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Roger Vailland communiste, ou l’importance d’être constant

Christian Petr
p. 47-67

Résumés

Depuis 1926, Roger Vailland exprime son souci de ne pas avoir désuni la révolte et le conflit contre le conformisme éthique et esthétique du projet de changement du monde. Sa participation au mouvement de la Résistance et son adhésion au Parti communiste en 1952 sont, pour lui, deux facteurs d’émancipation personnelle qui renforcent ce souci, ce désir et cette volonté qui, même au-delà de son départ du Parti communiste en 1959, persisteront jusqu’à sa mort en 1965.

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Texte intégral

Je parle d’un naufrage : celui de la révolution prolétarienne, la révolution telle que nous la rêvions : en mesure – après qu’elle eut fait justice des inégalités intolérables et des médiocrités mercantiles –  d’ouvrir un chemin à la grande vie dans la vie courante.
(Jean-Claude Silbermann, Ça presse [bulletin de l’URDLA], no 48, mars 2011.)

1Roger Vailland a dix-sept ans en 1924. Des ruines, des cadavres encombrent la tête de ce fils de géomètre. Enfant, il a rêvé de mourir en héros du côté de Verdun ; adolescent, il veut être Dieu. Au lycée de Reims, il a reconnu en René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte des frères ; ensemble, ils entendent faire le désespoir des hommes, et sortir du règne humain. Ils ont formé un groupe, les phrères simplistes, que soudent une pratique systématique et scandaleuse de la poésie, de l’érotisme, de la drogue (tétrachlorure de carbone) et des techniques de dépersonnalisation de soi. Nathaniel, Rog Jarl, Phère François (ainsi se nomment-ils) pensent à une revue. Elle s’appellera Grand Jeu. C’est François (Roger Vailland) qui a trouvé le titre. C’est lui qui, dans une lettre adressée à Gilbert-Lecomte le 2 août 1926, spécifie le programme de la revue simpliste :

  • 1 Roger Vailland, Écrits intimes, Paris, Gallimard, 1968, p. 33-36.

Le simplisme n’est pas une théorie littéraire ou philosophique, mais une certaine façon d’envisager la vie, de vivre […]. Que si nous faisons cette revue ce n’est pas dans le but de faire des disciples ; nous ne sommes pas philanthropes et nous ne sommes pas non plus des hommes de lettres ; l’art n’est pas un absolu pour nous. L’œuvre littéraire ou artistique est pour nous un excitant, un catalyseur […]. C’est par un autre biais la théorie surréaliste belge des objets bouleversants ; et aussi un peu celle de Cocteau dans Le Secret professionnel. Résumer cette théorie de l’œuvre littéraire-catalyseur, en disant qu’elle fait accéder à un nouveau plan, où l’on participe mieux à la vie toute simple ou à l’Absolu (ce qui est pareil). Mais bien insister que ce n’est pas le seul moyen d’une part ; que d’autre part se dégagera de la revue qu’il y a un grand nombre de plans par lesquels on s’achemine peu à peu vers l’Être, ou l’Unique, ou l’Esprit, ou l’Absolu en se débarrassant continuellement des choses mortes – des habitudes de perception dans l’exemple précédent – ce qui est être simple […]. Point de vue politique. Nous ne cherchons pas à jouer un rôle social ; nous nous foutons de l’humanité. Cependant de même qu’il faut accepter de manger et de boire, il faut accepter de prendre une position, sans toutefois y attacher trop d’importance. Humilité. Le communisme semble être celle qui s’accorde le mieux avec cet esprit : il est donc recommandé aux simplistes – mais ils n’y sont nullement obligés ; ils doivent attendre pour s’y affilier d’en sentir la nécessité, qu’il soit vraiment « vivant » pour eux au sens où nous l’entendons.
Je vois comme études ou comme débats qu’il est indispensable de faire : la révolte, l’individualisme, le bonheur, le mysticisme, le communisme. Sur tous ces sujets nous avons des idées très précises et très particulières1.

En cet été 1926, Roger a pressenti qu’il est vain de vouloir changer la vie sans transformer le monde.

2Mais la vie, le monde résistent au désir, à la volonté, aux actions des simplistes. L’unité du groupe se fissure sur la question de l’Un et du Tout. Vailland se retire du Grand Jeu. Un communiqué paraît dans la revue no 3, datée de l’automne 1930 : « Certaines antinomies s’étant révélées ces derniers temps entre la pensée de Roger Vailland et celle de ses amis, il a préféré, en complet accord avec Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal, ne pas collaborer à l’activité du Grand Jeu jusqu’à ce que ces antinomies soient résolues. »

  • 2 Roger Vailland, Lettres à sa famille, Paris, Gallimard, 1972, p. 191.

3Pendant ce temps, à Moscou, Staline fossilise Lénine et gomme tout espoir de voir s’installer un type nouveau d’exercice du pouvoir. Breton et Aragon (mais, lui, sans le dire) devinent déjà ce qu’il va en coûter. Fascisme et nazisme noircissent l’avenir. Il y a grand péril en la demeure de l’Europe et de Vailland. « J’ai l’impression, écrit-il à ses parents en 1930, qu’il y a quelque chose qu’on appelle la jeunesse et qui est finie pour moi2. » Voilà dix ans, notait Maurice Sachs, que

  • 3 Maurice Sachs, Au temps du Bœuf sur le toit [1939], Paris, Grasset, 1987, p. 212.

cette damnée guerre est terminée. On a rebâti la France, ramené (au milieu de quelles secousses) la prospérité ; les progrès de la science ont été considérables ; mais on a dans la bouche comme un goût de cendres, et qui n’est pas de cendres du passé. Quelque chose que l’on ne comprend pas : les cendres à venir d’un incendie qui n’est pas encore allumé3.

  • 4 Roger Vailland, Lettres à sa famille, op. cit., p. 227.

4« J’ai vingt-quatre ans et demi, c’est effrayant4, s’écrie Vailland. Ce n’est cependant pas un has been qui dit cela, mais un peut être, soucieux d’aller au bout de ses virtualités et de maîtriser le sens de sa vie contre des rapports de force et d’argent qui tendent à le fragmenter. Les jeux ne sont donc pas faits, et tout peut encore aller. Vailland est dans une double attente : de devenir écrivain (car il a commencé à rêver d’endosser l’habit qui lui permettra de se faire une place) et de ce que va produire l’histoire. Avec rigueur, il se penche sur les fractures qui le traversent pour tenter de les réduire et de réaliser son unité.

  • 5 Ibid., p. 197.

5Roger Vailland se fréquente. Et, de cette longue fréquentation, naît un souci, pratique et théorique, de l’individualité humaine et une volonté d’avancer, anticipant Politzer, sur le terrain d’une science de la vie concrète de l’homme, cet homme que ses différents emplois journalistiques lui permettent d’observer afin d’en saisir le développement singulier. Amorcé dans les années 1930, cet effort de pensée sur la personnalité suscite de nombreux problèmes : « Ce sera, confie-t-il avec lucidité à son père, le rôle des livres que j’écrirai d’en élucider quelques-uns5. » Et, de fait, ce qui importera, pour comprendre l’activité du romancier, ce sera moins sa vie – succession d’événements plus ou moins difficiles à connaître – ou ce qu’il entend, avec volontarisme, en faire, que les concepts biographiques qu’il développera à partir de la réflexion engagée sur elle et qui, une fois stabilisés, constitueront le point de départ effectif de ses livres. Mais, en ce début des années 1930, Vailland ne peut écrire en dépit de ses ambitions. Les zones d’ombre intimes sont encore trop fortes, et le soleil extérieur qui pourrait les dissiper fait défaut. Roger en allume alors d’intérieurs et de transitoires. Les commutateurs sont toujours les mêmes : femmes, alcool, drogue, dont il fait un usage extravagant.

  • 6 Ibid., p. 152.

6Le débat mené sur lui-même ne suspend pas pour autant les combats. Vailland a des projets de travail et de voyage. Certains aboutissent. Échappées salutaires. Il traduit des poèmes d’un ami roumain, Ilarie Voronca, qui paraissent chez Léon Pierre-Quint sous le titre d’Ulysse dans la cité, et se rend dans plusieurs pays étrangers, en Éthiopie notamment où, sur les traces de Rimbaud, il cherche à faire du commerce. Vailland croit avoir l’esprit des affaires. Il perdra très vite cette illusion. Heureusement. À Paris cependant, Daumal et Lecomte publient et sont reconnus. Roger, lui, n’est connu que pour ses reportages, dont certains, Leila ou La Visirova (où il met en place l’une des figures dominantes de sa future éthique, la femme merveille), ressemblent à de petits romans-feuilletons. Sur la scène de l’écriture, la comédie s’est substituée à la tragédie. Ses pseudonymes de cette période disent le dérisoire de son activité d’homme de plume : Robert François, Étienne Merpin (condensation de merde et de pine). La seule vertu qu’il reconnaît au journalisme est qu’il contribue à former son regard : ses reportages, avoue-t-il à son père, lui « font voir toutes sortes choses. Et en particulier les dessous d’un tas d’affaires dont on ne peut pas même parler dans le journal6 ». Vailland, sa vie durant, s’intéressera aux dessous – des femmes et du monde. Les concepts qu’il forgera dans ses romans seront des concepts, non de choses, mais reposant sur les rapports dialectiques qui les constituent. Les lettres qu’il adresse à ses parents à propos de son métier sont toutefois dénuées de toute ambiguïté :

  • 7 Ibid., p. 179-180.

Je pourrais, si je voulais, me faire ce qu’on appelle une situation dans le journalisme. Mais c’est justement ce que je ne veux pas. Être journaliste est une situation morale très gênante : admiré par les imbéciles, méprisé par ceux qui ont quelque intelligence parce qu’on est forcé de faire des papiers superficiels, d’une fantaisie douteuse, écrits vite, sans idées personnelles7.

7Singulière violence du ton : elle naît de la perception, douloureuse et décisive, d’une coïncidence entre son existence et l’écriture journalistique en ce sens que l’une et l’autre sont fragmentées et ne peuvent atteindre à l’unité. Ce que Vailland compose, et qui n’est pas encore du roman, c’est-à-dire une action dramatique, est à l’image de ce qu’est sa vie :

  • 8 Ibid., p. 242.

Le reproche, écrit-il à son père qui, en cette occasion, s’est révélé fin lecteur, de manque d’unité que tu fais à Leila me paraît fort juste. À plus forte raison pourrais-tu le faire à mon reportage sur l’Espagne. Mais c’est presque une nécessité du journalisme : l’unité s’y place dans le numéro de la journée et non dans la suite de numéros où paraît le reportage. C’est chaque article qui doit constituer une unité [primitivement chaque chapitre de Leila devait paraître dans un numéro distinct] : car le lendemain le public a oublié en partie l’article de la veille ; et beaucoup de gens ne lisent qu’un numéro sur deux ou trois.
Mais l’idéal est évidemment d’atteindre aux deux unités : celle de l’article et celle de l’ensemble8.

8Dans les années 1930, Vailland n’est pas encore en mesure d’organiser dramatiquement son existence. Sa vie et ses écrits sans fonds manquent de forme. Il est loin d’atteindre à cette fusion des contraires qui, sur le plan idéaliste, constituait pour Daumal l’exigence première du Grand Jeu. Mais Vailland, dont l’existence est, selon ses propres termes, chaotique jusqu’à la folie et partagée entre l’exaltation et la dépression, est en quête de l’unité. Il va à elle. L’allure de cette marche, toutefois, ne dépend pas de sa seule volonté.

  • 9 Ibid., p. 248.

9« Attendons avec calme que le monde se bouleverse9 », écrit-il en 1933. Il patiente donc, et vit en marge, une marge voulue mais improductive. S’il dénonce le fascisme et le rexisme, ses conflits intérieurs ne sont toujours pas surmontés : cela lui interdit d’intérioriser ceux de l’humanité et de participer à ses combats. Ces derniers, qui éveillent sa curiosité mais auxquels il n’entend pas se mêler, restent pour lui un spectacle. S’il sympathise avec les idéaux révolutionnaires de « l’inoubliable printemps 1936 », il ne peut y adhérer de manière militante ni insérer sa révolte dans le circuit collectif. Il ne discerne pas encore la voie qui lui permettrait de rejoindre l’histoire ; il ne fait qu’entrevoir le rôle qu’il pourrait y jouer.

  • 10 Ibid., p. 271.
  • 11 Le Grand Jeu, no 1.

10En 1936, il écrit, en collaboration avec Raymond Manevy, Un homme du peuple sous la Révolution, un récit historique – ce « n’est pas tout à fait un roman10 » – qui retrace, sur un ton libre et en liaison directe avec les événements du Front populaire, l’aventure de Drouet, cet étonnant fils du peuple qui, en osant lever la main sur le Roi, fut à l’origine de notre modernité. Le sacrilège de Sainte-Menehould, dont le geste, impuni par le Ciel, a fait, mieux que les séductions de Don Juan, la preuve par neuf de l’inexistence de Dieu, intrigue Vailland ; mais ce sont Marat – auprès de qui Drouet est introduit par Laclos un soir de massacre – et la Terreur, que L’Ami du peuple symbolise, qui le fascinent. Les simplistes admiraient Landru, plus que Sacco et Vanzetti, et ordonnaient de savoir violer et étrangler. Pour Vailland, Marat condense héroïquement les figures de l’assassin et du révolutionnaire car ses appels au meurtre – « Sang de la pureté, sang du crime11 », disait Le Grand Jeu – sont socialement efficaces : débarrassant la France d’un père mou et abusif, ils permettent au peuple d’accéder à la majorité et, privant le monde du Sacré, ils révoquent, sur la scène de la Révolution – de 1789 et à venir – le Saint pour imposer comme premier rôle le seul Héros. Marat, le journaliste, dont la parole, qui est placée sous l’autorité non plus de Dieu mais du Peuple, réconcilie, le temps d’un instant sublime, le mot et la chose, constitue, pour le Vailland de 1936, le modèle de l’homme nouveau – intégral ou total selon les terminologies de la période –, cet homme nouveau qu’au même moment Drieu et Brasillach vont trouver du côté de Nuremberg, là où les fêtes nazies semblent ressouder en un unique personnage le Héros et le Saint. Mais Vailland, s’il rêve de Marat, parce que ses écrits révèlent et modifient le sens de l’histoire et qu’il représente la figure idéale de l’écrivain qu’il souhaiterait devenir, ne peut encore s’identifier à lui. 1936, qui le déçoit, ne lui permet pas de débloquer ses contradictions. Le Front populaire a échoué : il n’a pas su étrangler la réaction ni brûler en Espagne les ailes des franquistes. Vailland, à défaut de plonger dans une Terreur qui aurait pu le réconcilier avec lui-même, s’en retourne aux crimes privés, ceux des tribunaux qu’il hante pour alimenter la chronique judiciaire de Paris-Soir. Chacun, après tout, a les morts qu’il mérite.

  • 12 Éditions Messidor, Paris, 1992, préfacé et annoté par Jean Sénégas.

11Devant ceux de la guerre, sur le sens du conflit, Vailland, jusqu’en 1941, hésite. De ses interrogations, un livre témoigne cependant, récemment retrouvé, et dont Vailland n’a jamais parlé : Cortès, le conquérant de l’Eldorado, publié en feuilleton dans Paris-Soir, du 10 novembre au 24 décembre 194112. Curieux « roman exotique » que ce Cortès où Vailland se montre peu soucieux et d’ancrer son récit dans la quotidienneté de l’aventure espagnole et de la vie aztèque, et d’y bâtir la radicale étrangeté, pour le lecteur du xxe siècle, de ce temps et de ses acteurs. Ces derniers sont en réalité des personnages de 1940 car, même si Vailland cherche à y dégager les lois d’une colonisation, Cortès n’est pas un récit historique, mais une fiction qui dépouille l’histoire de la conquête du Mexique de son domaine propre d’interprétation pour lui en substituer un autre, qui reflète les contradictions de l’écrivain en ce début de Seconde Guerre mondiale et pose un certain nombre de questions inhérentes aux rapports entre l’individu et un événement historique. C’est en termes de trahison qu’est pensé ce problème de l’engagement. La figure principale du livre est une jeune princesse aztèque, Malintzine, qui abandonne les siens pour rejoindre Cortès et cela, paradoxalement, par fidélité à l’homme, que détruit la société indienne par ses rites religieux et par son refus du développement historique. La traîtresse est donc scandaleuse parce qu’elle remet en cause la loi aztèque et qu’elle la dénonce comme inhumaine. Cette adhésion de Malintzine à une conception chrétienne du monde fondée sur la foi en la capacité de l’homme à transformer la société et à la faire progresser constitue le côté positif de son personnage. Mais la jeune Indienne s’est glissée dans un mauvais rôle, et elle rate son initiation à l’histoire (le roman la punit : elle est mise à mort par les siens). Sa trahison repose en réalité sur une illusion ; elle croit aux idéaux de Cortès, alors même que la logique des actions du conquistador ne pouvait que contredire les objectifs qu’il leur assignait : Mexico est pillé et détruit ; les Aztèques sont dépossédés de leur culture et réduits à l’esclavage.

12Pour les acteurs de 1941, et en premier lieu pour les Français, le roman-feuilleton de Vailland constitue un sérieux avertissement, qui pourrait en substance s’énoncer ainsi : ne vous trompez pas de rôle car, quelle que soit la grandeur personnelle du « conquistador » et la force de séduction de ses idéaux, la conquête de l’Autre ne peut conduire qu’à sa négation. Il n’est qu’une seule trahison acceptable, celle que donne en exemple le peuple aztèque exécutant l’empereur Montézuma pour fait de collaboration avec l’Espagnol ; il n’est qu’une seule solution, celle qu’a adoptée le prince Guatimozin : la résistance héroïque à l’occupant. Et, même si celui-ci défend la loi barbare aztèque – c’est son côté négatif –, il porte en lui les valeurs positives du « roman » en ce sens qu’il est le seul personnage à être pleinement et jusqu’au bout en accord avec sa tâche. On comprend alors pourquoi Vailland problématise la situation née de la défaite de 1940 par le biais du récit de la conquête du Mexique : s’il exalte la Résistance et le sacrifice de soi avec un personnage qui ne peut que perdre, c’est qu’il lui manque, en 1941, cette confiance, en lui et en l’histoire, que lui donnera, à partir de 1942, sa participation au combat clandestin contre l’occupant allemand, un combat qui, en inscrivant la résistance au nazisme dans la perspective d’une transformation révolutionnaire de la société française, lui permettra de résoudre la contradiction figurée dans Cortès et, ainsi, de réaliser dans la pratique l’unité dialectique des aspirations de Malintzine (changer la face du monde) et de la volonté de Guatimozin (s’opposer à l’occupant).

  • 13 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 391.
  • 14 Dans Le Grand Jeu no 2, il était écrit : « À sept ans, Roger Vailland entrait en érection lorsqu’il (...)
  • 15 Roger Vailland, Lettres à sa famille, op. cit., respectivement p. 303 et p. 301.
  • 16 Ibid., p. 308.

13Vailland prend parti en effet après que les Allemands ont envahi la zone Sud et se métamorphose. Il recompose sa vie en la restructurant autour d’un engagement fort dans une action collective et commence ainsi à réaliser l’unité dramatique de son être. Le rebelle s’est trouvé une cause. Il fait preuve de cœur ; il s’est durci. « Je suis sûr, dit-il de Staline qui lui apparaît progressivement comme l’exemple idéal du juste rôle à jouer pour s’incorporer à l’Histoire, qu’il a une grosse bitte et s’en sert13. » En 1942, l’armée fait à nouveau bander Vailland14 ; il découvre le sens de la patrie, « croit en l’homme » ; « le besoin d’absolu [lui] paraît désormais un stade infantile de la pensée humaine »15. À trente-cinq ans, il a retrouvé la jeunesse ; il est devenu majeur. « Les soldats, écrit-il à sa mère en 1944, ça ressemble beaucoup à des enfants16. » Roger Nimier dira quelques années plus tard la même chose, mais dans une autre perspective.

14Roger Vailland, ce jeune homme, n’est plus seul. Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin, l’emploie comme agent puis comme responsable d’un réseau de renseignements, et il y fera preuve d’une grande efficacité. Roger passe d’une marginalité à une autre, celle, sublimée, du résistant ; caché sous différents pseudonymes, dont celui de Marat, il va, entre 1942 et 1944, « balader » avec sérieux, courage, gravité et désinvolture (n’aurait-il pas fait le projet cocasse d’abattre Céline, qui demeurait non loin de chez lui) sa nouvelle silhouette de conspirateur du Nord au Sud de la France, tandis que s’évanouissent certaines des figures marquantes de son passé : Mémé Vailland meurt en 1941, son père et Gilbert-Lecomte en 1943, Daumal un an plus tard.

15Un communiqué laconique du responsable de son groupe ne conclut pas en 1944 l’aventure : « Chef régional… révoqué pour vices multiples. » Le principal d’entre eux est qu’il a commencé à écrire un roman.

  • 17 Roger Vailland, Drôle de jeu [1945], Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 9. Le roman obtient le prix (...)

16Drôle de jeu, l’une des rares fictions françaises à retracer sur le vif l’expérience d’un résistant, est le roman d’une initiation personnelle à l’histoire : il marque le passage d’une marginalité d’intellectuel avant la guerre, celle du héros François Lamballe dit Marat – qui n’est pas Vailland mais auquel celui-ci s’identifie –, à l’isolement motivé par le combat clandestin. Ce n’est pas un roman sur la Résistance, mais sur l’écrivain et la Résistance ; il résout les contradictions d’avant-guerre de Marat – et de Vailland – par l’accord entre sa vie individuelle et la lutte collective pour la libération du territoire, comme l’indique le paradoxe « surréaliste » de l’exergue à la première journée du livre : « Vous construisez les voies, je les fais sauter, nous nous complétons, nous devons nous entendre17. » Marat, à l’inverse de ce que dit une tenace tradition critique, n’exécute pas Lamballe (dont le nom est emprunté à celui d’un prince libertin du xviiie siècle) ; au contraire, Vailland montre comment le passé du héros se glisse dans son expérience présente de résistant.

17Le rôle de Marat dans l’action clandestine (la recherche de documents) transforme symboliquement son activité de journaliste sous-employé d’avant-guerre. La solitude inévitable du combattant et les règles de sécurité qui l’obligent à déménager fréquemment imposent de leur côté une errance qui, pour poursuivre celle du héros dans les années 1930, prend cependant désormais pour lui un sens social positif. Les jeux de la clandestinité reconduisent, tout en en transformant la signification, ceux pratiqués par Lamballe avant le début de la Seconde Guerre mondiale. L’usage du pseudonyme, avec le choix théâtral par les combattants de noms de personnages héroïques – Marat, Rodrigue, Caracalla, Thucydide, etc. –, sublime celui qu’il en faisait de 1924 à 1940. Le secret obligé des rencontres et des lieux, la nécessité pour les « combattants de l’ombre », cloisonnés dans leur réseau, de se reconnaître les obligent à recourir à des mots de passe qui donnent un sens social positif à ceux qu’employaient les marginaux de l’entre-deux-guerres.

18La discipline qu’impose la lutte de libération nationale vient d’autre part réinvestir l’ensemble des disciplines du travail sur soi de Lamballe avant guerre. La Révolution commande en effet un emploi du temps strictement réglé et la vigilance permanente du combattant : elle nécessite un parfait contrôle de soi, une pratique de la sobriété et de la chasteté qu’anticipait paradoxalement l’usage maîtrisé par le héros de l’alcool, de la drogue et des femmes. L’activité du résistant intègre enfin la dimension de la mort. La décision prise par Marat de se tuer plutôt que de se laisser prendre vivant, sa possession d’un revolver et son maniement rituel transforment les jeux et pratiques surréalistes, ceux d’un Robert Desnos appuyant contre sa tempe un revolver à barillet ou le suicide théâtral d’un René Crevel. Les règles de vie que s’impose le militant et qu’exige l’efficacité de son action viennent ainsi donner un sens social positif aux exercices sur soi auxquels s’astreignait Lamballe-Vailland dès sa dix-septième année et rétrospectivement les justifier. Comme événement tragique, la guerre amène le dénouement, pour le héros et l’écrivain lui-même, de ses années d’insubordination.

19Les jeux de la clandestinité, la discipline quotidienne du résistant, l’accomplissement de la libération nationale sont ainsi autant de faits concrets et symboliques constitutifs de rituels d’initiation à l’histoire. La particularité de ceux-ci tient à ce qu’ils n’impliquent pas linéairement un « avant » et un « après » du passage, mais qu’ils naissent et coïncident avec ce à quoi ils initient : ils correspondent à la formation d’un temps biographique dans lequel l’actualité de la Résistance fonde – et vérifie – l’expérience antérieure de Lamballe.

  • 18 Paul Nizan, Pour une nouvelle culture, Textes réunis et présentés par Susan Suleiman, Paris, Grasse (...)
  • 19 La Nouvelle Critique, janvier 1956.

20Ces rituels de passage ne sont pas un fait institutionnel, mais le produit d’un travail sur la singularité individuelle. Ce travail, de la mise au point progressive d’exercices de discipline sur soi comme critique sociale et culturelle d’une société jusqu’à l’acquisition, dans les années 1930, du marxisme, se révèle avoir comme base et comme visée l’accord entre un individu et un événement historique, le second étant la mesure – au sens de dimension et de rythme – du premier. Ici et là, le roman, qui a été écrit avec la plume du philosophe, formule les repères d’une théorie de la concordance de l’individualité avec les transformations historiques : accord rythmique du sujet avec le monde, recoupement du temps collectif et du temps personnel (cycle extraordinaire que Vailland appellera par ailleurs « action complète ») au-devant duquel va l’individu dans la réappropriation de sa singularité personnelle. Cette problématique de la concordance de l’individualité et de l’Histoire, en liant, dans une pratique de la singularité, une éthique de la liberté individuelle avec la politique d’alors des communistes, résout pratiquement l’alternative propre aux révolutionnaires de l’époque. « Être radical, affirmait Nizan contre une tradition idéaliste qui, pour transformer la vie, entend d’abord modifier l’homme, c’est changer les conditions matérielles avant de changer l’esprit vailland18 », dès Drôle de jeu, affirme la nécessaire concomitance des deux mouvements : « Un être vivant digne de ce nom, dira-t-il un peu plus tard, ne cesse jamais d’essayer de transformer le monde et lui-même dans le monde19. »

21La problématique fondée dans Drôle de jeu, Vailland n’aura de cesse de l’éprouver et dans les romans qu’il écrira et dans sa propre vie. En 1951, il visite l’Indonésie pour La Tribune des nations. À Djakarta, où il semble ne pas savoir que Rimbaud a abordé avant lui, il fait l’expérience, terriblement excitante, de la fin de l’ère coloniale et définit ce qui constitue pour lui le véritable enjeu de l’après-guerre : l’avènement de l’homme intégral. Ce qui l’émerveille sur cette terre autrefois si exotique pour l’Occidental, c’est que son accession à l’indépendance et la liquidation de la féodalité consacrent l’évanouissement de la singularité d’être Indonésien, les rapports sociaux capitalistes déterminant une uniformisation du comportement des citoyens du monde. Mais la transformation de la société, inévitable pour Vailland, et l’avènement, qui s’ensuivra, du socialisme, puis du communisme, engagent à leur tour une diversification et un enrichissement sans précédent de la personnalité humaine. C’est à l’homme totalement libéré que rêve Roger Vailland sur les terrasses de Boroboudour, gagnées sur un volcan et où s’élève une colonne en forme de phallus, un rêve somptueux que stimule le parfum entêtant des orchidées de la vallée, dont le surprenant lorogloss qui a une odeur de bouc.

  • 20 Roger Vailland, Boroboudour [1951] repris dans Œuvres complètes, t. VI, Lausanne, Éditions Rencontr (...)

22« Le charme très particulier de la fleur des orchidées tient pour une grande part à la complexité de sa structure, à ses défenses, à sa réserve20 », affirme-t-il, en véritable amateur (il sera toute sa vie curieux de botanique), avant d’en décrire longuement le développement par stades et de conclure ainsi des pages qui sont parmi ses plus belles :

  • 21 Ibid., p. 54-55.

Le rythme et la magnificence du développement des organismes est fonction de la complexité de leur structure. (Relire ce que Balzac écrivait de l’amour des duchesses.) Ce n’est donc pas pour le vain plaisir de parler d’une plante qui m’a ému entre toutes que je consacre ces lignes aux orchidées, juste après la description du sanctuaire de Boroboudour, tombe du roi de Mataram. Par suite d’un certain nombre de circonstances historiques, sociales, etc., etc., les rois, les princes du sang, les Atrides, les Borgia, certaines familles de soldats, d’acteurs, d’artistes, de danseurs, de gens de cirque, se sont constitués en variétés, voire en espèces, aussi singulières par rapport au genre humain que les orchidées parmi toutes les autres familles de plantes à fleur […]. En ce qui concerne les sociétés humaines, Huxley et la plupart des romanciers me paraissent voir à rebours de leur évolution réelle, en imaginant leur avenir analogue à celui de la ruche ou de la fourmilière. L’abondance que produiront les techniques nouvelles […], au service de la société sans classes, la liberté qu’engendrera enfin la maîtrise totale de la nature et de l’homme dans la nature, permettront au contraire de différencier et d’enrichir à l’infini les structures humaines.
Quand je rêvais de bergères devenues reines, en train de jouer sur les terrasses de Boroboudour, c’étaient bien des reines que je voyais, chacune aussi singulière que seule la reine pouvait l’être, autant de variétés, d’espèces, de familles, de genres de reines qu’il y a de créatures humaines, des reines aussi différentes des reines du passé que la licorne de tous les animaux sauvages ou domestiques, connus ou inconnus, créés ou imaginés21.

23Bien entendu, la réflexion de Vailland a fait sourire tous ceux pour qui changer la vie reste un mot d’ordre poétique vidé de toute signification concrète, tous ceux pour qui l’émancipation de la totalité des attributs humains ne saurait se mesurer à l’aune des combats engagés pour en finir avec l’exploitation. Or les termes insolites utilisés pour désigner l’homme libéré, loin d’être paradoxaux, ne font que souligner une vérité d’évidence : pour constituer la perspective historique qui seule donne sens à la lutte pour transformer le monde et soi-même dans le monde, l’individu singulier du communisme prend une forme pour l’homme du xxe siècle encore inimaginable.

24Sans doute convient-il de noter que cette éthique de la singularité, dont Boroboudour donne la définition achevée, est pour Vailland indissociable, dans les circonstances de l’après-guerre, des activités que constitue une culture populaire nationale :

  • 22 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 372-373.

Je me trouve très bien dans mon régime sans alcool, écrit-il par exemple de Djakarta à Élisabeth Naldi, la femme qu’il aime. Les Américains, Australiens (surtout ceux-là), Anglais, Suédois, et même Hollandais, sont ivres-morts chaque soir, c’est qu’ils s’ennuient dans leur monde somnambulique, l’alcool ici est typiquement colonialiste, il fallait donc bien ne plus boire22.

25La fonction mythologique des biens de consommation courante – qu’il a analysée dans de nombreux articles – devient ainsi une fonction de la formation et de l’affirmation d’un style personnel, d’une pratique de la singularité individuelle dont l’éloge fonde l’originalité de Boroboudour.

26Plus que jamais convaincu qu’il ne s’agit pas simplement de critiquer l’ordre moral mais qu’il faut, dans le même temps, s’attaquer aux rapports sociaux qui le fondent, Vailland, au retour d’Indonésie, réorganise son existence autour des nouvelles figures qu’il a croisées (Élisabeth Naldi, mais aussi Henri Bourbon, ancien député communiste de l’Ain, qui devient l’un de ses meilleurs amis), et infléchit son activité littéraire.

  • 23 Ibid., p. 194.

Après avoir affirmé, insolitement, de Bon pied bon œil : « Mes adieux à la culture bourgeoise. Après cela je n’accepterai plus de commande de la bourgeoisie23 », il écrit à Pierre Courtade :

  • 24 Ibid., p. 270.

Je me demande avec angoisse ce qu’en penseront les éventuels lecteurs de 2050 : peut-être tiendra-t-il quand même, à cause d’une certaine rigueur de langage, qui ne fait aucune concession aux modes, et surtout à cause d’un arrière-plan poétique que je ne crois pas sans grandeur ; mais que comprendra-t-on aux préoccupations de mes personnages et aujourd’hui même qui cela peut-il intéresser ? […]
Et maintenant que faire ? Écrire pour qui, pour quoi ? Dans les circonstances actuelles, il n’est plus possible, pour moi, comme pour toi, d’écrire autrement que dans une perspective totalement communiste24.

27Les modifications intervenues dans son existence se totalisent dans une série d’actes : il s’installe avec Élisabeth dans un hameau du Jura et s’occupe à devenir un grand écrivain. En marge des mondanités parisiennes, au cœur des conflits du monde, Vailland refond sa vie, l’axe sur le travail et sur l’activité militante. Il adhère en 1952, en pleine guerre froide et au moment du « complot des pigeons », au Parti communiste, épouse Élisabeth la même année (Henri Bourbon et sa femme sont leurs témoins) et affronte ses contradictions :

  • 25 Ibid., p. 256.

J’aime presque autant le ballet des nuits soûles que la lucidité des grandes matinées de travail. Voilà comment je suis. La vie idéale serait de se soûler toutes les nuits et d’être merveilleusement lucide tous les matins. L’ennui est qu’on ne peut pas être lucide le matin quand on s’est soûlé toute la nuit. Voilà une contradiction qu’il s’agit de résoudre dialectiquement.
La solution dialectique d’une contradiction qui se situe dans le temps est le rythme […]. Combien de jours par an, ou par mois, faut-il se soûler, consécutivement ou pas, etc. Tel est le problème à résoudre, problème de rythmique, pour avoir la lucidité et la soûlerie, la plus efficace et la plus agréable25.

28Vailland, fils de roi, aspire à être un moine laïque et à vivre selon un temps réglé où alterneraient harmonieusement activités de plaisir et de travail.

De 1951 à 1956, Vailland domine heureusement ses contradictions. C’est une période de bonheur :

  • 26 Roger Vailland, Préface à « De l’amateur » [1951], Le Regard froid [1963], repris dans Œuvres compl (...)

Par les sentiers de montagne, rappelle-t-il dans sa préface à De l’amateur, tantôt je gagnais les cités ouvrières de la vallée de l’Albarine, où se traite la soie artificielle, tantôt je descendais jusqu’au dépôt de chemin de fer d’Ambérieu-en-Bugey. Je participais aux réunions où se préparaient les actions politiques, je parlais dans les meetings, je défilais avec les militants […]. Je me battais, j’apprenais, j’étais heureux. J’écrivais Beau Masque26.

  • 27 325 000 francs, Paris, Corrêa, 1956. Rappelons, par ailleurs, que Roger Vailland n’a jamais occupé, (...)

29Équilibre parfait, de la phrase et de l’existence. Vailland travaille, milite et aime. Il aime Élisabeth et les « petites filles » à qui ils rendent visite les jours de fête ; il participe à la vie de sa cellule et aux luttes de sa région ; il écrit des textes en liaison directe avec son combat : des articles, un roman27.

  • 28 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 457.

30Des photos de cette époque nous le font découvrir dans les ruelles de Meillonnas allant à un collage avec ses camarades, un seau et des affiches à la main, ou lors d’un meeting avec Henri Bourbon : celui-ci, monté sur une petite table, s’adresse à des ouvriers ; Vailland est en retrait, l’œil lumineux fixé sur l’auditoire. Allégorie naïve, et cependant touchante, de l’Écrivain au service du peuple. Vailland est fier de cette formule qu’utilise rituellement Bourbon pour le présenter dans ses réunions politiques. Il en rajoute : « Le théâtre, écrit-il en 1954 à Jacques Duclos, constitue par excellence une arme d’agitation et de propagande28. » Le regard froid, si opposé à celui, passionné, de Louis Aragon, se réchauffe au contact des grands incendies que devrait bientôt allumer le combat révolutionnaire, et va jusqu’à se perdre dans un idéal de fusion. Vailland veut faire corps, moins d’ailleurs avec le Parti qu’avec le peuple, moins avec le peuple qu’avec le mouvement de l’Histoire. Il arrive même parfois que son désir de s’employer, d’être utile, emporte son intelligence, ce qui n’est pas toujours nécessairement un mal, ce qui n’est pas toujours nécessairement un bien :

  • 29 Les Allobroges, 11-12 avril 1953.

Un ouvrier, lors d’un débat en 1953 : On parle de collaboration écrivain-ouvrier. Est-elle possible ?
— Roger Vailland : Mais oui. Dites-nous ce que vous aimez lire, qui vous aimez lire. On essaiera de vous faire une littérature claire et utile, de vous montrer les choses comme elles sont pour vous faire comprendre comme elles devraient être29.

  • 30 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 193.

31Certains de ses jugements sur les procès dans les pays socialistes sont tranchants : « Le problème du travail forcé en URSS ne m’intéresse en aucune manière : il est bien évident qu’il ne peut y avoir de liberté pour les ennemis de la liberté30 », confie-t-il à son journal intime. La passion qui le brûle ne l’aveugle cependant pas totalement.

  • 31 Ibid., p. 470.

Les Républiques populaires, écrit-il en 1955 à Élisabeth de Karl Marx Stadt, sont déjà socialistes par le contenu (socialisation des moyens de production) mais encore bourgeoises par la forme. La classe opprimée, en prenant le pouvoir, adopte les formes de vie de l’ancienne classe privilégiée […]. Le prolétariat tout entier a soudain les moyens de vivre comme la petite bourgeoisie et le fait, dans les mêmes formes. La nation tout entière se met à porter des cols durs. Et elle s’y complaît. Le rôle du parti communiste reste donc plus que jamais d’avant-garde, avec tout ce que cela comporte d’héroïsme et de risques de se couper des masses31.

32Vailland, sans doute, ne peut encore penser la révolution qu’en termes de dictature du prolétariat. Vieille rengaine. Mais il radicalise le propos, c’est sa qualité : à Émile Henriot qui, dans Le Monde, l’avait qualifié « d’aristocrate d’extrême gauche », il répond, en 1956 :

  • 32 La Nouvelle Critique, janvier 1956.

Voilà une formule qui m’enchante. Mais je n’y vois pas la contradiction que M. Émile Henriot semble avoir voulu exprimer […]. Je me bats coude à coude avec les meilleurs de mon époque. Je fais partie de l’armée des hommes de cœur, de ceux qui font la preuve, partout dans le monde, qu’ils savent mourir sans espérer de récompense. Je suis du parti des meilleurs. Je suis un aristocrate32.

  • 33 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 196.

33Vailland, jusqu’en 1956, se coule avec aisance dans le moule du bolchevique et entend faire de sa vie une œuvre à valeur exemplaire : « Donner l’exemple de la vertu et de la frugalité33 », note-t-il dans son cahier. Jusque dans les modalités de son adhésion au Parti, il se distingue – et Wurmser aura beau jeu de se demander en 1960 s’il adhéra jamais à un parti bolchevique. En militant éprouvé et en ami sincère, Pierre Courtade le met en garde :

  • 34 Ibid., p. 288.

Ne fais pas l’ange, c’est un métier de chien. Je viens de lire le journal intime de Tolstoï. C’est comme ça : Lundi : ne pas boire, ne pas forniquer, ne pas jouer, écrire tous les jours deux pages des « Cosaques ». Mardi : me suis enivré et querellé avec Kovalsky qui est un salaud, suis allé à Tiflis, paresse, ai forniqué, perdu 800 roubles plus mon cheval. À quatre-vingts ans toutefois, il avait réalisé son programme. Il était végétarien et emmerdait le monde du bruit de ses vertus. Et alors ? qu’est-ce qu’il reste ? La Guerre et la Paix. Il n’était pas besoin pour cela de se transformer en poteau télégraphique dans le désert en s’émondant de tous les rameaux sauvages. Il faut connaître exactement ce que l’on peut supporter de vertu. Faute de l’avoir apprécié exactement on tourne à l’aigre34.

Vailland se connaît et il n’aura jamais vraiment abandonné les ballets nocturnes.

  • 35 Paul Nizan, Les Chiens de garde [1932], Paris, François Maspero, 1960, p. 153.
  • 36 À titre d’exemple, l’identification dans Drôle de jeu, de Marat au personnage du saboteur révèle un (...)

34Aussi bien, c’est sous l’angle de la trahison que l’écrivain, tout comme d’ailleurs Paul Nizan, réfléchit la question de l’entrée du « bourgeois » dans le combat révolutionnaire. Mais les représentations qu’ils en proposent sont très étrangères l’une à l’autre. La trahison, chez Nizan ainsi que chez Sartre, implique de tuer une part de soi : les bourgeois ralliés au prolétariat « doivent inverser les coutumes dans lesquelles ils furent élevés, tuer en eux l’orgueil et la suffisance qui sont les marques du clerc bourgeois35 ». Le héros de Vailland, lui, est divisé entre celui qu’il trahit et celui qui trahit. Il est à la fois le bourgeois et le révolutionnaire, Lamballe et Marat par exemple, et donc soumis à la tension qui doit le conduire, sans castration de soi, à réaliser dans sa singularité son unité par un travail sur soi-même volontaire et raisonné. En même temps, cette réalisation trouve sa limite dans la volonté de l’écrivain de se glisser dans une fonction, celle du militant révolutionnaire, découvreur et porteur du savoir efficace dans l’Histoire et dont chaque acte et chaque parole sont une pédagogie36. L’identification de Marat-Vailland à l’ennemi de classe comme Autre justifie ainsi dans Drôle de jeu l’impossibilité pour lui de faire passer l’ensemble de ses expériences antérieures dans ce rôle social du révolutionnaire :

  • 37 Roger Vailland, Drôle de jeu, op. cit., p. 288.

Être communiste, c’est aussi, par-delà la doctrine et le combat, tout un comportement, une manière d’être et de sentir, une configuration intime. Je me bats aux côtés des communistes, j’adhère sans réserve à leur doctrine, je fais tout ce que je peux pour le Parti, plus peut-être que beaucoup de militants… mais je n’ai pas le style communiste […]. Je suis fils de bourgeois. Je lutte contre ma classe de toutes mes forces, mais j’ai hérité de ses vices, j’aime son luxe, ses plaisirs. Beaucoup de choses que le militant ne soupçonne même pas tiennent une grande place dans ma vie37.

Entre ces deux « je », il y a un jeu. Et c’est ce drôle de jeu qui est à l’origine de la marginalité résiduelle du personnage pendant la guerre :

  • 38 Ibid., p. 289.

Vous vous êtes déjà trouvée en vacances à la campagne, dit Marat-Vailland à une jeune fille : les paysans travaillent dans les champs, les bergers gardent les troupeaux, les femmes préparent la soupe. Vous vous demandez tout à coup : « Pourquoi suis-je là ? » Vous n’avez rien à y faire. Vous êtes en vacances : vacante. Vous êtes un personnage facultatif que le peintre a ajouté gratuitement sur le tableau, un promeneur, rien qu’un promeneur. Je me promènerai dans le Parti, comme je me suis promené dans le monde bourgeois, aimant le paysage au lieu de le haïr, mais promeneur quand même, le promeneur solitaire38.

  • 39 Ibid., p. 311.

35« I am what I am39 », dit de lui-même Marat, soulignant ainsi qu’il avance avec ce qu’il est au rythme de l’Histoire. L’anglais dans le texte indique l’étrangeté persistante du personnage, ce sujet en trop dans l’action que l’on peut mettre de ce fait en italique. Il en résulte, pour le héros, une certaine vacuité individuelle, qui donne lieu à la disposition subjective propre à l’éthique de Vailland : la nécessaire distance de soi d’avec soi, qui fait l’action consciente du libertin, de l’amateur et du révolutionnaire.

  • 40 Dans un article de 1949, il dresse un index des écrivains qu’il déconseille ou recommande en ces te (...)

36À suivre, d’ailleurs, l’activité de Roger Vailland dans l’après-guerre, sa position vis-à-vis du réalisme socialiste apparaît singulière. Il n’intervient jamais directement dans le débat littéraire organisé par les dirigeants du PCF. À aucun moment il ne cite Jdanov, pas plus qu’il ne sollicite dans son discours l’autorité politique ou culturelle des responsables communistes français. Contrairement à certains écrivains, Wurmser ou Aragon par exemple, il n’écrit que fort peu sur les romanciers de son temps40, et il se tait au moment de l’affaire du portrait peu ressemblant de Staline peint par Picasso. La pensée de Roger Vailland paraît ainsi s’inscrire dans les marges de la philosophie artistique officielle du PCF. L’originalité de sa position pourrait même laisser croire à une certaine réserve de sa part vis-à-vis du réalisme socialiste, et ce en dépit de son accord total avec les fins et les moyens de la politique du Parti. L’une de ses remarques à ce propos, mais inédite à l’époque, traduit d’ailleurs une évidente réticence :

  • 41 Roger Vailland, « De l’amateur », op. cit., p. 119.

Les socialistes n’ont pas encore eu le temps de broyer assez de couleurs pour s’apercevoir que ce qui est réel, ce n’est pas le modèle. C’est la peinture. Le modèle n’est réel que tant qu’il pose ; il n’en demeure sur le tableau qu’une abstraction, son image. Mais, de la couleur étalée sur une toile, c’est réel et, quand on la fait gicler joliment, bien excitant à regarder pour celui qui s’y connaît en giclures41.

  • 42 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 191.
  • 43 Ibid., p. 200-201.

37De rapides notations dans les Écrits intimes font cependant apparaître un accord, certes peu argumenté, de Vailland avec les thèses du réalisme socialiste. C’est ainsi qu’il affirme en 1950 : « Soirée à boire (légèrement) avec Pozzo et Jacques-Francis Rolland. Je suis amené sans aucun effort à défendre les positions communistes les plus orthodoxes, sur l’esthétique en particulier42. » La même année, de passage à Rome, il note : « Fin de matinée chez Guttoso, qui achève pour la biennale de Venise son grand tableau sur l’occupation des terres en Sicile. Ce sera pratiquement sa première œuvre “réaliste socialiste” […]. Telle est aujourd’hui l’avant-garde43. » Toujours en 1950, il écrit à propos des intellectuels qui critiquent les thèses jdanoviennes :

  • 44 Ibid., p. 193-194.

La mystification majeure, c’est la liberté et tout particulièrement la liberté de pensée qui permet à Léon Pierre-Quint de juger le régime soviétique, à J.F.R. (qui ne comprend du reste rien à la peinture et sans doute pas grand-chose à la musique) de condamner « l’homme nouveau », à cause de décisions du parti bolchevik sur la peinture et la musique.
Il faut avoir l’audace de dire qu’il n’y a pas de culture en dehors du peuple. Que quiconque parle d’Art et de Culture en soi est un mystificateur et un contre-révolutionnaire, qui masque ainsi la défense de ses privilèges […]. Même après la prise du pouvoir, la mystification de la Culture subsiste ; le peuple n’atteint la maturité sous ce rapport que quand il a dévoilé cette mystification. D’où l’importance historique capitale des décisions de Moscou44.

38Mais comment cet homme, débarrassé de tous tabous et qui affirme inestimable la valeur critique de l’irrespect, peut-il s’accommoder des inévitables « révérences » propres à l’art officiel communiste ? Tout simplement en ne sollicitant à aucun moment sa caution. Vailland reste dans les marges du réalisme socialiste ; c’est sa manière d’y adhérer. Car son accord avec les conceptions du nouveau réalisme est profond, intime, et non de circonstance. Vailland ne se soumet pas au réalisme socialiste – par on ne saurait trop quel respect dû à un pouvoir – mais y trouve naturellement sa place dans la mesure où les analyses et les prescriptions les plus générales du Parti correspondent à son expérience propre d’écrivain.

Février 1956 : Roger Vailland se lance dans une grande entreprise romanesque :

  • 45 Ibid., p. 475.

Au centre un révolutionnaire professionnel, ce que je n’ai pas réussi avec Pierrette Amable, la solitude du communiste quand il est vraiment à l’avant-garde est par définition seule. Pour la forme, orientation Flaubert-Hemingway, la prose-objet, objet comme un poème, mais à sa manière de prose, dans son asymétrie, ce dont je me suis approché dans la chasse des Mauvais Coups, la promenade dans la montagne de Beau Masque, la course de 325 000 francs. Je ne suis pas encore tout à fait embarqué. C’est un très gros morceau. Mais je ne peux pas éternellement éluder le vrai grand sujet45.

Mais le grand sujet de l’Histoire précisément vacille, et va bientôt basculer.

  • 46 Ibid., p. 486.

39À l’aéroport de Moscou, les autorités soviétiques ont recouvert la statue de Staline d’une housse blanche. C’est cette même housse qu’en cette même année terrible Vailland doit poser sur sa figure du bolchevique. On n’adhère pas à l’Histoire en jouant un jeu de rôle : l’écrivain ne comprend pas la leçon ; il ne saisit pas la limite de sa propre pratique de la singularité. Le XXe Congrès a seulement pour lui valeur de révélation théâtrale d’un décalage entre sa vie et l’Histoire : « On se croit à l’extrême pointe de son temps et l’on réalise soudain que l’Histoire est entrée dans une nouvelle phase, sans qu’on s’en soit aperçu46 », note-t-il, le 5 juin 1956, à son retour de Moscou.

  • 47 Ibid., p. 485-486.

Dans la même nuit, écrit-il, j’ai pleuré sur Meyerhold, assassiné par Staline, et sur Staline assassin de Meyerhold. Je me citais Shakespeare, Jules César, acte III, scène II, Brutus : « J’aimais César, et je le pleure ; il fut courageux, et je lui rends honneur ; mais il avait décidé de se proclamer roi, et je l’ai tué »47.

  • 48 Ibid., p. 575.
  • 49 Ibid.

40Le drame, politique et esthétique, ne naît pas de ce qui change : Vailland continue de croire au mouvement de l’Histoire et à son sens. Sa tragédie personnelle est de n’avoir pas su le saisir ; elle lui impose de prendre ses distances avec son pays, avec l’action politique. Le feu de la révolte brûle toujours en lui, mais il n’embrase plus le monde. Vailland veut retrouver le bon œil ; le bon pied semble ne plus l’intéresser. Pour la première fois peut-être de sa vie, le débat avec lui-même et l’univers suspend le combat : « Je ne pense pas moins que naguère en termes de classe, affirme-t-il en 1958. La différence est que je ne prends plus parti48. » Vailland jette aux orties le costume « démodé » du militant bolchevique en attendant, peut-être, de s’en confectionner un à la mesure de l’avatar à venir de l’homme nouveau. Privé d’action politique, il « se déshumanise », s’immobilise et retrouve le « grand jeu » des métamorphoses. Quand il se regarde en 1958, il se voit comme un arbre qui « réfléchit dans sa forme le mouvement qu’il ne fera jamais49 ».

  • 50 Roger Caillois, Pierres, Paris, Gallimard, 1966.

41Au moment où Roger Caillois commence à se préoccuper en esthète des pierres50, Vailland, lui, joue à l’inanimé ; il se désintéresse et ne se désintéresse pas ; il respecte et ne respecte pas la règle du jeu communiste.

  • Il respecte la règle ; il reste membre du Parti (ce n’est qu’à la fin de l’année 1959 qu’il ne reprendra pas sa carte) et ne le critique pas ouvertement : il refuse de collaborer à Voies nouvelles, une revue dissidente.

  • Il ne la respecte pas : il signe, aux côtés, entre autres, de Sartre, la pétition condamnant l’intervention de l’Armée rouge en Hongrie.

    • 51 À Gaston Plissonnier il écrit le 14 novembre 1956 : « Camarades, / Il ne me sera pas possible de ve (...)

    Il la respecte : il accepte le blâme que lui inflige à cette occasion le Parti ; mais, convoqué par le secrétariat du Comité central, il répond par une fin de non-recevoir51.

  • Il se désintéresse : il laisse parfois entendre que le Don Césare de La Loi, c’est lui.

    • 52 Certains, dont Pierre Soulages, affirment que Vailland fut, durant la guerre d’Algérie, très actif (...)

    Il ne se désintéresse pas : il continue à réfléchir sur les contradictions du monde et reste dans l’attente passionnée de l’action : « Par moments, au cours de ces derniers jours, un ennui insupportable. Ne pas boire, ne pas “jouer” pour être au moins prêt s’il se propose quelque chose d’excitant52. »

Vailland joue de ces contradictions : c’est une manière de ne plus se laisser prendre.

  • 53 Élisabeth Vailland confiait que, peu avant sa mort, son mari pensait à réadhérer au Parti communist (...)
  • 54 « Notre siècle, écrivait Vailland en 1929, a commencé avec le geste de l’enfant qui, dans un square (...)

42Certes, il a perdu le secret (ce qu’il croyait être le secret) qui lui aurait permis de changer la vie ; il n’a pas perdu la volonté de la changer53. L’âge ingrat ne finit pas en 1956 pour Vailland, qui ne cesse de dire « merde » à tous les pouvoirs aliénants54. S’il change extérieurement d’attitude, il ne change donc pas intérieurement. En affirmant cela, je n’entends pas désigner la cohérence d’une vie, mais la permanence d’un souci moral et d’un cadre de réflexion. Ce qui fut au commencement de l’œuvre est à la fin. Vailland continue à se révolter, à se penser et à penser le monde dans les termes de la problématique fixée dans Drôle de jeu. Sur ce plan-là, 1956 ne modifie rien.

Il le dit à propos de La Loi :

  • 55 L’Express, 2 juillet 1957.

Je ne vois aucune raison pour me borner à la peinture des ouvriers communistes. Les communistes ne sont pas enfermés dans un ghetto et je ne suis pas un écrivain de ghetto.
Une conception matérialiste de l’histoire des sociétés, y compris les événements contemporains, n’implique pas, pour un écrivain, qu’il ne s’intéresse qu’aux milieux ouvriers et qu’aux luttes ouvrières. Sa conception du monde se reflétera dans tout ce qu’il fait, même s’il consacre, par exemple, un livre aux voitures de course ou à la chasse aux girafes. Elle s’y reflétera d’autant mieux qu’il aura mieux assimilé les termes de sa philosophie de l’histoire55.

  • 56 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 570.
  • 57 Ibid.

43Mais le héros est au chômage. L’Histoire, pense-t-il, l’a mis à pied. Cet homme vertueux ne marche plus. Bien entendu, c’est lui qui a décidé de s’arrêter. S’il continue à croire au sens de la pièce – « dans un siècle le monde entier sera communiste56 » – il ne sait pas quel rôle y tenir : « Il est aussi démodé d’être aujourd’hui bolchevik que bonapartiste en 183057. » Dans le drame de l’Histoire, Vailland n’est plus ce comédien parfait qui se doit d’être tour à tour spectateur et acteur. Il n’est désormais qu’un spectateur divisé entre une part de lui-même qui n’agit pas et une autre qui désire agir. Entre ces deux parties, il n’est plus question de jeu, mais de grippage, de grippement : « effet produit par le frottement de deux surfaces métalliques en contact et qui, faute d’un graissage suffisant, adhèrent fortement ensemble » ; elles « s’échauffent ». Cela l’enfièvre. Vailland n’est pas absent au monde ; il n’en est pas non plus à bonne distance ; il lui est étranger. Ils ne communient plus. Mais l’écrivain n’en reste pas moins avide de jouir de tous ses sens contre une vie ordinaire effroyablement blême que les anges ont désertée, et contre la conception étroite du bonheur qui semble devoir prévaloir en ce début des années 1960.

  • 58 Dans ce pamphlet, paru aux Éditions Sociales, Vailland critique le mouvement surréaliste qui a aban (...)

44Cette question du bonheur, Vailland ne cesse pas de la poser de 1956 à 1965 au Parti communiste français. En privé, car, s’il avait en 1948 commis un Surréalisme contre la Révolution58, il n’écrit pas après 1956 un Parti communiste français contre la Révolution – c’est qu’il ne croit pas cette formulation juste. Il n’en esquisse pas moins, dans ses Écrits intimes, une critique de la direction du PCF. Je crois que la défaite lui a permis de comprendre deux choses. Tout d’abord la nécessité de transformer le Parti communiste pour qu’il cesse d’être une forme formante, une institution institutionnalisante :

  • 59 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 661.

Contre l’esprit de parti […]. La faiblesse des communistes c’est de s’aliéner au profit du Parti : ils n’arrivent jamais à maturité, c’est-à-dire à la souveraineté ; cela fit la force des partis ouvriers en temps de guerre civile ou nationale puis se retourna contre eux : aucun communiste ne sut plus prendre de responsabilités ; d’où le retard de l’URSS moins rapide pour l’industrie que ne le fut le Japon, moins rapide pour l’agriculture que n’importe quel pays, et incapable de créer le fameux « homme nouveau », ni d’avoir un style propre en quelque domaine que ce soit, n’aboutissant qu’à donner le style petit-bourgeois fin xixe à la totalité du monde socialiste59.

45Ensuite, qu’il s’agit, pour un parti authentiquement révolutionnaire, non seulement de prendre le pouvoir, mais d’en transformer radicalement la nature. Faute de quoi l’ange devient tyran, et Staline, César. C’est la leçon de son essai de 1962 sur Suétone (une magistrale explication de texte, car non scolaire). Cependant, s’il voit bien que l’être d’exception doit demain devenir la règle – et que c’est le but essentiel de toute révolution que d’en permettre l’avènement –, il demeure incapable de tracer la voie nouvelle qui pourrait conduire à la lumineuse libération des individus. La défaite ne le sauve pas de son cadre de pensée. C’est ce qui fait sa grandeur et ses limites.

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Notes

1 Roger Vailland, Écrits intimes, Paris, Gallimard, 1968, p. 33-36.

2 Roger Vailland, Lettres à sa famille, Paris, Gallimard, 1972, p. 191.

3 Maurice Sachs, Au temps du Bœuf sur le toit [1939], Paris, Grasset, 1987, p. 212.

4 Roger Vailland, Lettres à sa famille, op. cit., p. 227.

5 Ibid., p. 197.

6 Ibid., p. 152.

7 Ibid., p. 179-180.

8 Ibid., p. 242.

9 Ibid., p. 248.

10 Ibid., p. 271.

11 Le Grand Jeu, no 1.

12 Éditions Messidor, Paris, 1992, préfacé et annoté par Jean Sénégas.

13 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 391.

14 Dans Le Grand Jeu no 2, il était écrit : « À sept ans, Roger Vailland entrait en érection lorsqu’il imaginait des récits de batailles. En particulier, en combinant les mouvements stratégiques de deux armées dans une campagne connue. »

15 Roger Vailland, Lettres à sa famille, op. cit., respectivement p. 303 et p. 301.

16 Ibid., p. 308.

17 Roger Vailland, Drôle de jeu [1945], Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 9. Le roman obtient le prix Interallié en 1945.

18 Paul Nizan, Pour une nouvelle culture, Textes réunis et présentés par Susan Suleiman, Paris, Grasset, 1971, p. 63.

19 La Nouvelle Critique, janvier 1956.

20 Roger Vailland, Boroboudour [1951] repris dans Œuvres complètes, t. VI, Lausanne, Éditions Rencontre, s. d., p. 51.

21 Ibid., p. 54-55.

22 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 372-373.

23 Ibid., p. 194.

24 Ibid., p. 270.

25 Ibid., p. 256.

26 Roger Vailland, Préface à « De l’amateur » [1951], Le Regard froid [1963], repris dans Œuvres complètes, t. VIII, Lausanne, Éditions Rencontre, s. d., p. 101.

27 325 000 francs, Paris, Corrêa, 1956. Rappelons, par ailleurs, que Roger Vailland n’a jamais occupé, dans le Parti communiste français, de poste de responsabilité, politique ou culturelle.

28 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 457.

29 Les Allobroges, 11-12 avril 1953.

30 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 193.

31 Ibid., p. 470.

32 La Nouvelle Critique, janvier 1956.

33 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 196.

34 Ibid., p. 288.

35 Paul Nizan, Les Chiens de garde [1932], Paris, François Maspero, 1960, p. 153.

36 À titre d’exemple, l’identification dans Drôle de jeu, de Marat au personnage du saboteur révèle une mise entre parenthèses de ce qu’il fait réellement dans la Résistance. « Vous construisez les voies, je les fais sauter », affirme-t-il alors même qu’il ne s’occupe que de renseignements et qu’à aucun moment il ne détruit de trains.

37 Roger Vailland, Drôle de jeu, op. cit., p. 288.

38 Ibid., p. 289.

39 Ibid., p. 311.

40 Dans un article de 1949, il dresse un index des écrivains qu’il déconseille ou recommande en ces termes : Ne pas lire, « car leur œuvre (et leur langue) nous est devenue aussi étrangère que celle des écrivains galants du début du xviie siècle : André Breton (fuite dans le rêve), André Malraux (fuite dans l’aventure), Ferdinand Céline (fuite dans la logolalie), François Mauriac (fuite dans les gentilhommières du Bordelais), Paul Claudel (fuite dans les tours de cathédrales), André Gide (fuite dans toutes sortes de choses et même, à une époque, dans le communisme). » À lire éventuellement : André Stil, Elsa Triolet (curieuses révérences !), Kedros et Colette. À lire absolument : Mallarmé, Paul Valéry, le grand Apollinaire, Desnos, Éluard, Aragon, Tzara, Henri Michaux et, surtout, Marcel Proust qui, « phénomène singulier, fut d’abord considéré comme un psychologue. Nous le mettons maintenant à sa vraie place, qui est celle d’un des plus grands poètes français, le premier écrivain de notre langue, qui de notre prose sut faire sans préciosité et sans ronronnement un véritable instrument de poésie » (La tribune des Nations, 30 décembre 1949).

41 Roger Vailland, « De l’amateur », op. cit., p. 119.

42 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 191.

43 Ibid., p. 200-201.

44 Ibid., p. 193-194.

45 Ibid., p. 475.

46 Ibid., p. 486.

47 Ibid., p. 485-486.

48 Ibid., p. 575.

49 Ibid.

50 Roger Caillois, Pierres, Paris, Gallimard, 1966.

51 À Gaston Plissonnier il écrit le 14 novembre 1956 : « Camarades, / Il ne me sera pas possible de venir à Paris, 19, rue St-Georges, comme vous me le demandez, le vendredi 16 novembre. / Je viens en effet de reprendre mes travaux littéraires, trop souvent interrompus, depuis un an, par des événements politiques qui m’ont profondément bouleversé. Et je souhaite n’avoir aucune sorte d’entretien à leur sujet, avant d’avoir achevé le roman en train. Bref, je sollicite de votre fraternité le loisir de me consacrer sans partage aux soins de mon métier » (Écrits intimes, op. cit., p. 517).

52 Certains, dont Pierre Soulages, affirment que Vailland fut, durant la guerre d’Algérie, très actif au sein du réseau Jeanson.

53 Élisabeth Vailland confiait que, peu avant sa mort, son mari pensait à réadhérer au Parti communiste français.

54 « Notre siècle, écrivait Vailland en 1929, a commencé avec le geste de l’enfant qui, dans un square de Charleville, a brandi une chaise contre sa mère en disant “merde” parce qu’elle ne voulait pas lui acheter une nonnette. / — Et pourtant je l’ai engendré dans la douleur, a gémi la femme. Enfin ! c’est l’âge ingrat. Il y en a pour quelques années. / L’âge ingrat ne finira plus, Mme Rimbaud » (Le Grand Jeu, no 2).

55 L’Express, 2 juillet 1957.

56 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 570.

57 Ibid.

58 Dans ce pamphlet, paru aux Éditions Sociales, Vailland critique le mouvement surréaliste qui a abandonné toute velléité de transformer le monde et qui ne se préoccupe plus que d’attaquer un certain conformisme moral et esthétique.

59 Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 661.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christian Petr, « Roger Vailland communiste, ou l’importance d’être constant »Itinéraires, 2011-4 | 2011, 47-67.

Référence électronique

Christian Petr, « Roger Vailland communiste, ou l’importance d’être constant »Itinéraires [En ligne], 2011-4 | 2011, mis en ligne le 01 décembre 2011, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/1371 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.1371

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Auteur

Christian Petr

Université d’Avignon – RIRRA21

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