analyse nietzschéenne de la psychologie réactive, dont le rôle deviendra beaucoup plus explicite dans les ouvrages suivants. L’analyse nietzschéenne du ressentiment, formulée dans la Généalogie de la morale, avait elle-même trouvé sa phénoménologie exemplaire, comme on sait, dans Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski. Rien d’étonnant, donc, à ce que Girard ait précisément reconnu en Dostoïevski le romancier le plus proche de sa sensibilité profonde : celui qui avait enfin laissé, sans frein ni réserve, s’épandre la « haine impuissante » qui nourrit tous les désirs humains.
18L’idée girardienne de « vérité romanesque » apparaît ainsi liée à une philosophie précise de l’histoire littéraire ; celle-ci identifie l’avancée dans la connaissance de la nature humaine à la radicalité de la démystification mise en œuvre par l’écrivain, et à son degré de proximité avec le réalisme – un réalisme sui generis, faut-il préciser, qui adhère au concept girardien très réduit de réalité, c’est-à-dire à la seule entité du désir envieux. Cervantès, qui est encore plongé dans le monde enchanté de la médiation externe et ne voit du désir que la composante d’émulation, et non celle d’envie, serait décillé par un Flaubert plus désabusé et un Stendhal plus ironique, qui à leur tour trouveraient leur vérité dans le regard tragique de Proust. Au terme de ce progrès cognitif, qui coïncide avec une descente dans les profondeurs de la conscience, se situerait le réalisme radical de Dostoïevski : « Cette dernière étape était réservée à un autre romancier, au Russe Dostoïevski qui précède Proust dans la chronologie mais qui lui succède dans l’histoire du désir triangulaire » (MR, p. 55).
Le sous-sol de la Recherche
19Autrement dit, Girard lit Proust avec les yeux de Dostoïevski ; plus encore, avec les yeux d’un Dostoïevski notablement « réduit », replié sur la part la plus noire et la plus pessimiste de sa psychologie ; et c’est à l’obscurité de ce regard qu’il convient de rapporter les qualités et les défauts de l’interprétation girardienne de la Recherche. Les analyses de Mensonge romantique entrecroisent en permanence les œuvres des deux romanciers ; mais c’est au deuxième chapitre, « Les hommes seront des dieux les uns pour les autres », que la confrontation devient déterminante, lorsque l’auteur expose les fondements philosophiques de la théorie mimétique.
- 14 Pour un bilan plus récent du rapport entre Proust et Dostoïevski, voir Karen Haddad-Wotling, L’ill (...)
20L’interprétation comparée de Proust et de Dostoïevski s’appuie essentiellement sur l’idée de négativité anthropologique impliquée par l’identification entre désir et envie14. Il y aurait en effet, à l’origine de la pulsion mimétique, une « haine de soi » dénoncée par chacun des deux auteurs :
Le héros dostoïevskien, comme le héros proustien, rêve d’absorber, d’assimiler l’être du médiateur […]. Pour vouloir se fondre ainsi dans la substance de l’Autre, il faut éprouver pour sa propre substance une répugnance invincible. L’homme du souterrain est réellement chétif et malingre. (MR, p. 70-71)
21Girard identifie, sans plus de précautions, le Je de la Recherche et celui des Carnets du sous-sol, par un coup de force qui était déjà évident dans l’interprétation du passage important du roman proustien cité à l’appui :
C’est précisément ce que nous dit le narrateur proustien au début de Du côté de chez Swann. « Tout ce qui n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux, plus important, doué d’une existence plus réelle ». La malédiction qui pèse sur le héros ne se distingue pas de sa subjectivité. (MR, p. 71)
- 15 Voici la citation proustienne, en contexte : « C’est qu’aussi – comme il arrive dans ces moments d (...)
22En sortant la phrase de son contexte, en l’amputant de la distinction importante établie par Proust lui-même entre le désir juvénile et le désir adulte15, Girard en bouleverse le sens. La réflexion proustienne, en effet, ne présuppose aucune négativité anthropologique réelle, pas plus qu’elle ne fait référence à un mépris de soi. Ce que cet extrait d’allure léopardienne se borne à évoquer est simplement la fascination que l’altérité éveille dans le regard désirant d’un jeune homme, excitant ses espérances et son imagination. Un sentiment bien plus familier aux amoureux qu’aux envieux, pourrait-on ici répliquer à Girard.
- 16 Ce terme, imprégné de philosophie chrétienne, hégélienne et existentialiste, est utilisé occasionn (...)
23Nous verrons plus tard comment on peut offrir une interprétation non mimétique de cette citation proustienne, et d’autres citations analogues. Il faut toutefois remarquer dès maintenant que, grâce à des gestes imperceptibles, mais continuels, de légère surinterprétation, Girard finit non seulement par démontrer l’omniprésence du désir envieux, mais aussi par projeter sur tout le roman, de façon subliminale, un halo chrétien. L’influence des présupposés religieux devient explicite au moment où se manifeste le fondement ultime et irréductible de l’anthropologie mimétique : le concept d’aliénation16. Seule une philosophie de l’histoire fondée sur le mythe de la « chute » et de l’éloignement de Dieu, en effet, peut justifier la pente idolâtre des hommes (qui reste autrement incompréhensible), cette tendance à diviniser leurs semblables pour contenter le désir métaphysique d’absolu. Le désir mimétique est le produit d’une déviation de la conscience de ce qui devrait être sa fin unique et authentique, Dieu :
De cette vérité suprême qu’illustrent, implicitement ou explicitement, toutes les œuvres romanesques géniales, nous emprunterons la formule abstraite de Louis Ferrero : « La passion est le changement d’adresse d’une force que le christianisme a réveillée et orientée vers Dieu. » (MR, p. 75)
24Il faut donc relire toute l’anthropologie mimétique comme une version sécularisée de la vision de l’homme qu’en termes théologiques on appelle « post-lapsaire » (autrement dit : qui suit le péché originel). Comme les théologiens chrétiens, Girard conçoit la nature humaine sur un modèle téléologique, orienté par la transcendance : à travers la poussée du désir, l’homme est conduit à sortir de soi et à tendre vers une fin supérieure et autre que lui-même. Cette fin transcendante, que Girard définit comme le « modèle » du désir mimétique, se présente sous deux formes essentielles:
De même que la perspective à trois dimensions oriente toutes les lignes d’un tableau vers un point déterminé, situé soit « en arrière », soit « en avant » de la toile, le christianisme oriente l’existence vers un point de fuite, soit vers Dieu, soit vers l’Autre. Choisir, c’est toujours se choisir un modèle et la liberté véritable se situe dans l’alternative fondamentale entre modèle humain et modèle divin. (MR, p. 75)
25C’est quand la conscience fait un mauvais choix et ne parvient pas à atteindre le but divin que survient l’aliénation. Le désir métaphysique pour l’autre naît comme substitution peccamineuse du modèle humain au modèle divin.
- 17 Nous ne pouvons développer ici en profondeur le parallèle entre l’anthropologie de Girard et celle (...)
26La théorie de Girard concorde encore davantage avec une version précise de la théologie du christianisme. C’est dans l’anthropologie augustinienne que l’on trouve la problématisation paradigmatique de l’envie et des autres passions sociales comme effets d’un détournement originaire de l’homme à l’égard de Dieu17. Il n’est pas surprenant que Girard ait été influencé par cette tradition particulière : l’augustinisme, qui s’est propagé dans la culture française moderne à travers la médiation des jansénistes, et en particulier à travers l’autorité de Pascal et des moralistes proches du milieu augustinien, comme La Rochefoucauld, a exercé sur la psychologie et sur la théorie sociale françaises une influence impressionnante, et de longue durée.
27Ce que Girard appelle désir mimétique, Augustin le nomme amour et en distingue deux formes fondamentales : l’amor Dei, élan de la conscience vers la transcendance authentique, verticale, de Dieu ; et l’amor sui (amour-propre, dans la version augustinienne française qui a influencé Girard), qui détourne le désir de la transcendance en direction horizontale, vers le monde humain. La distinction girardienne entre médiation externe et médiation interne reproduit clairement ce modèle, comme en atteste une déclaration significative de Mensonge romantique :
L’élan de l’âme vers Dieu est inséparable d’une descente en soi-même. Inversement, le repli de l’orgueil est inséparable d’un mouvement panique vers l’Autre. On pourrait dire, en retournant la formule de saint Augustin, que l’orgueil nous est plus extérieur que le monde extérieur. (MR, p. 75)
28Girard introduit ici un développement original au sujet de l’authenticité du rapport à soi et aux autres qui dérive de l’authenticité du rapport avec Dieu, et de la corruption inévitable qui intervient en revanche dans les rapports sociaux lorsque ceux-ci sont aliénés, détournés du fondement divin. La « société », entendue comme état d’extériorisation (d’aliénation) de la conscience, est considéré de façon négative comme un effet de la chute. C’est encore un thème de la tradition augustino-janséniste, pour laquelle seule la charité légitime les formes de la sociabilité humaine (ce n’est qu’en aimant Dieu que je peux m’aimer moi-même et aimer mon prochain de manière appropriée). Mais ce qui rend ce passage encore plus frappant, c’est le fait que Girard associe explicitement Proust à l’anthropologie de l’amour-propre:
C’est cette extériorité de l’orgueil qu’illustrent, magnifiquement, tous les romanciers, chrétiens et non chrétiens. Proust affirme, dans Le Temps retrouvé, que l’amour-propre nous fait vivre « détourné de nous-même », et il associe à plusieurs reprises ce même amour-propre à l’esprit d’imitation. (MR, p. 75)
29Le concept d’amour-propre, qui est au cœur de la vision pessimiste que l’augustinisme donne de l’homme, et de son rapport avec l’histoire du salut et avec le concept de mal, se révèle être aussi le barycentre de cette interprétation de Proust.
Le désenchantement du monde proustien
- 18 Je songe aux réflexions profondes de Peter Sloterdijk sur le désenchantement moderne et sur le des (...)
30Héritier non déclaré de La Rochefoucauld, Girard interprète la phénoménologie proustienne des passions à l’école du soupçon, démasquant dans tout élan affectif un mouvement obscur de l’amour-propre. Cette attitude de démystification systématique des valeurs, qui reconduit le haut au bas, le noble au vulgaire, est ce que la modernité a appelé le « cynisme18 ». Cela implique une série de difficultés théoriques et morales dont l’opération girardienne ne peut faire l’économie.
31La première illusion à tomber sous la critique cynique est le snobisme, passion d’ascendance déjà bien peu noble en soi, et que Girard n’hésite pas à identifier à l’imitation envieuse :
Le snobisme proustien pourrait se définir comme une caricature de la vanité stendhalienne ; il pourrait également se définir comme une exagération du bovarysme flaubertien. […]. Le snob n’ose pas se fier à son jugement personnel, il ne désire que les objets désirés par autrui. C’est pourquoi il est l’esclave de la mode. (MR, p. 38)
- 19 Jules de Gaultier, Le Bovarysme [1902], Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006.
32Si l’identification entre snobisme et vanité stendhalienne est convaincante, en revanche l’association au bovarysme ne l’est pas. Jules de Gaultier, le philosophe que Girard cite à l’appui de ces assertions, avait au contraire exprimé sur le phénomène du bovarysme un jugement enthousiaste : dans la perspective d’une philosophie vitaliste, comme celle de Gaultier, la capacité à se croire autre que ce qu’on est représente un pouvoir positif de métamorphose, la force sur laquelle se fonde le devenir19. Girard ne reconnaît au contraire dans la puissance imaginative des personnages flaubertiens qu’un syndrome morbide, une déficience essentielle du caractère et de la personnalité qui reproduit, mais avec moins de force, le schéma dostoïevskien : « Flaubert, c’est un fait, éclaire moins fortement que ne le fait Dostoïevski les racines métaphysiques du désir » (MR, p. 80). Nous reviendrons sur cette question. Pour l’instant, remarquons comment cette interprétation cynique s’étend au désir érotique lui-même : « Il n’est pas exagéré de dire que, chez tous les personnages de La Recherche du temps perdu, l’amour est étroitement subordonné à la jalousie, c’est-à-dire à la présence du rival » (MR, p. 37). L’affirmation de Girard est véritablement excessive. Même si c’est un thème incontournable pour les interprètes de la Recherche, la jalousie n’épuise pas la réflexion de Proust sur l’éros, qui réserve des pages mémorables, et tout aussi significatives d’un point de vue anthropologique, aux processus de l’énamoration ou du désamour (et à des formes d’amour sans rivalité, comme l’amour parental ou filial).
33De façon générale, l’interprétation mimétique considère les passions humaines comme des vices, des affections de l’âme à observer rigoureusement comme des pathologies, et à soumettre à la critique du moraliste :
La conception triangulaire du désir nous donne accès au lieu proustien par excellence, c’est-à-dire au point d’intersection entre l’amour-jalousie et le snobisme. Proust affirme sans cesse l’équivalence de ces deux « vices ». « Le monde, écrit-il, n’est qu’un reflet de ce qui se passe en amour » (MR, p. 39)
- 20 Le snobisme jouit aux yeux de Girard d’un important privilège : contrairement aux autres termes do (...)
34Girard n’imagine même pas que la citation proustienne doive être entendue dans son sens le plus littéral, comme la reconnaissance de la toute-puissance de l’éros, et du fait que tout rapport social, même le plus compétitif ou le plus obscur, ait un aspect érotique. Dans son monde renversé, c’est l’amour qui est un reflet, une conséquence de l’envie20.
- 21 Mais il arrive que la rivalité mimétique pénètre aussi dans la famille du Narrateur : « […] les re (...)
35Mais si tous les protagonistes de la Recherche sont ainsi affectés du même mal, cet amour-propre vaniteux qui les frappe sous l’une ou l’autre de ses formes (ou même sous ses deux formes à la fois, comme c’est le cas pour le Narrateur, Swann ou Charlus, qui sont tout à la fois snobs et amoureux), alors un étrange effet d’homogénéisation s’impose dans le système moral du roman. Les personnages ne se distinguent plus par la nature et la qualité de leurs passions (c’est pourtant ce qui s’impose à première vue pour le lecteur, un lecteur pour qui, de toute évidence, il y a des figures proustiennes plus mesquines ou plus nobles que d’autres, c’est-à-dire capables d’aimer), mais seulement par l’intensité et les manifestations de leurs désirs envieux. Entre Mme Verdurin et Swann, entre Legrandin et Charlus il n’y a plus de différence substantielle. Seul le noyau familial du héros semble faire exception aux yeux de Girard21. En dehors de ce minuscule îlot d’authenticité affective, il n’existe aucun refuge à l’envie et au ressentiment.
36La démystification cynique est donc radicale. Mais elle laisse en suspens une question importante. Si tout ce qui semble noble est en réalité vulgaire, si l’humanité entière est ramenée à son niveau le plus bas, ce qui rend impossible des rapports de transcendance véritable, pourquoi les modèles humains sont-ils perçus comme divins ? D’où vient leur prestige ? En quoi consiste leur illusion de supériorité ?
- 22 Stendhal, De l’amour, éd. Vittorio Del Litto, Gallimard, Paris 1980, p. 31 (chap. ii, De la naissa (...)
- 23 Voir Barbara Carnevali, « Proust philosophe du prestige », Proust et la philosophie aujourd’hui, o (...)
- 24 Girard lit aussi l’œuvre de Stendhal à la lumière des passions inauthentiques – au premier chef l’ (...)
37C’est ici qu’intervient le geste épistémologique le plus décisif de la lecture de Girard. Interprétant comme il faut le texte et la pensée de Proust, il soutient que les modèles ne sont tels que parce qu’ils sont idéalisés par l’imagination, qui projette sur eux toutes les qualités et les perfections dont l’individu se sent privé. Le prestige social est produit par un processus de transfiguration fantastique semblable à celui que Stendhal avait baptisé, dans De l’amour, la « cristallisation ». L’image, comme on sait, fait référence à ce phénomène suggestif qui se produit dans les mines de sel de Salzbourg : une branche dénudée, si elle est laissée là quelques mois, en sortira recouverte et comme fleurie de cristaux : « Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections22. » Voilà en effet le mécanisme par lequel le Je proustien « enchante » le monde. Dans la Recherche, toute forme de suggestion prestigieuse naît de l’imagination : le prestige est un renforcement ontologique, un surplus d’être que la fantaisie subjective projette sur les êtres humains et les choses dont elle est éprise23. Mais alors que Proust, tout à fait comme Stendhal, attribue ce pouvoir de charme au désir érotique, Girard lui, dans un déplacement imperceptible mais décisif, en fait une faculté de désir mimétique : de produit de l’investissement amoureux, le prestige se fait projection imaginaire de l’envie, perdant tout ce qui fait sa « promesse de bonheur ». Désormais, le piège de cette interprétation de Proust consistera à substituer les effets de la cristallisation envieuse à ceux de l’amour, accentuant le « côté Dostoïevski » de l’anthropologie proustienne, au détriment du « côté Stendhal24 ». Cette lecture ne peut qu’avoir des conséquences fatales sur l’imaginaire de la Recherche.
- 25 Réduisant la sphère esthétique à des conflits sociaux, la démystification girardienne a des conséq (...)
38En définissant la cristallisation comme une transfiguration fallacieuse (« Le prestige du médiateur se communique à l’objet désiré et confère à ce dernier une valeur illusoire », MR, p. 31), Girard désenchante radicalement le monde proustien. Ce sont non seulement les passions sociales, mais tous les sentiments relatifs à la sphère esthétique, dans la nature comme dans l’art, qui se voient expliqués comme des reflets de la rivalité qui existe entre les hommes.Au prétexte de démasquer le mensonge romantico-symboliste, l’esthétique est réduite au social, et l’imagination se trouve ravalée au rang d’une production structurelle de « distinctions » : valeurs tout à fait positionnelles et relatives qui naissent de la confrontation entre les status individuels25. Ni la beauté ni l’aura n’existent dans le monde : seuls existent nos complexes d’infériorité, qui nous font percevoir des qualités esthétiques fantomatiques dans les figures que nous considérons comme socialement supérieures (comme Oriane de Guermantes) et dans les choses qui leur appartiennent. Si le narrateur imagine donc les couleurs de Venise, s’il s’émeut à la pensée des rochers de Balbec, la vérité de son sentiment esthétique ne consiste en fait que dans l’admiration envieuse pour le médiateur qui a suggéré de visiter ces lieux. Ni Venise ni Balbec ne sont belles ou désirables en soi : elles ne le sont qu’en tant que « fétiches », ou « reliques », ces objets familiers à Swann, Norpois, Bergotte, ces modèles idolâtrés dont le prestige se réfracte dans le plus petit détail de leur propre monde : « Les joies, et surtout les souffrances ne s’enracinent pas dans les choses ; elles sont “spirituelles”, mais en un sens inférieur qu’il convient d’élucider. Du médiateur, véritable soleil factice, descend un rayon mystérieux qui fait briller l’objet d’un éclat trompeur » (MR, p. 32).
39Pour le dire plus simplement : aux yeux du Proust de Girard, la beauté est le produit hallucinatoire d’un complexe d’infériorité – un concept ontologiquement vide. Ce charme qu’offre l’appât du désir, et qui occupe une si grande place dans l’univers proustien qu’on peut le considérer comme son atmosphère authentique, se dissout en fumée : attrait, beauté, élégance, toutes les qualités esthétiques que la conscience croit percevoir dans le monde ne sont que le délire d’une imagination morbide. Dépouillée des pauvres brillants dont la fantaisie l’a ornée, la réalité se montre à nouveau comme la branche sèche qu’elle était, et qui n’a rien de magique. Le prestige des Guermantes n’est pas un mystère, ce n’est qu’une hallucination de l’amour-propre.
40Mais la conséquence peut-être la plus inquiétante de cette approche est la destruction du mythe romantique de l’enfance – époque du rêve et du désir transfigurant. Pour Proust en effet, ce sont surtout les enfants qui enchantent le monde (y compris ces « adultes pas tout à fait adultes » que sont les amoureux et les snobs) : leur imagination, encore vierge des déceptions de l’expérience, projette sur les choses et les personnes désirées une aura analogue à celle que reflète la lanterne magique sur les murs de la chambre de Combray. Cette scène célèbre constitue le moment cosmogonique de la Recherche. Pour un critique sans préjugés, elle devrait offrir une clé de lecture à toute l’œuvre. Mais Girard l’écarte comme une erreur, aussi puérile que son objet, à laquelle il faudrait opposer le réalisme adulte de l’intuition romanesque. Cette thèse se fonde sur la critique de l’idée de spontanéité, c’est-à-dire sur la possibilité de démontrer que tout désir enfantin provient en réalité d’un médiateur (Bergotte a décrit un lieu dans son livre, Swann a parlé de Balbec…), et qu’il n’existe donc aucune sphère du réel qui soit protégée de l’angoisse de compétition des adultes :
Nous nous interrogeons souvent, et non sans malaise, sur l’âge du narrateur car l’enfance, chez Proust, n’existe pas. L’enfance autonome, indifférente au monde des adultes, est un mythe pour grandes personnes […]. Ceux qui se parent de la « spontanéité » enfantine veulent d’abord se distinguer des Autres, les adultes, leurs semblables, et rien n’est moins enfantin que cela. (MR, p. 48)
41Aucune différence, donc, entre un snob et un petit enfant. Mais ce raisonnement se fonde sur l’identification entre médiation sociale et violence – un mouvement théorique qui est propre à Girard, et qui reste discutable. Le fait que les désirs d’enfance puissent être suggérés par quelqu’un d’autre ne signifie pas qu’ils aient leur origine dans l’envie et qu’ils conduisent nécessairement à la haine de soi ou des autres. On peut admettre la première idée – la négation de la spontanéité et de l’immédiateté, au fond, coïncide avec notre conscience moderne de la culture, du langage, de la société – sans conclure nécessairement que cette médiation soit aussi une rivalité. Pour définir la violence comme une conséquence inévitable du mimétisme il faut croire que le désir est rigoureusement triangulaire, qu’il n’y a donc pas de sortie possible du rapport de réflexivité avec autrui. Souvent pourtant, et en particulier dans la vision proustienne du monde, le triangle ne se ferme pas. La parfaite « imbrication du rêve et de la rivalité » (MR, p. 54), si évidente aux yeux de Girard, est le véritable point d’achoppement de la théorie mimétique.
Désirer une autre vie
- 26 Les considérations qui suivent constituent une première esquisse d’interprétation de la Recherche.
42Bien que Girard prétende fonder son réalisme sur le principe d’un double effet de miroir – la théorie mimétique reflète la vérité romanesque, qui à son tour reflète la vérité anthropologique – l’interprétation mimétique ne s’adapte aux textes littéraires qu’au prix d’inévitables coups de force. Le cas de la Recherche qui fait cohabiter des intuitions critiques remarquables avec des interprétations trop tendancieuses, est peut-être le plus intéressant. Pourrait-on offrir une autre lecture de ces thèmes proustiens ? Existe-t-il une théorie concurrente du modèle mimétique qui, tout en gardant une prise aussi forte sur le réel, une même ambition de systématicité et de profondeur, s’approche davantage de la vérité anthropologique de l’envie ? Existe-t-il un concept qui explique les dynamiques intersubjectives du désir sans le réduire à la répétition monotone d’un ressentiment envieux26 ?
- 27 Il s’agit, au contraire, de l’interprétation qui a prévalu dans l’histoire de la philosophie, dont (...)
43L’histoire de la philosophie s’est penchée depuis longtemps sur ce concept ;ellel’anommé« amour ».Latraditionplatonicienne,enparticulier, a formulé dans sa réflexion sur l’Éros bien des questions qui sont au centre de l’attention de Girard, à commencer par celle de la négativité, c’est-à-dire du rapport constitutif entre le désir et le manque d’être, thème que l’on ne peut pas considérer comme une découverte de la théorie mimétique27. Les analyses platoniciennes étant parmi les plus célèbres, nous ne les évoquerons que rapidement. Dans le discours du Banquet, le désir érotique est défini soit comme le regret d’une intégrité perdue (c’est le mythe des hommes-sphères coupés en deux par Zeus, selon le récit d’Aristophane), soit comme le résultat d’une pauvreté ontologique (dans le discours de la prêtresse Diotime, rapporté par Socrate, Penia, la Pauvreté est la mère du démon Éros) ; dans ces deux cas, Platon conçoit le désir comme un élan né de la perception du vide, qui cherche à combler son propre manque dans l’altérité. Les termes dans lesquels Diotime décrit à Socrate l’inquiétude de l’amoureux conviendraient parfaitement à la définition girardienne du « désir métaphysique » :
- 28 Platon, Le Banquet, dans Œuvres complètes, vol. I, trad. Léon Robin, Paris, Gallimard, coll. Bibli (...)
Ainsi, donc, aussi bien cet homme-là que quiconque d’autre a envie de quelque chose, c’est de ce dont il ne dispose pas qu’il a envie, c’est de ce qui n’est pas présent ; et ce qu’il ne possède pas, ce que personnellement il n’est pas, ce dont il est dépourvu, voilà en gros de quelle sorte sont les objets de son envie, de son amour28.
44À la différence du désir mimétique, toutefois, l’Éros ne vise pas à soustraire l’être de l’autre mais à en participer ; il tend à l’union, à l’assimilation, à la fusion, non au conflit des rivalités envieuses.
45La vocation du désir à l’ascèse est tout aussi fondamentale pour Platon. Comme la mimèsis girardienne, l’Éros platonicien est psychagogique, c’est un mouvement qui emporte l’âme et l’entraîne au-delà de ses propres frontières. Mais là où l’envie, par un jeu de renvois et de reflets, finit par enfoncer l’âme dans les abîmes de l’humain, l’amour, lui, l’élève, la soulève, lui fait « pousser des ailes » – comme le rappelle non seulement la merveilleuse image du mythe du Phèdre, mais aussi le langage ordinaire, qui appelle « transports » les effets de l’amour. L’intuition naïve du sens commun se révèle, en fait, beaucoup plus fidèle à la vérité anthropologique que le soi-disant réalisme girardien, qui sur la base d’une philosophie simpliste de l’histoire liquide toutes les formes de désir ascendant comme infantiles et antimodernes.
- 29 Voir Platon, Phèdre, dans 246a sqq. Il faut préciser que la conception platonicienne de l’Éros pré (...)
46Girard lui-même, on l’a vu, concède une place au mouvement ascendant de la mimèsis qu’il appelle « médiation externe ». Mais il le considère comme une étape qui se voit dépassée dans l’évolution des relations sociales qui, dans l’âge adulte de la modernité, sont écrasées en une dimension exclusivement horizontale. Entre des hommes parfaitement égaux il ne peut plus y avoir de relations verticales positives, de relations où le désir d’assimilation ne soit l’équivalent de l’envie, et ne conduise à une rivalité sans issue. Seule une conversion religieuse, ultra-mondaine, pourrait retrouver la dimension transcendante de l’imitation ; mais il s’agirait là d’un saut vers Dieu qui exclut, par définition, la médiation humaine. Pour Platon en revanche, cette médiation est inévitable : le Phèdre, grâce au rôle fondamental des valeurs esthétiques, figure l’ascension érotique comme un chemin progressif vers le divin ; à partir de la beauté d’un mortel l’âme se soulève progressivement jusqu’à l’amour pour la beauté idéale. Au terme du voyage désirant, là où Girard creuse un sous-sol infernal, Platon situe le monde hyper-uranien, où l’âme retrouve le bonheur perdu en jouissant de la contemplation des essences éternelles29.
- 30 Des interprètes importants se sont exprimés sur cette question, notamment Curtius qui a intitulé « (...)
47Le désir comme participation et ascèse ; la beauté comme valeur ontologique et comme sphère de médiation avec la transcendance ; le rapport entre mondes : ces points suffisent à esquisser une théorie du désir qui éclaire l’anthropologie proustienne d’une autre lumière, bien plus chaude que celle que projette sur elle la théorie mimétique. Nous les mettrons à l’épreuve dans l’interprétation d’un des moments fondamentaux de la Recherche : l’apparition des jeunes filles en fleurs sur la plage de Balbec ; c’est un épisode central tant par la position qu’il occupe dans l’imaginaire de Proust que par la pureté avec laquelle il illustre sa conception érotique du désir (on pourrait aussi parler d’une conception plus généralement « platonicienne » du désir, sans entrer dans la question ardue, et souvent débattue, du platonisme et de l’idéalisme proustiens30). L’épisode joue pour les mêmes raisons un rôle important dans la lecture de Girard. Au début du deuxième chapitre de Mensonge romantique – celui qui, on l’a vu, jette les bases philosophiques de son anthropologie – celui-ci cite le passage où le narrateur décrit les sentiments éveillés par la vision de la cycliste aux yeux rieurs. Relisons l’extrait de Proust dans son contexte originel :
- 31 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 152.
Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu’il y avait dans ses yeux. Et c’était par conséquent toute sa vie qui m’inspirait du désir ; désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma vie ayant brusquement cessé d’être ma vie totale, n’étant plus qu’une petite partie de l’espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir, et qui était fait de la vie de ces jeunes filles, m’offrait ce prolongement, cette multiplication possible de soi-même, qui est le bonheur31.
48Girard a raison de citer un fragment de cette réflexion ; mais il commet tout de suite une erreur grave, en concluant que ce désir d’absorber une autre vie dérive de la haine de soi et équivaut à une soustraction, pour ne pas dire un « vol d’être » : « Le sujet désirant veut devenir son médiateur ; il veut lui voler son être […] » (MR, p. 70). En vérité, Proust, ne parle pas de la volonté de soustraire l’être d’autrui, mais de prolonger et de multiplier sa propre vie sous forme d’une participation à l’altérité. Il décrit en outre, et en termes tout à fait explicites, l’effet du désir comme une attente de bonheur ouverte par l’espérance amoureuse. Et ce n’est pas par métaphore qu’il utilise l’image de l’horizon qui s’étend soudain lorsqu’apparaît l’être aimé, faisant percevoir comme étouffantes les limites précédentes et suscitant le besoin de les dépasser (« l’espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir, et qui était fait de la vie de ces jeunes filles »). Libérant les forces intérieures jusqu’ici atrophiées par l’habitude, le désir a un effet enivrant (cette confiance fait aussi de Proust un authentique philosophe du devenir et de la vie, aux antipodes du « réalisme triste » de Girard) mais en même temps douloureux. Cet arrière-goût ne dépend pourtant pas du mépris de soi et de l’envie éprouvée à l’égard d’autrui, comme le voudrait l’interprétation mimétique, mais de sa nature foncièrement utopique : le désir amoureux, comme toute attente d’un bonheur absolu, est par essence irréalisable.
49En outre, c’est presque une tautologie de vouloir saisir la vérité du désir en analysant l’amour seulement juxta propria principia. Car pensé dans la forme de l’Éros, le désir préserve son intégrité phénoménale ; cette intégrité se trouve en revanche doublement réduite dans l’interprétation girardienne, qui identifie d’abord l’amour à la jalousie, puis à la rivalité envieuse. La voie « synecdochique » ne peut qu’induire en erreur dans l’interprétation d’une expérience humaine aussi complexe que le désir. Le risque est de confondre l’espèce avec le genre, de prendre une possibilité spécifique pour le tout dont elle n’est qu’une partie. On peut désirer sans envie, mais on ne peut pas être envieux sans éprouver du désir ; de la même façon, il existe des amoureux qui ne sont pas jaloux, mais il n’existe pas de jaloux qui ne soit aussi un amoureux. À la base des mésinterprétations de Girard, il y a l’obsession d’une pensée unique qui se mue en erreur logique.
- 32 « En lui s’était ouvert tout un domaine merveilleux – celui où elle vivait – d’où émanaient des ra (...)
50La substitution du modèle érotique au modèle mimétique permet également d’interpréter plus fidèlement la cristallisation proustienne, en lui restituant son enchantement stendhalien. Le charme que le désir projette sur l’objet désiré n’est plus le reflet livide d’un complexe d’infériorité (c’est la thèse de Girard, pour qui l’envie entretient une relation privilégiée avec l’imagination ; c’est une thèse originale et stimulante, mais elle est encore toute à démontrer). Comme dans les traditions de la philosophie messianique et utopique, Proust conçoit la beauté comme un mirage de l’imagination anticipante, la promesse – selon les termes avec lesquels il décrit la cristallisation amoureuse de Rachel aux yeux de Saint-Loup – d’un « monde tellement supérieur à ces réalités trop connues, un monde embelli par le désir et le rêve32 ». L’orientation de l’Éros vers la transcendance donne forme à l’élan désirant selon le modèle des « affects d’attente ». Et, dans les images du désir, resplendissent des figures de l’espérance et de la rédemption :
- 33 Du côté de chez Swann, I, p. 384.
[…] je ne cessai pas de croire qu’elles correspondaient à une réalité indépendante de moi, et elles me firent connaître une aussi belle espérance que pouvait en nourrir un chrétien des premiers âges à la veille d’entrer dans le paradis33.
- 34 Ernst Bloch, Le Principe Espérance, t. I, trad. Françoise Wullmart, Paris, Gallimard, 1976. Voir a (...)
- 35 Stendhal, De l’amour, op. cit., p. 35 (chap. iii, De l’espérance).
51Voilà un imaginaire dont la philosophie de l’espérance d’Ernst Bloch semblerait bien plus proche que l’anthropologie girardienne34. Mais, encore une fois, les formules les plus suggestives viennent de Stendhal : « Il suffit d’un très petit degré d’espérance pour causer la naissance de l’amour35. »
- 36 Theodor W. Adorno, Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984.
- 37 Cf. Jean-François Marquet, « Proust, la fête inconcevable », dans Miroirs de l’identité. La littér (...)
52C’est également grâce à la clé érotique que se rouvre la seconde forme du désir proustien, qui est le snobisme. Adorno en avait eu l’intuition, lui qui dans ses « Petits commentaires de Proust » définissait la passion du snob comme une « érotisation des rapports sociaux36 ». Même si elle semble s’en éloigner très peu, la formule d’Adorno inverse les termes de la thèse mimétique qui, en imposant une réduction de l’Éros à l’envie sociale, propose à l’inverse une « sociologisation des rapports érotiques ». Au lieu de subordonner l’amour au snobisme, en faisant de l’amour une modalité de l’envie, nous pouvons à présent tenter d’interpréter le snobisme comme une modalité de l’amour, en lui reconnaissant une signification et une valeur nouvelles. C’est précisément la nature « mondaine » du désir snob, celle qui en fait le vice le plus déprécié des moralistes, qui révèle une aspiration transcendante et une dignité quasi religieuse. Le snob désire proprement accéder au Monde, éprouver la forme de vie des happy few. Son désir le plus fort, celui qu’il faut interpréter à la lettre, est d’être invité : être admis à participer à la fête merveilleuse que les dieux humains célèbrent dans leur Olympe, dans ce royaume inaccessible qui semble infiniment éloigné du milieu prosaïque de la normalité bourgeoise37 :
- 38 Le Côté de Guermantes, II, p. 330.
La vie que je supposais y être menée dérivait d’une source si différente de l’expérience et me semblait devoir être si particulière, que je n’aurais pu imaginer aux soirées de la duchesse la présence de personnes que j’eusse autrefois fréquentées, de personnes réelles38.
- 39 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 151-152.
53Plus qu’un rapport triangulaire entre deux sujets et un objet, le désir est donc pour Proust un rapport entre mondes : c’est un « ascenseur », un vecteur qui permet à la conscience d’accéder à une sphère d’existence plus élevée, en la transportant du monde inférieur, banalisé et réifié par l’habitude, vers le monde supérieur de la vraie vie – mystérieuse, exclusive, spéciale. Si cet univers divinisé s’incarne de façon exemplaire dans ce qui est « le Monde » par excellence, le milieu aristocratique auquel aspire le snob, il ne coïncide pourtant pas nécessairement avec lui. Le héros de la Recherche ne désire pas seulement le faubourg Saint-Germain, mais aussi le monde de jeunes sportives effrontées : « ce monde inhumain qui enfermait la vie de cette petite tribu, inaccessible inconnu où l’idée de ce que j’étais ne pouvait certainement ni parvenir ni trouver place39. » Ce nouveau monde, aussi exclusif et mystérieux que le salon de Mme de Guermantes, ranime lui aussi l’élan vital, il ouvre des horizons inconnus, et promet une forme d’existence radicalement nouvelle :
- 40 Ibid, p. 152.
Si nous pensions que les yeux d’une telle fille ne sont qu’une brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connaître et d’unir à nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque réfléchissant n’est pas dû uniquement à sa composition matérielle ; que ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être se fait, relativement aux gens et aux lieux qu’il connaît – pelouses des hippodromes, sable des chemins où, pédalant à travers champs et bois, m’eût entraîné cette petite Péri, plus séduisante pour moi que celle du paradis persan, – les ombres aussi de la maison où elle va rentrer, des projets qu’elle forme ou qu’on a formés pour elle ; et surtout que c’est elle, avec ses désirs, ses sympathies, ses répulsions, son obscure et incessante volonté. Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu’il y avait dans ses yeux40.
- 41 Emmanuel Levinas, « Marcel Proust : L’Autre dans Proust », dans Noms propres, Montpellier, Fata Mo (...)
54Puisque le mystère est une composante essentielle du désir, Proust ne peut que décrire une expérience en partie frustrante : ce que nous aimons dans l’autre est son altérité, mais si celle-ci se laissait posséder, nous arrêterions nécessairement de l’aimer, à l’instant même41. C’est pourquoi l’amour proustien est douloureux, c’est pourquoi aussi il se tourne de préférence vers les « êtres en fuite ». La façon dont l’être aimé échappe est la condition même de sa désirabilité, qui ne naît donc pas de la reconnaissance d’un troisième terme préalable, d’une identité de goûts, d’intérêts et d’affinités électives mais, au contraire, du mystère de la différence :
- 42 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 152-153.
Et, sans doute, qu’il n’y eût entre nous aucune habitude – comme aucune idée – communes, devait me rendre plus difficile de me lier avec elles et de leur plaire. Mais peut-être aussi c’était grâce à ces différences, à la conscience qu’il n’entrait pas, dans la composition de la nature et des actions de ces filles, un seul élément que je connusse ou possédasse, que venait en moi de succéder à la satiété, la soif – pareille à celle dont brûle une terre altérée, – d’une vie que mon âme, parce qu’elle n’en avait jamais reçu jusqu’ici une seule goutte, absorberait d’autant plus avidement, à longs traits, dans une plus parfaite imbibition42.
55Girard lui-même a été frappé par cet extrait, dont il souligne le passage relatif à la soif (MR, p. 69), en donnant encore une fois une interprétation négative de la pensée proustienne. Dans sa lecture, le caractère inatteignable de l’autre équivaut à un refus sans appel, qui mortifie et transforme la tension du désir en complaisance masochiste. L’homme girardien ne peut vivre le snobisme et l’amour que comme des formes de dégradation, des humiliations continuelles parce que comme tous les envieux – créatures du sous-sol – il identifie la vie à un non :
Chez Proust, comme chez Dostoïevski, c’est un critérium négatif qui détermine le choix du médiateur. Le snob, aussi bien que l’amant, poursuit l’« être de fuite » et il n’y a poursuite que parce qu’il y a fuite. Chez Proust comme chez Dostoïevski c’est le déni d’invitation, le refus brutal de l’Autre, qui déclenche le désir obsessionnel. (MR, p. 85-86)
56Mais ici encore Girard force le texte de la Recherche, car l’être aimé ne refuse pas l’invité ; il fuit, échappant à la jouissance immédiate, mais il ne cesse pas pour autant d’exercer son appel : son non est un peut-être ; un pas encore :
- 43 Du côté de chez Swann, I, p. 175.
[…] s’il peut quelquefois suffire pour que nous aimions une femme qu’elle nous regarde avec mépris […] et que nous pensions qu’elle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que nous pensions qu’elle pourra nous appartenir43.
57Dans le renvoi infini de la promesse – qui, comme l’invitation d’Oriane, n’est pas encore arrivée mais pourrait arriver d’un moment à l’autre – le principe de réalité est suspendu ; c’est seulement comme cela que peut s’ouvrir l’espace infini des possibles que l’imagination cristallise dans un monde absolument inédit. En outre, dans ce processus d’initiation à une forme nouvelle et supérieure de vie, l’Autre n’est jamais le rival menaçant que Girard imagine. Il est plutôt le maître, le guide :
- 44 Ibid., p. 86.
Aussi, si j’imaginais toujours autour de la femme que j’aimais, les lieux que je désirais le plus alors, si j’eusse voulu que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un monde inconnu, ce n’était pas par le hasard d’une simple association de pensée […]44.
- 45 Ibid.
58Loin de coïncider avec l’autodestruction désespérée et la macération du ressentiment girardien, le désir est pour Proust la sensation d’une augmentation de puissance, d’une intensification de l’existence: « c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que des moments […] dans un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie45. »
- 46 Le Côté de Guermantes, II, p. 670-671.
- 47 Du côté de chez Swann, I, p. 384.
59Ce passage, comme d’autres que nous avons déjà commentés, met en évidence une dernière limite de la lecture mimétique. Bien qu’il ait raison d’insister sur le thème du désir, Girard commet une erreur d’analyse grave en négligeant totalement le thème du voyage, qui joue pourtant un rôle fondamental dans le roman. Amour, snobisme et voyage sont les trois formes indissociables du désir proustien et constituent un système cohérent dans l’imaginaire de la Recherche : « Dîner chez les Guermantes, c’était comme entreprendre un voyage longtemps désiré, faire passer un désir de ma tête devant mes yeux et lier connaissance avec un songe46. » De la même façon, dans les réflexions sur les noms de pays, la longue phase de rêverie qui précède la visite d’une ville étrangère est comparée au fait de tomber amoureux : « […] images de Florence, de Venise et de Pise desquelles le désir qu’elles excitaient en moi gardait quelque chose d’aussi profondément individuel que si ç’avait été un amour, un amour pour une personne47. » Si le thème de l’équivalence entre désir érotique et désir snob se réalise exemplairement dans la longue aventure de la cour faite à Mme de Guermantes, celle du désir érotique et du désir de voyage s’accomplit dans l’épisode qui marque le passage de la première à la deuxième partie de la section « Noms de Pays », où la déception de la visite ratée à Venise est guérie par la rencontre fortuite avec Gilberte Swann aux Champs-Élysées.
- 48 « Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus (...)
60Il y a une raison précise à cette négligence de la question du voyage chez Girard : le voyage démentirait l’interprétation mimétique du désir, parce qu’il déplacerait son intentionnalité du plan anthropologique au plan proprement métaphysique, reléguant loin derrière le conflit intersubjectif. Le désir de voyage est celui qui se rapproche le plus de la théorie platonicienne, parce qu’il transporte l’homme au-delà du monde humain, c’est un démenti aux envies et aux guerres qui l’agitent. Sans doute son origine peut-elle être suggérée par quelqu’un d’autre, mais sa vérité ne coïncide pas avec l’envie de cet autre : le narrateur ne rêve pas de visiter Venise ou Balbec pour rivaliser avec Swann, Norpois ou Bergotte mais – comme il le répète de nombreuses fois – pour « visiter » des mondes inconnus et délicieux, c’est-à-dire pour connaître une sphère inédite du réel, et y atteindre le bonheur désiré. Ce n’est pas un hasard si la métaphore de la soif, sur laquelle Girard insiste avec raison, s’applique indifféremment à des lieux, à des choses et à des personnes48. Dans une perspective authentiquement métaphysique, c’est-à-dire dans la perspective de l’Éros, l’objet intentionnel du désir n’est plus l’être du médiateur mais l’être des « essences », les idées ultra-mondaines auxquelles tend l’âme dans son transport platonique. La méditation sur les noms de pays, de personnes ou de familles nobiliaires se révèle donc être le point de confluence des trois désirs, imagination cabalistique qui, à travers le pouvoir cognitif des mots, apaise la soif de vérité de la conscience. Gardiens de l’inconnaissable, riches et lourds de différences, immergés dans l’atmosphère magique et prestigieuse de leur mystère, les Noms sont les inspirateurs ultimes de l’amour :
- 49 Le Côté de Guermantes, II, p. 310-311.
[…] ce n’est pas seulement aux villes et aux fleuves qu’ils [les Noms] donnent une individualité, comme le font les peintures allégoriques, ce n’est pas seulement l’univers physique qu’ils diaprent de différences, qu’ils peuplent de merveilleux, c’est aussi l’univers social : alors chaque château, chaque hôtel ou palais fameux a sa dame ou sa fée comme les forêts leurs génies et leurs divinités les eaux49.
Ainsi retrouvé et réconcilié avec la connaissance et l’enchantement, le désir proustien se délie définitivement des mailles de l’interprétation mimétique.
Vérité romanesque
- 50 Voir Peter Szondi, qui compare la solution proustienne à celle de Walter Benjamin, « Hoffnung im V (...)
61Ici surgit pourtant une question. Même en admettant que l’Éros, le non-encore, la connaissance, soient des aspects essentiels du désir proustien, et équilibrent de leur élan vital les poussées régressives du mimétisme, on peut se demander comment concilier cette lecture avec la théorie explicitement défendue par Proust. La Recherche en effet a sa propre « morale de l’histoire ». Cette morale, qui coïncide avec la révélation-conversion dans le final du roman, nie la positivité du désir, et poursuit la réflexion sur les désillusions de l’expérience en portant à son terme le processus du désenchantement. À la fin de son roman de formation, la conscience abandonne son mirage, cette croyance que dans l’amour, dans les cercles exclusifs de la société, dans la visite d’un pays lointain, puisse se cacher une promesse de bonheur ; elle se convainc qu’il est inutilement frustrant de désirer une autre vie, parce qu’aucune dimension plus prestigieuse, aucun monde « totalement autre » ne révélera jamais le mystère initiatique de la félicité. Mais contrairement à l’expérience, dont le pouvoir destructeur justifie l’appellation de « porte basse et honteuse », la révélation du Temps retrouvé n’annihile pas l’enchantement. Sa porte s’ouvre en direction opposée du désir juvénile, mais elle est « d’or » elle aussi, parce qu’elle offre la même puissance de charme et une promesse plus fiable de salut éternel. La différence est que le bonheur n’y est pas recherché dans l’imagination anticipante, mais dans ce que nous avons déjà vécu ; il ne réside pas dans la vie inatteignable d’êtres différents de nous, mais dans ce qu’il y a de plus proche et de plus propre: notre vie elle-même, les sensations personnelles et irreproductibles qui ont marqué notre rapport avec le monde, avec la nature, les choses et les autres êtres humains. Certes il s’agit encore d’un mystère, d’un secret à mettre au jour et à déchiffrer, fondé sur la dévaluation du moment présent. Mais la direction de la recherche se convertit du futur au passé, et la mémoire se glisse sous l’espérance, remplaçant le pouvoir de suggestion de l’attente par celui de la réévocation nostalgique50.
- 51 La thèse de la vérité romanesque de Girard a été récemment reprise et actualisée sur la base des d (...)
62Devant cette issue à la fois édifiante et glaçante (Proust nous demande de renoncer à ce qui semble le plus propre à la condition humaine, au profit d’un solipsisme radical), nous pouvons nous rappeler les mots de Girard : « Heureusement, il nous reste le roman lui-même » (MR, p. 42). La vérité exprimée par une œuvre d’art ne coïncide pas avec les convictions de son auteur. Il existe en effet une vérité romanesque, infuse dans la nature du genre littéraire, qui non seulement s’émancipe de la doctrine professée par le romancier, mais qui est souvent philosophiquement plus riche et plus profonde que cette dernière. C’est là la thèse la plus valide de Mensonge romantique et vérité romanesque, qui aujourd’hui encore offre l’une des démonstrations les plus convaincantes de la façon dont la littérature peut être considérée comme une forme de connaissance irréductible et complémentaire de la philosophie. C’est précisément parce qu’elle fait cohabiter au plus haut niveau la capacité d’abstraction du théoricien et le talent du narrateur, que l’œuvre de Proust suggère une expérience interprétative originale : elle nous permet d’extrapoler une vérité proustienne, contenue dans la représentation phénoménologique de la vie humaine offerte par le roman, qui ne coïncide pas avec l’ensemble des idées de l’écrivain argumentées de façon discursive51.
- 52 Gilles Deleuze, Proust et les signes, 2e édition augmentée, Paris, PUF, 1970.
63Une fois reconnue, dans la Recherche, la coprésence de plusieurs voix qui alternent et se superposent, des voix qui font appel à des vérités parfois inconciliables, il devient possible de lire le reniement final du désir comme l’illusion ultime du mensonge romantique et, réciproquement, le rêve d’une vie meilleure comme le contenu le plus valide de la philosophie proustienne. (Avant toutes choses, ces deux voix ne s’équilibrent pas d’un point de vue quantitatif : à la centaine de pages auxquelles se réduit la théorie esthétique – qui embrasse l’« adoration perpétuelle » et la chronique des intermittences du cœur – fait face la riche phénoménologie du désir qui constitue, comme le montre bien Girard, « la matière presque entière du roman, et donc sa philosophie »). Au fond, les lecteurs pour qui la vérité en littérature ne s’obtient pas par une réduction des romans en essais, mais par une mise en valeur de ces romans, l’ont toujours su : tomber amoureux de Gilberte ou d’Albertine est aussi vrai, et peut-être plus vrai encore d’un point de vue anthropologique et moral, que croire à la rédemption par l’art. Deleuze voulait peut-être dire la même chose lorsqu’il soutenait que l’œuvre proustienne n’est pas tournée vers le passé, à la découverte de la mémoire, mais vers le futur et les progrès de l’apprentissage52. Le désir d’une autre vie est la vérité du roman proustien.
Notes
1 La lecture girardienne de Proust se trouve dans Mensonge romantique et vérité roma-nesque, Paris, Grasset, 1961 (désormais abrégé en MR et suivi du numéro de page) et dans l’introduction au recueil intitulé Proust. A Collection of Critical Essays, édité par René Girard, Englewood Cliffs, N.J., Prentice-Hall, 1962 (abrégé en P). Les références ponctuelles à Proust dans les ouvrages suivants de Girard ne modifient pas significativement l’interprétation formée en ce début des années 1960.
2 Ce n’est que dix ans plus tard que Ghislaine Florival publiera Le Désir chez Proust : à la recherche du sens, Louvain et Paris, Nauwelaerts, 1971.
3 Michel Crouzet, « Aspects nouveaux de l’analyse du romantisme », Annales, vol. 20, n° 3, 1965, p. 489. Voir aussi, dans le même numéro des Annales l’article de Jean Cohen, « La théorie du roman de René Girard ».
4 Pour un bilan critique de cette lecture voir Luc Fraisse, « René Girard en critique de Proust : intuitions, apories, mises à l’épreuve », L’Esprit Créateur, vol. 46, n° 4, 2006, p. 134-150 ; Barbara Carnevali, « La teoria mimetica alla prova di Proust », Nuova Corrente, vol. 51, n° 137-138, 2006, p. 255-282. L’article ici présenté est un développement de cette première étude.
5 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, dans À la Recherche du temps perdu, t. I, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, 1987-1989, p. 329. Les citations de la Recherche renverront toutes à cette édition ; ne seront désormais indiqués que le titre du roman, puis le numéro du volume en chiffres romains et celui de la page en chiffres arabes.
6 On peut confronter les analyses de Mensonge romantique (en particulier le chap. i, autour de la comparaison avec la jalousie) avec celles, très éloignées dans le temps mais étonnamment convergentes, de Pierre Charron dans De la sagesse, Paris, Fayard, 1986, chap. i, xxvii et xxviii, p. 187-189 ; et de George M. Foster, « The Anatomy of Envy : AStudy in Symbolic Behavior », Current Anthropology, vol. 13, n° 2, 1972, p. 165-202, en particulier p. 167-168. Cf. aussi Aaron Ben-Ze’ev, « Envie », dans Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, éd. Monique Canto-Sperber, Paris, PUF, 1996, et la synthèse importante d’Helmut Schœck, L’Envie : une histoire du mal [1980], trad. de l’allemand par Georges Pauline, Paris, Les Belles Lettres, 2006.
7 René Girard, Shakespeare : les feux de l’envie, trad. de l’anglais par Bernard Vincent, Paris, Grasset, 1990, p. 11.
8 Ibid.
9 La langue française, qui appelle envie le désir abstrait aussi bien que le désir rivalitaire, soutient cette identification, à la différence par exemple de l’italien pour lequel desiderio et invidia correspondent à deux phénomènes bien distincts.
10 René Girard, Shakespeare : les feux de l’envie, op. cit., p. 11.
11 Ibid., p. 11-22.
12 Cette façon de concevoir la réalité par « réduction » et « concentration » sur un seul phénomène considéré comme dominant inscrit Girard dans une tradition spécifique du réalisme anthropologique, celle qui s’est affirmée dans la modernité à partir de Machiavel et de Hobbes, et qui a triomphé avec l’école du soupçon. On peut lui opposer la tradition aristotélicienne, qui insiste au contraire sur la vocation du réalisme à l’exhaustivité et au respect de la complexité de l’expérience. Entendue ainsi, la tâche du réalisme ne consiste pas tant à atteindre un phénomène fondamental ou originaire (l’intérêt économique, l’amour-propre, la volonté de puissance, le désir envieux…), qui serait caché sous la surface des phénomènes et qui représenterait la vérité ultime de l’homme, mais à rendre compte de tous les phénomènes humains fondamentaux, en respectant leur pluralité et leur irréductibilité. Le réalisme aristotélicien lui aussi a trouvé des applications dans la théorie littéraire (par exemple chez Martha Nussbaum), et l’on peut le considérer comme un modèle alternatif à celui de Girard.
13 Voir par exemple l’introduction à l’étude sur Shakespeare, op. cit., p. 12.
14 Pour un bilan plus récent du rapport entre Proust et Dostoïevski, voir Karen Haddad-Wotling, L’illusion qui nous frappe. Proust et Dostoïevski. Une esthétique romanesque comparée, Paris, Champion, 1995 ; Eleonora Sparvoli, « Les évidences obscures. Proust face à l’énigme de Dostoïevski », dans Mauro Carbone et Eleonora Sparvoli (dir.), Proust et la philosophie aujourd’hui, Pise, E.T.S., 2008, p. 89-105.
15 Voici la citation proustienne, en contexte : « C’est qu’aussi – comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde, à l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous trouvons – la passante qu’appelait mon désir me semblait être non un exemplaire quelconque de ce type général : la femme, mais un produit nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux, plus important, doué d’une existence plus réelle que cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et les êtres je ne les séparais pas. J’avais le désir d’une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d’une pêcheuse de Balbec, comme j’avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu’elles pouvaient me donner m’aurait paru moins vrai, je n’aurais plus cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise les conditions », Du côté de chez Swann, I, p. 154-155.
16 Ce terme, imprégné de philosophie chrétienne, hégélienne et existentialiste, est utilisé occasionnellement par Girard comme synonyme du mal provoqué par l’envie: « Ce désir est un mal rongeur qui attaque d’abord la périphérie et se propage vers le centre: c’est une aliénation toujours plus totale à mesure que la distance diminue entre le modèle et le disciple » (MR, p. 57).
17 Nous ne pouvons développer ici en profondeur le parallèle entre l’anthropologie de Girard et celle d’Augustin. Mais il convient de rappeler combien la théorie mimétique conserve les traits fondamentaux du modèle théologique. En plus de la phénoménologie de l’envie, qui rappelle celle de l’orgueil (la passion perverse de l’imitatio dei), les affinités théoriques s’étendent au thème du manque ontologique, du deus absconditus, de la violence intrinsèque du monde humain, et jusqu’à la méthode d’analyse anthropologique : le regard impitoyablement réaliste avec lequel Girard étudie la psychologie se rapporte au dualisme augustinien qui sépare nettement nature et transcendance. La différence essentielle avec l’augustinisme concerne le concept métaphysique d’amour, auquel l’anthropologie girardienne substitue celui de mimèsis. Mais pour ce qui est de la doctrine du péché originel (qui implique le problème de l’ontologisation de la violence : le statut actuel de l’humanité est-il un résultat, déchu d’une perfection originaire, qui laisse donc ouverte la possibilité d’une existence différente, ou coïncide-t-il avec la nature humaine tout court, la seule vie possible pour l’homme ?), Girard s’y est référé positivement dans des textes récents. La parenté entre les deux visions de l’homme pourrait être démontrée d’un point de vue historico-philologique à travers l’influence au long cours du jansénisme dans la culture et la philosophie françaises. Dans la culture des années 1940 au cours desquelles Girard s’est formé, beaucoup de ces thèmes avaient été relancés par l’existentialisme. Pour une idée générale de l’anthropologie augustinienne et de sa persistance dans l’anthropologie moderne, voir Jean Lafond, L’Homme et son image. Morales et littérature de Montaigne à Mandeville, Honoré Champion, Paris, 1996. Une comparaison entre Girard et Augustin sur le thème de la violence, à travers la médiation de Raymund Schwager, se trouve dans Wolfgang Palaver, « La celata distanza di Girard dalla moderna ontologizzazione della violenza », Studi perugini, 5, 10, 2000, p. 191-203.
18 Je songe aux réflexions profondes de Peter Sloterdijk sur le désenchantement moderne et sur le destin de la critique des Lumières : Critique de la raison cynique, trad. de l’allemand par Hans Hildenbrand, Paris, C. Bourgois, 1987.
19 Jules de Gaultier, Le Bovarysme [1902], Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006.
20 Le snobisme jouit aux yeux de Girard d’un important privilège : contrairement aux autres termes dont le langage courant use au sujet du désir, celui-ci ne mystifie pas la réalité du mimétisme : « Il suffit de traiter un désir de snob pour en souligner le caractère imitatif » (MR, p. 38). Soutenir que l’amour est snob, c’est donc dire qu’il est envieux.
21 Mais il arrive que la rivalité mimétique pénètre aussi dans la famille du Narrateur : « […] les relations de Marcel avec ses parents sont parfois “predostoïevskiennes” » (MR, p. 57).
22 Stendhal, De l’amour, éd. Vittorio Del Litto, Gallimard, Paris 1980, p. 31 (chap. ii, De la naissance de l’amour).
23 Voir Barbara Carnevali, « Proust philosophe du prestige », Proust et la philosophie aujourd’hui, op. cit., p. 305-322.
24 Girard lit aussi l’œuvre de Stendhal à la lumière des passions inauthentiques – au premier chef l’hypocrisie de Julien et l’amour de tête de Mathilde – liquidant comme « romantique », et donc mensongère, la théorie de l’amour-passion, qui dans le système de Stendhal constitue la véritable alternative à l’anthropologie de la vanité et de l’amour-propre. Voilà encore une interprétation réductrice et particulièrement injuste, puisqu’elle fait du plus grand poète de l’authenticité après Rousseau un simple démystificateur de désirs envieux : « Il faut se rendre à l’évidence. Chez le dernier Stendhal il n’y a plus de désir spontané. Toute analyse “psychologique” est analyse de la vanité, c’est-à-dire révélation du désir triangulaire » (MR, p. 35).
25 Réduisant la sphère esthétique à des conflits sociaux, la démystification girardienne a des conséquences analogues à celles de la théorie sociologique de Pierre Bourdieu, dont les recherches sur la distinction, d’ailleurs, doivent beaucoup à la Recherche, et pas seulement en termes d’exemplification. Entre les deux théories il y a pourtant des différences importantes. Là où la sociologie de Bourdieu explique le prestige en termes de pouvoir, la théorie mimétique l’explique en termes d’envie. Dans le premier cas, le prestige est un attribut de celui qui est en position dominante (une sorte de possession objective, significativement définie comme un « capital » symbolique, quelque chose qui s’accumule et qui exerce une pression sur le monde), dans le second c’est une projection imaginaire de celui qui se sent inférieur (un rêve, une hallucination destinée à s’évanouir au contact du principe de réalité). Bien qu’elle tende au réductionnisme au même titre que la théorie mimétique, l’explication de Bourdieu a le mérite de reconnaître la consistance ontologique – autrement dit, la réalité – du symbolique. Voir Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
26 Les considérations qui suivent constituent une première esquisse d’interprétation de la Recherche.
27 Il s’agit, au contraire, de l’interprétation qui a prévalu dans l’histoire de la philosophie, dont s’écartent les ontologies-anthropologies immanentistes, comme celle de Spinoza ou de Deleuze. Voir Camille Dumoulié, Le Désir, Paris, Armand Colin, 1999.
28 Platon, Le Banquet, dans Œuvres complètes, vol. I, trad. Léon Robin, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1993, p. 732.
29 Voir Platon, Phèdre, dans 246a sqq. Il faut préciser que la conception platonicienne de l’Éros présuppose une théorie ontologique complexe qui ne peut évidemment pas être comparée à celle de Girard.
30 Des interprètes importants se sont exprimés sur cette question, notamment Curtius qui a intitulé « Platonisme » la conclusion de son essai, Jauss qui s’est opposé à toute lecture platonisante, et Anne Henry qui au contraire a insisté sur l’influence idéaliste. Parmi les apports les plus récents, voir Anne Simon, « Proust ou la crise de l’idéalisme », dans Bernard Brun (dir.), Marcel Proust 2. Nouvelles directions de la recherche proustienne, 1, Rencontres de Cerisy-la-Salle (2-9 juillet 1997), Paris, « La revue des lettres modernes. Série Marcel Proust », 2000, p. 61-75 ; Marco Piazza, « Proust, la verità e il nichilismo », dans (dir.), La Recherche tra apocalisse e salvezza. Journées Proust, Atti del convegno di Urbino (14-15 maggio 2003), Daniela De Agostini, Fasano, Schena, 2005, p. 45-68 ; Mauro Carbone, Proust et les idées sensibles, Paris, Vrin, 2008.
31 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 152.
32 « En lui s’était ouvert tout un domaine merveilleux – celui où elle vivait – d’où émanaient des radiations délicieuses mais où il ne pourrait pénétrer. Il partit du théâtre […] tout prêt à donner sa fortune et son nom pour la créature qui vivait en lui dans un monde tellement supérieur à ces réalités trop connues, un monde embelli par le désir et le rêve […] », Le Côté de Guermantes, II, p. 472.
33 Du côté de chez Swann, I, p. 384.
34 Ernst Bloch, Le Principe Espérance, t. I, trad. Françoise Wullmart, Paris, Gallimard, 1976. Voir aussi Remo Bodei, Géométrie des passions : peur, espoir, bonheur, traduit de l’italien par Marilène Raiola, Paris, PUF, 1997.
35 Stendhal, De l’amour, op. cit., p. 35 (chap. iii, De l’espérance).
36 Theodor W. Adorno, Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984.
37 Cf. Jean-François Marquet, « Proust, la fête inconcevable », dans Miroirs de l’identité. La littérature hantée par la philosophie, Paris, Hermann, 1996, p. 205-238.
38 Le Côté de Guermantes, II, p. 330.
39 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 151-152.
40 Ibid, p. 152.
41 Emmanuel Levinas, « Marcel Proust : L’Autre dans Proust », dans Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 117-123.
42 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 152-153.
43 Du côté de chez Swann, I, p. 175.
44 Ibid., p. 86.
45 Ibid.
46 Le Côté de Guermantes, II, p. 670-671.
47 Du côté de chez Swann, I, p. 384.
48 « Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d’eux comme un inconnu, essentiellement différent des autres, dont mon âme avait soif et qu’elle aurait profit à connaître », Du côté de chez Swann, I, p. 380. Les italiques sont de moi.
49 Le Côté de Guermantes, II, p. 310-311.
50 Voir Peter Szondi, qui compare la solution proustienne à celle de Walter Benjamin, « Hoffnung im Vergangenen. Walter Benjamin und die Suche nach der verlorenen Zeit », dans Zeugnisse : Theodor W. Adorno zum sechzigsten Geburtstag, éd. Max Horkeimer & Institut für Sozialforschung, Frankfurt a.M., Europäische Verlagsanstalt, 1963, p. 241-256.
51 La thèse de la vérité romanesque de Girard a été récemment reprise et actualisée sur la base des débats épistémologiques contemporains par Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987. Voir aussi Barbara Carnevali, « Sur Proust et la philosophie du prestige », Les philosophes lecteurs, Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n° 1, février 2006, URL : http://www.fabula.org/lht/1/Carnevali.html.
52 Gilles Deleuze, Proust et les signes, 2e édition augmentée, Paris, PUF, 1970.
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Référence papier
Barbara Carnevali, « Le désir d’une autre vie », Itinéraires, 2010-1 | 2010, 41-69.
Référence électronique
Barbara Carnevali, « Le désir d’une autre vie », Itinéraires [En ligne], 2010-1 | 2010, mis en ligne le 01 mai 2010, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/2157 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.2157
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