1Cet article s’inscrit dans une réflexion collective au long cours sur la question de la « musicalité » du cinéma. Il propose d’aborder cette question sous l’angle d’un concept que l’on associe prioritairement au champ de la musique, mais auquel on reconnaît depuis longtemps un caractère transartistique : celui du rythme. Précisons d’emblée que le propos sera centré sur le rythme visuel, celui de l’image mouvante. La précision est utile, car la question du rythme cinématographique peut aussi être posée au niveau sonore, notamment à partir de la musique de film. Or, c’est le rythme visuel propre au cinéma qui sera en jeu ici, et non « l’importation » d’un rythme de nature explicitement musicale dans la bande-son d’un film.
2Je commencerai par dresser un bref panorama des occurrences de la notion de rythme dans la théorie du cinéma, qui nous permettra de constater à la fois la grande diversité des usages qui ont été faits de cette notion selon les contextes historiques et culturels, et la prééminence au sein de ces usages de l’analogie avec le rythme-cadence de la musique. Nous nous arrêterons ensuite de façon plus détaillée sur la contribution décisive que Jean Mitry livre, dans sa monumentale somme Esthétique et psychologie du cinéma, pour une pensée plus complexe du rythme visuel au cinéma. Enfin, je tâcherai d’expliquer comment la conception du rythme de Mitry m’a amené, dans mon livre sur L’espace cinématographique, à proposer une notion complémentaire, celle de « rythme spatial du visible », qui stipule que c’est dans l’imbrication du rythme et de l’espace que se niche une « musicalité » spécifique au cinéma.
3En tant qu’il entretient avec le montage « un rapport d’essence » (Faucon, 2010, p. 54), le rythme constitue un enjeu théorique récurrent dans les écrits des réalisateurs de cinéma, qui le placent souvent au premier rang de leurs préoccupations. C’est le cas, entre autres multiples exemples, d’Andrei Tarkovski, qui, dans son livre Le Temps scellé, en fait le « maître tout-puissant de l’image cinématographique », car il commande « l’expression du flux du temps à l’intérieur du plan » (2004, p. 134). Le rythme est également central dans la conception du cinéma exprimée par Orson Welles : « Je cherche un rythme exact entre un cadrage et le suivant. ([…]) C’est une question de rythme et, pour moi, l’essentiel c’est cela : le battement » (cité par Bazin, 1998, p. 13). Ou encore dans celle de Robert Bresson, qui, dans ses Notes sur le cinématographe, écrit : « Rythmes. La toute-puissance des rythmes. N’est durable que ce qui est pris dans des rythmes. Plier le fond et la forme et le sens aux rythmes » (1975, p. 68). Bien sûr, le rythme est important également pour les concepteurs d’un cinéma plus classique, le montage consistant toujours en une recherche de ce que Roger Leenhardt appelait « la bonne durée » pour chaque plan ou chaque action. Mais il est intéressant de constater que des cinéastes engagés dans une voie moderniste, ayant donc à cœur de composer un cinéma différent, ont reconnu dans le rythme un enjeu décisif de leur quête expressive.
4Cela commence en fait dès les années 1910 et 1920, c’est-à-dire à l’époque des premières grandes réflexions esthétiques sur le cinéma, comme le montre l’approche historique très complète de la question proposée par Laurent Guido dans son ouvrage L’âge du rythme (2007), qui nous servira souvent de guide dans cette sous-partie. Le « paradigme du rythme » joue alors un grand rôle dans la quête artistique et théorique de la spécificité de l’art cinématographique, qu’il s’agit de libérer de l’influence proéminente du théâtre et de la littérature pour le lancer à la conquête de ses moyens d’expression propres (Chateau, 1992). On voit notamment naître dans l’avant-garde cinématographique française une conception du montage comme moyen de produire des équivalents visuels aux rythmes musicaux.
5Cette approche temporelle-musicale du rythme en tant qu’opération de montage n’est pas la seule qui circule alors. Mais, pour le cinéma, elle va plus loin en termes d’implications ontologiques que les analogies avec les « rythmes-proportions » inspirées par les arts visuels institués (peinture et architecture), ou que les représentations des mouvements de la danse (en tant que rythmes internes au plan cinématographique). Autour du fameux montage du « train emballé » de La Roue (1922) d’Abel Gance (2002), qui appelait le cinéma « musique de la lumière », se déploient ainsi des propositions filmiques et théoriques pour systématiser les rapports de durée des images. Cette séquence signale pour Germaine Dulac (1994, p. 49) l’avènement prochain d’un nouveau type de film, le « poème symphonique d’images », ou « symphonie visuelle » : « Mouvements d’yeux, de roues, de paysages, noires, blanches croches, combinaison d’orchestration visuelle : le cinéma ! »
6Certes, dans cet exemple comme dans la plupart des films de fiction de cette avant-garde dite « impressionniste », les exigences dramaturgiques de l’action sont loin de disparaître : comme le souligne David Bordwell (p. 145), le montage de la séquence du train emballé exprime aussi la vitesse de l’engin et l’agitation émotive de son conducteur. Mais cela n’empêche pas, dans certains discours et pratiques filmiques, que le rythme soit haussé au rang de matériau primordial du mode d’expression cinématographique. Ainsi érigé en tant que principe ordonnateur du mouvement des images, il implique parfois que le décompte des photogrammes à l'unité près prenne le dessus sur l’idée de « bonne durée » d’un plan en fonction de son action.
7C’est ce que revendique Abel Gance lui-même dans l’entretien qu’il donne à André Lang pour La Revue hebdomadaire en 1923, où il parle du montage en termes de métrique musicale : « J’ai pu, dans La Roue, au moment où la locomotive est lancée par Sisif sur le butoir, j’ai pu faire alterner les images comme des vers, huit-quatre, huit-quatre. Quatre-deux, quatre-deux[…] On arrive ainsi à obtenir un rythme véritable[…] Plus tard, on parviendra à composer des poèmes cinématographiques parfaits, avec leurs rimes qui tomberont à intervalles réguliers, comme des gouttes, par des rappels d’images. »
8Cette conception métrique du rythme est également exprimée par Jean Epstein (1974, cité par Guido, 2007, p. 124), pour qui les « passages rythmés » d’un film doivent être « composés de tableaux où on a déterminé d’une manière très précise la longueur ». Il met l’accent sur la nécessité de maintenir la longueur des plans dans un « rapport simple » : par exemple, dans un montage rapide, « des bouts de 2-4-8 images créent un rythme qui sera forcément détruit par l’introduction d’une coupe de 5 ou 7 images ». Il y a là, selon lui, « une analogie très évidente avec les lois des rythmes musicaux » (il nuancera par la suite cette formulation quasi-mathématique du rythme filmique compris comme cadence visuelle).
9Guido montre dans son ouvrage que cette « artisticité » du rythme et cette analogie avec la musique se repèrent alors aussi bien dans les écrits des cinéastes – citons encore Dimitri Kirsanoff qui affirme que le montage d’un « poème cinégraphique » doit s’appuyer, avant tout, sur « une cadence comparable à la cadence musicale » (cité dans Lapierre, 1929, p. 12) – que dans ceux des critiques, comme Léon Moussinac – pour qui « c’est du rythme que l’œuvre cinégraphique tire l’ordre et la proportion sans quoi elle ne saurait avoir les caractères d’une œuvre d’art » – ou Yan B. Dil – pour qui les images d’un film doivent « se juxtaposer dans le sens du rythme, comme se juxtaposent les sons et les accords et, par conséquent, être traitées en composition et en mouvement dans ce but précis » (cités par Guido, 2007, p. 175).
10On retrouve une importance comparable accordée au rythme dans une part du cinéma expérimental structurel des années 1960 : le cinéma métrique de Tony Conrad, Paul Sharits et surtout Peter Kubelka, chez qui la notion de battement est essentielle à la composition d’un des films les plus intransigeants de l’histoire du cinéma, Arnulf Rainer (1960), uniquement composé d’une succession d’écrans blancs et d’écrans noirs, c’est-à-dire de phénomènes perceptifs primaux – lumière/obscurité, ouverture/fermeture – assemblés selon un rythme irrégulier mais ultraprécis. « La machine cinématographique me permet d’introduire cette mesure harmonique dans le temps et la lumière. Le cinéma me permet d’introduire dans le temps des mesures exactes. ([…]) il me permet de créer un événement simultané pour les deux sens, les yeux et les oreilles. Je peux déterminer exactement la place de ces événements 24 fois par seconde » (Kubelka, 1990, p. 80).
11Revenons aux années 1920 pour préciser qu’il n’y a pas qu’en France que se déploie cet « âge du rythme ». On le retrouve notamment chez le cinéaste, critique et enseignant Lev Koulechov, qui, à la suite de son compatriote le peintre Kandinsky (dans son manifeste Du spirituel dans l’art de 1911), reprend à son compte la conception du rythme comme opération commune au fondement de tous les arts : « Tous les aspects de l’art ont une essence et il faut chercher cette essence dans le rythme. Mais le rythme en art s’exprime et s’obtient par différents moyens. Au théâtre par le geste et la voix de l’acteur, au cinéma par le montage. Par conséquent, les arts se différencient les uns des autres par leurs méthodes spécifiques de victoire sur la matière, par leurs moyens propres d’obtention du rythme » (Koulechov, cité par Guido, 2007, p. 15).
12On retrouve également cette préoccupation chez Serguei M. Eisenstein, qui fait du « montage rythmique » l’un des cinq pôles de sa cartographie du montage cinématographique. Notons, avec Jacques Aumont (2000), que le « montage rythmique » n’est pas l’équivalent du « montage métrique », car il prend en compte, non la durée brute, mais la durée ressentie par les spectateurs, en fonction de la composition des plans et de leur contenu dramatique. En cela, la réflexion d’Eisenstein s’inscrit à l’articulation de certaines réflexions des années 1920 sur le cinéma comme art des rythmes de l’espace et du temps combinés (notamment chez des théoriciens influencés par le principe wagnérien de la Gesamtkunswerkt comme Ricciotto Canudo ou Émile Vuillermoz), et de la pensée du rythme visuel que va développer Jean Mitry dans l’après-Seconde Guerre mondiale.
13Toujours dans les années 1920, certains cinéastes, en Allemagne notamment, vont jusqu’à sacrifier la figuration au paradigme rythmique, avec des œuvres abstraites aux titres évocateurs de leur inspiration musicale, comme Symphonie diagonale de Viking Eggeling, la série des Opus de Walter Ruttmann, ou encore celle des Rythmus de Hans Richter. Ces essais de « peinture en mouvement », parfois adossés (au moins en principe) à des morceaux musicaux préexistants, constituent des propositions radicales de cinéma, qui furent amplement discutées parmi les tenants du paradigme de la « musique des images ».
14Dans cette avant-garde des années 1920, c’est donc dans un rapport de correspondance explicite avec la musique que s’effectue, en grande partie, cette quête de l’autonomie expressive du cinéma. Cela peut passer pour un paradoxe, à première vue. Mais il faut prendre en compte que la musique était, en ces temps de cinéma muet, le seul art qui n’avait a priori rien à voir avec la composition d’un film (même si on en jouait souvent en accompagnement des projections), et qui n’avait donc rien à lui « imposer » à ce niveau, contrairement à la littérature avec le scénario, ou au théâtre avec la direction artistique des acteurs et des décors. La revendication de la « musicalité » du cinéma (qui d’ailleurs ne s’arrête pas à la notion de rythme, mais inclut également celles de mélodie, d’harmonie, etc.) pouvait donc servir d’arme théorique pour faire refluer ces arts dont on craignait qu’ils asservissent le cinéma à leurs logiques respectives.
15Une autre raison pour laquelle cette revendication de « musicalité » n’était pas vécue comme incompatible avec la quête d’une pureté expressive du cinéma, c’est que la « musicalité » n’était pas alors vue comme l’apanage de la musique, mais plutôt comme un attribut commun à tous les arts. Dans ce paradigme « musicaliste », reposant sur un idéal puriste de musique « absolue » (Dalhaus, 1997) très présent à cette époque dans les champs de la pensée et de la création, la notion de musicalité sert surtout à affirmer la puissance d’abstraction des arts visuels, afin de leur permettre d’échapper, au moins partiellement, à l’obsession « conservatrice » du motif narratif et du contenu figuratif, et de faire vibrer l’âme par autre chose que la copie du monde : par le jeu libre des formes (Bosseur, 2006).
16La musique, présentée comme l’art abstrait par excellence, qui ne représente rien, mais émeut de façon directe et profonde par le rythme, le mouvement et la variation, apparaissait comme un modèle sensoriel et spirituel profitable pour les autres arts, non contradictoire avec le respect de leurs spécificités respectives : comme l’écrit Koulechov, s’il y a de la « musicalité » dans tous les arts, il appartient à chacun d’entre eux de définir la sienne et de la développer. C’est cela avant tout que cherchaient à faire les réalisateurs et théoriciens du cinéma d’avant-garde dans les années 1920, même s’ils ont parfois, dans ce but (ainsi que dans celui de légitimer leur art, voir Bordwell 141), surjoué la carte de l’analogie musicale.
17C’est en tout cas dans ce cadre musicaliste global que se développe, dans l’ensemble du champ culturel européen, un « paradigme du rythme » dont on trouve par ailleurs de nombreuses traces dans les productions intellectuelles (Michon, 2005) : par exemple, en sociologie, avec les travaux de Gabriel Tarde sur la « dérythmisation » des sociétés modernes due à l’émergence des médias de communication à distance (voir Michon, p. 102-113) ; en anthropologie avec les écrits de Marcel Mauss (1967) ou d’Edward Evans-Pritchard (1994) sur les rythmes de l’individuation archaïque ; en linguistique avec les écrits de Robert de Souza (1912) ou de Victor Klemperer (1996) sur le rythme des langues ; ou encore en science politique avec les travaux de Serge Tchakhotine (1952) sur les rythmes de la propagande politique.
18Cela s’effectue en accord avec les conceptions nouvelles de l’univers physique, notamment issues de la théorie de la relativité d’Einstein, qui dépeignent un monde constitué d’énergies vibratoires en constante circulation, où rien n’est fixe et immuable, où tout est rythme et mouvement (Guido, 2007, p. 86). À un niveau plus terrestre et quotidien, ce paradigme du rythme accompagne également les bouleversements sensoriels entraînés par les transformations de la « vie moderne », notamment dans les grandes villes, dont se font l’écho les « symphonies urbaines » de Walter Ruttmann (Berlin, symphonie d’une grande ville) et de Dziga Vertov (L’Homme à la caméra) à la fin des années 1920. Quoi de mieux que le cinéma, en effet, pour exprimer, selon le titre du film un peu plus tardif (1947) du réalisateur suédois Arne Sucksdorff, Le Rythme d’une ville ?
19Au terme de ce bref panorama, il convient de souligner que tout le monde ne parle pas du même « rythme » : tantôt cadence plus ou moins régulière entre les plans (chez Gance), tantôt écoulement du temps à l’intérieur du plan (chez Tarkovski) ; tantôt rythme pur (chez Richter), tantôt dépendant du contenu figuratif des images (chez Eisenstein) ; tantôt structuré par le retour périodique des mêmes éléments (chez Kubelka), tantôt décrit comme la variation d’un phrasé (chez le critique André Levinson), etc. Malgré une certaine parenté de préoccupations, la polysémie de la notion de rythme semble très étendue au sein ce paysage théorique.
20Mais au fond, la principale distinction dialectique autour du rythme cinématographique est celle qui sépare : d’un côté le paradigme « platonicien » d’un rythme filmique pensé comme analogie visuelle du rythme musical et gouverné par une métrique (plus ou moins régulière) ; de l’autre le paradigme « héraclitéen » d’un rythme filmique pensé avant tout dans la spécificité de la forme visuelle-séquentielle de l’image mouvante, comme l’organisation propre d’un flux. Jean Mitry est sans doute l’auteur qui a le mieux exprimé ce passage d’un paradigme rythmique à l’autre.
21Dans l’avant-garde des années 1920, le paradigme rythmique dominant est celui de l’analogie visuelle avec le rythme-cadence de la musique, autrement dit la façon dont certains éléments visuels (comme les cuts du montage dans La Roue, ou les retours périodiques de motifs à l’image dans Le Ballet mécanique de Fernand Léger et Dudley Murphy) contribuent à « scander » la régularité du défilement des images par une cadence plus ou moins régulière, mais avant tout déterminée par des rapports de longueur objectifs. Quelle que soit la réussite artistique que l’on accorde à ces expérimentations, Mitry leur présente deux réserves majeures.
22Il y a d’abord une réserve sur le plan psycho-perceptif : le souci de composition rythmique-musicale des images n’entraîne pas sa réception dans les mêmes termes par les spectateurs. Or, à l’image du critique de cinéma Émile Vuillermoz, qui prétendait que « l’art d’assembler les sons » et celui « d’assembler les notations lumineuses » sont « rigoureusement semblables » et provoquent chez les spectateurs des « réactions physiologiques » similaires, au motif que les nerfs optique et auditif partageraient les « mêmes facultés de vibration » (cité par Guido, 2007, p. 109), la plupart des écrits sur le rythme des années 1920 franchissaient sans coup férir la frontière entre la perception optique et la perception auditive des rythmes. Ils admettaient à ce niveau, plus ou moins explicitement, une certaine similarité dans les facultés de l’œil et de l’oreille à saisir des phénomènes de mouvement et de variation. Le cinéma (muet) pouvait ainsi pour eux, littéralement, composer de la « musique pour les yeux », comme il existe de la musique pour les oreilles. C’est ce point que conteste Mitry, en se fondant sur les capacités différentes de l’œil et de l’oreille à percevoir les rapports de temps, l’œil repérant très mal les rapports de durée dès que ceux-ci deviennent un peu subtils.
23En réalité, Mitry admet très bien que l’on puisse composer des rythmes visuels sur le même modèle que les rythmes musicaux. Mais il conteste que l’on puisse les placer dans un rapport d’analogie perceptive du point de vue du résultat produit sur les spectateurs, l’organisation visuelle du rythme des images ne pouvant être perçue aussi clairement que l’organisation sonore du rythme de la musique. Aussi, pour Mitry, les tentatives de transposition du rythme musical dans la forme visuelle du film n’aboutissent qu’à des relations « mesurées au chronomètre », qui ne sont pas « ressenties et perçues comme un rythme ». Sans la prise en compte du contenu visuel des images, ces jeux sur les rapports de durée des plans sont, selon lui, « inexpressifs » (2001, p. 143 et suiv.).
24Cela nous amène à l’autre raison pour laquelle il conteste l’analogie des rythmes filmiques et musicaux, qui a trait aux caractéristiques ontologiques des médiums concernés : le rythme musical n’existe, selon Mitry, que pour lui-même (dans la mesure où la musique ne représente rien), alors que le rythme en cinéma entraîne (la plupart du temps) des images ayant elles-mêmes un contenu figuratif et un sens dramaturgique. Or, ces éléments concrets sont trop « contraignants » en termes d’attention perceptive pour laisser passer le rythme à l’état pur. Le rythme filmique est donc nécessairement subordonné aux choses vues, dont il ne peut qu’organiser l’exposition. Il n’est pas autosignifiant comme peut l’être le rythme musical. Bref, le rythme filmique est, selon Mitry, « une structure impérieusement déterminée par le contenu » (2001, p. 176).
25Pour résumer : même si les concepteurs de films règlent les cuts du montage de façon parfaitement métronomique, l’œil du spectateur ne percevra pas exactement cette régularité, et ce rythme-cadence chronométré sera mis à mal par la variation de la durée ressentie des plans, laquelle dépend de leurs contenus respectifs. « Un film n’est pas rythmé parce qu’on a décidé arbitrairement de monter une suite de plans dans un rapport métrique déterminé. ([…]) Comme ce qui compte, dans le rythme, ce n’est pas la durée réelle, mais l’impression de durée, c’est cette qualité seulement qui peut servir de référence et non une longueur métrique déterminée. » (2001, p. 176)
26Au titre des différences entre musique et cinéma, on pourrait rajouter que le rythme musical dépend le plus souvent de retours périodiques d’éléments, ce que la bande-images d’un film (qui est la plupart du temps continue et évolutive) ne propose qu’en des cas exceptionnels. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les cinéastes tenants d’une « musique pour l’œil », ou d’un équivalent visuel au rythme musical, mobilisent aussi souvent des images non-figuratives : cela leur permet justement de dégager le rythme du contenu, et d’organiser des retours périodiques réguliers d’éléments abstraits en nombre réduit. Prenant acte de ces tentatives, Mitry leur dénie toute signification intrinsèque : selon lui, ce rythme « temporel pour la vue » ne « provoque aucun sentiment, aucun état psychique particulier », son effet est purement « décoratif » (1974, p. 91).
27On trouve des jugements tout aussi sévères pour d’autres films d’avant-garde fondés sur des rapports de rythme (comme les symphonies urbaines par exemple) chez des auteurs comme Béla Balázs – « Les motifs ne sont qu’un moyen au service du rythme, ils sont seulement lumière, ombre, forme, mouvement. Il n’y a plus aucun objet. La musique visuelle du montage court dans sa propre sphère à côté du contenu conceptuel » (1977, p. 222) – et Siegfried Kracauer – « Leur beauté plastique peut être inhérente aux rythmes plutôt qu’aux objets eux-mêmes, que les rythmes éclipsent » (2010, p. 218) –, au motif que la composition rythmique-musicale des images concurrence le sens du contenu des images lui-même, l’asservit à un but chimérique (l’analogie avec la musique) et empiète sur la relation particulière de réalisme que le cinéma entretient avec le monde visible. Mitry leur emboîte le pas lorsqu’il soutient que le rythme filmique doit être la conséquence d’un ordre nécessaire relatif au contenu des images, et ne saurait, comme le rythme musical, jouer le rôle d’une « structure organisatrice qui aurait primauté sur ce qu’elle organise » (Mitry, 2001, p. 171).
28Sur la question de la valeur esthétique des films abstraits, je marquerai une différence avec Mitry, et pour ce faire, je m’appuierai sur une autre partie de sa théorie du rythme, celle dans laquelle il tente de définir ce que pourrait être un rythme visuel autonome au cinéma. Je ne conteste pas le fait que les films expérimentaux abstraits-cadencés échouent à produire un équivalent pour la vue du rythme musical. Sur ce point, je suis d’accord avec Mitry : « Vouloir créer au cinéma un rythme comparable au rythme musical, c’est se heurter à une impossibilité manifeste. » (2001, p. 350) Si on le fonde sur la durée de l’image uniquement, le rythme du cinéma n’est pas un rythme musical à proprement parler ; il constitue plutôt « une certaine rythmicité générale » (Eikhenbaum, 1996, p. 47) qui n’a que des rapports lointains et/ou épisodiques avec la musique.
29Cela n’enlève d’ailleurs pas grand-chose à l’apport des cinéastes, critiques et théoriciens d’avant-garde qui opéraient dans le paradigme de la « musique des images » : certes, leurs écrits et expérimentations reposaient sur des postulats psycho-perceptifs approximatifs, mais cela les a amenés à composer des œuvres puissantes et à produire des contributions théoriques décisives pour arracher le cinéma aux conventions du théâtre filmé ou de la littérature illustrée, en insistant notamment sur la puissance du montage en tant qu’outil expressif spécifique.
30Il faut cependant bien prendre la mesure de ce qui distingue, d’un côté un rythme filmique pensé comme l’analogie visuelle du rythme musical, c’est-à-dire, au fond, exclusivement « temporel » (comme c’est le plus souvent le cas au sein des entreprises théoriques des années 1920) ; et de l’autre, un rythme filmique pensé, avant tout, dans la spécificité de l’image en mouvement et donc incluant des rapports spatiaux-dynamiques, comme nous y invite Mitry. Dans le premier cas, on en reste le plus souvent à un rythme platonicien gouverné par la métrique ; dans le second, on se situe plutôt dans le cadre d’un rhuthmos héraclitéen, conçu comme l’organisation propre d’un flux.
31De façon remarquable, Mitry, durant la rédaction au long cours de son Esthétique et psychologie du cinéma, anticipe le grand mouvement de redécouverte de l’étymologie de la notion de rythme et de la diversité de ses usages qui opère surtout à partir des années 1960, suite aux travaux d’Émile Benveniste (1966), Henri Meschonnic (2009 [1982]) ou Henri Maldiney (1994b [1967]). Ces auteurs montrent que, bien avant de se raidir dans la conception dominante d’un phénomène d’alternance régulière et de retour périodique (rythme-cadence platonicien), le Rhuthmos a commencé, dans la Grèce antique, par désigner une « modalité d’écoulement », le caractère mouvant d’une configuration (rythme-flux héraclitéen). En ce sens, on pourrait dire du rythme grec pré-platonicien qu’il est une « forme spatiale temporalisée », liée au panta rhei, à l’écoulement du Tout (Sauvanet, 1999). Il s’inscrit ainsi dans une pensée philosophique qui représente l’univers comme la résultante de « configurations particulières du mouvant » (Fraisse, 1974, p. 5).
32L’intérêt de cette approche héraclitéenne du rythme est qu’elle permet d’englober des formes qui échappent à la métrique ou au tempo régulier, et qui s’inscrivent dans le mouvement général du monde, sans systématisation d’ordre mathématique. Elle se révèle d’une grande utilité pour comprendre le rythme cinématographique, comme forme non pas exclusivement temporelle, mais spatiotemporelle.
33Or, chez Mitry, déjà, le rythme visuel est pensé comme « une dialectique du devenir bien plutôt qu’une continuité dont les variations périodiques déformeraient en nous la coulée habituelle du temps. Il se développe selon une alternance de tensions et de détentes qui ne sont que l’expression d’un conflit incessamment renouvelé. » (2001, p. 143) C’est à partir de cette conception que Mitry essaie de définir un rythme qui pourrait devenir un « pouvoir signifiant principal » du cinéma – c’est-à-dire non pas un « rythme musical pour l’œil » qui viendrait d’ailleurs et qu’on appliquerait au film, mais au contraire un rythme qui serait le principe même de la vie du film. En somme, il s’agit de définir un rythme visuel qui soit, non pas l’équivalent pour la vue de ce que le rythme musical est à l’oreille, mais qui assure au cinéma la même fonction centrale dans le processus de composition que celle que le rythme sonore assure dans le domaine de la musique.
34Pour que ce rythme visuel puisse, au cinéma, assumer des effets et des significations aussi importants que ceux qu’assume le rythme sonore en musique, il faut, d’après Mitry, qu’il soit empreint d’une « force émotionnelle initiale », qui n’a pas seulement à voir avec la durée des plans, mais également avec leurs qualités d’intensité visuelle : « Le rythme est beaucoup moins un rapport de quantités qu’un rapport de qualités. […] [Il] est bien davantage de relations d’intensité dans des relations de durée. […] L’intensité d’un plan dépend de la quantité de mouvement (physique, dramatique ou psychologique) qu’il contient et de la durée dans laquelle il se produit. » (2001, p. 176) Le rejet par Mitry de l’équivalence avec le rythme musical n’aboutit donc pas à la négation de la dimension temporelle du rythme (la durée des images est toujours prise en considération). Mais, d’une part, ce qui est pris en compte, ce n’est plus le temps objectivement mesurable du rythme métrique, mais bien la durée ressentie (en fonction du contenu des plans). Et, d’autre part, le rythme n’est plus limité à sa dimension temporelle, les « rapports d’intensité visuelle » étant des rapports avant tout spatiaux.
35En effet, si l’oreille possède une aptitude supérieure à saisir les nuances de la durée, l’œil, de son côté, est avant tout destiné à la perception de jeux mouvants entre les proportions des corps et des objets qui défilent à l’intérieur de l’écran : « C’est en se référant à des données spatiales que l’œil évalue la durée relative des choses. » (1974, p. 90) Bref, le rythme visuel du cinéma n’est pas, comme le temps musical, une continuité hachée par des événements réguliers. Ce qu’il est, avant tout, c’est une structure évolutive. Ce qui le distingue du rythme-proportion des images fixes des arts plastiques (où l’image est envisagée comme ordonnée en fonction d’un rythme dont elle offre une vue spatialisée statique, entraînant un mouvement dans l’esprit de ses spectateurs), c’est la coulée du temps et du mouvement apparent dans l’image elle-même. Et ce qui le distingue des stricts équivalents visuels du rythme musical, c’est la prise en compte des qualités spatiales des plans, qui s’éprouvent particulièrement dans leurs rapports de succession.
36C’est ce qu’établit cette autre citation de Mitry, qui dit en substance que le rapport entre deux images s’éprouve par l’opposition de leurs structures visuelles respectives et engendre une relation dynamique dans laquelle se joue le véritable rythme filmique : « Le mouvement rythmique dépend de la nature des prises de vues – panoramique, travelling, etc. – et, plus encore, des relations dynamiques que chacun des plans entretient avec le précédent et avec le suivant : relations scalaires (échelle de plans) ; relations d’intensité (quantité de mouvement inclus dans le plan) ; relations plastiques (structure des images) ; enfin, relations d’angles et de cadrages » (2001, p. 137).
37À partir d’une telle conception du rythme, nous pouvons réapprendre à penser l’espace filmique : nous sommes invités à dépasser la disposition « arrêtée » des formes de l’espace, et à prendre en compte, à la fois, la dimension temporelle de leur organisation, le caractère imprédictible de leur mouvement, et le flux perpétuel de leur transformation.
38Cette conception du rythme a été décisive pour le développement de l’approche de l’espace cinématographique que je propose dans mon ouvrage sur ce thème. La thèse que j’y défends (sous l’appellation d’« image-espace ») est que, contrairement à ce que présupposent la plupart des discours sur le « décor » ou le « paysage » (notions qui viennent du théâtre et de la peinture), l’espace spécifiquement cinématographique ne se présente pas comme un cadre stable et figé, ou comme une disposition « arrêtée » des choses et des objets, mais au contraire comme un flux en évolution perpétuelle, un matériau intrinsèquement mouvant de la composition, sur le mode du changement progressif à l’intérieur du plan, ou sur le mode de la rupture franche au moment du cut, du changement de plan. De chaque film, on peut dire qu’il constitue une structure spatiale en mouvement.
39Ainsi, l’espace que nous donne l’écran de cinéma n’est jamais réductible à un fond statique à l’intérieur de l’image : ce qu’il est de façon primordiale, et avant toute autre chose, c’est un diaphragme qui règle les mouvements successifs de contraction et de dilatation du « corps du film ». Le film configure son espace à chaque instant de la genèse de ses formes, et confronte ses spectateurs au sentir primordial de cet apparaître évolutif. Il n’est pas une Gestalt (une forme arrêtée) mais une Gestaltung (une forme en action). Ce que je propose d’appeler « rythme spatial du visible » n’est donc pas un équivalent pour la vue du rythme-cadence de la musique, mais l’effet dynamique du mouvement du matériau-espace du film au cours du temps.
40Où se situe la différence entre cette notion de « rythme spatial du visible » et la définition du « rythme visuel » chez Mitry ? Elle se situe dans le fait que la notion de « rythme spatial du visible » vise à dégager des images de cinéma un rythme « pur » des volumes de plein et de vide, en parallèle mais indépendant de la perception du contenu narratif et représentatif de ces images. Or, chez Mitry, le rythme visuel du film était toujours associé au contenu reconnaissable des plans.
41En d’autres termes, je considère que Mitry a réussi à donner une définition visuelle et dynamique du rythme cinématographique, mais qu’il n’a pas mené au bout sa tentative pour en faire un véritable « pouvoir signifiant principal » du cinéma. La définition du « rythme » changeait, bien sûr, mais le film demeurait chez lui une structure d’intensités rythmées, et non une structure rythmique en soi, c'est-à-dire organisée par la sensorialité signifiante de son rythme propre. À l’inverse, le « rythme spatial du visible » désigne un phénomène qui opère comme l’acte formateur d’une « vie des formes spatiale » qui n’est rapportée que secondairement au contenu narratif et représentatif des images, et qui s’exprime primordialement pour elle-même.
42C’est d’ailleurs là que réside pour moi l’intérêt fondamental des films non-figuratifs, que Mitry conspue : en supprimant tout espace référent ces films nous permettent d’éprouver le « rythme spatial du visible » en tant que phénomène primordial (ainsi dans Arnulf Rainer de Peter Kubelka, chaque alternance entre écran noir et écran blanc produit, en fonction des propriétés spatiales relatives à ces deux couleurs fondamentales, un effet kinesthésique de « saute » rythmiquement organisé), nous reliant ainsi au « Grand Tout » rythmique d’une façon plus directe qu’aucun film narratif et/ou représentatif.
43Mais cela n’empêche pas ce « rythme spatial du visible » d’opérer tout autant dans les films figuratifs. Pour le comprendre, il faut revenir à une autre théorie transartistique, celle de l’Abstraction structurelle de toute œuvre d’art. Dans cette tradition de pensée, qui va de Baudelaire à Maldiney (1994a [1954], 1994b [1967]) en passant par Worringer (2003 [1908]) et Francastel, le terme d’Abstraction n’est plus à prendre comme synonyme de renoncement à la figuration (comme dans ce que l’on appelle « art abstrait »), mais – quel que soit le degré de figuration des œuvres – dans le sens d’une « vie autonome » des formes générée en parallèle à la représentation. L’Abstraction constitue ainsi une invitation à retourner, à travers l’expérience esthétique, aux sources sensorielles de toute expérience, à « ces sensations confuses primordiales par où nous communiquons avec le monde avant toute objectivité », « quand la vision des choses n’est pas encore "faite" et achevée par l’habitude et ses nécessités » (Maldiney, 1994a [1954], p. 14).
- 1 C’est moi qui souligne.
44Cette tradition théorique de l’Abstraction structurelle est beaucoup moins développée dans le champ des études sur le cinéma que dans celui des études sur la peinture, sans doute parce que l’appel du monde « concret » représenté est encore plus fort au cinéma, étant donné le réalisme intrinsèque de ses images. C’est d’ailleurs là que réside une grande différence avec la peinture, où l’Abstraction structurelle est surtout d’ordre bidimensionnel, comme l’exprime la fameuse citation de Maurice Denis – « Se rappeler qu'un tableau, avant d'être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées1 » (Louis, 1890, p. 540). En revanche, le cinéma, étant donné son processus photographique et le mouvement apparent de ses images, possède un « appel de la profondeur » beaucoup plus net : c’est pourquoi l’Abstraction structurelle y désigne essentiellement des volumes, et parfois, mais de façon plus secondaire, des surfaces. Si tout film figuratif représente un espace (concret et « habitable »), il entraîne donc en même temps un « rythme spatial du visible » constitué de volumes abstraits en mouvement, qui modèlent des rapports de contraction et de dilatation, dont l’expérience proprioceptive peut ensuite s’associer aux thèmes narratifs traités par le film.
45Dans l’ouverture de Voyage en Italie de Roberto Rossellini (1954), des travellings extérieurs sur la route et les paysages de Campanie viennent périodiquement « creuser » de leur volume de vide la scène dialoguée entre les deux passagers anglais de la voiture (incarnés par George Sanders et Ingrid Bergman). Ces « trouées » sur l’espace extérieur perturbent rythmiquement l’homogénéité spatiale des images prises à l’intérieur de l’habitacle. Elles sont senties au niveau abstrait-proprioceptif comme des dilatations, avant d’être analysées au moyen de la reconnaissance optique – comme des paysages, différemment appréciés par les deux personnages.
46Ces dilatations inscrites dans le corps du film sont en effet révélatrices d’un autre espace, plus métaphorique : l’écart affectif entre les deux époux, dont la suite du film dévoilera peu à peu l’ampleur plus explicitement. Mais en ce début de film, les personnages sont en fait déjà éloignés l’un de l’autre, par l’étendue de vide de cet espace de l’Italie qui, littéralement, dans le montage de cette séquence, s’insère entre eux. La structure de séparation entre les époux n’est donc pas seulement thématique-intellectuelle (celle que repère notre compréhension psychologique du rapport de couple), elle est également spatiale-rythmique (celle qu’éprouve notre corps sentant vis-à-vis du montage des images de route). Elle a, autrement dit, cette profondeur-là.
47C’est ainsi que Rossellini mobilise un « rythme spatial du visible » dont la puissance d’abstraction s’accorde aux enjeux dramaturgiques et figuratifs de son film. Il est, comme tout cinéaste potentiellement, cet artiste qui, par les moyens de la mise en scène et du montage, « modèle » rythmiquement le matériau-espace du cinéma – comme le potier modèle sa glaise par la technique du « tournage », en partant d’une matière en mouvement à laquelle il s’agit de donner forme.
48Pour reprendre la métaphore phénoménologique du « corps du film », on pourrait dire que si l’espace filmique est un « diaphragme », alors le « rythme spatial du visible » constitue sa respiration, par laquelle chaque film organise notre rencontre avec le monde qu’il filme, sous la forme d’une épreuve essentielle du mouvant à l’intérieur de nous-mêmes. Sa prise en compte dans l’étude des films permet : d’une part de dépasser la conscience informative-utilitaire de ce que Paul Klee, dans sa Théorie de l’art moderne, appelait « l’œil optique », celui qui ne voit rien d’autre dans les images que les objets représentés ; d’autre part, de retrouver quelque chose d’un lien primordial entre le rythme et l’espace que les contingences de notre vie mentale quotidienne ont tendance à gommer, mais qui constitue un des fondements de notre être-au-monde (Maldiney, 1994b), et que peut-être nul art autre que le cinéma ne sait nous faire mieux éprouver.
49Ainsi le rythme n’a pas lieu dans l’espace du film, comme chez les cinéastes-théoriciens des années 1920, au contraire il est consubstantiel à l’espace ; mais plus seulement à l’espace figuratif concret, comme chez Mitry, puisque l’on prend désormais en compte la puissance d’abstraction volumique de l’espace filmique. Cela permet de concevoir le « rythme spatial du visible » comme un « pouvoir signifiant principal » du cinéma, autrement dit comme une « musicalité » qui lui serait spécifique, puisqu’il s’agit d’une force abstraite de mouvement, de rythme et de variation, qui ne se réduit pas à un simple jeu de correspondances analogiques avec les procédés de composition musicaux, mais constitue un principe primordial de l’organisation de la « vie des formes » filmiques.
50Ainsi, pour revenir au thème général du numéro, la référence à la « musicalité » du cinéma peut donc être conservée à condition de ne pas être prise à la lettre, c'est-à-dire dans les termes d’une transposition littérale du médium musical au médium filmique ; à condition de ne pas faire l’objet d’une recherche d’« équivalents » ou de « correspondances » directs, et de ne pas être convoquée dans une « réduction » du cinéma qui serait « pour l’œil ce que la musique est à l’oreille ». Elle peut en fait être conservée en tant que principe poétique primordial :
- en tant qu’elle peut souligner l’éloignement du cinéma vis-à-vis des modèles picturaux de représentation de l’espace. La remontée de l’incessante genèse de l’espace filmique au premier plan de la perception implique moins un « œil optique » qu’un œil « rythmique » ou « musical » – non au sens d’une transposition de la musique vers le cinéma, mais au sens kandinskien d’une musicalité commune à tous les arts.
- en tant que son emploi peut sous-entendre que le « rythme spatial du visible » a, au cinéma, le même statut que celui que possède le rythme musical dans le champ de la musique (là encore, sans rapport de transposition de l’un à l’autre) : le statut d’un pouvoir signifiant principal qui est une manière d’engager le corps, de le mettre intérieurement en mouvement.
- en tant qu’elle peut désigner de façon acceptable la force d’Abstraction contenue dans les images du cinéma, dans la mesure où cette force se communique à nous essentiellement par le rythme – nous invitant ainsi à retourner à la source de notre expérience spatiale du monde courant, en tant que configuration proprioceptive mouvante de contractions et de dilatations.