Le blog, nouvel espace littéraire entre tradition et reterritorialisation
Résumés
Nous considérons les blogs comme un environnement de travail en réseau quand ils sont utilisés comme moyen d’écriture littéraire. Nous regardons leur but, leur forme et leur esthétique aussi bien que leur relation au monde comme à l’altérité. Pour établir des critères génériques, nous étudions comment les blogs ont été compris, attaqués et définis par les lecteurs. Nous montrons que le blog en tant que rhizome a pour intention de re-territorialiser l’espace littéraire et devient un outil de mémoire.
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Une réception contrastée
- 1 Au milieu des années 1990, des pionniers défrichent une pratique qui n’a pas encore d’appellation (...)
1Dans la courte histoire d’Internet, le weblog se détache comme format de publication né du numérique. À ses débuts1 outre-Atlantique, il est un outil de veille élaboré par des internautes qui relèvent selon une fréquence hebdomadaire ou mensuelle l’apparition de sites et en consignent l’adresse. Ce travail de filtre et d’aiguillage renforce la connectivité du net : le lecteur numérique est quelqu’un qui fabrique du réseau. Les caractéristiques initiales du genre blog sont donc l’établissement de liens hypertextuels par un agent humain et leur mise à jour.
2Aujourd’hui, les moteurs de recherche indexent plus de cent trente millions de blogs. Technorati2 qui leur est dédié favorise l’exploration en fonction de l’« autorité » c’est-à-dire la manière dont les internautes ont distingué un blog via leur pointage dans les liens. Cet outil parcourt en temps réel le contenu sémantique de centaines de milliers de messages.
- 3 Diffusion du Cluetrain Manifesto ou Manifeste des évidences, à partir de 1999.
- 4 Voir Brigitte Chapelain (dir.), Écritures en ligne : pratiques et communautés, 2002 en ligne sur h (...)
- 5 Notamment dès 2002 SkyBlog, Ublog, 20six.
- 6 Par exemple Wordpress, Dotclear, Spip.
- 7 En 2002-2003, apparaissent des blogs de recherche et de veille comme La feuille, blog d’Hubert Gui (...)
3Comment expliquer un tel succès ? Une vive défense des blogs par leurs créateurs, des discours marketing3 et institutionnels, l’intérêt de la critique universitaire4 et de la presse, la présence diffuse de l’idée que le progrès est au service des facultés créatrices de chacun, enfin la gratuité et l’ergonomie des plates-formes5 et des systèmes de gestion de contenu (CMS)6 encouragent en France l’essor des blogs7. Nombre de développeurs participent à leur amélioration. Les fonctionnalités régissant le mode d’affichage, la recherche des données, l’ouverture des commentaires sont standardisées. Les éléments du profil systématisent la présentation de soi. La géographie du blog est mondialisée : dans toutes les langues, les pages affichées se ressemblent.
- 8 Laurence Allard et Frédéric Vandenberghe, « Express yourself ! Les pages perso. Entre légitimation (...)
- 9 Laurent Gloagen dans Embruns reproduit la Une de Libération du 11 décembre 2004 qui titre sur la « (...)
- 10 Anne Cauquelin, Le Site et le Paysage, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2002.
4Conçu pour la publication rapide et la mise en relation du blogueur avec les membres d’une communauté virtuelle, intégrant ensuite différents médias et aujourd’hui propice à la dissémination sur les réseaux sociaux, le blog répond à des attentes de facilitation. Il réduit la fracture numérique. Les nouveaux arrivants adoptent en guise de « pages personnelles » cette technique de figuration de soi à travers une identité narrative et une identité de liens, reconnue par les pairs. Les blogs deviennent donc « les sites personnels de deuxième génération8 ». « Weblog », en 2004, est un « buzz word9 », pour lequel plusieurs traductions concourent dans la francophonie : « carnet, webillard, bloc-notes, joueb ». On abandonne la notion de « site » en tant qu’organisation spatiale et représentation mentale d’un espace au profit de quelque chose de nouveau, avec l’assurance d’avoir compris ce qui se dessinait10.
5Pourtant cette technologie d’écriture numérique est vivement décriée. Les blogs inciteraient à l’exhibition, au déferlement des émotions, à la subversion de la langue, prôneraient l’addiction au virtuel, mais aussi, revers de l’autoritativité, bouleverseraient les hiérarchies et effaceraient les frontières entre experts et amateurs. En outre, les outils de blogging étoufferaient la créativité en contraignant chaque blogueur à un design d’interface préexistant.
- 11 Martine Pagé, « J’ai finalement créé mon propre blog », 27 février 2002, http://www.largeur.com/?p (...)
- 12 On s’appuie ici sur l’analyse d’Alex Mucchielli, Étude des communications : le dialogue avec la te (...)
6Toutefois, si une heure suffit pour ouvrir un blog sur une plate-forme et publier ses premiers messages11, la réduction initiale des savoirs procéduraux nécessaires à la mise en ligne ne devrait pas cacher le travail continu d’appropriation des techniques de l’écriture en réseau. Il n’est point de transparence de l’objet technique. En témoignent de nombreux billets. Créer son blog suppose d’acquérir des compétences techniques et communicationnelles, par expérimentation, imitation des pairs, essais et erreurs, décisions singularisantes. Ainsi choisir une plate-forme et une communauté, ou préférer l’hébergement autonome. Inventer le titre de son blog et définir une ligne éditoriale. Se présenter à l’aide d’un pseudo et d’un autoportrait, fictionnel ou réel. Ensuite, régler le type de communication induite par l’interface de son blog12. En particulier, ouvrir les commentaires et y définir sa place. Parallèlement, sélectionner les blogs à promouvoir et auxquels se relier. Bientôt il faudra structurer les données, définir des catégories, annoter ses billets avec des tags : le blogueur est éditeur de ses billets.
- 13 Patrick Rebollar, « (Dis)continuités d’un lieu d’écriture virtuelle », Glottopol, n° 10, juillet 2 (...)
- 14 Qui juge en 2006 les écrivains français « en retard » à s’approprier ces nouveaux espaces.
7La maîtrise du dispositif suppose des apprentissages rédactionnels : écriture des billets en tenant compte du rôle d’accroche et de prolepse du titre, présentation des liens hypertextuels, règle de l’assiduité qui fonctionne comme contrainte d’écriture. Patrick Rebollar observe magistralement cette astreinte quasi quotidienne, plusieurs années de suite, dans son Journal Littéréticulaire, jusqu’à produire l’équivalent d’un volume de plusieurs milliers de pages13. En 2005-2006, François Bon14 avait pour Tumulte relevé comme un pari « une année d’expérience narrative en temps réel », directement sur le serveur. Avec Liminaire, Pierre Ménard explore l’écriture en plusieurs veines ouvertes aux contributeurs.
8A contrario, l’abandon courant après quelques billets résulte des lacunes dans la production du contenu, dans la capacité à se relier aux autres blogueurs et à conquérir une audience ainsi que d’une interrogation quant aux bénéfices et à la finalité de ce travail de création sur Internet.
L’ordre du blog
9À rebours du livre, du journal ou du carnet de voyage, le nouveau billet recouvre l’écrit précédent. L’ordre ante-chronologique porte en page d’accueil ce qui a été publié en dernier. Techniquement facultatif, cet aspect définit néanmoins le blog qui répond ainsi à l’attente des « nouvelles du site ». Il est exhibé lorsque le blog est consulté par des outils de syndication de contenu (fils RSS) via un logiciel agrégateur.
10Les auteurs et leurs lecteurs projettent comme cadre d’interprétation des modèles préexistants qui servent de repoussoir ou au contraire de caution. La promotion des blogs invoque le renversement du processus de communication. Les internautes cherchent le contenu au lieu de se le voir imposé. On se réfère à la « fin de l’auteur » et à l’importance du lecteur dans la construction du sens. Or la réactivation des modèles culturels hérités de l’imprimé détermine la manière dont les internautes se figurent et s’approprient l’outil : avant tout comme instrument de gestion de l’information personnelle et de l’écriture de soi (aide-mémoire, hupomnêmata au sens de Foucault, journal intime, carnet de recherche, carnet de voyage), ou de publication (revue, journal).
- 15 Zazieweb (1996-2009), conçu par Isabelle Aveline, http://www.zazieweb.fr/.
- 16 Par exemple Florence Trocmé sur http://poezibao.typepad.com/.
- 17 Annie Strohem, Journal et autres écritures, http://www.anniestrohem.com/index.php/ ; http://www.jc (...)
11Dans une hétérogénéité de pratiques, les pionniers ont hybridé l’écriture du blog avec des genres issus de l’imprimé. Ils ont également reporté des écritures en ligne vers ce nouveau format, à l’instar d’anciens participants très actifs des forums littéraires de Zazieweb15 qui regroupent leurs interventions sur leur blog16, tandis que des créateurs de récits de voyages ou de journaux personnels (Annie Strohem, Jean-Claude Bourdais) se sont découverts bloguant sans le savoir17. Selon un mouvement d’élaboration collective de l’innovation, ces aspects sont discutés par billets interposés. Le choix des titres en témoigne. Les annuaires et les concours de blogs les classent par forme sémiotique (« textblog », « videoblog », « photoblog », « blog de bande dessinée »), thème (« warblog »), genre emprunté à l’imprimé (romans, nouvelles, poésie) ou plus spécifique d’Internet (« linkblog »). Le nombre d’auteurs et de lecteurs stabilise des traits génériques.
12Instruments de mise en relation des personnes et des contenus, les blogs appartiennent à la catégorie des logiciels de réseaux sociaux. Concurrencés par de nouveaux dispositifs de publication instantanée, ils s’en distinguent par d’autres traits : par exemple, la densité d’information, le code, le caractère développé face au « microblogging ». Des plates-formes comme Myspace ou Facebook intègrent la rédaction d’article. Si le format blog perd de sa suprématie au milieu d’autres outils proposant une plus grande connectivité des internautes, il conquiert donc de nouveaux adeptes.
Un format littéraire
- 18 Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée [1951], Paris, Payot, coll. « Pet (...)
- 19 Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire, Paris, Armand Colin, 2004.
13Theodor W. Adorno fustige la régression des individus existant sans moi, « entichés de technique », incapables d’une relation véritable à l’art ravalé au rang d’objet de consommation parmi d’autres18. Cette sévérité épargne-t-elle ceux qui, loin d’envisager un « je » qui ne préexisterait pas à l’écriture, appréhendent le blog comme écriture de soi avec naturel, méconnaissant l’élaboration contemporaine de cette question à travers les notions de « postmodernisme » ou d’« autofiction » ? De quelle subjectivité littéraire le blog est-il l’opérateur ? Dominique Maingueneau analyse la complexification de l’instance auctoriale, afin de réévaluer des œuvres (textes autobiographiques, journaux d’écrivains, récits de voyage) qui ne correspondent pas à la représentation dominante du fait littéraire. Cette dernière efface la personne et l’écrivain pour se concentrer sur l’énonciateur19. Le blog à la première personne est travaillé par cette question de l’identité numérique et de la subjectivité dispersée : blogueur (éventuellement sous pseudonyme) constitué en auteur par le dispositif, administrateur, créateur du blog pour l’état civil, individu figuré, responsable du processus d’énonciation, qui doit incarner l’écrivain et ses capacités stylistiques – fût-il un collectif caché.
- 20 Jean-Pierre Balpe, Hyperfiction, http://hyperfiction.blogs.liberation.fr/.
14Dans l’énonciation du blog, la séparation entre l’inscripteur, l’écrivain et la personne est donc incertaine. Stabiliser la référence est impossible. En virtuose de l’autofiction, Jean-Pierre Balpe explore ce feuilleté dans Hyperfictions20, une œuvre en devenir répartie sur plusieurs blogs. L’identification trouble de l’énonciateur à l’individu dans ses rôles sociaux et à l’écrivain sous ses hétéronymes se double du jeu avec l’hypotexte proustien comme miroir de l’exploration de la subjectivité.
- 21 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.
15Le blog diffère du site personnel car d’autres locuteurs contribuent à produire son contenu dans les commentaires ou dans leurs propres billets. Ces contributions sont lues, voire commentées en retour, par l’auteur initial. Une circularité s’organise. Le caractère dialogique du blog peut être exhibé, ainsi dans les blogs d’adolescents marqués par l’injonction « lachez vos coms » adressée à la communauté des pairs : des récits de vie sur Skyblog occasionnent des retours d’attention de plusieurs dizaines de milliers d’internautes. Ou il peut être occulté, lorsqu’un blogueur ferme les commentaires et/ou que l’internaute maintient sa position traditionnelle de lecteur solitaire et silencieux pour redevenir « cette ombre si vaine qui passe sur les pages et les laisse intactes21 ». Le commentaire n’est alors qu’une virtualité de l’interface dont personne ne se saisit. Néanmoins, bien que certains s’en affranchissent, cette ouverture en écriture aux contributions du destinataire est perçue comme générique. Aussi le message est-il tourné vers les effets que le blogueur cherche à produire, au risque de la facilité et du sensationnalisme pour capter son audience.
- 22 Danah Boyd, « Broken Métaphores as Liminal Practice », 2004.
- 23 Walter J. Ong, Orality and Literacy, New York, Routledge, 1982.
16Danah Boyd s’intéresse au blog en tant que processus de communication entre blogueurs tour à tour auteurs/orateurs et lecteurs/auditeurs. Elle assimile alors l’exercice du blog à celui du discours d’opinion tenu en public22. Le blog emprunte ainsi des traits à la « seconde oralité » : autorité partagée, énonciation à la fois engagée, subjective et objective, et enfin agrégation et montage des éléments textuels23.
- 24 François Moureau, Répertoire des nouvelles à la main, dictionnaire de la presse manuscrite clandes (...)
17Il serait plus conforme à notre tradition de se reporter à une autre réalité. Avant la diffusion de la presse imprimée et la surveillance de la gazette par le pouvoir, « les nouvelles à la main » des xviie et xviiie siècles confiaient à un lectorat choisi des informations vérifiées ainsi que des critiques littéraires et artistiques. Fruit d’un travail collectif dans les salons où elles s’échangeaient sous forme manuscrite, elles étaient destinées à des privilégiés (savants, lettrés) abonnés à un tel service. De véritables réseaux d’échanges intellectuels faisaient circuler ces mélanges secrets au « ton piquant et libre » où s’élaborait un discours critique24. Qui plus est, les « nouvelles à la main » recèlent une hétérogénéité de formes et de registres, un renouvellement de l’attention et une souplesse de lecture qui conviennent bien au blog.
18En tant que textualité numérique, l’énoncé du blog est reproductible, détachable du contexte de l’énonciation. L’ordre de la lecture diffère de l’ordre de la publication. La seule diachronie ne rend pas compte de sa nature. Par l’hypertexte, le blog se déploie en synchronie et invite à une exploration spatiale tout autant que temporelle. Le dispositif des catégories et mots clés associés à un message, le moteur de recherche interne multiplient les bifurcations par rapport à l’ordre antéchronologique. Les rétroliens assurent la correspondance entre des billets par des procédés de gestion semi-automatisée et font circuler les données d’un blog à l’autre. Le blog est rhizome.
- 25 Philippe de Jonckheere, Le bloc-notes du désordre, http://www.desordre.net/blog/.
19Donc d’un côté la force du flux, l’enchaînement des dates efface la discontinuité des prises de parole, de l’autre la tension vers l’oblique, pour autant que le blog multiplie les liens externes. Philippe de Jonckheere parsème son Bloc-notes de liens vers des pages de son site du Désordre qu’il met en mouvement, tout en aiguisant l’attention par des associations imprévisibles25. En fragmentant le blog en chacun de ses messages, par le jeu de l’hypertexte, le lecteur se reporte à des éléments extérieurs au blog initial qui acquièrent dès lors une présence extra-diégétique.
- 26 Catherine Ramus, Albertine Meunier, elle en a des choses à dire, http://albertinemeunier.blogspot. (...)
- 27 Créateur du blog collectif 2balles en 1999.
- 28 Frédéric Madre, « Blog : un chien parmi les chiens, contrainte », Formules, n° 10, juin 2006.
20Le blog réaliserait-il ce que l’esthétique de la communication visait, l’interconnexion de tous par les réseaux, la participation et la contribution de chacun au processus d’écriture globale ? Ceux qui explorent en pionniers les potentialités esthétiques d’Internet le récusent. Catherine Ramus publie le Journal d’Albertine Meunier, succession féroce de billets mentionnant « Aujourd’hui, rien à dire », exhibant donc la vacuité d’un projet d’écriture du sujet et bloguant le refus de bloguer26. Frédéric Madre27 déclare sur la liste e-critures.org son hostilité contre « une forme parfaite et abominable » qui « étouffe ». Il dénonce l’imposition du marché au détriment de la création, une logique de la consommation, du « comptage des visites et décomptages de popularité sans qualité ». La critique est vive : créer un blog est d’une « facilité abjecte » et les productions ne valent rien à cause de leur indistinction : « le Web n’est qu’interface, et l’interface seule peut nous retenir, nous différencier, nous ajuster au plus près du propos ». C’est en réintroduisant de la clôture par la suppression des commentaires pour « s’éloigner de la promiscuité douteuse d’avec les visiteurs et les autres blogueurs » que bloguer lui paraît possible28.
- 29 Charles Pennequin, http://charles_pennequin.20six.fr/.
21Par la suite, le blog est utilisé pour des raisons de visibilité par nombre de ses détracteurs initiaux parfois en maintenant un registre parodique et contestataire, ainsi Charles Pennequin29 sur plusieurs plates-formes et sous plusieurs identités.
La blogosphère
- 30 Alain Giffard, « Sur le blog », http://alaingiffard.blogs.com/culture/2005/05/sur_le_blog_1_.html/
- 31 Christophe Druaux, « Cartographie », 24 septembre 2007, http://www.ouinon.net/index.php?2007/09/24 (...)
- 32 Philippe Boisnard et Fabrice Thumerel, Libr-critique, l’actualité des littératures contemporaines, (...)
22La blogosphère rend possible la vie du blog en assurant son référencement et l’échange de commentaires30. Pourrait-on dire qu’elle transcende la diversité, que si le champ est parcellé, clivé, hétérogène, elle unifie et met en connexion ? Christophe Druaux31 distingue plusieurs réseaux de blogs assez cloisonnés, ce qui s’explique en partie par l’hétérogénéité des horizons d’attente en fonction des plates-formes, des communautés ainsi que les limites imposées par les hébergeurs. En position d’autorité, des blogs comme celui de Philippe Boisnard sur Libr-critique servent de lien entre plusieurs de ces « petits mondes32 ».
- 33 Antonia Neyrins, Les Carnets de voyage, http://carnetsdevoyage.blogs-de-voyage.fr/ ; Éric Chevilla (...)
23Ce champ est travaillé par des confrontations entre des positionnements esthétiques selon des stratégies ou des lieux d’exercice. L’affrontement ici est à la fois externe et interne. Externe, avec le choix de l’écriture numérique dans un rapport de complémentarité ou d’hostilité à la publication imprimée pour l’écrivain constitué ou en voie de reconnaissance. Certains bloguent, d’autres « réservent tout au livre ». Le blog est-il un atelier, une vitrine, un support de fichiers au format pdf ou de performances enregistrées ? Un mouvement ubiquitaire voit se développer sur le réseau des œuvres, imprimées par la suite malgré leur spécificité : des Carnets de Voyage d’Antonia Neyrins à l’Autofictif d’Éric Chevillard33. Conflit interne également, perceptible dans la virulence des critiques ou l’affichage bonhomme d’une sélection, la promotion de tel blog, ou la ligne de front qui sépare les partisans des licences libres des défenseurs du droit d’auteur traditionnel.
- 34 Site conçu par Christine Genin, http://pagesperso-orange.fr/labyrinthe/. Voir également son blog L (...)
- 35 François Bon, 130 blogs littérature et Internet, http://www.netvibes.com/tierslivre - tiers_livre.
- 36 Alex Mucchielli, Étude des communications : le dialogue avec la technologie, Paris, Armand Colin, (...)
24À cette blogosphère marquée par des oppositions, il faut ajouter d’abord un réseau d’appareils (au sens « appareils idéologiques ») interconnectant les individus (écrivains et publics), ensuite des contrats génériques, encore des médiateurs, des interprètes et des évaluateurs légitimes (la sélection de blogs du Labyrinthe34, les cent trente blogs littéraires par François Bon sur Netvibes35) et enfin des archives, un intertexte qui plonge dans la mémoire36.
- 37 Xavier Garnier et Pierre Zoberman, Qu’est-ce qu’un espace littéraire ?, Saint-Denis, Presses unive (...)
25L’espace littéraire n’est pas l’espace de la page imprimée37. La lecture le déplie, le produit comme événement. Tissé de références, c’est un espace intertextuel, actualisé et modifié selon les compétences de la réception. Le blog facilite l’hybridation, entrelace genres hérités de l’imprimé et formats numériques. Écrire un blog, c’est réagencer des énoncés antérieurs et faire surgir du nouveau dans des textes plus anciens relus en écho à des livres, des événements contemporains. Le travail de la citation, la mise en écriture à partir de la lecture constituent le blog et redéfinissent l’histoire littéraire et le canon par la constitution de la réception.
Une technologie de la mémoire
- 38 Bernard Stiegler, La Technique et le Temps, t. II, La Désorientation, Paris, Galilée, 1996.
- 39 Patrick Rebollar, Les Salons littéraires sont dans l’Internet, Paris, PUF, coll. « Écritures élect (...)
26Il manque à notre époque des instruments de rétention pour fortifier la singularité38. Le blogueur ne se soumet pas aux flux des médias de masse et des industries de programme : il les apprivoise, y prélevant des films, des morceaux de texte ou de musique qu’il annote et commente. Le blogueur veille à « augmenter le pouvoir de la pénétration de la littérature dans les vies » en évitant de « ravaler l’internaute à son simple rang de consommateur » : « tout dans ce domaine est laissé à l’intelligence de ces dizaines de milliers d’amateurs qui se partagent un territoire virtuel39. »
- 40 Michel Foucault, « L’écriture de soi » [1983], dans Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994.
27Chaque blog peut agir comme opérateur de mémoire au sein du réseau. Cela paraît paradoxal d’associer le blog à la mémoire, parce que l’écriture peut en être décrite comme instantanée. Mais ces enregistrements volontaires deviennent mémoire parce qu’ils sont travaillés et organisés. Le blogueur duplique, reproduit, remet en circulation. Il sélectionne, relie, recommande. La mémoire humaine s’appuie sur des techniques d’enregistrement. Le carnet de notes est remède à la stultitia40, à l’éparpillement devant la nouveauté, il permet le retour, l’exercice et l’intériorisation. Le blog guide vers les contenus de la mémoire, qui ne sont pas hiérarchisés, et restent difficilement consultables, en tant qu’îlots non reliés. La blogroll sédimente et affiche des relations construites (via le réseau Internet ou d’autres formes de sociabilité). Ce qui est externalisé, c’est aussi la métamémoire, les pratiques et les processus pour accéder aux informations (liens, catégories, index, tags, moteurs de recherche interne). L’érudition perd de sa valeur au profit de l’intérêt pour les modes opératoires partageables. L’attention se porte sur la manière dont l’auteur organise ses circuits.
- 41 Jean-Pierre Balpe, Contextes de l’art numérique, Paris, Hermès science, 2000.
28Au sens technique, la mémoire informatique toujours plus miniaturisée, distribuée sur des supports interconnectés pourrait stocker « la totalité de la mémoire humaine ». Dans le contexte numérique, toute trace d’une activité quelle qu’elle soit devient information. Il n’y a alors de limites ni à la recherche des traces ni à leur réactivation41. Mais cette archive est périssable, à la merci d’une fausse manœuvre lors d’une sauvegarde ou de l’obsolescence d’un format devenu illisible.
- 42 Thimothée Rolin, Adam project, http://adamproject.net/.
- 43 LL de Mars, Le Terrier, http://www.le-terrier.net/desordre/adam_project/.
29Pour sa participation à Adam Project42, Philippe de Jonckheere se demande comment « dire tout » d’une journée : cela génère une extension infinie. Il en creuse l’espace par la pensée intérieure chargée de références. La mémoire de soi est répartie, délocalisée sur plusieurs sites : celui du bloc notes, celui de l’œuvre collective Adam Project, celui du Terrier43 repris par LL de Mars. Cette mémoire écrite sous le regard d’autrui qui pourrait paraître intime est partagée, non seulement divulguée mais intégrée dans un projet collectif.
30Au-delà de la diversité des écritures et des genres pratiqués, le blog constitue sur le réseau un lieu de mémoire où se revivifie la subjectivité. Il apparaît bien comme un instrument de reconstitution du désir au sens de Bernard Stiegler. Il est filtre, rétention tertiaire, milieu dans lequel interagissent les rétentions primaires (perception) et secondaires (leur souvenir), ce support transmissible de génération en génération « qui transforme en profondeur le jeu de la mémoire, de l’imagination et de la conscience ». Il concurrence d’autres systèmes de rétentions tertiaires et impose sa logique et ses choix quant à ce qu’il convient de garder en mémoire vivante.
Notes
1 Au milieu des années 1990, des pionniers défrichent une pratique qui n’a pas encore d’appellation : Justin Hall chronique sa vie depuis 1994, Tim Berners-Lee lance en 1996 son carnet de nouvelles conformément à sa vision fondatrice d’un World Wide Web où tout internaute par le biais de l’hypertexte partage ses connaissances et commente ce qu’un autre a écrit. Les deux années suivantes, cherchant à se regrouper, plusieurs centaines d’innovateurs bloguent dans les domaines du journalisme citoyen ou alternatif, des expériences et des pensées du quotidien, des technologies. En 1999, l’engouement naît avec des applications dédiées comme Blogger grâce auxquelles les adeptes publient leurs pages sans FTP ni code HTML.
3 Diffusion du Cluetrain Manifesto ou Manifeste des évidences, à partir de 1999.
4 Voir Brigitte Chapelain (dir.), Écritures en ligne : pratiques et communautés, 2002 en ligne sur http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00126719 ; Évelyne Broudoux, Outils, pratiques autoritatives du texte, constitution du champ de la littérature numérique, thèse de doctorat, université Paris 8, 2003, en ligne, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00006760.
5 Notamment dès 2002 SkyBlog, Ublog, 20six.
6 Par exemple Wordpress, Dotclear, Spip.
7 En 2002-2003, apparaissent des blogs de recherche et de veille comme La feuille, blog d’Hubert Guillaud sur l’édition électronique (http://lafeuille.blog.lemonde.fr/).
8 Laurence Allard et Frédéric Vandenberghe, « Express yourself ! Les pages perso. Entre légitimation technopolitique de l’individualisme expressif et authenticité réflexive peer to peer », Réseaux, n° 117 : « Les nouvelles formes de la consécration culturelle », 2003.
9 Laurent Gloagen dans Embruns reproduit la Une de Libération du 11 décembre 2004 qui titre sur la « blog génération », http://embruns.net/logbook/2004/12/11.html#001688, consulté le 2 avril 2010.
10 Anne Cauquelin, Le Site et le Paysage, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2002.
11 Martine Pagé, « J’ai finalement créé mon propre blog », 27 février 2002, http://www.largeur.com/?p=1009, consulté le 2 avril 2010.
12 On s’appuie ici sur l’analyse d’Alex Mucchielli, Étude des communications : le dialogue avec la technologie, Paris, Armand Colin, 2006.
13 Patrick Rebollar, « (Dis)continuités d’un lieu d’écriture virtuelle », Glottopol, n° 10, juillet 2007, en ligne, www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol/numero_10.html, consulté le 2 avril 2010.
14 Qui juge en 2006 les écrivains français « en retard » à s’approprier ces nouveaux espaces.
15 Zazieweb (1996-2009), conçu par Isabelle Aveline, http://www.zazieweb.fr/.
16 Par exemple Florence Trocmé sur http://poezibao.typepad.com/.
17 Annie Strohem, Journal et autres écritures, http://www.anniestrohem.com/index.php/ ; http://www.jcbourdais.net/.
18 Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée [1951], Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2003.
19 Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire, Paris, Armand Colin, 2004.
20 Jean-Pierre Balpe, Hyperfiction, http://hyperfiction.blogs.liberation.fr/.
21 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.
22 Danah Boyd, « Broken Métaphores as Liminal Practice », 2004.
23 Walter J. Ong, Orality and Literacy, New York, Routledge, 1982.
24 François Moureau, Répertoire des nouvelles à la main, dictionnaire de la presse manuscrite clandestine, xvie-xviie siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 1999.
25 Philippe de Jonckheere, Le bloc-notes du désordre, http://www.desordre.net/blog/.
26 Catherine Ramus, Albertine Meunier, elle en a des choses à dire, http://albertinemeunier.blogspot.com/.
27 Créateur du blog collectif 2balles en 1999.
28 Frédéric Madre, « Blog : un chien parmi les chiens, contrainte », Formules, n° 10, juin 2006.
29 Charles Pennequin, http://charles_pennequin.20six.fr/.
30 Alain Giffard, « Sur le blog », http://alaingiffard.blogs.com/culture/2005/05/sur_le_blog_1_.html/.
31 Christophe Druaux, « Cartographie », 24 septembre 2007, http://www.ouinon.net/index.php?2007/09/24/215-cartograhie-blogosphere-francophone, consulté le 2 avril 2010.
32 Philippe Boisnard et Fabrice Thumerel, Libr-critique, l’actualité des littératures contemporaines, http://www.libr-critique.com/.
33 Antonia Neyrins, Les Carnets de voyage, http://carnetsdevoyage.blogs-de-voyage.fr/ ; Éric Chevillard, L’Autofictif, http://l-autofictif.over-blog.com/ et François Bon, Tumulte, Paris, Fayard, 2006.
34 Site conçu par Christine Genin, http://pagesperso-orange.fr/labyrinthe/. Voir également son blog Lignes de fuite, http://blog.lignesdefuite.fr/.
35 François Bon, 130 blogs littérature et Internet, http://www.netvibes.com/tierslivre - tiers_livre.
36 Alex Mucchielli, Étude des communications : le dialogue avec la technologie, Paris, Armand Colin, 2006.
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Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Isabelle Escolin-Contensou, « Le blog, nouvel espace littéraire entre tradition et reterritorialisation », Itinéraires, 2010-2 | 2010, 13-22.
Référence électronique
Isabelle Escolin-Contensou, « Le blog, nouvel espace littéraire entre tradition et reterritorialisation », Itinéraires [En ligne], 2010-2 | 2010, mis en ligne le 01 juillet 2010, consulté le 02 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/1924 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.1924
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