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Les représentations artistiques du corps

De l’hybridité du corps dans l’art marocain

Anouar Ouyachchi
p. 163-172

Résumés

Plus que nulle part ailleurs, le corps, dans les sociétés arabo-musulmanes, interpelle la notion de gouvernement de soi. En effet, pris dans la sphère du sacré musulman, dans la mesure où la majorité des rituels et des échanges transitent à travers lui, il est souvent l’objet de discours normatifs qui marquent les limites des comportements possibles et admissibles. Dans un pays comme le Maroc, les représentations littéraire et artistique du corps visent non seulement à traduire la répression que subit celui-ci, mais aussi à le transfigurer ou à le désacraliser. À travers les œuvres de quelques artistes marocains (écrivains et peintres) comme Abbès Saladi, Mahi Binebine, Mohammed Khaïr-Eddine et Mohamed Leftah, je tenterai d’examiner la façon dont l’art marocain se saisit du donné corporel et le travaille dans ses élans mystiques, ses pulsions, ses désirs et ses fantasmes pour en faire un outil de quête aussi bien qu’un instrument de subversion.

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Mots-clés :

corps, Maroc, art, hybridité, identité
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Texte intégral

  • 1  Abdelkébir Khatibi, Œuvres. Essais, t. III, Paris, La Différence, 2008, p. 91-103.

1Dans la tradition arabo-musulmane, le corps fonctionne avant tout comme un support par lequel transitent tous les échanges avec le divin. Sans cesse « purifié », « spiritualisé » et « disponible », comme l’explique Abdelkébir Khatibi, le « corps oriental » se trouve au centre de pratiques religieuses qui le produisent, en « signes et actions de sacralisation », conformément à un modèle archétypal, celui du « corps prophétique ». Pour l’écrivain et intellectuel marocain, en islam, « le corps de l’homme, ses parties et l’âme qui les vivifie sont les reflets de la parole de Dieu transcrite sur un miroir vivant1 ».

  • 2  Dans cette pièce, où l’héroïne pleure son père décédé tout en exprimant, à travers une mise en scè (...)

2Reconnaître cette dimension sacrée du corps dans les sociétés arabo-musulmanes, c’est dire tout l’interdit dont il est frappé et l’impossibilité de nourrir une réflexion sur lui, indépendamment de toute une tradition religieuse, qui sert de référentiel à un type de discours investissant la corporéité et cherchant à la construire. Au Maroc, ce ne sont pas les tentatives de transgression qui manquent. De la polémique suscitée, par exemple, en novembre 2009, par un magazine comme Femmes du Maroc montrant, en photo de couverture, une ancienne animatrice télé, enceinte de huit mois, nue, à Capharnaüm2, tout récemment, une pièce théâtrale de la comédienne Latifa Ahrare, qualifiée par une certaine presse de « ramassis de débauche », en passant par des films « torrides » comme Marock (2004) de Laïla Marrakchi ou Amours voilées (2007) de Aziz Salmy, le corps est là comme réalité incontournable, omniprésent, pris dans la trame d’une multitude de discours qui le construisent et le déconstruisent, en montrant tant son importance symbolique que le malaise qu’il continue à susciter dans une société en pleine mutation.

3Loin de rester indifférents au phénomène, les arts plastiques sont également interpellés par cette implication du corps. En témoigne d’ailleurs l’une des grandes expositions collectives, Corps et figures du corps, ayant réuni plus de soixante-dix artistes, de décembre 2009 à avril 2010, à Casablanca. Cependant, malgré toute sa pertinence, l’opposition tradition/modernité n’est pas capable à elle seule de rendre compte de la diversité des artistes marocains dans leur travail sur le corps. Non seulement les modalités d’exploitation des références culturelles divergent, chez ces derniers, mais les visions du corps ne sont pas toujours dans une position de rupture par rapport à la tradition. D’ailleurs quel lien entre les toiles d’inspiration mythique d’un Mohammed Abouelouakar et les corps meurtris, calcinés et scarifiés de Mahi Binebine ?

  • 3  Voir Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007 (origi (...)
  • 4  Claude Fintz, « L’entre-deux des corps : de la poétique au politique », dans Le Corps comme lieu d (...)

4Pour mieux cerner les métamorphoses du corps dans les pratiques des artistes au Maroc, il est nécessaire de le penser au-delà de toutes les oppositions réductrices. D’où l’intérêt d’une notion comme celle de l’hybridité permettant d’aborder, sous un éclairage beaucoup plus complexe, la question de la tradition et des frontières culturelles, dans un monde de plus en plus global qui tend à uniformiser les modèles d’identification. Telle qu’elle a été développée dans la théorie postcoloniale3, l’hybridité est, en effet, un processus de négociation identitaire qui surgit dans le contexte de la rencontre avec l’autre, en occasionnant l’émergence d’un tiers espace qui permet de remettre en question les polarisations et les dichotomies essentialistes. Par ailleurs, saisi dans son acception légendaire et mythologique, le mot « hybride » renvoie à ces créatures étranges et fantastiques (souvent mi-homme mi-animal), traversant la plupart des cultures du monde, qu’on retrouve chez un certain nombre de peintres marocains. Définir donc le corps marocain comme une entité hybride, c’est le penser comme le produit d’un « métissage […] générateur de mutations, et d’altérité, voire de difformité et de monstruosité4 ».

Abbès Saladi : un homme en quête du paradis perdu

5L’un des artistes marocains à avoir investit le corps dans sa dimension hybride est le peintre Abbès Saladi. Né à Marrakech au sein d’une famille modeste, Saladi obtient son baccalauréat en 1972 et s’inscrit à l’université pour étudier la philosophie. Cependant, fragilisé par sa santé psychique, il arrête ses études, quelques années plus tard, pour être interné au centre psychiatrique Errazi de Salé. C’est à l’hôpital qu’il commence à peindre ses premières toiles.

  • 5  David Le Breton, Corps et sociétés. Essai de sociologie et d’anthropologie du corps, Paris, Librai (...)
  • 6  Farid Zahi, Abbès Saladi. Un Monde féerique, Rabat, Marsam, 2006, p. 41-45.

6Dès sa première exposition à Marrakech, en 1978, Saladi est remarqué pour son style particulier et ses peintures peuplées de corps hybrides : hommes-arbres, femmes-oiseaux, créatures mi-anges mi-démons, coexistent pour construire un monde inédit, celui d’un homme entre folie et raison rêvant de paradis. En regardant les toiles de Saladi, qui rappellent à plusieurs égards la vision paradisiaque des miniatures persanes unissant nature et homme, on a l’impression d’être pris dans le mouvement vertigineux d’un monde dont la seule loi est la métamorphose permanente. En résonance ici avec l’univers, « le corps est un microcosme qui recueille à son échelle les éléments multiples qui entrent dans la composition du cosmos. Autrement dit, il n’y a pas dans ce cadre, de théorie du corps comme objet autonome, individualisé5 ». Tout est en harmonie, chez Saladi, parce que l’homme est ce corps enchanté qui permet, de l’aveu de l’artiste lui-même, de se dépasser et de dépasser la réalité dans une quête inlassable de la « vérité absolue6 ». D’où la récurrence de figures d’hommes se voyant pousser des ailes, de femmes nues, aux bras longs couverts de feuillages, se transformant en arbre de vie, ou de chevaux à buste humain.

  • 7  Patrick Ringgenberg, La Peinture persane ou la vision paradisiaque, Paris, Les Deux Océans, 2006, (...)

7On a déjà essayé de déchiffrer l’univers pictural de Saladi pour saisir les sources de son inspiration en invoquant tout un imaginaire nourri de symbolisme universel : images populaires se vendant sur la place Jamâa El Fna, représentant, entre autres, la scène du péché originel, décors des miniatures persanes, dieux égyptiens, etc. Toutefois, on ne saura comprendre le sens particulier de cet investissement des figures hybrides si on ne se tourne pas du côté de la mystique arabo-musulmane. Pour ce peintre, largement influencé par le soufisme, l’art est ce qui permet de refléter la réalité de l’âme et non un monde sensible se manifestant sous des apparences extérieures. Paradoxe, dira-t-on peut-être, pour des tableaux où l’œil est omniprésent comme une marque distinctive. Rien de tel : outre une symbolique sacrée, somme toute populaire, qui veut que l’œil soit d’abord ici ce qui protège contre le mauvais œil, et non ce qui permet d’accéder à la vérité, force est de constater que le paradis terrestre de Saladi est, comme dans un rêve, une création des yeux de l’âme, où « l’homme paradisiaque voit ce qu’il est en étant ce qu’il voit7 ».

  • 8  Voir Anna Caiozzo, « Corps hybride, corps parfait, le héros et son double dans les manuscrits enlu (...)
  • 9  Voir Abdelkébir Khatibi, Œuvres. Essais, t. III, op. cit., p. 91-95.

8Les corps hybrides désignent les perpétuelles mutations de l’être ayant emprunté la voie du mystique en quête de la vérité absolue. En effet, représentés, de par la composition des toiles, dans un monde entre rêve et réalité, centaures et corps ailés sont ce qui assure, en tant que projection du désir, le lien entre la terre et le ciel. Si l’hybridité, dans la tradition musulmane est symboliquement ambivalente dans la mesure où elle peut être à la fois un signe de « dégradation du corps humain », tombé dans le péché, ou un « symbole de médiation8 », Saladi n’en retient que la seconde dimension. Comme la monture, connue sous le nom de Buraq, qui conduisit le prophète, lors de son voyage nocturne dans les cieux, et que la tradition présente comme un mulet à visage humain9, l’hybride participe ici d’une vision mystique de l’homme, transfiguré et défiguré par une éternelle volonté d’ascension.

Hicham Benohoud ou le corps subversif

9Si elle est exploitée comme figure ou forme symbolique chez Saladi, l’hybridité, appliquée aux travaux d’un artiste de la nouvelle génération marocaine comme Hicham Benohoud, révèle de nouveaux enjeux.

10Né à Marrakech en 1968, Benohoud obtient un baccalauréat d’arts plastiques en 1987, et poursuit ses études au Centre pédagogique régional avant de se consacrer à l’enseignement. Réalisant, après quelques années d’exercice, que sa vocation d’artiste est irréconciliable avec le métier, il quitte la fonction publique et poursuit en 2003 une formation à l’École supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg.

  • 10  On peut consulter le livre de l’artiste, La Salle de classe, publié aux Éditions de l’Œil en 2001.

11Dans le sillage des pratiques artistiques qui visent à libérer l’individu, le travail photographique de Hicham Benohoud10 investit le corps et le met en scène, à travers différentes postures, qui sont autant de manières de porter un regard critique sur la tradition et de revendiquer son droit à être. Déjà en 1994, l’artiste commence à photographier ses élèves dans le collège d’un quartier populaire de Marrakech. C’est pendant les cours mêmes qu’il effectue ses mises en scène, où il fait adopter à des adolescents des positions inédites : tandis que le reste de la classe continue de travailler, comme indifférent à ce qui se passe autour de lui, l’artiste-maître lâchant la bride à une imagination fantaisiste, fait monter ses modèles sur des tables, les ligote avec des ficelles, leur couvre la tête, etc.

Expliquant sa démarche de travail, Benohoud dit :

[P]endant que les élèves sont occupés par leur dessin, j’en appelle 2 ou 3, ou plus parfois, pour les besoins de la photo. Immédiatement après la prise de vue, les « modèles » regagnent leur place et reprennent leur travail, comme si de rien n’était. […] Je réalise ces mises en scènes après quelques croquis, préalablement esquissés dans mon atelier. Mes élèves trouvent ces photos plutôt intrigantes. Ce qui les motive en fait lors de la prise de vue, c’est prendre des attitudes qu’ils n’ont pas l’habitude de prendre en classe et encore moins devant leur professeur (monter sur une table, se coucher par terre, etc.). À travers les photos, je ne cherche pas d’effet plastique particulier, j’essaie, simplement et avec les moyens du bord, d’exprimer le lourd et vague malaise social, politique et religieux que mes élèves et moi, ressentons fortement11.

12Avec ce travail qui sera exposé sous le titre La Salle de classe, Benohoud nous renvoie, de façon remarquable, à la société disciplinaire et panoptique dont Michel Foucault a si bien analysé les mécanismes de surveillance et de contrôle. Les corps des élèves, dressés par un règlement qui prescrit gestes et postures, demeurent, malgré tout ce qui se passe autour d’eux, soumis au règne universel du normatif, dont l’artiste-maître fonctionne ici comme l’un des agents.

13Si nous devons donc parler d’hybridité, dans le cas des photographies de Benohoud, c’est dans le sens où le corps est mis en scène comme un lieu où s’affrontent des dispositifs disciplinaires et des discours normatifs visant à produire celui-ci comme un objet discursif d’un côté, et des désirs et un ordre imaginaire, de l’autre.

  • 12Ibid.
  • 13Ibid.

14Cherchant toujours à dénoncer le conformisme et les discours coercitifs qui marquent les limites des comportements possibles, Benohoud réalise, en 2003, dans le cadre d’une résidence d’artiste à Bruxelles, une série d’autoportraits où il devient à son tour, son propre modèle. Ce projet, que le photographe baptisera « Version soft », se voulait à l’origine un travail autour du thème « un musulman à Bruxelles12 », en collaboration avec des artistes belges, à qui il avait demandé de le prendre en photo dans des situations très précises. La proposition ayant suscité des réserves, Benohoud, « pour montrer le côté absurde de la situation et sa dimension d’autocensure13 », se résout finalement à effectuer lui-même une série d’autoportraits.

  • 14  Voir Michela Marzano, « L’Art charnel d’Orlan – La “refiguration” au service d’une identité métiss (...)

15Lors de cette expérience, le corps devient, comme le montre Michela Marzano à propos de l’Art charnel d’Orlan modifiant son corps, « un lieu de discussion publique14 ». Support de revendications et outil de contestation, celui-ci se transforme en un matériau de création et de ­déconstruction, un véhicule de provocation au service de la liberté d’expression. En effet, à travers des mises en scène, s’évertuant incessamment à dérober au regard du spectateur un visage, couvert de pastilles, de papier journal ou d’autres objets, tout en exhibant un corps à moitié nu, le photographe s’inscrit parfaitement dans une pensée de l’hybridité, définie ici comme tension permanente et négociation entre deux visions du corps appartenant à des cultures différentes : une vision occidentale où celui-ci est plus ou moins affirmé comme une propriété privée, et une autre arabo-musulmane qui en soumet les modalités et les conditions d’existence à la volonté du groupe. Ainsi voilé et dévoilé, dénudé et impersonnel (puisque le visage nous est dérobé), fait et défait, le corps devient une espèce de parchemin où se lisent à la fois le désir de l’autre et la loi de la communauté ; un outil de subversion aussi bien que le lieu d’une rencontre avec l’autre. D’où l’intérêt de la démarche de Benohoud qui nous rend sensibles, par le biais d’un travail de ré-élaboration imaginaire, à une nouvelle culture du corps conçu, au-delà de toute représentation idéaliste et monolithique, comme une réalité impure et métisse tissée de discours et d’imaginaires différents.

Zakaria Ramhani : corps et négociation identitaire

  • 15  On peut consulter le site de l’artiste : http://www.zakariaramhani.com/EN/atpresent/now.html (cons (...)
  • 16  Alfonso de Toro, Épistémologies. Le Maghreb : hybridité, transculturalité, transmédialité, Paris, (...)

16Né au Maroc en 1983, au sein d’une famille conservatrice, avec un père peintre, Ramhani vit et travaille entre Tanger et Montréal. Ce jeune artiste qui a déjà à son actif plusieurs expositions15, au Maroc aussi bien qu’à l’étranger, se situe dans une conception de l’hybridité comme « catégorie transmédiale » telle que celle-ci a été définie par Alfonso de Toro, c’est-à-dire comme ce qui signifie « la confluence ou l’échange de divers systèmes de signes et de médias » ouvrant sur « une forme de manifestation pluridimensionnelle et anti-mimétique16 ». En effet, peignant inlassablement des visages, l’artiste cherche à établir un dialogue entre peinture, écriture et art numérique, ce qui lui permet d’entamer, dans le sillage des nouvelles formes artistiques, une réflexion originale sur le corps. Expliquant sa démarche de travail, Ramhani dit :

  • 17  Voir le site de l’artiste : http://www.zakariaramhani.com/EN/atpresent/now.html (consulté le 20 no (...)

Je m’approprie l’arabe, ma langue maternelle, et le français, la langue de l’Autre, comme matière à transformer au contact de la toile et dans le logiciel de sons de l’ordinateur. Les mots, les lettres et les sons forment une accumulation sans règle d’où surgissent un visage et une voix. La langue devient lisible et illisible, audible et inaudible, compréhensible et incompréhensible. Elle donne de la profondeur (des couches) au portrait et concrétise la part d’incompréhension entre soi et l’Autre, entre soi et son Autre17.

  • 18  Anne-Marie Belley, « De droite à gauche », disponible sur le site de l’artiste dans la rubrique «  (...)
  • 19  Farid Zahi, D’un regard l’autre. L’art et ses médiations au Maroc, Rabat, Marsam, 2006, p. 80.

17Sensible aux rapports de force entre Orient et Occident, du moins sur le plan politique et économique, Ramhani déplore la position de certains artistes arabes, vivant en Europe, demeurés prisonniers d’une vision eurocentrique du monde dont il cherche, lui, à se démarquer à travers un investissement singulier du corps. En effet, dans plusieurs de ses toiles, Ramhani écrit le visage avec sa langue maternelle. Aussi son « portrait devient[-il] discours plus ou moins cohérent pour les arabophones et se transforme en secret indéchiffrable pour les non-arabophones18 ». En voilant et dévoilant de la sorte le visage, qui est considéré comme le lieu naturel de l’identité, ce qui appartient en propre à l’individu et le distingue, l’artiste cherche à négocier un lieu identitaire singulier entre l’Orient et l’Occident. D’ailleurs, cette façon qu’il a de défigurer les visages qu’il dessine, en les transformant, après coup, par le biais de signes et d’éléments linguistiques visant à ancrer l’expérience dans une démarche identitaire particulière, nous renvoie de façon remarquable à cette « bi-pictura » dont parle Abdélkébir Khatibi, c’est-à-dire à une sorte d’hybridité, définie comme « partage entre culture propre, riche en traces et en symboles et une culture visuelle conceptuelle marquée par la modernité de la pensée et de la création artistique19 ». Dans un souci de transculturalité, Ramhani exploite la lettre arabe, ce qui lui permet de retravailler le pictural à partir d’un héritage patrimonial saisi dans sa dimension plastique.

  • 20  Michela Marzano, Philosophie du corps [2007], Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2010, p. 60.
  • 21  Mohammed Abdel Maqsoud, « Ramhani : un immense désordre entre Orient et Occident », Al Yawm, 23 av (...)
  • 22  Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [1980], Paris, Seuil, 2005, p. 143-14 (...)

18L’on n’est pas sans savoir l’importance du visage dans les relations intersubjectives ; pour Levinas, celui-ci constitue « la première voie d’accès à l’altérité20 ». Or chez Ramhani, l’hybridité n’est pas sans produire des visages monstrueux et inquiétants. D’ailleurs, l’artiste parle lui-même d’une « esthétique de la laideur21 » à propos de ses toiles. Refusant d’inscrire son travail dans une vision idyllique de la rencontre interculturelle, dans la mesure où l’expérience de l’altérité continue toujours de nourrir peurs et angoisses, il cherche plutôt à traduire, à travers des visages déformés, la réalité de la relation Orient/Occident telle qu’il la perçoit, c’est-à-dire enfermée dans une pensée de l’exclusion, nourrie de stéréotypes et de préjugés qui associent l’hybride au monstrueux. Pour l’Occident, depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, et ce malgré tout le travail de sécularisation qui a été entrepris, l’Autre c’est toujours l’Islam. En effet, comme l’a montré Edward Said, l’émergence d’un nouvel Orient restructuré, grâce aux « éléments sécularisants de la culture européenne du dix-huitième siècle » ne signifie pas pour autant la disparition des « anciens modèles religieux de l’histoire, de la destinée et des “paradigmes existentiels” des hommes […]. Loin de là : ils sont reconstitués, redéployés, redistribués dans [ces] cadres séculiers22 ». Et justement, afin de porter la négociation entre soi et l’autre sur un terrain séculier, loin de ces paradigmes du sacré et du religieux, Ramhani désacralise la lettre arabe en refusant de se livrer à des retranscriptions du Coran. Comme il l’explique lui-même, aucune des parties des visages qu’il travaille n’est constituée d’une sourate du livre sacré. Mais c’est là aussi une façon, pour l’artiste, de reterritorialiser l’altérité au sein du même et de revendiquer une certaine distance vis-à-vis de soi. En effet, à travers ce geste de désacralisation, Ramhani se soustrait à toute conception essentialiste d’une identité culturelle, prise dans le temps homogène d’une tradition sacrée et réifiée, pour penser la rencontre avec l’autre à partir d’une position liminale susceptible de rendre compte des discontinuités de l’histoire et de la décomposition des récits unifiants.

19À travers sa démarche et la réflexion qu’il engage sur le corps dans le cadre de ses toiles, on peut dire que Ramhani vise, au-delà d’une expérimentation artistique qui cherche à investir le patrimoine et à le valoriser, à se situer dans un tiers-espace où la négociation identitaire et la rencontre avec l’Autre impliquent aussi, loin des polarisations, une réévaluation de l’image de soi irréversiblement prise dans un processus de différence avec soi. L’hybridation n’est pas, dans ce cas, une figure symbolique ou un système de représentation, mais l’action de différer toute représentation du réel, par le biais d’une stratégie qui fait intervenir le corps au croisement du sacré et du politique, en vue de nous rendre sensible de façon salutaire aux réalités du monde et à ses absurdités.

L’hybridité : une nouvelle philosophie du corps

  • 23  Voir Julia Kristeva, Pouvoir de l’horreur : essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980.

20On peut dire qu’au-delà de la représentation artistique, la problématique du corps hybride, telle que nous avons pu la voir chez les artistes marocains, pose des questions d’ordre métaphysique, politique et culturel. Conscients de la nature mouvante du corps ou de son impureté, les artistes inventent et s’inventent de nouvelles identités pour négocier une place entre rêve et réalité, tradition et modernité, Orient et Occident. Le concept d’hybridité implique ici une nouvelle philosophie du corps qui permet de repenser, en le réarticulant, tout le système symbolique dualiste qui, jusqu’à présent, continue à gouverner nos modes de représentation de la corporéité. Que ce soit chez Saladi, Benohoud ou Ramhani, le corps, tant dans sa construction que dans sa vocation, est le lieu d’une altérité qui défie et défait les frontières selon une incessante dynamique de déterritorialisation. On peut dire que le corps hybride, tel qu’il est investi par les artistes marocains, est un corps impur qui nous renvoie, d’une certaine façon à la catégorie de l’abject, dont parle Julia Kristeva23, et à ses « objets polluants » qui font peser la menace de la dissolution sur le Moi. En effet, comme « l’excrément », la « maladie » ou le « sang menstruel » du corps biologique, représentant ce qui menace l’identité du dedans ou du dehors, l’hybride des artistes sécrète et assimile, lui aussi, des « objets polluants ». Des objets d’une autre nature peut-être, mais qui font du corps, à leur tour, le théâtre de l’abject même en remettant en question tous les récits de l’intégrité et de la pureté.

  • 24  Voir Lydie Pearl (dir.), Corps, art et société : chimères et utopies, Paris, L’Harmattan, 1998.
  • 25  Andrew Smith, « Migrance, hybridité et études littéraires postcoloniales », dans Neil Lazarus (dir (...)

21Les corps mixtes de Saladi, par exemple, se situent aux antipodes des récits de la genèse tels que ceux-ci sont rapportés dans les trois traditions monothéistes. Symboliquement, ces corps évoquent peut-être un idéal, mais sur le plan visuel, ils associent inévitablement « chimère » et « Chimère24 » dans un geste artistique qui appréhende le monstrueux et le représente, non comme un adversaire à combattre, mais comme une part de soi. En donnant corps à ses chimères/Chimères, l’artiste recrée l’humain selon d’autres principes qui violent les lois de la nature. Pour saisir cette façon dont l’art, en exaltant l’imagination et en libérant des phantasmes, devient le lieu de la subversion et de tous les possibles, il est peut-être utile de mentionner ici la position d’un organe religieux comme le Vatican concernant la création d’êtres hybrides. En 2007, suite à la décision du gouvernement britannique d’autoriser, même avec de grandes conditions restrictives, la création in-vitro d’embryons hybrides humains-animaux, la réaction pontificale ne s’était pas fait attendre condamnant violemment l’autorisation en la qualifiant d’offense à la dignité humaine. Chez Benohoud, c’est l’identité du groupe et son homogénéité qui sont menacées par un corps devenu polluant de par sa tendance à l’autonomie et à la subjectivation. Quant aux visages de Ramhani, ils déconstruisent tous les récits du « choc des civilisations » et de la pureté des cultures en nous rappelant que l’hybridité « désign[e] non pas le mélange de traditions culturelles qui ont d’abord été séparées et autonomes, mais, bien plutôt, la reconnaissance du fait que toute culture est un lieu de luttes où le sujet est en concurrence avec un prétendu “autre”25 ».

22À travers le concept d’hybridité, la narration du corps et sa représentation, sous les angles de la tradition, de la culture et du sacré, tend à l’autodéconstruction. Certes, on peut dire que l’hybridité comme processus mystique chez Saladi nous renvoie, d’une façon ou d’une autre, à la dualité du corps et de l’esprit puisque les corps hybrides de l’artiste sont enchaînés à une fin ultime : la quête de l’Être et de la Vérité. Par ailleurs, si la démarche de Benohoud reste complexe et intéressante, il n’en demeure pas moins que le discours qui l’accompagne et lui sert d’argument se situe beaucoup plus dans une logique de la rupture identitaire trouvant son fondement dans les polarisations et les dichotomies essentialistes, telles qu’Edward Said les a si bien analysées. Pour Benohoud, l’Orient, résumé en quelques mots, n’est ni plus ni moins, que la face négative de l’Occident, ce qui lui sert de repoussoir. D’ailleurs, de son propre aveu, l’artiste affirme lors de sa résidence en Belgique :

  • 26  Propos de l’artiste disponibles sur le site Photosapiens, op. cit.

Je viens d’une culture que personne n’a le droit de renier. On n’a pas le droit de se poser des questions. L’Islam apporte toutes les réponses. Il apporte la vérité absolue. Tous les musulmans savent exactement qui ils sont, d’où ils viennent et où ils partiront. Toutes les réponses qu’apporte le Coran sont évidentes. Le moindre doute, le moindre questionnement sont considérés comme des péchés. Il faut croire, croire en Dieu, le servir, telle est notre raison d’exister. […] Quand j’ai découvert l’Occident, il y a 5 ans, je me suis aussitôt posé des questions par rapport à ma religion. J’ai senti qu’il y avait d’autres sensibilités, d’autres convictions, d’autres vérités. J’étais fasciné par la liberté d’exprimer ses propres opinions politiques, sociales, religieuses, éthiques, esthétiques, etc.26.

  • 27  Voir Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, op. cit.
  • 28  Malek Chebel, Du désir [2000], Paris, Payot, 2003, p. 68.

23Toutefois, au-delà de ces limites qui risquent de réduire la portée transgressive de la pratique de l’hybridité chez nos artistes, l’essentiel ici, c’est la façon dont le concept lui-même, appliqué au corps, montre cette tension entre le « pédagogique » et le « performatif » que Bhabha a déjà relevée dans ses analyses du nationalisme27. En effet, si la tradition, la culture et le sacré construisent le corps, sur le mode de la « pédagogie », comme un objet normatif qui obéit à des contraintes et à des lois, l’artiste/sujet, quant à lui, produit, sur le mode « performatif », des « contre-narrations » qui libèrent l’impur maintenu sous les poids de l’interdit, du tabou et du refoulé. Aussi ses corps se donnent-ils à voir comme « le lieu [d’un] spectacle totalement incorrect, indiscipliné, libérateur, parfois libéré28 ». En prenant le parti de l’hybridité, l’artiste/sujet souligne que le corps est de l’ordre de la fiction, et que celui-ci est un objet/sujet qui se construit et se déconstruit. Le corps hybride est une mise en scène de la mobilité identitaire et de la dimension multiple de l’individu qui n’est pas Un et indivisible.

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Notes

1  Abdelkébir Khatibi, Œuvres. Essais, t. III, Paris, La Différence, 2008, p. 91-103.

2  Dans cette pièce, où l’héroïne pleure son père décédé tout en exprimant, à travers une mise en scène du corps, les souffrances et les frustrations de la femme, on passe d’un extrême à l’autre. À une scène où la comédienne, couchée au sol, dos au public, porte un bikini, succède une autre où on la voit enfilant une burqa.

3  Voir Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007 (original : The Location of culture, Londres, Routledge, 1994).

4  Claude Fintz, « L’entre-deux des corps : de la poétique au politique », dans Le Corps comme lieu de métissages, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 15.

5  David Le Breton, Corps et sociétés. Essai de sociologie et d’anthropologie du corps, Paris, Librairie des Méridiens, 1985, p. 184.

6  Farid Zahi, Abbès Saladi. Un Monde féerique, Rabat, Marsam, 2006, p. 41-45.

7  Patrick Ringgenberg, La Peinture persane ou la vision paradisiaque, Paris, Les Deux Océans, 2006, p. 144-145.

8  Voir Anna Caiozzo, « Corps hybride, corps parfait, le héros et son double dans les manuscrits enluminés de l’Orient médiéval », dans Claude Fintz (dir.), Les Imaginaires du corps en mutation : du corps enchanté au corps en chantier, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 75-91.

9  Voir Abdelkébir Khatibi, Œuvres. Essais, t. III, op. cit., p. 91-95.

10  On peut consulter le livre de l’artiste, La Salle de classe, publié aux Éditions de l’Œil en 2001.

11  Propos de l’artiste disponibles sur le site Photosapiens : http://www.photosapiens.com/Hicham-Benohoud.html (consulté le 14 novembre 2010).

12Ibid.

13Ibid.

14  Voir Michela Marzano, « L’Art charnel d’Orlan – La “refiguration” au service d’une identité métissée et hybride », dans Claude Fintz (dir.), Le Corps comme lieu de métissages, op. cit., p. 171-184.

15  On peut consulter le site de l’artiste : http://www.zakariaramhani.com/EN/atpresent/now.html (consulté le 20 novembre 2010).

16  Alfonso de Toro, Épistémologies. Le Maghreb : hybridité, transculturalité, transmédialité, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 31-32.

17  Voir le site de l’artiste : http://www.zakariaramhani.com/EN/atpresent/now.html (consulté le 20 novembre 2010).

18  Anne-Marie Belley, « De droite à gauche », disponible sur le site de l’artiste dans la rubrique « Critique ».

19  Farid Zahi, D’un regard l’autre. L’art et ses médiations au Maroc, Rabat, Marsam, 2006, p. 80.

20  Michela Marzano, Philosophie du corps [2007], Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2010, p. 60.

21  Mohammed Abdel Maqsoud, « Ramhani : un immense désordre entre Orient et Occident », Al Yawm, 23 avril 2008. Article d’un journal émirati arabophone disponible sur le site de l’artiste dans le dossier de presse.

22  Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [1980], Paris, Seuil, 2005, p. 143-144. (Original : Orientalism, Londres, Penguin Books, 1978).

23  Voir Julia Kristeva, Pouvoir de l’horreur : essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980.

24  Voir Lydie Pearl (dir.), Corps, art et société : chimères et utopies, Paris, L’Harmattan, 1998.

25  Andrew Smith, « Migrance, hybridité et études littéraires postcoloniales », dans Neil Lazarus (dir.), Penser le postcolonial. Une introduction critique, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 374.

26  Propos de l’artiste disponibles sur le site Photosapiens, op. cit.

27  Voir Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, op. cit.

28  Malek Chebel, Du désir [2000], Paris, Payot, 2003, p. 68.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anouar Ouyachchi, « De l’hybridité du corps dans l’art marocain »Itinéraires, 2011-3 | 2011, 163-172.

Référence électronique

Anouar Ouyachchi, « De l’hybridité du corps dans l’art marocain »Itinéraires [En ligne], 2011-3 | 2011, mis en ligne le 01 novembre 2011, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/1570 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.1570

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Auteur

Anouar Ouyachchi

Équipe d’Études Culturelles et Postcoloniales
Université Moulay Ismaïl, Meknès

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