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Corps et voix

Miguel de Molina dans Ésta es mi vida (1952) de Román Viñoly Barreto : le cinéma, de concert avec la musique, ou les multiples possibles du vrai et du faux

Miguel de Molina in Ésta es mi vida (1952) by Román Viñoly Barreto: Cinema, together with Music, or the Multiple Possibilities of Truth and Falsehood
Emmanuel Le Vagueresse

Résumés

Nous souhaitons montrer ici comment le long-métrage de fiction argentin Ésta es mi vida de Román Viñoly Barreto (1952) est l’exemple d’une mise en scène filmique spécifique, inventive et sophistiquée, de l’art musical transsubstantié sur grand écran, coïncidant aussi avec la seconde carrière du chanteur espagnol de coplas (chanson et genre musical populaire espagnol, influencés principalement par le flamenco) Miguel Frías de Molina (Málaga, 1908–Buenos Aires, 1993), après des moments très difficiles vécus par ce dernier. C’est ce qui donne à l’écran un résultat à la fois étonnant et passionnant, et pas seulement pour les libertés prises par ce musical à propos de la biographie « réelle » de l’artiste. Des libertés que n’importe quel art a le droit de prendre, bien entendu, vis-à-vis de « la vraie vie ». On remarquera aussi qu’avec un tel film, on parvient à une sorte de « spectacle total », un peu comme Wagner le souhaitait avec ses opéras à Bayreuth, suivant en cela le projet de Gesamtkunstwerk – « œuvre d’art totale », justement, en allemand – élaboré par les romantiques allemands au xixe siècle. Ainsi, entre musique (et chant, danse) et cinéma, mais aussi jeu (voir les occurrences du jeu dans le film) sur les genres, Ésta es mi vida est une sorte de film hybride, entre miroirs ou reflets plus ou moins fidèles et mises en abyme de la même eau, à la limite de l’intermédialité, pour notre plus grand plaisir, et de spectateur et de chercheur.

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Texte intégral

  • 1 En français, selon notre traduction, comme pour les autres citations en espagnol : « Elles se fond (...)

Se funden aguas atlánticas
con las del Mediterráneo.
La corriente del East River
se ha guadalquivirizado.

« Cuplé para Miguel de Molina1 »,
José Hierro

Une biographie, ça s’invente !

Louis-Ferdinand Céline à Arletty

  • 2 Plus précisément le 19 septembre 1952 au Teatro Ocean de Buenos Aires, puis le 16 mai 1955 au Cine (...)
  • 3 La copla, c’est la chanson populaire espagnole, à thématique essentiellement amoureuse, et influen (...)
  • 4 Les personnes intéressées par la figure de Miguel de Molina peuvent lire son autobiographie (voir (...)
  • 5 En réalité, Magris parle de la littérature, mais nous généralisons sa remarque à tous les arts, ci (...)

1Par la présente étude, nous aimerions montrer comment le film de long-métrage de fiction argentin Ésta es mi vida (N & B, 1 h 23) de Román Viñoly Barreto, sorti en 1952 à Buenos Aires2, est l’exemple d’une mise en scène filmique spécifique, inventive et sophistiquée, de l’art musical – ou plutôt de celui de la chanson, pour être plus précis –, transsubstantié, par conséquent, sur grand écran, et qu’il a coïncidé également avec la seconde carrière du chanteur espagnol de coplas3 Miguel Frías de Molina (Málaga, 1908–Buenos Aires, 1993), après des moments très difficiles vécus par ce dernier. C’est ce qui donne à l’écran un résultat à la fois étonnant et passionnant, et pas seulement pour les libertés prises par le film à propos de la biographie « réelle » de l’artiste4. Des libertés que n’importe quel art a le droit de prendre, bien entendu, comme le dit poétiquement Claudio Magris (1990, p. 543), quand il affirme que l’art « se pose ainsi sur le monde comme un hémisphère sur un autre, et [que] cela fait deux miroirs qui se reflètent l’un l’autre, comme chez le barbier, se renvoyant l’un l’autre le caractère insaisissable de la vie, ou notre incapacité à la saisir5 ».

  • 6 Sur l’ordre de Ramón Serrano Súñer, beau-frère du Général Franco et l’un des plus hauts dignitaire (...)

2Miguel de Molina, républicain et homosexuel, tout comme son ami l’écrivain Federico García Lorca, assassiné, on le sait, à cause de ce double « stigmate », par les franquistes au tout début de la Guerre Civile espagnole (1936–1939), avait eu plus de « chance » que le célèbre poète et dramaturge, son compatriote andalou, et avait pu se réfugier en Argentine, après avoir été enlevé, battu comme plâtre et laissé pour mort, lors d’un guet-apens fomenté au Teatro Pavón de Madrid par les franquistes en 19396. Exilé un premier temps en Argentine, en 1942, avant de connaître de nouvelles persécutions là-bas, dues à l’Ambassade d’Espagne, sur l’ordre du même persécuteur obsessionnel Ramón Serrano Súñer, il s’était alors trouvé dans l’obligation de fuir au Mexique, en 1945, puis – rapidement devenu persona non grata du fait de la jalousie d’artistes mexicains – il était revenu en Argentine en 1946, grâce à l’intervention d’Eva Perón, la femme du Président elle-même.

  • 7 Nous résumons très succinctement sa vie : pour les détails, notamment ses retours éphémères en Esp (...)

3C’est dans ce pays que Molina allait connaître, précisément à la fin des années quarante et au début des années cinquante, comme dans le film qui nous occupe, de nouveaux succès et gagner beaucoup d’argent, particulièrement entre 1948 et 1956, avant d’abandonner le métier, usé et quelque peu dépressif, désormais, à 52 ans, en 1960. Une représentation dans un théâtre presque vide, dans la grande ville de Rosario, fut pour lui une sorte de coup de grâce, et il se réfugia alors dans sa maison « à l’andalouse » du quartier de Belgrano, dans la capitale argentine, se consacrant au commerce d’achat et de vente d’antiquités7. Mais tout cela, c’est ce que ne raconte pas tout à fait ce film, en une série de scènes entre (un peu de) vrai, souvent à débusquer métaphoriquement, et (beaucoup de) faux, même concernant des événements très graves, comme on le verra, ces scènes alternant surtout avec de somptueux morceaux musicaux.

Une programmatique spéculaire

  • 8 Ce n’est pas par hasard que le toujours clairvoyant critique de cinéma Carlos Aguilar parle de « p (...)
  • 9 Molina est mentionné aussi comme acteur dans les films suivants : Alhambra/El suspiro del moro (An (...)

4Ce film, nommé, si on traduit le titre en français, « Ceci est ma vie », « Telle est ma vie », ou encore « Voici ma vie », annonce sa programmatique spéculaire dès ce titre, alors que l’on est loin d’assister à un récit de la « vraie vie » de l’artiste espagnol dans le déroulé que ce long-métrage en propose par la suite8. Pour autant, il n’est en fait pas si « faux » que cela (sic), mais l’on verra comment et dans quels aspects. Ce film où joue Molina, de retour au premier plan dans son pays d’adoption qu’était l’Argentine de la fin des années quarante-début 50, est l’une des rares œuvres cinématographiques où notre artiste apparaît9. C’est aussi le film où on le voit le plus, en tant qu’acteur principal, et le plus intéressant à bien des égards, ainsi qu’on souhaite le montrer ici.

  • 10 Sur le succès de la musique populaire espagnole en Argentine, voir les observations de Lomas Martí (...)

5Molina est donc, ici, le protagoniste de ce film d’une grande ampleur, entre confession ( ?) et « poudre aux yeux » dans tous les sens du terme, en une sorte de vertigineuse autofiction – dans le sens, pour nous, d’un récit qui fait vivre à un personnage qui porte le nom de son créateur une suite d’événements qu’il n’a pas vécus dans la « vraie vie », ou de manière très éloignée – et, ne l’oublions pas non plus, sous l’espèce d’une publicité maligne pour accompagner et promouvoir le retour sur scène de l’icône espagnole sur la terre des gauchos. Un véhicule pour accroître encore plus son succès, imaginé alors par la principale maison de production cinématographique du pays, Argentina Sono Films10.

  • 11 La première partie reçut sept nominations aux Goyas du cinéma espagnol en 1990, et la seconde perm (...)
  • 12 Avec, comme dans la deuxième édition de 2012, la mention, pour la coordination de ces mémoires, de (...)
  • 13 Carlos A. Petit, Argentin, avait obtenu des succès en Espagne et il était alors l’un des plus célè (...)

6On rappellera aussi que le rapport entre Molina et le cinéma, quelle que soit sa forme, ne s’arrête néanmoins pas à ce film, puisque le « personnage » de Miguel de Molina connaîtra un autre avatar filmique à succès, pour les publics espagnol et argentin, avec le diptyque lui aussi (parfois très) librement inspiré du réel, Las cosas del querer et Las cosas del querer 2a parte (de Jaime Chávarri, respectivement en 1989 et 199511). Mais il faut dire également que le premier opus de ce diptyque, le seul qu’ait pu voir Molina avant de mourir, a été rejeté et critiqué par son modèle, comme on peut le lire dans ses mémoires (posthumes), intitulées Botín de guerra. Autobiografía et parues pour la première fois en 199812. En effet, l’artiste andalou ne se retrouvait absolument pas dans cette fictionnalisation – même si, au final, elle n’est sans doute guère plus fallacieuse que le film de Viñoly Barreto, scénarisé, lui, par Carlos A. Petit13 –, alors même que, à sa sortie sur les grands écrans, elle lui apporta un regain de popularité, mais pas, selon lui, d’argent, alors que sa propre vie y avait été utilisée à l’envi comme matériau scénaristique !

7Enfin, une remarque illustrera aussi le lien entre Molina et le cinéma, via ce film de montage de Basilio Martín Patino intitulé Canciones después de una guerra (sorti en 1976, même s’il date de 1971, à cause d’une interdiction due à la censure franquiste), où des extraits passés à la couleur de notre film sont montrés.

Faux biopic et incipit feint

  • 14 Pour ce qui est de ce titre, il faut le rapprocher des mots mêmes de Molina sur l’importance de «  (...)

8Ésta es mi vida14, insistons-y donc tout de suite, n’est pas un biopic authentique de son protagoniste Miguel de Molina durant sa période « argentine », et les noms des personnages qui l’entourent ne sont pas plus réels que la plupart des événements que Molina vit dans le film, même si la trame – qui nous intéresse plus particulièrement ici – de son retour au chant et à la danse, est, elle, proche de l’authenticité, du moins dans ses grandes lignes, et, surtout, pour ce qui est du premier retour, pas le second. En effet, on a dit en introduction que cet exil argentin s’était effectué en deux fois, ce dont il ne reste nulle trace apparente ici. Mais, surtout, ce retour se fait, comme on l’a laissé entendre, sous les auspices du cinéma, à la fois pour ce qui est d’une mise en scène qui magnifie le chant et la danse présentés dans le film et pour ce qui est, dans la « vraie vie », du succès de Molina, dont ce film eut un grand succès en Argentine.

  • 15 C’est-à-dire : « La danza de las blusas », mais sur un panneau dans la diégèse, les deux autres ét (...)

9En cela, d’ailleurs, le nombre de morceaux musicaux présents dans le film, à savoir quatorze, d’inégale longueur, dont trois, plus importants, ont le droit de voir leur titre écrit à l’écran15, représente, statistiquement, la moitié du film, ce qui est une moyenne plus que correcte pour ce que l’on appelle à Hollywood un musical, ou comédie musicale. D’ailleurs, notons immédiatement que la prééminence de la musique dans ce film est soulignée par le soin tout « hollywoodien » accordé à la mise en scène des morceaux en question, et aux moyens colossaux mis en œuvre, manifestement, pour ce faire, dans le but d’exalter au maximum, par cet écrin visuel riche, sophistiqué et inventif, la voix et la présence du chanteur et danseur Miguel de Molina. Ce qui était, après tout, le but de l’existence de ce long-métrage tout à la gloire de l’artiste.

  • 16 Voir l’analyse des rapprochements entre ces deux films dans Lomas Martínez (2020, p. 11).

10La qualité des morceaux et de leur mise en image est proche de la grande époque des comédies musicales étasuniennes, de The Broadway Melody, signé Harry Beaumont (1929) à Beau fixe sur New York (It’s Always Fair Weather, de Stanley Donen et Gene Kelly, 1955), en passant par Les Chaussons rouges (The Red Shoes, 1948, de Michael Powell et Emeric Pressburger), entre autres moult exemples – et bien que ce film-ci soit britannique stricto sensu. Mais si l’on cite ce film-ci, ce n’est pas un hasard, tant l’intertextualité, ou « interfilmicité », si l’on préfère, est notable entre ces deux films, même si elle ne l’est certes pas de manière centrale16. Mais pour ce qui nous intéresse ici, c’est l’idée même d’un film qui se nourrit d’un autre film qui nous semble l’élément à relever, et un autre film également musical, de plus.

  • 17 Une très brève scène devant un théâtre de la capitale, qui ressortit donc, aussi, au monde de la m (...)

11Les morceaux dont on parlait il y a quelques lignes sont autant de petits cailloux, mais fort précieux, disséminés tout au long de la fabula narrée par le film, tandis que sont mobilisés extrêmement peu d’extérieurs dans ce film17, comme si toutes ces scènes de théâtre étaient les joyaux de la vie de Molina, qu’elle soit réelle, romancée, franchement réinventée ou incarnée à l’écran, hybridés de numéros chantés et dansés : des perles d’artifice, donc, loin, très loin, alors de cette « vraie vie » du chanteur, mais si importantes pour que le spectateur se rende compte du génie artistique du protagoniste.

  • 18 Sur la musique du célèbre « tube » de Miguel de Molina, « La bien pagada », dont on reparlera plus (...)
  • 19 « Los hechos y personajes de esta película son ficticios. Cualquier relación o semejanza con la re (...)

12On veut d’ailleurs pour preuve d’une revendication de l’artifice de cet artefact le tout début du film, puisque le générique18 précise immédiatement, via son banc-titre placé juste en dessous du titre, certes en bien plus petits caractères : « Les faits et les personnages de ce film sont fictifs. Tout rapport ou ressemblance avec la réalité est une simple coïncidence19 », ce qui signifie que, d’emblée, le film – pour peu que le spectateur prête attention à cette mention et ne l’oublie pas non plus, aussitôt lue – s’avoue comme une fictionnalisation, laquelle tomberait, comble de l’ironie, parfois juste, pour raconter la vie de Molina… L’émancipation du film par rapport au réel est donc on ne peut plus grande – sans doute, aussi, pour se prémunir contre tout souci juridique éventuel –, mais, une nouvelle fois, qui s’en soucie et qui croit, même, à cette précision de réécriture, au moment de s’asseoir dans son fauteuil de cinéma, tous prêts que nous sommes à signer virtuellement ce pacte de crédulité sans cesse renouvelé ?

13Pour enfoncer le clou et confirmer cette fictionnalisation du réel, on fera remarquer aussi que la temporalité de l’histoire racontée de Miguel de Molina n’est quasiment jamais précisée, entretenant ainsi un flou qui a bon dos et qui laisse, somme toute, plus de latitude à la réécriture d’une vie.

  • 20 « Le film démarre par un numéro musical, “Mi Rita bonita”, sans médiation narrative, indicateur él (...)
  • 21 Mais, de toute façon : « [Le biopic] […] correspond à une fiction que le biographe élabore sur un (...)
  • 22 Ou d’opéra, de cabaret, ou de ballet, de tour de chant…

14Le film, une fois le générique achevé, débute in medias res et sans motivation aucune20, annonçant en quelque sorte, là aussi, la couleur de l’artifice dans ce biopic très spécial21 mêlant cinéma et musique/chant (et danse) avec la reconstruction d’un destin. Et ce, même si, bien entendu, un musical n’a pas vocation, de par son essence même d’œuvre hybride entre cinéma et musique – avec inclusion plus ou moins importante de morceaux chantés et/ou dansés –, de donner des gages de vraisemblance, voire de réalisme, à l’histoire proposée et à la manière de la narrer à l’écran. Il débute donc par une chanson chantée et jouée sur un espace scénique non identifié comme tel, « Mi Rita bonita », dans une Andalousie stylisée, voire topique. C’est une scène artificielle, évidemment, car on précisera tout de suite que, à l’image de l’immense majorité des numéros présentés dans tous les musicals, il ne s’agit pas ici du filmage d’un numéro joué sur une scène de théâtre, par exemple, donc pas de « théâtre22 filmé », mais d’un espace autonome, esthétiquement et narrativement.

  • 23 Une grille qui rappellerait peut-être, aussi, le sort de Miguel de Molina, emprisonné pour homosex (...)

15La nature fictionnelle, factice et feinte de cet incipit est donc assumée totalement avec ce décor, par exemple, avec cette porte grillée andalouse au tout premier plan qui s’ouvre – la caméra la franchissant littéralement – et se referme au début et à la fin du morceau chanté par Miguel de Molina, symbolisant le début et la fin dudit morceau23. Cette grille ouverte et fermée – stylisée elle aussi, et apparaissant à plusieurs reprises dans la saynète chantée, comme si le spectateur voyait le numéro à travers elle – est comme un clin d’œil à l’artifice de la chose ici filmée, et présentée dès le début de l’histoire au spectateur, l’habituant ainsi au procédé à venir, répété à satiété, le cinéma œuvrant de concert avec la musique, en quelque sorte.

Entre retour au réel, flash-back et morceau de bravoure

16Le retour au « réel » qui s’ensuit, avec une partie de cartes à enjeu financier entre Molina et des amis, n’en est pas moins un clin d’œil à l’artifice « cinéma », là encore, pour dire la vie de Molina comme ce médium en a envie, via le thème du jeu immédiatement présenté aux yeux du spectateur, comme pour lui avouer le caractère ludique du film tout entier qui s’ouvre alors. La mécanique narrative, suspense inclus, se met en branle, puisque le personnage de Molina dit aussitôt qu’il a juré de ne plus jamais exercer son métier d’artiste, même si, du fait de ses dettes de jeu, il a un besoin urgent d’argent à l’issue de cette partie pour rembourser son imprésario, dont l’argent a été abondamment sollicité par lui. Il écrit donc une lettre à cet imprésario pour expliquer pourquoi il a perdu son enthousiasme (le terme entusiasmo est prononcé par lui-même), mais le spectateur ne sait pas encore quel en a été le véritable détonateur.

  • 24 On notera que la version espagnole, étudiée dans ces lignes, censura l’une des rares allusions à s (...)

17À partir de là, s’enclenche un flash-back à propos de l’arrivée du protagoniste en Argentine afin d’y exercer son métier de chanteur et danseur : dans le passé, donc, il se présente comme « Miguel de Molina », le rappel au spectateur de ces prénom et nom célèbres agissant, malgré le générique si proche, comme un « effet de réel » patent. Pour autant, arrivant en Argentine de l’étranger, il n’est jamais fait mention que notre artiste vient d’Espagne, alors que tous les spectateurs le savaient – et savaient, aussi, son exil forcé par le franquisme –, mais cette lacune est due à la volonté de le présenter dans ce film comme un artiste international qui joue dans le monde entier24.

  • 25 La frontière entre réel et imaginaire s’abolit ici, puisque ces numéros sont autant des numéros qu (...)

18On le voit alors faisant ses numéros, aussi bien pour nous spectateurs que pour celui qui va l’engager et le faire connaître au public argentin, dans la diégèse, Molina étant assis dans un théâtre vide, face à une scène elle aussi vide et qui va se remplir de ses numéros rêvés25, en une transition quasi onirique, où ne manque pas non plus la grille qui s’ouvre. Molina, désormais en tenue de scène et plus de ville, comme il l’était encore, assis dans la salle, quelques secondes auparavant, devient bientôt simple silhouette elle aussi stylisée, s’avançant vers la scène lumineuse depuis les coulisses obscures comme vers un paradis, ou du moins un autre monde, celui du rêve et de l’imagination, de l’irréel et de tous les possibles de l’invention par l’art. Il s’agit de morceaux grandioses, filmés avec inventivité et virtuosité, en faisant appel à une transsubstantiation du numéro de musique et de chant en un vrai numéro de cinéma, dans une Andalousie à nouveau stylisée, dépassant son passé espagnol, douloureux, une Espagne, métonymisée dans la seule Andalousie, réinventée totalement par l’art, alors, comme le décor l’est – ici, un tablao flamenco –, à l’instar du tout premier morceau mentionné supra.

  • 26 Et andalou, car on voit à l’arrière-plan une tour de la Giralda sévillane, sans doute en carton-pâ (...)

19Après ce premier morceau, le deuxième, andalou, là encore, du fait qu’il s’agit de copla, donc d’un genre de chansons d’origine andalouse, possède un décor encore plus artificiel que le précédent26, offrant au spectateur une sorte d’échiquier ou damier géant, l’idée de jeu étant encore à l’honneur : on a l’impression que le morceau de bravoure que constitue la célébrissime chanson « La Bien pagá », déjà entendue dans le générique, mérite bien cette mise en scène riche et sophistiquée, l’image venant en appui de la musique, à nouveau.

  • 27 Même orthographe pour la version de 1935 réalisée par Eusebio Fernández Ardavín en 1935, sans Moli (...)

20On fera remarquer que la postérité filmique de cette chanson est manifeste, puisque, si Molina la chantait déjà dans le film homonyme cité supra en note (avec l’orthographe La bien pagada, 194827), elle apparaît dans le film documentaire de création Canciones para después de una guerra (1971), lui aussi évoqué plus haut, mais encore dans le documentaire Vestida de azul (1983) d’Antonio Giménez Rico. Ce « tube » ibérique apparaît aussi dans un film sans doute davantage connu du public français, celui de Pedro Almodóvar intitulé ¿Qué he hecho yo para merecer esto !, un an plus tard (1984), dans un numéro chanté par le réalisateur lui-même, comme une sorte de cameo, ludique et interfilmique également, car le numéro est vu à la télévision par deux personnages de la diégèse et se trouve en rapport avec l’histoire racontée dans cette fiction. Sans développer plus avant, on remarque en tout cas la forte interfilmicité de l’emploi de cette chanson, avant et après Ésta es mi vida, en plus d’être « le » morceau signature de Molina. Le réalisateur s’attelle alors à des plans construits et tirés au cordeau, alternant plusieurs types de plans, du plus large et au plus resserré, usant également de mouvements de caméra, zooms et autres, pensés comme autant d’idées esthétiques élaborées à l’instar des flammes d’un feu crépitant furtivement en premier plan.

21Le troisième morceau à la suite, toujours « andalou », et toujours sur cette scène artificielle avec grille typiquement andalouse, se clôt par un retour au Molina en tenue de ville, toujours assis seul dans la salle de théâtre vide, non sans un mouvement inverse à celui de l’image quasi onirique du début de la séquence – la grille qui se ferme –, comme si Molina retournait à jamais à l’ombre et aux coulisses, donc à la (triste ?) réalité, mais, fort heureusement, pour quelques minutes seulement.

  • 28 Voir à nouveau, par exemple, la chronologie biographique établie par fundacionmigueldemolina.org.

22Le retour se fait aussi à la séquence où Molina écrit la suite de sa lettre, ce qui permet un nouveau flash-back sur sa carrière argentine : Molina trouve donc cet imprésario du seul fait de son talent artistique achevé, la magie hagiographique du cinéma rejoignant dans ce cas précis la réalité des faits28. Après tout, le cinéma ne doit pas fuir la réalité, mais il n’a pas à obéir à ses injonctions, disait en substance le grand critique de cinéma qu’était André Bazin. Molina se met alors à répéter, toujours dans cette analepse, s’entend, avec des danseuses et des danseurs au théâtre où il est, grâce à son imprésario, promu étoile à demeure – un fait avéré –, le bien nommé théâtre Imperio (« Empire »), et s’occupe même des costumes, comme un artiste complet qu’il était aussi dans la « vraie vie ».

  • 29 Sur les différentes affiches ou jaquettes du film qui existent, on trouve la même image d’un Migue (...)
  • 30 « […] [C’est] un numéro musical dans lequel plusieurs [chemisiers] dansent, flottant dans les airs (...)
  • 31 Il est temps de citer le directeur de la photographie et responsable des effets spéciaux et de la (...)

23On fera remarquer, à ce propos, que le morceau que l’on voit alors immédiatement après cette scène de la fabrication de ses costumes par lui-même, à savoir « La danza de las blusas », nous semble particulièrement intéressante à commenter : en effet, il s’agit d’une sorte de danse où la blouse, le « fétiche » de Molina, revêt une véritable fonction métonymique – en plus d’être un clin d’œil au générique qui montrait lesdites « blusas », dont l’importance éclate du fait qu’elles sont présentes dès ces crédits29 –, métonymie, car seules les « blusas » dansent, ici. Mais elles sont tellement représentatives de Molina qu’elles le remplacent aisément, sans même que lui ait besoin d’apparaître, comble de la notoriété, sans doute. Et cette séquence, qui frôle, formellement parlant, à plusieurs reprises, l’abstraction avant-gardiste30, nous fait penser aussi au film esthétiquement novateur qu’est Embrujo, de Carlos Serrano de Osma (1948), un musical situé dans le même milieu de la copla et du flamenco, ce qui prouve une nouvelle fois l’interfilmicité récurrente de cette œuvre avec d’autres et, également, sa modernité quant aux inventions visuelles qu’elle propose31.

  • 32 Bien entendu, dans les musicals, les regards caméra sont davantage possibles, du fait qu’il s’agit (...)

24Dans la même optique, ne manque pas un regard caméra, clin d’œil métafictionnel aux spectateurs et, par là même, au médium cinématographique avec lequel, tout en le respectant, le réalisateur joue ici en connaissance de cause. Mais on en reparlera, car ce regard caméra n’est pas le seul du film, rappelant l’hybridité du produit artistique que l’on est en train de voir : en effet, au spectacle (vivant), l’artiste peut regarder le spectateur, doit, même, parfois, le faire, tandis qu’au cinéma (de fiction, s’entend), jamais. Et ce, pour ne pas briser, déjà, de son côté, le pacte souhaité de « suspension consentie d’incrédulité » – “Willing suspension of disbelief”, selon la célèbre expression du poète et critique britannique Samuel Coleridge, forgée en 1817 – qui lie tout récepteur d’une œuvre d’art avec le créateur de l’œuvre en question et, surtout, avec ladite œuvre qu’on lui propose de croire comme étant « vraie32 ».

Le nouveau « debut » de Molina en Argentine ou “A Star Is Reborn

  • 33 Lequel n’existe pas, selon nos recherches, il existe simplement un théâtre « Empire », qui ne ress (...)
  • 34 « Teatro Imperio / Empresa Goldsmann/ Gran Debut / Miguel de Molina / Danzas y Canciones de España (...)

25Au tiers du film, le spectateur assiste donc à ce que l’on appelle en espagnol, el debut, gallicisme courant en espagnol pour « les débuts » ou même « la première », comme ici, de Molina, mais en Argentine s’entend, l’amnésie par rapport à sa vie artistique d’avant et outre-Atlantique étant permise par la magie du cinéma, et dans le seul but répété de magnifier son art de chanteur. Si cette première a lieu au Teatro Imperio33, elle bénéficie une fois encore d’un beau filmage, avec des saynètes élaborées stylistiquement, dotées de force effets esthétiques, motivés par la nature même de « première » du maître en Argentine. On notera d’ailleurs que le spectateur du film peut, comme le public de la diégèse, lire le tableau sur lequel est annoncée cette première : « Théâtre Imperio / Entreprise Goldsmann34 / Grande Première / Miguel de Molina / Danses et Chansons d’Espagne », en un jeu intermédial entre cinéma et musique/théâtre qui rend cette première cruciale aux deux niveaux de sa réception, intra- et extra-diégétique, et la frontière entre les deux arts, bien poreuse.

  • 35 Alors que l’annonce de « La danza de las blusas » était faite sur un panneau dans le théâtre, donc (...)
  • 36 Les danseuses se voient ainsi reflétées dans l’eau, jusqu’à y disparaître, à la toute fin du numér (...)
  • 37 Phrase que l’on peut entendre dans son Journal d’un curé de campagne (1951).

26Le premier morceau proposé dans cette première, « La niña caracola », deuxième numéro, on l’a dit, à mériter que son titre apparaisse à l’écran, mais le premier à bénéficier d’un banc-titre, donc à se situer hors diégèse35, commence, dans un décor de plage extrêmement artificiel, avec un beau travelling, puis, joue avec les reflets des visages dans l’eau, et sépare, ensuite, via cette eau, l’écran en deux horizontalement, pour ajouter un jeu de miroirs supplémentaire36, lequel métaphorise probablement les diverses dualités et reflets présents dans ce film. Des reflets, dans cet ensemble en particulier, qui se jouent entre le Miguel de Molina ex-espagnol et le néoargentin, celui de la coulisse et celui de la scène et, plus sûrement encore, celui de la réalité et celui du film, avec sa nouvelle « vérité », en quelque sorte, celle du long-métrage, inspiré de sa vie, mais la modifiant et la réinventant sans cesse, même si, au cinéma, selon le cinéaste Robert Bresson : « Il n’y a pas de vérité moyenne »37.

27Là encore, on découvre un superbe décor digne des comédies musicales des grandes heures des studios californiens – toujours à leur âge d’or au même moment, un peu plus au nord du continent américain –, avec un Molina en blanc, sur le mode d’une renaissance virginale en accord avec sa deuxième carrière, (re)commencée quasi ex nihilo, et avec cette nouvelle utilisation de l’un des quatre éléments, après le feu cité supra : par le truchement, cette fois, d’un premier plan sur un aquarium, l’eau est mobilisée. Et ce, pour dire à la fois, à notre avis, deux choses importantes : d’abord, le lien « élémentaire » de cet artiste à la Nature, dialectiquement, s’entend, par rapport à l’artifice tant cité dans cet article, mais une Nature à prendre surtout, ici, comme la nature ontologiquement « vraie » et « naturelle » de son art, en relevant l’(apparent) paradoxe : l’essentiel n’est-il pas que le « faux » de l’art dise pourtant le « vrai » de la vie et de la Nature ? Ensuite, il nous semble que, avec ce recours plus particulier à l’élément eau, à travers laquelle est vue un instant la scène (voir le filmage « depuis » l’aquarium), on retrouve les idées de reflet et de mise en abyme permises ici par le médium cinéma, et par lui seul, via cet effet de filmage audacieux. Même s’il semble peut-être un peu kitsch aujourd’hui.

  • 38 Quasiment impossibles sur une scène de théâtre, et ressortissant donc uniquement au 7e art.
  • 39 Il est vrai aussi que la mise en scène des comédies musicales, à l’époque, jouait déjà elle-même b (...)

28Le numéro qui suit, sans aucune solution de continuité, comme si le cinéma était là pour nous faire oublier le « réel » de cette représentation censée se dérouler dans un théâtre, est « La hija de don Juan Alba », dernier numéro qui a aussi droit à son titre, « debut » oblige. Le numéro se déroule dans un décor tout aussi artificiel que le précédent, mais bien moins solaire, et même franchement sombre, où la mise en scène opulente, vive et originale, avec, notamment, ces jeux de silhouettes, d’ombres et de lumières et les grilles récurrentes38, rendent justice au talent de chanteur de l’artiste, un talent, voire amplifié et accentué par ce genre de vidéo-clip ou de scopitone de luxe, si l’on nous pardonne l’anachronisme, qui vaut ici prolepse39.

  • 40 Le film de William A. Wellman avec Janet Gaynor date en effet, pour sa première version, de 1937. (...)

29Le succès du spectacle, lors du retour filmique à l’espace du théâtre, est – ne peut être – qu’immense, dans cette resucée d’un A Star Is Born40, sauf qu’il faudrait écrire ici « Reborn ». Et le film cite alors le nom de Miguel de Molina, dans la bouche de ses amis lisant les journaux au lendemain de ce « debut » triomphal, comme pour bien montrer que c’est cet artiste « réel » qui existe bel et bien, et nulle copie de celluloïde. Mais la « réalité », précisément, se rappelle au bon souvenir du spectateur… et de Molina, puisque le retour au présent du film, à savoir la rédaction de la lettre par l’artiste à son imprésario, fait se rappeler aussi au spectateur qu’il ne s’agit là que d’un flash-back, avec cette première à succès.

Dramatisation et mise en abyme

30Quand le retour en arrière reprend, il s’agit alors d’insister à nouveau sur le nom Miguel de Molina, mentionné encore une fois, et de « travailler » le spectateur en question dans le sens d’une vision hagiographique dudit Molina : ainsi, on le voit montré comme répétant ses numéros sans se reposer un seul instant, davantage même que ses danseuses, dans une perspective laudative du long-métrage, puisque tout le film tend vers le portrait d’un Molina à la fois doué par la nature, mais aussi parangon de travail. Le nom tant célébré apparaît aussi écrit, comme le montre complaisamment le film, sur le programme qui sera distribué sans doute au début de chaque représentation – une seule image de programme vaut ici récurrence du spectacle –, comme une mise en abyme du générique ou un hommage du cinéma à l’art du chant de Molina.

31Lorsque María del Pilar apparaît, on se trouve à l’exact mitan du film, et on voit le maestro former et prendre cette danseuse de talent – dont on se souviendra plus tard, dans cet article – qui représente, dans « la vraie vie », la célèbre danseuse Argentinita Vélez. Il faut noter ici une liberté par rapport au réel, puisqu’elle porte dans ce cas-ci un autre nom que le sien, mais aussi simplement parce que, dans le film, elle subit une déchéance, une fois qu’elle danse seule et plus dans la compagnie de Molina, déchéance qui n’est pas réelle, d’abord, et ensuite fort peu flatteuse pour cette star de l’époque, on en conviendra aisément.

32Un peu plus tard, le malheur se produit : Molina attend sa mère, venue en bateau d’Espagne, ce qui semble authentique, si l’on a oublié l’avertissement du générique, lorsqu’un télégramme arrive aux mains de son imprésario, tandis que lui est sur scène, et pour une fois, d’ailleurs, comme simple récitant. Le télégramme reçu, en plein nouveau morceau de bravoure folklorique – avec architecture vernaculaire mais factice, jeune premier maquillé comme le double de Molina jeune, jeux avec la caméra, ou encore jet d’eau qui coule opportunément d’une fontaine au tout premier plan – annonce le pire.

33Molina apprend donc, et nous en même temps que lui – car Goldsmann se lève pour dire à son voisin qu’il va annoncer la nouvelle à Molina – que sa mère est décédée sur le chemin, I. e, en plein océan. On « est » bel et bien dans le public de cette représentation, au moment fatidique de l’annonce de ce décès, sur la chanson Catalina. Même si “The Show Must Go On”, le spectacle ne se poursuit pas bien longtemps, puisque, si ce « debut » va apparemment jusqu’à son terme, Molina décide, du fait de ce décès, d’abandonner et les séances suivantes déjà prévues et, même, sa carrière, ainsi qu’il l’annonce au public à la fin de son numéro.

  • 41 L’adjectif « porteño », qui vient de « puerto » (« port »), se réfère, en Argentine, aux habitants (...)
  • 42 « On l’enterra un après-midi / Là-bas, lorsque le soleil se couche » (« La enterraron por la tarde(...)
  • 43 On peut aussi penser que jouer, pour le chanteur, l’assistance à l’enterrement de sa mère aurait s (...)

34Or, on note alors que vérité et fiction s’entrelacent vertigineusement, puisque l’on assiste, hors diégèse, devant l’écran de cinéma, en tant que spectateur – comme, dans la diégèse, le spectateur de théâtre porteño41 – à la mort de l’héroïne Catalina42 : il y a donc clairement mise en abyme, car sur la scène/à l’écran, l’héroïne Catalina meurt, et l’annonce par télégramme du décès de la mère de Molina survient. Puis, cette annonce est immédiatement suivie de l’enterrement de Catalina, cette procession funèbre représentant évidemment celle de la mère de Miguel de Molina, que l’on ne verra en revanche jamais dans le film, comme si le numéro sur scène subsumait au mieux, lui, l’enterrement fictionnel, celui qui a eu lieu dans la « vraie vie », via la distance de l’art et le transfert par l’esthétique43.

  • 44 Voir la Biografía de fundacionmigueldemolina.org : «  [L]e 1er août […] 1947, lui parvient [à Migu (...)

35Il faut absolument dire ici que la liberté prise par Molina et le scénariste pour évoquer la mort de la mère de l’artiste est très grande, puisque celle-ci ne mourut pas du tout lors de cette traversée pour rejoindre son fils, mais en Espagne, et pas le soir exact de la première, même si le décès se produisit très peu de temps après le retour définitif en Argentine de son fils44. Bien entendu, on peut comprendre la dramatisation nécessaire à un film grand public, à moins que cette dramatisation n’ait eu aussi, paradoxalement, l’effet de le rendre moins douloureux pour l’artiste, par cette fictionnalisation même. Enfin, si Molina annonce, dans le film, qu’à cause de ce deuil, il ne se produira plus, ce ne fut pas le cas, dans la « vraie vie ». Mais, dans le film, en tout cas, il y aura bientôt un nouveau coup de théâtre, là encore apocryphe, dans « le réel », que l’on abordera bientôt.

  • 45 « L’artiste qui a triomphé avec Miguel de Molina » (« La artista que triunfó con Miguel de Molina  (...)

36On retourne alors au temps présent de la diégèse, avec Molina devant sa lettre à son imprésario. C’est alors la danseuse María del Pilar, qu’il avait découverte, rappelons-nous, et à qui il avait donné sa chance, puis formée et fait travailler, qui semble prendre le relais et la relève, le nom de Miguel de Molina apparaissant sur son affiche à elle comme « garantie »45, lors de la tournée qu’elle fait avec son accompagnateur de mari. Et ce, tandis qu’un nouveau regard caméra, mais d’elle cette fois-ci, se fait alors remarquer, signifiant alors que c’est bien elle la nouvelle « incarnation » de Miguel de Molina, et que le jeu avec l’art filmique, en même temps que l’hommage à celui-ci, via ce regard caméra, demeure plus que jamais.

  • 46 Avec toujours, comme on l’a dit au début de cette analyse du film, un clin d’œil, via ce thème du (...)

37On notera que juste après, le retour au « réel » le plus prosaïque et le plus rude est patent, montrant la déchéance d’un Miguel de Molina désargenté, qui tente en vain de se refaire aux jeux de casino, puis de cartes, mais dans un intérieur louche de particulier, bref, des jeux « de hasard », comme au début du film46, la déchéance apparaissant à l’écran avec la présence d’un Molina désormais moins bien habillé, ce que confirme un plan sur une ancienne affiche avec son nom déchiré et dont les derniers morceaux sont ôtés par le vent. Pour ce qui nous intéresse ici plus particulièrement, on observera que Molina, devenu anonyme, se fait désormais appeler « Señor Fernández », d’un nom très courant dans les pays hispanophones, ce qui le rend, en quelque sorte, encore plus anonyme. Sa déchéance est telle qu’il ne peut plus payer sa misérable chambre et qu’il se retrouve obligé de donner des cours de danse à des jeunes filles, comme répétiteur chez une Française.

38Mais, au même moment, María del Pilar connaît les mêmes problèmes financiers, puisque, ne dansant plus avec Molina, elle a moins de succès et s’est même séparée de son époux. Notre remarque sur le fait qu’elle était sa nouvelle incarnation, son nouveau « double », même, se trouve donc corroborée par cette déchéance en parallèle. C’est là une idée de cinéma efficace, qui trouve une concrétisation supplémentaire dans l’image de l’affiche de María del Pilar sur laquelle on déroule un autre poster, même si une seconde lecture possible peut aussi être que la danseuse, sans l’ombre de son mentor, aux yeux du public, n’est plus rien…

39Lorsque son imprésario retrouve par hasard Molina/Fernández et apprend son vrai nom à la dame française responsable du cours de danse – où Molina apparaissait d’ailleurs dans le miroir de la salle dans lequel se mirent les apprenties danseuses –, c’est toute l’aura de cet artiste qui est soudain rappelée au spectateur, par l’éclat de ce nom respecté il y a peu, et toujours dans le cœur du public, intra comme extra-diégétique.

Reflets/réflexions et doubles

  • 47 Mais Molina n’est pas du tout déchu du fait d’un mauvais comportement, par exemple, car, comme le (...)

40À la toute fin du film dans la partie de sa diégèse « réelle » – avec de très gros guillemets, donc –, i. e. juste avant le long finale du morceau sur scène intitulé « Don Triquitraque », Miguel de Molina, qui a déjà retrouvé son nom, donc une grande partie de son identité et de son être propres, rencontre dans la loge de sa mère la fille de María del Pilar, qu’il a décidé d’aller voir et, sans doute, de soutenir. Il discute avec la petite Juanita, qui le reconnaît aussitôt, puisqu’une photo de lui trône sur sa table de maquillage de sa propre « pupille à lui », Molina, en quelque sorte – en un nouveau jeu de reflets/réflexions et de doubles saisissants – ; et cette petite fille, qui porte le nom de la propre mère de Molina, comme hommage de María del Pilar à la mère tant chérie de son inspirateur, est alors vue par l’artiste comme le signe qu’il doit reprendre son art. La « rédemption » d’un artiste déchu, mais déchu simplement par sa volonté de ne pas survivre artistiquement à la mort de sa mère chérie47, se fait alors jour, par ce signe du destin et ce prénom maternel donné par son élève à sa fille, qui le pousse à remonter sur scène, comme s’il entendait la voix maternelle lui intimer d’y retourner.

41On s’étonnera, néanmoins, d’entendre dans le film la fillette dire au chanteur qu’elle s’appelle « Juanita », comme la mère de Molina, alors que cette dernière s’appelait « Josefa », dite aussi « Josefa » (Montañés), dans » la vraie vie » : comme quoi, sur les sujets les plus graves, à savoir sa propre mère, une fois de plus, Molina accepte la plus grande liberté de transformation artistique, là aussi pour garder de la distance et maintenir à distance cette douleur, sans doute.

  • 48 Ce tío (« tonton ») Triquitraque fera sans doute penser au public ou au lectorat français à ce suc (...)
  • 49 Même si Molina ne connaissait pas ce « conte », enfant, et ne pouvait le raconter à sa mère, puisq (...)

42Le film s’achève donc sur un nouveau et ultime morceau de bravoure, « Don Triquitraque », qui joue une dernière fois avec les mises en abyme et les reflets, puisque, dans le film, c’est la fillette qui compare Molina à ce personnage de conte pour enfants, un grand voyageur, Espagnol qui s’en revient fortuné de Cuba dans sa terre natale, les mains remplies de cadeaux exotiques pour la famille48. Et ce, tandis que Molina explique à la fillette qu’il voyageait, lui aussi, beaucoup en tant qu’artiste et qu’il racontait des histoires à sa mère lorsqu’il revenait la voir, laquelle mère aimait beaucoup ces histoires… comme, par exemple, lui suggère Juanita – nouvelle image de sa propre mère, par conséquent –, celle du personnage de ce conte, don Triquitraque49.

  • 50 Cette chanson aurait néanmoins été composée (par José María Lezaga) et écrite (par Retana, donc) p (...)
  • 51 Et il le fait, de plus, à partir de l’idée d’une enfant qui lui raconte cette histoire, cette enfa (...)
  • 52 Même si nous avons trouvé trace d’une revue costaricaine pour enfants intitulée Triquitraque, qui (...)

43On fera remarquer que, une nouvelle fois, le cinéma réinterprète le réel, via l’usage d’une chanson qui trouve une origine apocryphe dans le film : en effet, notre film oublie volontairement que « Don Triquitraque » est une chanson écrite par l’écrivain Álvaro Retana50, et sans doute pas un conte pour enfants d’après nos recherches. La source de ce nouveau « tube » de Miguel de Molina semble donc réinventée, sans doute dans la même veine de l’emphase hagiographique – il semble l’écrire et même la composer lui-même, ce qu’il n’a jamais fait, seulement la créer en tant qu’interprète51 – ; une emphase doublée, si l’on y réfléchit bien, d’un nouveau clin d’œil à la fictionnalisation de toute chose dans cette œuvre, puisque cette nouvelle création de Molina s’inspire elle-même d’une fiction, ce qui est, à la fin des fins, complètement faux52.

  • 53 Avec l’insistance accoutumée, dans ce film, aux moments-clefs, mise sur la mention du nom de l’art (...)
  • 54 Selon l’indication de la partition de la chanson citée supra. Précisons que « tanguillo », littéra (...)

44Mais probablement faut-il achever ce feel good movie avant l’heure par un happy end de rigueur, et si l’on utilise ici des anglicismes, c’est en toute connaissance de cause, pour dire la parenté déjà évoquée du film avec le patron du musical hollywoodien : on glisse franchement avec ce dernier numéro dans l’exotisme de ce « conte cubain », puisque l’on a franchi l’Océan et, peut-être, aussi, laissé loin derrière soi les stigmates de l’Espagne franquiste. Mais c’est aussi, sans doute, le gage d’une mise au goût du jour, d’une nouvelle « nouvelle » carrière53, par ce choix, pour terminer le film, d’un type de chanson « exotique », un « tanguillo-guajira54 » qui, en ce début des années cinquante, commence d’être particulièrement à la mode et de remplacer peu à peu les « espagnolades » d’avant-guerre(s), même si ces dernières ont encore quelques bonnes années devant elles.

  • 55 Santiago Lomas Martínez nous informe à cet égard que, dans l’univers de la copla, on a tôt incorpo (...)

45Mais ici, on a recruté des danseurs qui ont l’air exotique, y compris pour l’Argentine, car le numéro est censé représenter Cuba, et on voit des artistes noirs sur la scène, et un décor de cases et de bambous, tandis que Molina paie de sa personne en chantant avec un véritable petit singe accroché à son cou (sic, celui évoqué dans la chanson) et en dansant quelques secondes, à la fin de la scène – donc à son climax –, à la manière latina, cumbia, mambo, rumba, son ou cha-cha-cha, peu importe55. La caméra joue une nouvelle fois avec les reflets aquatiques – une barque avec un couple voguant même sur l’eau – et les premiers plans sont envahis par bambous et végétation luxuriante propres à l’île cubaine. Musicalement, enfin, les rythmes exotiques latinos alternent avec la copla andalouse. Mais, comme le décor et les interprètes, c’est bien le rythme et les danses « cubanoïdes » qui gagnent l’espace sonique, à mesure que l’on s’approche de la fin du numéro, actant l’acculturation artistique et commerciale du désormais hybride Miguel de Molina – du moins pour ce numéro-ci –, lequel, comme on vient de le dire, ne rechigne pas à ces quelques pas de danse caraïbe.

46On ne peut pas s’empêcher de redire, évidemment, que cette promesse d’une nouvelle carrière de Molina se poursuivra encore plusieurs années, si l’on considère la date de la fabula contée dans la diégèse (1947, selon le télégramme cité supra) ou celle de la sortie du film (1952), puisqu’il stoppera définitivement sa carrière en 1960.

47Ajoutons que cet ultime numéro est un compendium de toutes les idées de cinéma destinées à servir l’art de Molina, des reflets de l’eau aux mouvements audacieux de caméra, en passant par le grand style « hollywoodien » mentionné il y a quelques lignes, les habits blancs évoqués également plus haut et concernant, cette fois, presque tous les danseurs et danseuses, comme une pureté définitivement retrouvée, celle des débuts de Molina, qui porte lui aussi, bien entendu, ces mêmes vêtements blancs.

  • 56 Complice, car il accepte ce clin d’œil anti-cinématographique, fasciné, car il oublie aussi, sans (...)

48Pour ce qui concerne les reflets et les effets de miroir, mention spéciale sera faite ici du dédoublement qui se produit, de part et d’autre de l’écran comme coupé en sa moitié – soit verticalement, soit horizontalement –, pour ce qui est des danseurs et danseuses, créant le début d’un effet kaléidoscopique, l’idée ayant été aussi ébauchée plus tôt dans le film, lors d’un autre numéro (la danse des chemisiers), mais ici porté à son paroxysme. Ne manquera pas, par conséquent, dans ce film ludique et spéculaire, un dernier regard caméra de Molina dans les dernières secondes du film, quand il salue (les deux publics, en somme), ultime clin d’œil hommage, répétons-le, au médium cinématographique… et au spectateur, à la fois complice et fasciné56 par cette manière que Molina a de briser le « quatrième mur » en s’adressant au spectateur les yeux dans les yeux, ce mur imaginaire qui sépare et la scène et l’écran, comme ici, des récepteurs et du spectacle et du film présentés.

49Pour conclure cette étude, nous dirons que la dialectique entre le vrai et le faux infuse ce biopic musical, un peu plus, sans doute, que les plus récents Bohemian Rhapsody (Bryan Singer, 2018) ou Rocketman (Dexter Fletcher, 2019) sur les vies, respectivement, des chanteurs Freddy Mercury, du groupe Queen, et Elton John, mais guère différemment, au final, ces deux films étant des opus où ne manquaient pas non plus les éléments hagiographiques obligés, pression des ayants droit et visée de succès mainstream obligent… Sans doute, comme l’écrivit en son temps le caustique Jules Renard, dans son Journal, à la date du 3 septembre 1902 : « Dès qu’une vérité dépasse cinq lignes, c’est du roman », et, au cinéma, cette remarque peut s’appliquer sans doute au-delà de cinq plans, et dans les deux cas, comme on l’a dit dans cet article, il s’agit d’art, après tout et, musique, film ou concaténation de ces deux médiums, peu importe : le réel est accessoire. Surtout, même, dans le cas où, comme ici, on combine les deux arts, car : « Ce qui importe pour un artiste […], c’est de rapprocher deux codes, deux systèmes de signes jusqu’à ce qu’ils produisent un court-circuit. Appelons cela une fulgurance », ainsi que le dit bien Pierre Sterckx (2017, p. 98).

  • 57 « Aquí vemos […] al Miguel de Molina del espectáculo total con sus canciones más populares […] y l (...)

50Au-delà de ce constat, même, il nous semble qu’il est important de faire remarquer, pour conclure cette réflexion, qu’avec un tel film, on parvient à une sorte de « spectacle total », comme le dit bien le regretté critique et réalisateur Diego Galán à propos de Ésta es mi vida : « » Ici nous voyons […] le Miguel de Molina du spectacle total avec ses chansons les plus populaires […] et les chorégraphies, chemisiers, chapeaux, bagues et colliers qui l’aidèrent à devenir célèbre » (2020)57, des chemisiers, on l’a vu, utilisés pour créer ce kaléidoscope d’images au bord de l’avant-gardisme. Pour nous, c’est le film même qui est « spectacle total », voire « œuvre d’art totale », un peu comme Wagner souhaitait le réaliser dans ses opéras à Bayreuth, suivant en cela le projet de « Gesamtkunstwerk » – « œuvre d’art totale », justement, en allemand – élaboré par les romantiques allemands au xixe siècle, parmi lesquels Otto Philip Runge.

51Ainsi, entre musique (et chant, danse) et cinéma, mais aussi jeu (voir les occurrences du jeu dans le film) sur les genres – et l’on ne parle même pas ici de la transgression du Gender, étudiée en détail par Lomas Martínez dans son article cité supra –, Ésta es mi vida est une sorte de film hybride, entre miroirs ou reflets plus ou moins fidèles et mises en abyme de la même eau, à la limite de l’intermédialité, pour notre plus grand plaisir, et de spectateur et de chercheur.

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Bibliographie

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Coll., Arte y provocación. La copla como género escénico, Almagro, Museo Nacional del Teatro/Madrid, Fundación Miguel de Molina, 2019.

Dosse, F. (2005). Le Pari autobiographique : Écrire une vie. Paris : La Découverte.

« Miguel de Molina » (2021). El arte de vivir el flamenco. https://elartedevivirelflamenco.com/.

« Biografía » (2021). Fundación Miguel de Molina. https://fundacionmigueldemolina.org.

Hierro, J. (1998). Cuaderno de Nueva York. Madrid : Hiperión.

Lomas Martínez, S. (2020). « Miguel de Molina y Ésta es mi vida (1952) : Queerness, transnacionalidad y censura entre España y Argentina ». Studies in Spanish & Latin American Cinemas, 17 (1), 3-30.

Magris, C. (1990 [1986]). Danube, trad. J. Pastureau et M.-N. Pastureau. Paris : Gallimard.

Mira, A. (1999). Para entendernos : Diccionario de cultura homosexual, gay y lésbica. Barcelone : La Tempestad.

Mira, A. (2004 [2007]). De Sodoma a Chueca : Una historia cultural de la homosexualidad en España en el siglo XX. Barcelone : Egales.

Molina, M. de (2012 [1998]. Botín de guerra, Autobiografía. Cordoue : Almuzara.

Ortiz de Gondra, B. (2008). Miguel de Molina, la copla quebrada. Ciudad Real : Ñaque.

Sinisgalli, L. (1979 [1962]). L’Âge de la lune, trad. G. Pfister. Paris : Arfuyen.

Sterckx, P. (2017). La Machine Jacobs. Dessin, couleur, opéra. Bruxelles : Blake & Mortimer.

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Notes

1 En français, selon notre traduction, comme pour les autres citations en espagnol : « Elles se fondent, ces eaux atlantiques, / avec celles de la Méditerranée. / Le courant de l’East River / s’est guadalquivirisé » (Hierro, 1998, p. 119). Le poète espagnol José Hierro invente ici un verbe à partir du nom du fleuve andalou le Guadalquivir, andalou, comme Miguel de Molina.

2 Plus précisément le 19 septembre 1952 au Teatro Ocean de Buenos Aires, puis le 16 mai 1955 au Cine Salamanca de Madrid – puis à Barcelone et en province, par la suite –, dans une version censurée (il manque 7 minutes et demie, la version d’origine étant disponible à la Filmoteca Española, à Madrid). Il existe une cassette vidéo VHS sortie chez Mercury en 1989, avec livret d’accompagnement signé du producteur espagnol Enrique Cerezo Torres, et un DVD, ainsi qu’un Blu-Ray sortis chez Divisa en 2015, DVD sur lequel nous avons travaillé, ces deux versions correspondant à la version « espagnole », commercialement exploitée, voir l’excellent article de Santiago Lomas Martínez, pour plus de précisions sur les coupures effectuées, portant essentiellement, pour ce qui concerne le protagoniste, sur des images trop explicites de l’homosexualité et de l’effémination de l’artiste et, aussi, sur sa condition de migrant (voir aussi infra pour le dernier point), toutes informations – et bien d’autres – à lire dans Santiago Lomas Martínez (2020). Nous remercions l’auteur de cet article pour ces éclaircissements sur certains points obscurs pour nous.

3 La copla, c’est la chanson populaire espagnole, à thématique essentiellement amoureuse, et influencée principalement par le flamenco. C’est aussi le genre musical qui correspond à ce type de chansons.

4 Les personnes intéressées par la figure de Miguel de Molina peuvent lire son autobiographie (voir références infra), mais aussi deux catalogues d’exposition (2009 et 2019). On mentionnera aussi Miguel de Molina, la copla quebrada, d’Ortiz de Gondra (2008) une autre fictionnalisation, en hommage à la vie de Molina.

5 En réalité, Magris parle de la littérature, mais nous généralisons sa remarque à tous les arts, cinéma inclus.

6 Sur l’ordre de Ramón Serrano Súñer, beau-frère du Général Franco et l’un des plus hauts dignitaires du régime franquiste. Voir Mira (2004, p. 315) et entrée « Molina, Miguel de (1908-1993) » du dictionnaire du même Mira (1999, p. 508-510). Miguel de Molina raconte aussi l’anecdote traumatisante de son « passage à tabac » en règle dans la célèbre interview – la plus longue et la dernière – menée par le journaliste Carlos Herrera à Buenos Aires, pour l’émission Las coplas no 27, consacrée à l’artiste et diffusée le 6 avril 1990 par la chaîne de télévision andalouse Canal Sur (disponible sur de nombreux sites Internet, en intégralité ou en extraits, par exemple en intégralité sur : youtube.com/watch?v=vicJptlegKQ).

7 Nous résumons très succinctement sa vie : pour les détails, notamment ses retours éphémères en Espagne, voir la section « Biografía » du site officiel de la Fundación Miguel de Molina, https://fundacionmigueldemolina.org, une mine d’informations, bien évidemment, sur la vie et l’œuvre de Molina, que l’on ne saurait assez recommander.

8 Ce n’est pas par hasard que le toujours clairvoyant critique de cinéma Carlos Aguilar parle de « personnage » (personaje) en évoquant la figure de Miguel de Molina dans notre film, lors de sa présentation de ce long-métrage à la télévision, dans le cadre de l’émission Historia de nuestro cine du 16 novembre 2015 sur TVE. De même, Lomas Martínez précise promptement à propos de cette œuvre filmique que, « […] en dépit du titre, elle n’est pas autobiographique » (« […] a pesar del título, no es autobiográfica »), lequel chercheur va encore plus loin, en suggérant : « Si l’on considère l’homosexualité connue de l’artiste, il convient de se demander jusqu’à quel point le choix du titre en question pourrait provenir d’une volonté de rentabiliser au box-office la curiosité du public pour sa vie privée » (« Considerando la conocida homosexualidad del artista, cabe preguntarse hasta qué punto la elección de dicho título podría deberse a una voluntad de rentabilizar en taquilla la curiosidad del público por su vida privada »), ce qui est très possible (Lomas Martínez, 2020, p. 9). Et ce, même si les spectateurs en furent peut-être pour leurs frais en ce qui concerne la vie sensuelle et intime hétérodoxe de Molina, celle-ci étant bien plus suggérée, et assez finement, qu’assenée, ce qui était de toute façon impossible dans le cinéma occidental de l’époque. Mentionnons enfin une critique – négative, comme toutes celles qui surgirent lors de l’exploitation en Espagne de ce film mettant en scène l’ennemi du régime, l’efféminé Molina… – qui vilipendait le fait que « […] le film n’était pas une vraie biographie, mais une “fantaisie” […] » (« […] la película no era una verdadera biografía sino una “fantasía” […] »). Le jugement cité ici est signé du pseudonyme « Donald », critique au journal conservateur ABC, n° du 18 mai 1955, et il est résumé en ces termes cité supra par Lomas Martínez (2020, p. 25).

9 Molina est mentionné aussi comme acteur dans les films suivants : Alhambra/El suspiro del moro (Antonio Graciani, Espagne, 1936, film réputé perdu, où il joue un second rôle), Pregones del embrujo (Claudio de la Torre, Espagne, 1941), Pepe Conde (José López Rubio, Espagne, 1941, non crédité), Chuflillas (court-métrage, Claudio de la Torre, Espagne, 1944), Luna de sangre (court-métrage, José López Rubio, Espagne, 1944), Manolete monstruo (court-métrage, réal. inconnu, Mexique, 1944), Manolo Reyes (court-métrage, Claudio de la Torre, Espagne, 1944), La bien pagada (Alberto Gout, Mexique, 1948, comme chanteur, non crédité officiellement) et un second film argentin, Luces de candilejas (Enrique Carreras, Argentine, 1956, où il interprète deux numéros musicaux), film qui réunit les trois genres musicaux en vogue à l’époque dans ce pays : la copla espagnole, donc, mais aussi le tango local et les rythmes afro-caribéens. Cette liste, croisée à partir de plusieurs sources, est peut-être évolutive, en fonction des découvertes encore possibles à l’avenir.

10 Sur le succès de la musique populaire espagnole en Argentine, voir les observations de Lomas Martínez, qui établit un parallèle pertinent avec le succès de la musique latino-américaine aux États-Unis et son exploitation commerciale au cinéma (2020, p. 8). Il parle aussi des accords de coproduction cinématographique mis en place entre l’Espagne et l’Argentine, à l’époque (2020, p. 7-9).

11 La première partie reçut sept nominations aux Goyas du cinéma espagnol en 1990, et la seconde permit à l’actrice espagnole Ángela Molina – homonyme de Miguel, mais pas de la même famille – de remporter le prix de la meilleure actrice au festival de Cartagena, en Colombie. Le rôle du chanteur, renommé prudemment – pour des raisons légales et financières – Mario sans patronyme, est joué par Manuel Bandera dans les deux films, le second étant consacré à la période argentine de son protagoniste. Dans le film Diferente de Luis María Delgado de 1961, le protagoniste, Alfredo, joué par le danseur argentin Alfredo Alaria, est un gay dans le placard dont au moins un numéro de danse est un hommage à Miguel de Molina.

12 Avec, comme dans la deuxième édition de 2012, la mention, pour la coordination de ces mémoires, de Salvador Valverde et pour la recherche, d’Alejandro Salade. Les deux éditions comportent respectivement 16 et 40 pages d’illustrations. Nous ferons remarquer le possible jeu de mots du titre à partir de botín, substantif qui veut aussi bien dire « bottine » – un accessoire vestimentaire dont Molina était friand, et certaines de ses bottines sont restées célèbres – que « butin ». Bien sûr, ici, le titre est traduisible en « Butin de guerre », selon la lexie figée, mais pourquoi ne pas penser à une « bottine [pour faire] la guerre », la guerre d’Espagne comme toutes celles que Molina a eu à mener dans sa vie contre l’homophobie et la « bien-pensance » en général ?

13 Carlos A. Petit, Argentin, avait obtenu des succès en Espagne et il était alors l’un des plus célèbres et des plus prolifiques scénaristes du cinéma de son pays, à l’époque, et encore pour plusieurs années (il fut actif entre 1941 et 1984), tandis que le réalisateur uruguayen, venu comme Molina du monde de la scène, Román Viñoly Barreto, dirigea vingt-sept films entre 1947 et 1966.

14 Pour ce qui est de ce titre, il faut le rapprocher des mots mêmes de Molina sur l’importance de « jouer » (la comédie, faire l’acteur, « représenter »), tels qu’on pouvait les lire dans l’exposition Miguel de Molina. Arte y provocación, qui lui était consacrée, à l’entrée de la première salle : « Et véritablement c’est ma vie, parce que je porte le théâtre dans mon âme avec la même joie que sur mes lèvres une chanson » (« Y en verdad ésta es mi vida, porque llevo el teatro en el alma con la misma alegría que en los labios una canción », nous soulignons), à lire sur le site El arte de vivir el flamenco, elartedevivirelflamenco.com, à l’entrée « Miguel de Molina ». Il s’agit de mots qui apparaissent avec la signature de l’artiste à la fin du film, après la toute dernière image, dans la version espagnole, remplacée curieusement par le seul mot « Fin » dans la version argentine. L’artifice est donc, paradoxalement, au cœur d’une assertion a priori aussi sincère que le titre de ce film – placé, de plus, entre guillemets, dans le générique, comme s’il s’agissait des vraies paroles du chanteur –, au contenu pourtant plus qu’apocryphe. Mais cette explication d’artiste, « un mensonge qui dit toujours la vérité », selon Jean Cocteau, dit bien la dialectique entre le vrai et le faux qui est l’essence même de l’art.

15 C’est-à-dire : « La danza de las blusas », mais sur un panneau dans la diégèse, les deux autres étant : « La niña caracola » et « La hija de don Juan Alba ».

16 Voir l’analyse des rapprochements entre ces deux films dans Lomas Martínez (2020, p. 11).

17 Une très brève scène devant un théâtre de la capitale, qui ressortit donc, aussi, au monde de la musique et de la danse, et une autre, tout aussi brève, à l’aéroport de Buenos Aires, en rapport également avec la musique, d’une certaine façon, puisqu’il présente l’envol de la danseuse María del Pilar et de son mari musicien, la danseuse ayant été découverte par Molina – dans ce théâtre, celui de Molina –, pour une tournée à l’étranger.

18 Sur la musique du célèbre « tube » de Miguel de Molina, « La bien pagada », dont on reparlera plus loin.

19 « Los hechos y personajes de esta película son ficticios. Cualquier relación o semejanza con la realidad es simple coincidencia ».

20 « Le film démarre par un numéro musical, “Mi Rita bonita”, sans médiation narrative, indicateur éloquent de la popularité du chanteur : il n’a pas besoin de présentation, ni son esthétique de justification » (« La película arranca con un número musical, “Mi Rita bonita”, sin mediación narrativa, indicador elocuente de la popularidad del cantante: no necesita presentación, ni su estética justificación »), Lomas Martínez (2020, p. 16).

21 Mais, de toute façon : « [Le biopic] […] correspond à une fiction que le biographe élabore sur un autre ; de l’autre, en creux, il est autoportrait d’un biographe altéré par sa rencontre avec l’autre », selon les beaux mots de Dosse (2005, p. 51).

22 Ou d’opéra, de cabaret, ou de ballet, de tour de chant…

23 Une grille qui rappellerait peut-être, aussi, le sort de Miguel de Molina, emprisonné pour homosexualité – et républicanisme – puis reclus (assigné à résidence) en Espagne quelque temps après la fin de la Guerre Civile espagnole (dont nous rappelons les dates : 1936-1939). Plus loin, dans le numéro intitulé « La niña caracola », c’est derrière un filet que sembleront filmées quelques secondes de ce morceau. Notons tout de même que, le nombre de motifs andalous n’étant pas non plus infini, celui de la grille se retrouve, par exemple, dans d’autres films du genre « espagnolade », utilisé de façon plus ou moins inventive…

24 On notera que la version espagnole, étudiée dans ces lignes, censura l’une des rares allusions à sa condition de migrant espagnol : « Je ne crois pas qu’il soit courant de tomber sur un émigré espagnol qui dort sur une place et de lui offrir de devenir maître de ballet » (« No creo que sea corriente eso de encontrar a un emigrado español durmiendo en una plaza y ofrecerle convertirse en maestro de baile »).

25 La frontière entre réel et imaginaire s’abolit ici, puisque ces numéros sont autant des numéros qu’il rêve de présenter que, rétrospectivement, ceux qu’il va effectivement monter, par la suite, grâce à son imprésario.

26 Et andalou, car on voit à l’arrière-plan une tour de la Giralda sévillane, sans doute en carton-pâte.

27 Même orthographe pour la version de 1935 réalisée par Eusebio Fernández Ardavín en 1935, sans Molina.

28 Voir à nouveau, par exemple, la chronologie biographique établie par fundacionmigueldemolina.org.

29 Sur les différentes affiches ou jaquettes du film qui existent, on trouve la même image d’un Miguel de Molina vêtu d’un chemisier (la blusa en question) voyant et coloré, à manches bouffantes, typique de son style vestimentaire, plus excentrique et féminin que la majorité des chanteurs et danseurs de copla de l’époque. C’est celle qu’il porte en particulier dans le numéro dont nous parlons ici, et avec les mêmes mouvements, comme la reprise d’un plan précis du numéro du film, car il faut signaler tout de même que l’artiste – ou ses mains, déjà, en l’occurrence, comme un résumé fétichiste de sa personne – apparaît aussi en chair et en os quelques secondes dans le numéro en question.

30 « […] [C’est] un numéro musical dans lequel plusieurs [chemisiers] dansent, flottant dans les airs, sans que l’on voie celui ou ceux qui les portent. À l’aide de divers effets spéciaux audiovisuels kaléidoscopiques, les formes atteignent un certain niveau d’abstraction » (« […] [Es] un número musical en el que varias [blusas] bailan, flotando en el aire, sin que se vea a su portador o portadores. Mediante diversos efectos audiovisuales caleidoscópicos, las formas alcanzan cierto nivel de abstracción »), Lomas Martínez (2020, p. 16).

31 Il est temps de citer le directeur de la photographie et responsable des effets spéciaux et de la version cinématographique des numéros musicaux de ce film (ce dernier poste étant partagé, selon le générique, avec le réalisateur lui-même), l’Argentin au patronyme lipogrammatique Alberto Etchebehere, qui eut à son actif près de 120 films en un peu plus de trente-cinq ans de carrière. N’oublions pas, alors, aussi, la direction musicale de Francisco Balaguer.

32 Bien entendu, dans les musicals, les regards caméra sont davantage possibles, du fait qu’il s’agit d’un mixte entre spectacle filmé et fiction, et le pacte est moins sévère entre le regardeur et le regardé quant à la véracité de ce qu’il est en train de voir sur l’écran. Un rapide sondage, subjectif, nous pousse à dire qu’ils ne sont pas non plus surabondants, malgré tout, car un film de danse et de chant est, d’abord, un film, avec les conventions de crédulité de la part du spectateur que l’on a évoquées, et qu’un trop grand recours aux regards caméras ruinerait sans doute.

33 Lequel n’existe pas, selon nos recherches, il existe simplement un théâtre « Empire », qui ne ressemble pas à celui-ci, tel qu’on le voit à l’écran quelques secondes de l’extérieur. Là encore, le faux règne.

34 « Teatro Imperio / Empresa Goldsmann/ Gran Debut / Miguel de Molina / Danzas y Canciones de España ». On notera le jeu, via ce nom d’imprésario fictif et caricatural (Samuel Goldsmann), par rapport au sens possible du nom : cet « homme en or » permet à Molina de reprendre sa carrière en étant résident de ce théâtre réservé à ses œuvres. Goldsmann est aussi l’un des personnages sources d’humour, en contrepoint du sérieux entourant la vie du protagoniste et en contrepoint de l’émotion, de la jubilation et du rêve proposés par les numéros musicaux, faisant ainsi de Ésta es mi vida un film « total », dans l’acception d’un croisement entre différents genres ou sous-genres et/ou différents médiums artistiques.

35 Alors que l’annonce de « La danza de las blusas » était faite sur un panneau dans le théâtre, donc à l’intérieur même de la diégèse, classiquement. Ici, ce mélange, via le banc-titre, montre l’hybridité qui naît entre les deux médiums artistiques, sans réelle prééminence de l’un sur l’autre.

36 Les danseuses se voient ainsi reflétées dans l’eau, jusqu’à y disparaître, à la toute fin du numéro, sans que l’on n’atteigne aux performances d’une Esther Williams à la même époque. À un certain moment du film, quand il rencontre María del Pilar dans sa loge, i. e. le lieu où l’on prépare l’artifice, on voit aussi Molina dans son miroir, avant que, comme par hasard, il ne transmette, sinon le flambeau, du moins son savoir, à la jeune danseuse qui en est elle-même comme un reflet, en partie.

37 Phrase que l’on peut entendre dans son Journal d’un curé de campagne (1951).

38 Quasiment impossibles sur une scène de théâtre, et ressortissant donc uniquement au 7e art.

39 Il est vrai aussi que la mise en scène des comédies musicales, à l’époque, jouait déjà elle-même beaucoup, en général, avec ce type de recours artistiques : utilisation d’une perspective accentuée par des éléments du décor et par une chorégraphie symétrique, ou encore des ombres portées, parfois démesurément agrandies.

40 Le film de William A. Wellman avec Janet Gaynor date en effet, pour sa première version, de 1937. Une deuxième, plus connue encore, signée George Cukor, avec Judy Garland, sortira sur les écrans deux ans après Ésta es mi vida, soit en 1954. En français, le(s) film(s) s’appelle(nt), bien sûr, Une étoile est née.

41 L’adjectif « porteño », qui vient de « puerto » (« port »), se réfère, en Argentine, aux habitants de la ville de Buenos Aires, capitale du pays. On trouve parfois en français « portègne », mais nous préférons garder le gentilé espagnol, que nous mettons alors en italiques.

42 « On l’enterra un après-midi / Là-bas, lorsque le soleil se couche » (« La enterraron por la tarde, / Allá a la puesta del sol »).

43 On peut aussi penser que jouer, pour le chanteur, l’assistance à l’enterrement de sa mère aurait sans doute été au-delà de ses forces.

44 Voir la Biografía de fundacionmigueldemolina.org : «  [L]e 1er août […] 1947, lui parvient [à Miguel de Molina] la pire nouvelle qu’il peut recevoir. Sa mère est morte à Valence. C’était l’être qu’il avait le plus aimé dans sa vie. […] Il aura beaucoup de mal à s’en consoler, à s’en remettre. Si auparavant il ne l’avait pas emmenée en Argentine, c’est parce que sa mère ne voulait pas abandonner sa maison de Valence, et, d’autre part, qu’elle attendait toujours là-bas le retour de Miguel. Le destin ne l’a pas voulu » (« [E]l 1 de agosto de […] 1947, le llega [a Miguel de Molina] la peor noticia que puede recibir. Su madre ha muerto en Valencia. Era el ser que más había querido en su vida. […]. Le costará mucho consolarse, sobreponerse. Si anteriormente no la llevó a la Argentina fue porque su madre no quería abandonar la casa de Valencia, y, por otra parte, siempre aguardaba allí el retorno de su Miguel. El destino no lo quiso »). Remarquons que la date – exacte, elle – de l’année de la mort de la mère de Molina, 1947, est lisible pour un œil exercé, du moins les deux derniers chiffres, sur le télégramme montré à l’écran, ce qui ancre malgré tout l’événement dans le réel, avec l’« effet de réel » souhaité. Malgré tout, soyons indulgent avec l’idée d’exactitude, en effet : « L’exactitude. Elle excite le regard, elle ne pénètre pas le dedans. Elle est et reste à l’extérieur, faute de prise », selon Sinisgalli (1979, p. 14).

45 « L’artiste qui a triomphé avec Miguel de Molina » (« La artista que triunfó con Miguel de Molina »).

46 Avec toujours, comme on l’a dit au début de cette analyse du film, un clin d’œil, via ce thème du jeu, au fait que le film lui-même, par sa liberté prise avec la réalité de la vie de Molina, joue avec le spectateur.

47 Mais Molina n’est pas du tout déchu du fait d’un mauvais comportement, par exemple, car, comme le dit bien cette hagiographie – par la voix, ici, de la fillette –, même s’il a vieilli par rapport à la photo, il a le visage d’un homme bon, la mère de la fillette lui ayant répété qu’il n’y avait pas homme meilleur que son maître Molina. On ne reverra pas, néanmoins, María del Pilar – ni assise à côté de sa fille au théâtre, ni dansant pour le maestro retrouvé –, comme si le focus devait revenir à présent sur le seul Molina, pour qu’il ne soit pas éclipsé par son double et élève danseuse.

48 Ce tío (« tonton ») Triquitraque fera sans doute penser au public ou au lectorat français à ce succès populaire que fut la chanson « Tonton Cristobal » de Pierre Perret (1967) sur le même sujet, écrite et composée par lui, en plus caustique, même, dans ses paroles que la chanson dont nous parlons ici.

49 Même si Molina ne connaissait pas ce « conte », enfant, et ne pouvait le raconter à sa mère, puisqu’il n’existait et n’existe tout bonnement pas ! Mais c’est là un bon départ pour en faire un numéro dansé, comme le plan sur le programme de la Reaparición (« Retour ») au théâtre de Miguel de Molina ouvrant ledit dernier numéro le porte clairement : « Don Triquitraque/cuento cubano ».

50 Cette chanson aurait néanmoins été composée (par José María Lezaga) et écrite (par Retana, donc) pour Miguel de Molina (une partition est cataloguée à la Biblioteca Nacional de España comme étant de 1951, aux éditions de la Unión Musical Española, à Madrid).

51 Et il le fait, de plus, à partir de l’idée d’une enfant qui lui raconte cette histoire, cette enfant étant une réincarnation de sa propre mère à lui, portant son prénom, ce qui boucle la boucle infinie des reflets et mises en abyme de ce long-métrage.

52 Même si nous avons trouvé trace d’une revue costaricaine pour enfants intitulée Triquitraque, qui parut de 1936 à 1947 et qui proposait des contes. Mais nulle trace, ni dans cette revue, ni ailleurs, d’un conte cubain intitulé « Don Triquitraque », en tout cas.

53 Avec l’insistance accoutumée, dans ce film, aux moments-clefs, mise sur la mention du nom de l’artiste, ici visible sur le livret d’accompagnement du spectacle : « Présente pour son retour Miguel de Molina » (« Presenta en su reaparición a Miguel de Molina »).

54 Selon l’indication de la partition de la chanson citée supra. Précisons que « tanguillo », littéralement « petit tango » est en fait une variété de chant flamenco au rythme joyeux et vif, et absolument pas un tango argentin ; la « guajira », elle, est un chant et une danse de la partie est de Cuba.

55 Santiago Lomas Martínez nous informe à cet égard que, dans l’univers de la copla, on a tôt incorporé rythmes et thèmes « exotiques », provenant surtout d’Amérique Latine, comme le tango « Loca » de Sara Montiel ou la « Rumba de Chelito », les paroles de cette dernière chanson étant d’Álvaro Retana, à nouveau, et ce, entre multiples exemples (courriel du 17 mars 2021).

56 Complice, car il accepte ce clin d’œil anti-cinématographique, fasciné, car il oublie aussi, sans doute, ce coup de canif dans le contrat, vu l’illusion proposée par le film. Voir par exemple, ces quelques autres regards caméra à la fin d’un film que sont, chronologiquement : les premiers films de Georges Méliès, où le comédien-réalisateur présentait lui aussi des « numéros » – à cette époque, il s’agissait pour cet illusionniste de formation de donner au spectateur l’illusion, justement, d’un numéro de spectacle vivant – en saluant la caméra (au début et) à la fin [on retrouve un même bonimenteur invitant le spectateur à rentrer dans sa baraque de cinéma de foire au début de Vida en sombras (1953, tourné en 1948) de Lorenzo Llobet-Gràcia] ; Les Quatre cents coups de François Truffaut (1959), où le personnage d’Antoine Doinel, joué par un tout jeune Jean-Pierre Léaud, prend à témoin le spectateur après sa fuite d’un centre de redressement ; À bout de souffle de Jean-Luc Godard (1960), où Patricia (Jean Seberg) interroge droit dans les yeux caméra et spectateur pour lui lancer : « Qu’est-ce que c’est, “dégueulasse” ? », alors qu’elle connaît déjà la réponse, ayant trahi l’homme amoureux – tout juste abattu par la police – à qui elle se refusait ; Brillante porvenir de Vicente Aranda (1965), où le personnage de Montse regarde la caméra pour défier la communauté des spectateurs en révélant brutalement le caractère fictionnel de l’ensemble du film qu’ils viennent tout juste de voir ; enfin, dans cette liste bien évidemment loin d’être exhaustive, citons Le Petit Lieutenant de Xavier Beauvois (2005), où la Commandante Caroline Vaudieu (Nathalie Baye), bouleversée par la mort en service du jeune et « petit lieutenant » de police éponyme auquel elle s’était attachée comme un fils, interroge aussi, du regard et les larmes aux yeux, le spectateur, mais en témoin compassionnel, cette fois. Sur le sens de ces regards caméra, en lien à la fois avec la tradition du spectacle de foire ou de cirque et avec la modernité cinématographique la plus avant-gardiste, depuis le Monsieur Loyal joué par Peter Ustinov dans Lola Montès (1955) de Max Ophüls au « garçon de la nuit » (chico de noche) joué par José María Rodero dans Mañana… (1957) de José María Nunes, via ces deux exemples de personnages qui s’adressent au spectateur en annonçant le numéro ou sketch suivant, voir les paroles éclairantes de Jean-Paul Aubert, ici résumées par nos soins, dans son brillant essai (2016, p. 118).

57 « Aquí vemos […] al Miguel de Molina del espectáculo total con sus canciones más populares […] y las coreografías, blusas, sombreros, anillos y collares que ayudaron a darle fama », Diego Galán, cité par Lomas Martínez (2020, p. 12). Galán ajoute : « De fait, le film est une succession de numéros musicaux où le chanteur brille avec le style de ses jeunes années […], c’est le film par excellence de Miguel de Molina, c’est son testament artistique » (« De hecho, la película es una sucesión de números musicales en los que el cantante se luce con el estilo de sus años mozos […], es la película por antonomasia de Miguel de Molina, es su testamento artístico »).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuel Le Vagueresse, « Miguel de Molina dans Ésta es mi vida (1952) de Román Viñoly Barreto : le cinéma, de concert avec la musique, ou les multiples possibles du vrai et du faux »Itinéraires [En ligne], 2023-1 | 2024, mis en ligne le 15 juillet 2024, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/14943 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/121sf

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Auteur

Emmanuel Le Vagueresse

Université de Reims Champagne-Ardenne, CIRLEP (EA–4299)

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